De la sagesse des Anciens (Bacon)/06

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 44-48).


VI. Endymion, ou le favori.


La lune, suivant la fable, aima le berger Endymion ; mais ce commerce étoit d’une nature singulière et tout-à-fait extraordinaire. Car, tandis que ce berger dormoit dans une certaine grotte percée par la seule nature dans les rochers de Lathmos, la lune descendoit de la sphère supérieure, et s’offroit d’elle-même aux caresses de l’aimable berger endormi, puis remontoit dans les cieux. Néanmoins ce sommeil et ce repos ne nuisoient à la fortune d’Endymion ; tandis qu’il dormoit, son troupeau, par le pouvoir de la déesse son amante, engraissoit et multiplioit à vue d’œil en sorte qu’aucun berger du canton n’avoit des troupeaux comparables aux siens, soit pour le nombre, soit pour la beauté.

Cette fable paroit destinée à donner une juste idée des inclinations, des goûts et des mœurs des souverains ; car ces princes ayant l’esprit rempli de pensées affligeantes, et disposé au soupçon, n’admettent pas aisément dans leur familiarité la plus intime, les personnages curieux et pénétrans, dont l’ame est, pour ainsi dire, toujours éveillée et attaquée d’une sorte d’insomnie ; mais ils préfèrent des hommes d’un caractère plus paisible, plus complaisans, disposés à se prêter à tous leurs caprices, insoucians à l’égard des mœurs de leur maître, qui ont toujours l’air de tout ignorer, de ne s’appercevoir de rien et qui semblent être endormis ; enfin, en qui ils trouvent une déférence aveugle plutôt qu’une complaisance étudiée. C’est en faveur des hommes de ce caractère, que les princes veulent bien se relâcher de leur majesté, descendre de leur hauteur, comme la lune descendoit de la sphère supérieure en faveur d’Endymion, et se débarrasser de ce masque imposant qu’ils sont obligés de porter continuellement, et qui est pour eux une sorte de fardeau ; enfin, c’est avec eux qu’ils aiment à vivre dans la plus étroite familiarité, et qu’ils croient pouvoir le faire sans danger. C’étoit ce qu’on observoit sur-tout dans Tibère-César, prince d’un caractère extrêmement difficile, qui n’avoit pour favoris que des hommes qui, à la vérité, connoissoient très bien tous ses vices, mais qui dissimuloient cette connoissance avec une sorte d’obstination et d’insensibilité : observation qu’on a faite également sur Louis XI, roi de France, prince très circonspect et très artificieux ; et ce n’est pas au hazard que les poëtes dans cette fable, font mention de cette grotte où dormoit Endymion ; car assez ordinairement les favoris de cette espèce ont, dans certains lieux retirés, des maisons de plaisance où ils invitent leur maître à se rendre, pour se délasser, en se mettant à son aise, et se déchargeant tout-à-fait du poids de sa fortune. On doit observer aussi que la plupart de ces favoris insoucians font très bien leurs affaires, et tirent de cette familiarité du prince des avantages très réels. Il se peut, à la vérité, que leur maître ne les élève point aux grandes dignités ; mais, comme il a pour eux une affection sincère, et ne les aime pas seulement en vue de l’utilité et des services qu’il peut tirer d’eux, il verse sur eux une infinité de graces d’une autre espèce ; et, par sa munificence, il ne tarde pas à les enrichir[1].

  1. Le lecteur observe sans doute que notre philosophe courtisan applique fréquemment aux rois et à leur cour ces fables qu’il explique. Un curé croit voir, dans la lune, son clocher ; une femme sensible, son amant ; et un courtisan, son despote ; chacun, en un mot, l’objet dont il a l’imagination remplie. Cependant il nous semble que cette fable s’appliquerait, avec beaucoup plus de justesse, à une femme d’un rang très élevé, qui étant passionnée pour un homme d’une classe très inférieure, mais doué du talent de plaire s’abaisse à l’aimer, le va trouver en secret, lui fait toutes les avances et prend soin de sa fortune, en partie par tendresse, en partie par vanité, et pour avoir moins à descendre et à rougir. Si l’inventeur de cette fable eût voulu parler d’un roi et non d’une reine, il ne l’auroit pas représenté par la lune, mais par le soleil ; car ces deux astres sont la double image et peut-être la cause des deux sexes. Au reste, chaque individu comme nous l’avons dit dans une des notes précédentes étant roi par rapport à certains individus, et sujet par rapport à d’autres, ce que notre auteur dit des rois peut s’appliquer non-seulement à leurs sujets mais même aux citoyens d’une république.