De la sagesse des Anciens (Bacon)/14

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 81-83).


XIV. L’amant de Junon, ou la bassesse d’ame.


Les poëtes ont feint que Jupiter, pour jouir plus paisiblement de ses amours, prit une infinité de formes différentes ; comme celles de taureau, d’aigle, de cygne, de pluie d’or ; mais que, pour solliciter Junon, il prit une forme très ignoble et très ridicule ; savoir, celle d’un coucou[1], mouillé par une pluie d’orage, tout tremblant et tout morfondu.

Cette fable, très ingénieuse, pénètre dans les replis les plus profonds du cœur humain ; en voici le sens : Que les hommes ne se flattent pas au point d’imaginer qu’après s’être distingués par mille preuves de talens et de vertus, ils seront assurés de l’estime générale et gagneront tous les cœurs ; c’est un double avantage qu’ils n’obtiendront qu’à raison du tour d’esprit et du caractère des personnes dont ils rechercheront l’estime et l’affection : s’ils ont affaire à des personnes dépourvues de toutes qualités estimables, et qui n’aient que de l’orgueil, joint à beaucoup de malignité (genre de caractère figuré dans cette fable sous le caractère de Junon) ; qu’ils se persuadent bien qu’ils doivent commencer par se dépouiller de tout ce qui peut leur faire honneur et leur donner du relief ; autrement ils échoueront : et ce n’est pas assez d’une complaisance outrée, en pareil cas, c’est de la bassesse et de l’abjection qu’il faut[2].

  1. Presque toutes les fables supposent que Jupiter étoit l’époux de Junon ; et celle-ci dit qu’il prit la forme d’un coucou pour lui plaire : ces deux faits, à la première vue, semblent contradictoires ; cependant il n’est pas tout-à-fait impossible de les concilier.
  2. Cette explication nous paroît un peu trop vague : en voici une plus précise et fondée sur une grave autorité. Sanchoniaton prétend que, pour subjuguer une femme aimable, dont on veut avoir la propriété usufruitière et s’élever plus aisément à l’auguste dignité de mari, il faut tâcher de se donner l’air d’un sot, attendu que les femmes ne cherchent que cela : il ajoute que chaque individu de ce sexe si doux veut avoir un héros pour amant et un sot pour époux : mais comme les femmes sont naturellement compatissantes, le véritable sens de cette fable est que, si le faste et l’appareil de la grandeur est un moyen pour subjuguer la vanité des femmes, la plus sûre méthode pour obtenir leur tendresse, c’est d’exciter en elles une commisération renforcée par l’estime.