De la sagesse des Anciens (Bacon)/11

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 69-75).


XI. Protée, ou la matière.


Les poëtes ont feint que Protée étoit un pasteur au service de Neptune : c’étoit, selon eux, un vieillard et de plus un devin, d’un ordre supérieur, qui, par sa science aussi étendue que profonde, avoit mérité la qualification de trois fois grand[1] ; car il connoissoit non-seulement l’avenir, mais même le passé et le présent, en sorte qu’outre la divination, art où il excelloit, il étoit en état de débrouiller le chaos des plus hautes antiquités, et de dévoiler tous les secrets de la nature. Il faisoit son séjour dans une caverne immense, où il se retiroit vers le milieu du jour, pour y compter son troupeau d’animaux marins, après quoi il se livroit au sommeil. Ceux qui vouloient le consulter, ne pouvoient tirer aucune réponse de lui, qu’en le garottant très étroitement ; le vieillard alors faisoit tous ses efforts pour se dégager de ses liens, et subissoit une infinité de métamorphoses ; il se changeoit en feu, en fleuve, en différentes espèces d’animaux ; mais si l’on tenoit ferme, il reprenoit enfin sa première et sa véritable forme.

Le sens de cette fable paroît s’appliquer aux secrets de la nature et aux différentes espèces de modes, de qualités, ou de conditions de la matière. Car le personnage de Protée représente la matière même, qui est dans l’univers ce qu’il y a de plus ancien après Dieu. Or, la matière habite, pour ainsi dire, sous la concavité des cieux, comme sous la voûte d’une caverne. Il est dit que Protée est serviteur et sujet de Neptune, parce que toute opération, toute distribution et tout emploi de la matière, se fait principalement par le moyen des fluides. Le troupeau de Protée paroît n’être autre chose que l’image des espèces ordinaires d’animaux, de plantes et de minéraux, où la matière paroît se répandre, et, en quelque manière, s’épuiser ; en sorte qu’après avoir complètement formé ces espèces, elle semble dormir ou se reposer, et n’être plus tentée d’en former d’autres, ou de préparer leur formation : voilà ce que signifie cette partie de la fable, qui dit que Protée compte son troupeau, et se livre ensuite au sommeil. Il est dit qu’il fait cette opération vers le midi, et non vers l’aurore, ou vers le soir ; c’est-à-dire, dans le temps où la matière est suffisamment préparée, élaborée, et, pour ainsi dire, mûrie, pour former et faire éclorre les espèces : temps qui tient le milieu entre celui où se forment les simples ébauches de ces espèces, et celui où elles dégénèrent. Or, ce temps, comme l’histoire sacrée en fait foi, fut celui même de la création (de la formation de l’univers). Car alors, par la force de cette parole divine qu’elle produise (ou produis), la matière, à l’ordre du créateur, au lieu de faire ses circuits et ses essais ordinaires, exécuta, du premier coup, l’opération finale. Il dit, et la matière coulant à l’instant dans tous les moules en même temps, les espèces furent formées, et l’univers entier fut moulé d’un seul jet. La fable suppose Protée dégagé de ses liens, et parfaitement libre avec son troupeau ; parce que l’immensité des choses, envisagée avec les structures communes et les formes ordinaires des espèces, présente la matière dans un état de parfaite liberté, et, pour ainsi dire, le troupeau des combinaisons les plus faciles ; mais, si un ministre de la nature, éclairé et guidé par le génie, prend peine à lui faire une sorte de violence, et à la tourmenter de toutes les manières, comme s’il avoit le dessein formel de l’anéantir, alors la matière résistant à toutes ces forces qu’il emploie contre elle (car elle ne peut être vraiment anéantie que par un acte de la toute-puissance divine), et faisant effort pour se dégager de ses liens, se tourne en tous sens pour s’échapper, subit les plus étranges métamorphoses, et prend successivement une infinité de formes différentes ; en sorte qu’alors, après avoir parcouru toutes les combinaisons, tous les modes, tous les degrés, toutes les nuances et, en quelque manière, fait le cercle, elle semble revenir à son premier état, si l’on continue à lui faire violence. Or, la plus sûre méthode pour la resserrer et la lier ainsi, c’est de lui mettre, pour ainsi dire, des menotes ; c’est à dire, d’employer les moyens extrêmes (le maximum et le minimum, dans chaque genre d’opération). Cette partie de la fable, qui suppose que Protée est devin, et connoît tout à la fois le passé, le présent et l’avenir, est parfaitement conforme à la nature même de la matière ; or, il est évident que tout homme qui connoîtroit les passions, les appétits et les procédés primitifs de la matière (les forces primordiales et les opérations primitives et intimes de la matière), auroit, par cela seul, une connoissance générale et sommaire des faits passés, présens et futurs, quoiqu’une telle connoissance ne pût s’étendre aux faits particuliers et individuels[2].

  1. Ter-maximum : cette expression ne signifie au fond que très grand, ou grand, sous trois rapports ; car cette particule très, qui, dans notre langue, est le signe du superlatif, désigne le nombre trois, dans la langue latine, et répond à cet augmentatif hébraïque, sanctus, sanctus, sanctus (saint, saint, saint) dont il n’est que l’abbréviation. De-là vient aussi ce mot magister, sous-entendu doctus, plus de trois fois savant : expression répondante à cet augmentatif de Virgile : ô terque, quaterque beati ! ô trois et quatre fois heureux !
  2. Nos lecteurs excuseront sans doute les expressions que j’ai quelquefois employées, en traduisant cet article et beaucoup d’autres. Je ne puis me mettre au niveau d’un sujet si hardi, qu’à l’aide d’un style de même nature. Nous sommes ici au point le plus élevé et, pour ainsi dire, au sommet de la philosophie ; et employer servilement la langue commune, pour rendre des idées si extraordinaires, ce seroit tomber dans une sorte de contre-sens. D’ailleurs, notre auteur n’étant pas assez géomètre, et se contentant presque toujours d’à-peu près, je suis souvent obligé de lui prêter quelques idées, et d’intercaler les mots répondant à ces idées ajoutées. Comme il a presque toujours écrit avant d’avoir achevé sa pensée, je suis forcé d’achever moi-même cette pensée, pour interpréter clairement ce qu’il a écrit. Quand l’auteur original, n’ayant pas eu le temps ou la patience de méditer suffisamment son sujet, ne dit que la moitié de ce qu’il veut dire, l’interprète, pour le rendre intelligible, doit traduire plutôt ce qu’il a voulu dire que ce qu’il a dit ; et lorsqu’on rencontre très fréquemment cinq ou six phrases de suite, composées chacune d’un nominatif et d’un verbe, sans régime, il faut bien ajouter, dans chacune de ces phrases, ce régime supprimé, sous peine de donner au public, sous le nom de traduction, un recueil de logogryphes. Le chancelier Bacon, qui singe un peu trop Tacite, dont il est grand admirateur, paroît avoir ignoré que la véritable précision ne consiste pas à retrancher des mots essentiels, mais à simplifier toutes les expressions nécessaires, et à supprimer toutes les expressions inutiles.