De la sagesse des Anciens (Bacon)/22

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 128-132).


XXII.

Atalante, ou l’amour du gain.


Atalante étant déja devenue très célèbre par sa légèreté à la course, Hippomène vint lui disputer cette gloire : les conditions du combat étoient qu’Hippomène épouserait Atalante, s’il étoit vainqueur, et seroit mis à mort s’il étoit vaincu. La victoire paroissant assurée à Atalante, qui avoit remporté le prix sur tous ceux qui le lui avoient disputé, et qui s’étoit fait un grand nom par la défaite et la mort de tous ses rivaux, Hippomène prit le parti de recourir à la ruse ; s’étant procuré trois pommes d’or, il les apporta avec lui. Sitôt que la course fut commencée, Atalante eut bientôt devancé Hippomène, qui, se voyant ainsi resté derrière, jugea qu’il étoit temps d’employer son stratagème : il jeta donc la première pomme mais sur le côté de la lice, soit afin qu’Atalante pût la voir, soit afin de l’engager à se détourner de la droite ligne, pour la ramasser et de lui faire perdre du temps. Atalante (qui avoit le foible de son sexe)[1], se laissant éblouir par l’éclat de cette pomme, quitta le stade courut après la pomme, et se baissa pour la ramasser. Hippomène, profitant du temps qu’elle perdoit, franchit un assez grand espace et la laissa derrière. Cependant Atalante, qui avoit naturellement l’avantage sur lui, eut bientôt regagné le temps perdu et le devança de nouveau. Mais Hippomène ayant jeté successivement les deux autres pommes, la retarda tellement par ce moyen, qu’il remporta le prix qu’il dut à la ruse et non à son agilité.

Cette fable figure allégoriquement, et d’une manière sensible, les combats que l’art livre à la nature. En effet l’art, (qui est ici représenté par Atalante) a cela de propre, du moins lorsqu’il ne rencontre aucun obstacle qui retarde sa marche que ses opérations sont plus promptes que celles de la nature[2]. Il est, en quelque manière plus léger à la course, et arrive plutôt au but. C’est une vérité dont une infinité d’opérations connues fournissent des preuves sensibles : par exemple, on obtient plus promptement des fruits, à l’aide de la greffe, que par le moyen d’un noyau. On sait aussi que les briques cuites se durcissent beaucoup plus vîte que le limon dont se forment les pierres. Il en est de même en morale ; le temps nous console, et à la longue, les chagrins les plus cuisans s’évanouissent par le bienfait de la seule nature. La philosophie, qui est, pour ainsi dire, l’art de vivre, nous épargne ce long délai, et dissipe presque sur-le-champ ces douleurs que la nature ne détruit qu’en les usant, pour ainsi dire à force de temps. Mais cette marche si prompte, qui peut donner à l’art tant d’avantage sur la nature, trop souvent des pommes d’or la retardent, au grand préjudice des intérêts de l’humanité. Car jusqu’ici on n’a vu ni science, ni art qui ait poursuivi constamment sa course, et en allant toujours droit au but (qui est comme la borne plantée au bout de la lice). Mais les arts quittant continuellement le stade et se jetant à droite ou à gauche, pour courir au gain et à de frivoles avantages, comme Atalante,

Qui, s’écartant de la lice, court après cet or qu’elle voit rouler à côté d’elle, et se baisse pour le ramasser ;

Qu’on cesse donc de s’étonner en voyant que l’art n’a pu jusqu’ici vaincre la nature et, suivant les conditions du combat, la tuer, en quelque manière et la détruire ; mais qu’au contraire l’art tombe au pouvoir de la nature, et est forcé de lui obéir, comme une femme mariée l’est d’obéir à son époux[3].

  1. Salomon et Pilpay prétendent qu’il n’est point de femme, quelque légère qu’elle puisse être à la course, qu’on ne puisse attraper aisément avec de pareilles pommes.
  2. Avantage qu’il obtient en employant de puissans moyens, lorsqu’elle n’en emploie que de foibles, ou plusieurs moyens, lorsqu’elle n’en emploie qu’un, ou en donnant plus d’intensité à ceux qu’elle emploie elle-même.
  3. L’art ne peut tuer la nature dont il vit lui-même ; mais il peut quelquefois la surpasser en l’imitant. Au reste, cette fable est encore susceptible des deux et même des trois explications suivantes. Une femme d’une rare beauté a un grand nombre d’amans distingués par leurs talens et leurs vertus ; elle les rebute tous : enfin paroît un prétendant opulent et magnifique qui l’éblouit par son faste et ses libéralités ; elle préfère l’amant riche à tous ceux qui ne lui ont fait présent que de leur mérite ; et tous les autres meurent de chagrin, ou se tuent de désespoir. Des chymistes cherchent l’élixir de vie et la grande panacée. Dans cette vue, ils s’attachent à l’or, et le soumettent à une infinité d’opérations ; mais durant le cours de leurs recherches éblouis par l’éclat de ce métal, ils s’efforcent de le multiplier pour s’enrichir ; et perdant de vue ce principe de vie qu’ils y cherchoient, ils manquent l’immortalité réelle : ou enfin des gens de lettres, ou des guerriers, voulant tout à la fois s’enrichir et s’immortaliser, et se partageant trop entre les occupations nécessaires pour faire fortune, et les études ou les exercices indispensables pour perfectionner leurs talens, manquent ainsi cette immortalité que donne la gloire, et s’en consolent en ramassant quelques écus.