De la sagesse/Livre I/Chapitre XVI
CHAPITRE XVI [1].
SOMMAIRE. — La mémoire n'est pas l'intelligence ; elle est utile aux grands parleurs et aux menteurs.
LA memoire est souvent prinse par le vulgaire pour le sens et entendement : mais c’est à tort ; car, et par raison, comme a esté dict, et par experience, l’excellence de l’un est ordinairement avec la foiblesse de l’autre. C’est, à la verité, une faculté fort utile pour le monde ; mais elle est de beaucoup au-dessoubs de l’entendement, et est de toutes les parties de l’ame la plus delicate et plus fresle. Son excellence n’est pas fort requise, si ce n’est à trois sortes de gens, aux negociateurs [2], aux ambitieux de parler (car le magasin de la memoire est volontiers plus plein et fourny que celuy de l’invention ; or qui n’en a demoure court, et faut qu’il en forge et parle de soy), et aux men-menmenteurs, mendacem oportet esses memorem [3]. Le défaut de memoire est utile à ne mentir gueres, ne parler gueres, oublier les offenses. La mediocrité est suffisante pour tout.
- ↑ C'est le seizième de la première édition.
- ↑ L’édition de Bastien énonce aussi trois sortes de gens, mais qu'elle n'en énumère que deux : elle omet les négociateurs, qui sont cependant nommés dans la première comme dans la seconde édition. — On trouve, au reste, dans Montaigne, toutes les idées de Charron sur la mémoire et sur les menteurs, bien mieux developpés. V. Les Essais, L. I, C. 9.
- ↑ « Il faut qu'un menteur ait de la mémoire ».