De la sagesse/Livre III/Chapitre XXXIX

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du manger et boire, et sobrieté.

les viandes sont pour la nourriture, pour soustenir et reparer l’infirmité du corps ; l’usage moderé, naturel et plaisant, l’entretient, le rend propre et habile instrument à l’esprit ; comme l’excez au contraire non naturel l’affoiblit, apporte de grandes et fascheuses maladies, qui sont les supplices naturels de l’intemperance : (…). L’homme se plainct de son cerveau de ce qu’il luy envoye tant de defluxions, fondique de toutes les maladies plus dangereuses ; mais le cerveau luy respond bien : (…), sois sobre à avaller, et je seray chiche à couler. Mais quoy ! L’excez et apparat, la multitude, diversité, et exquis appareil des viandes est venu à honneur ; nos gens, après une grande somptuosité et superfluité, prient encore de les excuser de n’avoir pas assez faict. Combien est prejudiciable et à l’esprit et au corps la repletion des viandes, la diversité, curiosité, l’exquis et artificiel appareil, chascun le peust sentir en soy-mesme : la gourmandise et l’yvrognerie sont vices lasches et grossiers ; ils se descrient assez eux-mesmes par les gestes et contenances de ceux qui en sont atteincts : desquelles la plus douce et honneste est d’estre assoupy et hebesté, inutile à tout bien : jamais homme aymant sa gorge et son ventre ne fit belle œuvre : aussi sont-ils de gens de peu et bestials : mesmement l’yvrognerie qui meine à toutes choses indignes, tesmoin Alexandre, autrement grand prince, taché de ce vice, dont il en tua son plus grand amy Clytus, et puis revenant à soy se vouloit tuer. Bref, elle oste du tout le sens, et pervertit l’entendement : (…). La sobrieté, bien que ne soit des plus grandes et difficiles vertus, qui ne donne peine qu’aux sots et aux forçats, si est-elle un progrez et acheminement aux autres vertus : elle estouffe les vices au berceau, les suffoque en la semence : c’est la mere de santé, la meilleure et plus seure medecine contre toutes maladies, et qui faict vivre longuement. Socrates, par sa sobrieté, avoit une santé forte et acerée : Masinissa, le plus sobre roy de tous, fit enfans à quatre-vingt-six ans, et à quatre-vingt-douze vainquit les carthaginois ; où Alexandre s’enyvrant mourut en la fleur de son aage, bien qu’il fust le mieux né et plus sain de tous. Plusieurs goutteux et atteincts de maladies incurables aux medecins ont esté guaris par diette, voylà pour le corps, plus longue et plus saine. Elle sert bien autant ou plus à l’esprit, qui par elle est tenu pur, capable de sagesse et bon conseil : (…). Tous les grands hommes ont esté grandement sobres, non seulement les professeurs de vertu singuliere et plus estroicte, mais tous ceux qui ont excellé en quelque chose, Cyrus, Caesar, Julien l’empereur, Mahumet : Epicure, le grand docteur de volupté, a passé tous en ceste part. La frugalité des curies et fabrices romains est plus haut levée que leurs belles et grandes victoires : les lacedemoniens tant vaillans faisoient profession expresse de frugalité et sobrieté. Mais il faut de bonne heure, et dès la jeunesse, embrasser ceste partie de temperance, et non attendre à la vieillesse douloureuse, et que l’on soit foulé et pressé de maladies, comme les atheniens, à qui l’on reprochoit qu’ils ne demandoient jamais la paix qu’en robbes de deuil, après avoir perdu leurs parens et amis en guerre, et qu’ils n’en pouvoient plus. C’est trop tard s’adviser. (…) : c’est vouloir faire le mesnager quand il n’y a plus rien à mesnager ; chercher à faire son emploicte, après que la foire est passée. C’est une bonne chose de ne s’accoustumer aux viandes delicates, de peur qu’en estant privez, nostre corps en vienne indisposé, et nostre esprit fasché ; et d’user d’ordinaire des plus grossieres, tant pource qu’elles nous rendent plus forts et plus sains, que pource qu’elles sont plus aisées à recouvrer.