De la sagesse des Anciens (Bacon)/01

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 21-26).


I. Cassandre, ou de l’excessive liberté dans les discours.


Cassandre, selon les poëtes, fut aimée d’Apollon, et, tout en éludant les désirs de ce dieu, elle ne laissa pas d’entretenir ses espérances, jusqu’à ce qu’elle eût extorqué de lui le don de la divination (la faculté de prédire l’avenir). Mais, sitôt qu’elle fut en possession de ce qu’elle avoit voulu obtenir par cette longue dissimulation, elle rejeta toutes ses prières, et le rebuta ouvertement. Le dieu ne pouvant révoquer le don qu’il lui avoit fait ; mais, indigné d’avoir été joué par cette femme artificieuse, et brûlant du désir de se venger, y joignit une condition qui en fit pour elle un vrai châtiment ; car, en lui laissant la faculté de prédire avec justesse, il lui ôta celle de persuader ; en sorte que, depuis cette époque malgré la vérité de ses prédictions, personne n’y ajoutoit foi : disgrace qu’elle éprouva dans une infinité d’occasions, et sur-tout relativement à la ruine de sa patrie qu’elle avoit su prédire, sans que personne eût daigné l’écouter ou la croire.

Cette fable paroît avoir été imaginée pour montrer l’inutilité des conseils les plus sages, donnés avec une généreuse liberté mais mal-à-propos et sans les ménagemens nécessaires elle semble désigner ces individus d’un caractère âpre, difficile et opiniâtre, qui ne veulent point se soumettre à Apollon, ou au dieu de l’harmonie, ne prenant ni le ton, ni le mode, ni la mesure des personnes et des choses (qui, dans leurs discours ne savent régler ni leur ton ni leur style, sur la disposition des auditeurs), en un mot, qui ne savent point chanter sur un ton pour les oreilles savantes, et sur un autre ton pour les oreilles novices ; qui, enfin, semblent ignorer qu’il est un temps pour parler, et un temps pour se taire car, quoique les gens de ce caractère aient toutes les connoissances et toute l’énergie requises pour donner un conseil salutaire et courageux ; cependant, malgré tous leurs talens et tout leur zèle, comme ils manquent de la dextérité nécessaire pour manier les esprits, rarement ils réussissent à persuader ce qu’ils conseillent, et ils ont peu d’aptitude pour les affaires[1] ; ils sont même nuisibles à ceux avec qui ils se lient, et dont ils se font écouter ; ils hâtent la ruine de leurs amis, et alors enfin, je veux dire lorsque le mal auquel ils ont eux-mêmes contribué par la roideur et l’âpreté de leur caractère, est consommé et sans remède, ils passent pour des oracles, pour de grands prophètes, pour des hommes qui ont la vue longue. C’est ce dont on vit un exemple frappant en la personne de Caton d’Utique. Ce Romain prévit que la ruine de sa patrie seroit l’effet de deux causes ; savoir, d’abord la conspiration de César et de Pompée, puis leur mésintelligence. Son génie élevé vit cette catastrophe long-temps avant l’événement, et sa prédiction fut une espèce d’oracle. Mais ce malheur qu’il sut prévoir de si loin, il ne sut pas le prévenir ; il fut même assez imprudent pour y contribuer, et son âpreté hâta la ruine de sa patrie[2] : observation judicieuse qu’a faite Cicéron lui-même avec cette élégance qui lui étoit propre. Caton, disoit-il, est un personnage d’un grand sens, cependant il ne laisse pas de nuire quelquefois à la république ; il nous parle comme si nous vivions dans la république de Platon, et non dans cette lie (ce marc) de Romulus.

  1. La plus utile de toutes les sciences, c’est celle des convenances. Le véritable sot est celui qui les ignore, soit parce qu’il ne les cherche pas, soit parce qu’il ne sait pas les découvrir. L’homme vraiment savant c’est celui qui sait le mieux ce qui convient à l’homme en général et à tel homme dans tel temps dans tel lieu dans telle situation et la première partie des mathématiques (comme nous le disions ailleurs et comme il n’est pas inutile de le redire), c’est l’art de mesurer ses discours et ses actions sur le tour d’esprit et le caractère de ceux avec qui l’on est obligé de vivre ; afin de se bien ajuster à eux et de les bien ajuster à soi. Pour faire sa partie dans un concert, ce n’est pas assez de savoir jouer des sonates, il faut savoir prendre le la, accorder son instrument et suivre la mesure. Rarement un homme d’un esprit supérieur a le talent de persuader, parce qu’il veut toujours rendre les autres semblables à lui, au lieu de se rendre lui-même semblable à eux et qu’au lieu de s’occuper d’eux, il veut les occuper de lui. Il s’imagine trop aisément que les raisons qui le persuadent lui-même, sont aussi les meilleures pour persuader les autres et toutes les vérités qu’il possède demeurent stériles dans son cerveau, parce qu’il ignore celle-ci qui vaut mieux que tout ce qu’il sait : Il faut semer de l’avoine dans une mauvaise terre et des sottises dans l’oreille d’un sot, en réservant les choses spirituelles pour les gens d’esprit, et employer, avec chaque individu, non les meilleures raisons possibles, mais les moins mauvaises d’entre celles dont il veut bien se payer car tout est relatif.
  2. Caton d’Utique rival secret de Jules-César, dont les talens supérieurs et la noble aisance l’offusquoient, fournit, par les mesures violentes qu’il suggéra, et par d’imprudentes menaces, de très spécieux prétextes à l’élégant scélérat qui vouloit renverser la république. Il eut l’imprudence de dire que, si César (qui étoit encore dans les Gaules) licencient son armée, il l’appelleroit en jugement : n’étoit-ce pas exhorter César à garder cette armée ? et cette vérité si frappante qui accuse Caton d’Utique, c’est César lui-même qui nous l’a apprise. Cet homme transcendant, qui eut tout à la fois une ame tendre et une ambition insatiable, voyant les corps de plusieurs milliers de ses concitoyens étendus dans les vastes champs de Pharsale, déplora lui-même les maux qu’il venoit de faire, semblable à l’enfant qui pleure après avoir battu : Ils l’ont voulu, dit-il, moi, Caius-César après avoir fait de si grandes choses, j’aurois été condamné comme le plus vil des mortels, si je n’avais appelé à mon secours mon armée. Le vice radical de Caton d’unique fut la mauvaise humeur, fille de l’orgueil mécontent ce fut cet orgueil qui en l’aveuglant, lui déroba la vue de cette vérité ; En aigrissant ton ennemi, tandis qu’il a la force en main, tu ne fais que bander l’arc qui va tirer sur toi ; et en le menaçant, tu l’avertis de se fortifier. Il falloit amadouer César, pour l’engager à revenir sans son armée, et alors le juger : cet expédient n’eût pas été fort noble, suivant les règles du théâtre ; mais un homme artificieux, qui sauve sa patrie, me paroît à moi, un fripon bien respectable ; et cet honnête homme, qui la ruine par son orgueilleuse probité, ne me paroît qu’un vénérable fou ; car c’est la fin qui sanctifie ce moyen.