De la sagesse/Livre I/Chapitre XXXIII

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Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 189-196).
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CHAPITRE XXXII [1].

Tristesse.


SOMMAIRE. — La tristesse est une langueur d’esprit et un decouragement ; elle n'est pas naturelle. — Les deuils publics et particuliers ne sont que des impostures. — La tristesse est impie et pernicieuse ; au-dehors, elle est messéante et efféminée ; au-dedans elle flétrit l'âme. Elle a divers de-de- de-grès ; elle saisit et tue, on s'exprime par des plaintes et des larmes.

Exemples : Niobé. — Les Thraces. — Les loirs romaines. — Niobé encore. — Le peintre du sacrifice d'Iphigénie.

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TRISTESSE est une langueur d'esprit et un descouragement engendré par l’opinion que nous sommes affligez de grands maux : c’est une dangereuse ennemie de nostre repos qui flestrit incontinent nostre ame si nous n’y prenons garde, et nous oste l’usage du discours, et le moyen de pourvoir à nos affaires, et, avec le temps, enrouille et moisist l’ame, abatardist tout l’homme, endort et assoupist sa vertu, lorsqu’il se faudroit esveiller pour s’opposer au mal qui le meine et le presse. Mais il faudroit descouvrir la laideur et folie, et les pernicieux effects, voire l’injustice qui est en ceste passion couarde, basse et lasche, affin d’apprendre à la hayr et fuyr de toute sa puissance, comme très indigne des sages, selon la doctrine des stoïciens. Ce qui n’est pas du tout tant aisé à faire, car elle s’excuse et se couvre de belles couleurs, de nature, pieté [2], bonté, voire la pluspart du monde tasche à l’honorer et favoriser : ils en habillent la sagesse, la vertu, la conscience. Or premierement tant s’en faut qu’elle soit naturelle comme elle veust faire croire, qu’elle est partie formelle et ennemie de la nature ; ce qui est aisé à monstrer. Quant aux tristesses ceremonieuses et deuils publics tant affectez et practiquez par les anciens, et encore à present presque par-tout, quelle plus grande imposture et plus vilaine happelourde [3] pourroit-on trouver par-tout ailleurs ? Combien de feinctes et mines contrefaictes et artificielles, avec coust et despense, et en ceux-là à qui le faict touche et qui jouent le jeu, et aux autres qui s’en approchent et font les officieux ? Mais encore pour accroistre la fourbe [4], on loue des gens pour venir pleurer et jetter des cris et des plainctes qui sont, au sceu de tous, toutes feinctes et extorquées avec argent : larmes qui ne sont jettées que pour estre veues, et tarissent sitost qu’elles ne sont plus regardées ; où est-ce que nature apprend cela ? Mais qu’est-ce que nature abhorre et condamne plus ? C’est l’opinion (mere nourrice, comme dict est, de la pluspart des passions) tyrannique, faulse et populaire, qui enseigne qu’il faut pleurer en tel cas. Et si l’on ne peust trouver des larmes et tristes mines chez soy, il en faut acheter à beaux deniers comptans chez autruy ; tellement que, pour bien satisfaire à ceste opinion, faut entrer en grande despense, de laquelle nature, si nous la voulions croire, nous deschargeroit volontiers. Est-ce pas volontairement et tout publiquement trahir la raison, forcer et corrompre la nature, prostituer sa virilité, et se mocquer du monde et de soy-mesme, pour s’asservir au vulgaire, qui ne produict qu’erreur, et n’estime rien qui ne soit fardé et desguisé ? Les autres tristesses particulieres ne sont non plus de la nature, comme il semble à plusieurs ; car si elles procedoient de la nature, elles seroient communes à tous hommes, et les toucheroient à peu près tous egalement : or nous voyons que les mesmes choses qui attristent les uns resjouissent les autres ; qu’une province et une personne rit de ce dont l’autre pleure ; que ceux qui sont près des autres qui se lamentent, les exhortent à se resouldre et quitter leurs larmes. Escoutez la pluspart de ceux qui se tourmentent, quand vous avez parlé à eux, ou qu’eux-mesmes ont prins le loisir de discourir sur leurs passions, ils confessent que c’est folie que de s’attrister ainsi ; et loueront ceux qui, en leurs adversités, auront faict teste à la fortune, et opposé un courage masle et genereux à leurs afflictions. Et il est certain que les hommes n’accommodent pas leur deuil à leur douleur, mais à l’opinion de ceux avec lesquels ils vivent ; et si l’on y regarde bien, l’on remarquera que c’est l’opinion qui, pour nous ennuyer, nous represente les choses qui nous tourmentent, ou plustost qu’elles ne doibvent, mais par anticipation, crainte et apprehension de l’advenir ; ou plus qu’elles ne doibvent.

Mais elle est bien contre nature, puis qu’elle enlaidist et efface tout ce que nature a mis en nous de beau et d’aymable, qui se fond à la force de ceste passion, comme la beauté d’une perle se dissoult dedans le vinaigre : c’est pitié lors que de nous voyr ; nous nous en allons la teste baissée, les yeux fichés en terre, la bouche sans parole, les membres sans mouvemens, les yeux ne nous servent que pour pleurer ; et diriez que nous ne sommes rien que des statues suantes, et comme Niobé, que les poëtes disent avoir esté convertie en pierre par force de pleurer.

Or elle n’est pas seulement contraire et ennemie de nature, mais elle s’attaque encore à Dieu ; car qu’est-elle autre chose qu’une plaincte temeraire et outrageuse contre le seigneur de l’univers, et la loy commune du monde, qui porte que toutes choses qui sont soubs le ciel de la lune sont muables et perissables ? Si nous sçavons ceste loy, pourquoy nous tourmentons-nous ? Si nous ne la sçavons, de quoy nous plaignons-nous, sinon de nostre ignorance de ne sçavoir ce que nature a escrit par tous les coings du monde ? Nous sommes icy, non pour donner la loy, mais pour la recevoir, et suyvre ce que nous y trouvons estably ; et nous tourmentant au contraire, ne sert que nous donner double peine.

Après tout cela, elle est très pernicieuse et dommageable à l’homme, et d’autant plus dangereuse, qu’elle nuict soubs couleur de profiter ; soubs un fauls semblant de nous secourir, elle nous offense ; de nous tirer le fer de la playe, l’enfonce jusques au cœur ; et ses coups sont d’autant plus difficiles à parer, et ses entreprinses à rompre, que c’est un ennemy domestique, nourry et elevé chez nous, que nous avons mesme engendré pour nostre peine.

Au dehors par sa deformité et contenance nouvelle, toute alterée et contrefaicte, elle deshonore et infame l’homme : prenez garde quand elle entre chez nous, elle nous remplit de honte tellement que n’osons nous monstrer en public, voire mesme en particulier à nos amys : depuis que nous sommes une fois saisis de ceste passion, nous ne cherchons que quelque coing pour nous accroupir et musser de la veuë des hommes. Qu’est-ce à dire cela, sinon qu’elle se condamne soy-mesme, et recognoist combien elle est indecente ? Ne diriez-vous pas que c’est quelque femme surprinse en desbauche, qui se cache et crainct d’estre recogneuë ? Après regardez ses vestemens et ses habits de deuil, estranges et effeminez, qui monstrent que la tristesse oste tout ce qu’il y a de masle et genereux, et nous donne toutes les contenances et infirmités des femmes. Aussi les Thraces habilloient en femmes les hommes qui estoient en deuil ; et dict quelqu’un que la tristesse rend les hommes eunuques. Les loix romaines premieres, plus masles et genereuses, defendoient ces effeminées lamentations, trouvant horrible de se desnaturer de cette façon, et faire chose contraire à la virilité, permettant seulement ces premieres larmes qui sortent de la premiere poincte, d’une fresche et recente douleur, qui peuvent tomber mesme des yeux des philosophes qui gardent avec l’humanité la dignité, qui peuvent tomber des yeux sans que la vertu tombe du cœur.

Or non seulement elle fane le visage, change et desguise deshonnestement l’homme au dehors ; mais penetrant jusques à la mouelle des os, tristitia exsiccat ossa [5], fletrist aussi l’ame, trouble son repos, rend l’homme inepte aux choses bonnes et dignes d’honneur, luy ostant le goust, l’envie et la disposition à faire chose qui vaille et pour soy et pour autruy, et non seulement à faire le bien, mais encore à le recevoir. Car mesme les bonnes fortunes qui luy arrivent luy desplaisent ; tout s’aigrist en son esprit, comme les viandes en l’estomach desbauché : bref, elle enfielle nostre vie, et empoisonne toutes nos actions.

Elle a ses degrés. La grande et extrême, ou bien qui n’est pas du tout telle de soy, mais qui est arrivée subitement par surprinse et chaulde allarme, saisit, transit, rend perclus de mouvement et sentiment comme une pierre, à l’instar de ceste miserable mere Niobé :

Diriguit visu in medio, calor ossa reliquit,
Labitur, et longo vix tandem tempore fatur[6].

Dont le peintre representant diversement et par degrés le deuil des parens et amis d’Iphigenie en son sacrifice, quand ce vint au pere, il le peignist le visage couvert, comme ne pouvant l’art suffisamment exprimer ce dernier degré de deuil. Voire quelquesfois tue tout à faict. La mediocre, ou bien la plus grande, mais qui, par quelque laps de temps, s’est relaschée, s’exprime par larmes, sanglots, souspirs, plainctes :

Curæ leves loquuntur, ingentes stupent[7].

Advis et remedes particuliers contre ce mal sont liv. III, chap. XXIX.

  1. C'est le trente-troisième de la première édition.
  2. On a remarqué que les jeunes gens dévots sont tous tristes, moroses et ennuyeux, tandis que ceux qui ont une longue habitude de la piété, sont souvent gais et aimables.
  3. Chose qui n'attrape et ne trompe que les lourdaurds.
  4. La fourberie.
  5. « La tristesse dessèche les os ».
  6. « Tous les traits de son visage s'altèrent, la chaleur abandonne ses os ; elle tombe, et parle avec peines enfin après un long intervalle ». Virg. Énéide.
  7. « Les douleurs légères s'exhalent en paroles, les grandes gardent un silence stupide  ». Sen. Hipp. acte II, sc. 3. Ce vers se trouve déjà cité dans un précédent chapitre.