De la sagesse/Livre III/Chapitre XXII

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Des maux externes, en eux-mesmes et particulierement. Advertissement. Tous ces maux, qui sont plusieurs et divers, sont privatifs des biens, comme aussi portent le nom et le naturel de mal. Autant donc qu’il y a de chefs de biens, autant y a-il de chefs de maux. L’on les peust reduire et comprendre au nombre de sept : maladie, douleur, je mets ces deux en un, captivité, bannissement, indigence, infamie, perte d’amis, mort, qui sont privation de santé, liberté, patrie, moyens, honneurs, amis, vie, desquels a esté parlé cy-dessus au long. Nous chercherons donc icy les antidotes et remedes propres et particuliers contre ces sept chefs de maux, et briefvement sans discours.

de la maladie et douleur.

nous avons dict cy-dessus que la douleur est le plus grand, et, à vray dire, le seul mal, le plus fascheux, qui se faict plus sentir, et où y a moins de remedes et d’advis. Toutesfois en voyci quelques-uns, qui regardent la raison, la justice, l’utilité, l’imitation et ressemblance aux grands et illustres. C’est une commune necessité d’endurer ; ce n’est pas raison de faire pour nous un miracle. Il ne se faut pas fascher s’il advient à quelqu’un ce qui peust advenir à chascun. C’est chose aussi naturelle, nous sommes nez à cela : en vouloir estre exempt est injustice. Il faut souffrir doucement les loix de nostre condition. Nous sommes pour vieillir, affoiblir, douloir, estre malades : il faut apprendre à souffrir ce que l’on ne peust esviter. Si elle est longue, elle est legere et moderée, c’est honte de s’en plaindre ; si elle est violente, elle est courte, et met tost fin ou à soy, ou au patient, qui revient presque tout à un. (…). Et puis c’est le corps qui endure, ce n’est pas nous qui sommes offensez, car l’offense diminue de l’excellence et perfection de la chose ; et la maladie ou douleur, tant s’en faut qu’elle diminue, qu’au rebours elle sert de subject et d’occasion à une patience loüable, plus beaucoup que la santé ; et où il y a plus d’occasion de loüange, il n’y a pas moins de bien. Si le corps est instrument de l’esprit, qui se plaindra quand l’instrument s’usera en servant celuy à qui il est destiné ? Le corps est faict pour servir à l’esprit. Si l’esprit s’affligeoit pour ce qui arrive au corps, l’esprit serviroit au corps. Celuy-là ne seroit-il pas trop delicat qui crieroit et hueroit, pource que l’on luy auroit gasté sa robbe, que quelque espine la luy auroit accrochée, quelqu’un en passant la luy auroit dechirée ? Un vil frippier peust-estre s’en plaindroit, qui en voudroit faire son profict : mais un grand et riche s’en riroit et n’en feroit compte, comparant ceste perte au reste des biens qu’il a. Or ce corps n’est qu’une robbe empruntée, pour faire paroistre pour un temps nostre esprit sur ce bas et tumultuaire theatre, duquel seul debvons faire cas, et procurer son honneur et son repos. Et d’où vient que l’on souffre avec tant d’impatience la douleur ? C’est que l’on n’est pas accoustumé de chercher son contentement en l’ame : (…). L’on a trop de commerce avec le corps. Il semble que la douleur s’enorgueillisse, nous voyant trembler soubs elle. Elle nous apprend à nous degouster de ce qu’il nous faut laisser, et à nous desprendre de la pipperie de ce monde, service très notable. La joye et le plaisir de la santé recouvrée, après que la douleur aura faict son cours, ce sera comme une lumiere belle et claire, tellement qu’il semble que nature nous aye presté la douleur pour l’honneur et service de la volupté et de l’indolence. Or sus donc si la douleur est mediocre, la patience sera facile ; si elle est grande, la gloire le sera aussi ; si elle semble trop dure, accusons nostre mollesse et lascheté ; si peu y en a qui la puissent souffrir, soyons de ce peu. N’accusons nature de nous avoir faict trop foibles, car il n’en est rien : mais nous sommes trop delicats. Si nous la fuyons, elle nous suyvra ; si nous nous rendons à elle laschement, et nous laissons vaincre, nous n’en serons traictez que plus rudement, et le reproche nous en demeurera. Elle nous veust faire peur, tenons bon, et qu’elle nous trouve plus resolus qu’elle ne pense. Nostre tendreur luy apporte ceste aigreur et dureté. (…). Mais affin que l’on ne pense pas que ce soyent de beaux mots de theorique, mais que la practique en est impossible, nous avons les exemples tant frequens et tant riches, non seulement d’hommes, mais de femmes et enfans, qui non seulement ont soustenu de longues et douloureuses maladies avec tant de constance, que la douleur leur a plustost emporté la vie que le courage, mais qui ont attendu, ont supporté avec gayeté, voire ont cherché les grandes douleurs et les exquis tourmens. En Lacedemone les jeunes enfans s’entre-fouettoient vivement, quelquesfois jusques à la mort, sans monstrer en leur visage aucun ressentiment de douleur, pour s’accoustumer à endurer pour le pays. Le page d’Alexandre se laissa brusler d’un charbon, sans faire frime aucune ny contenance de se plaindre, pour ne troubler le sacrifice ; et un garçon de Lacedemone se laissa ronger le ventre à un renard, plustost que descouvrir son larcin. Pompée, surprins par le roy Gentius, qui le vouloit contraindre de deceler les affaires publics de Rome, pour monstrer qu’aucun tourment ne le luy feroit dire, il mit luy-mesme le doigt au feu, et le laissa brusler, jusques à ce que Gentius mesme l’en retira. Pareil cas avoit auparavant faict Mutius devant un autre roy, Porsenna ; et plus que tous a enduré le bon vieil Regulus des carthaginois. Mais sur tous est Anaxarque, qui, demy-brisé dedans les mortiers du tyran, ne voulut jamais confesser que son esprit fust touché de tourment : pilez, broyez tout vostre saoul le sac d’Anaxarque, car quant à luy vous ne le sçauriez blesser.