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De la sagesse/Livre I/Chapitre XXXV

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Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 198-202).

de-vance les maux dont la fortune nous menace. Nous ne parlons ici de la crainte de Dieu, tant recommandée en l'ecriture, ni mesme de toute celle qui vient d'amour, et est un doux respect envers la chose aymée, louable aux subjects, et tous inférieurs envers leurs supérieurs ; mais de la vicieuse qui trouble et afflige, qui est l'engeance de pesché, besongne de la honte, toutes deux d'une ventrée, sorties du maudit et clandestin mariage de l'esprit humain, avec la persuasion diabolique : timui eò quòd nudus essem, et abscondi me [1].

C’est une passion faulse et malicieuse, et ne peust rien sur nous qu’en nous trompant et seduisant ; elle se sert de l’advenir où nous ne voyons goutte, et nous jette là dedans comme dedans un lieu obscur, ainsi que les larrons font la nuict, affin d’entreprendre sans estre recognus, et donner quelque grand effroy avec peu de subject ; et là elle nous tourmente avec des masques de maux, comme l’on faict des fées aux petits enfans ; maux qui n’ont qu’une simple apparence, et n’ont rien en soy pour nous nuire, et ne sont maux que pource que nous les pensons tels. C’est la seule apprehension que nous en avons qui nous rend mal ce qui ne l’est pas, et tire de nostre bien mesme du mal pour nous en affliger. Combien en voyons-nous tous les jours, qui, de crainte de devenir miserables, le sont devenus tout à faict, et ont tourné leurs vaines peurs en certaines miseres ! Combien qui ont perdu leurs amis pour s’en defier ! Combien de malades de peur de l’estre ! Tel a tellement apprehendé que sa femme luy faulsoit la foy, qu’il en est seiché de langueur ; tel a tellement apprehendé la pouvreté, qu’il en est tombé malade ; bref, il y en a qui meurent de la peur qu’ils ont de mourir ; et ainsi peust-on dire de tout ce que nous craignons, ou de la pluspart : la crainte ne sert qu’à nous faire trouver ce que nous fuyons. Certes la crainte est de tous maux le plus grand et le plus fascheux : car les autres maux ne sont maux que tant qu’ils sont, et la peine n’en dure que tant que dure la cause ; mais la crainte est de ce qui est, et de ce qui n’est point, et de ce qui, par adventure, ne sera jamais, voire quelques fois de ce qui ne peust du tout estre. Voilà donc une passion ingenieusement malicieuse et tyrannique, qui tire d’un mal imaginaire des vrayes et bien poignantes douleurs, et puis fort ambitieuse de courir au devant des maux, et les devancer par pensée et opinion.

La crainte non seulement nous remplit de maux, et souvent à faulses enseignes, mais encore elle gaste tout le bien que nous avons, et tout le plaisir de la vie, ennemie de nostre repos : il n’y peust avoir plaisir de jouyr du bien que l’on craint de perdre ; la vie ne peust estre plaisante, si l’on crainct de mourir. Le bien, disoit un ancien, ne peust apporter plaisir, sinon celuy à la perte duquel l’on est preparé.

C’est aussi une estrange passion, indiscrete et inconsiderée ; elle vient aussi souvent de faute de jugement que de faute de cœur : elle vient des dangers, et souvent elle nous jette dedans les dangers ; car elle engendre une faim inconsiderée d’en sortir, et ainsi nous estonne, trouble, et empesche de tenir l’ordre qu’il faut pour en sortir ; elle apporte un trouble violent, par lequel l’ame effrayée se retire en soy-mesme, et se debat pour ne voir le moyen d’esviter le danger qui se presente. Outre le grand descouragement qu’elle apporte, elle nous saisist d’un tel estonnement que nous en perdons le jugement, et ne se trouve plus de discours en nous, nous faict fuyr sans qu’aucun nous poursuyve, voire souvent nos amis et le secours : adeò pavor etiam auxilia formidat [2]. Il y en a qui en sont venus insensés : voire mesme les sens n’ont plus leur usage ; nous avons les yeux ouverts, et n’en voyons pas ; on parle à nous, et nous n’escoutons pas ; nous voulons fuyr, et ne pouvons marcher.

La mediocre nous donne des aisles aux talons ; la plus grande nous cloue les pieds, et les entrave. Ainsi la peur renverse et corrompt l’homme entier et l’es-es es-prit, pavor sapientiam omneim mihi ex animo expectorat [3] ; et le corps,

Obstupui, steteruntque comæ, vox faucibus hæsit. [4]

Quelquesfois tout à coup pour son service elle se jette au desespoir, nous remet à la vaillance, comme la legion romaine soubs le consul Sempronius contre Annibal. Audacem fecerat ipse timor [5]. Il y a bien des peurs et frayeurs sans aucune cause apparente, et comme d’une impulsion celeste, qu’ils appellent terreurs paniques, terrores de cœlo, arescentibus homnibus præ timore [6], telle qu’advint une fois en la ville de Carthage ; des peuples et des armées entieres en sont quelques fois frappées.

Advis et remedes particuliers contre ce mal sont liv. III, chap. XXVIII.

  1. « J'ai craint parce que j'étais nu, et je me suis caché ». Gen. ch. III, v. 10.
  2. « Tant la peur redoute même les secours ».
  3. « La peur chasse de mon esprit toute sagesse ».
  4. « Je me tus, mes cheveux se dressèrent sur ma tète, et ma voix expira dans ma bouche ». Virg. Énéide.
  5. « La crainte même l'avait rendu audacieux ».
  6. « Des terreurs venues du ciel, aux hommes qui sèchent de frayeur ». Luc. Evang. c. XXI, vt. 26.