De la sagesse des Anciens (Bacon)/24

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De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 173-177).


XXIV. Scylla et Icare, ou la route moyenne (le milieu entre les extrêmes).


La médiocrité, ou la route moyenne, est ce qu’on approuve et qu’on vante le plus en morale ; elle l’est un peu moins en logique, quoiqu’elle n’y soit pas moins utile : elle n’est suspecte qu’en politique, où elle ne doit, en effet, être suivie qu’avec choix, et seulement dans certains cas. Or, les anciens représentoient en morale, la médiocrité (ou la voie moyenne) par celle qui fut prescrite à Icare ; et en logique, par la route moyenne et directe entre Charybde et Scylla : route dont il est si souvent fait mention, à cause de la difficulté qu’on éprouve à la suivre constamment, et des risques que l’on court en s’en écartant à droite ou à gauche. Dédale étant près de traverser les airs avec son fils, pour franchir la mer Égée, lui recommanda de ne voler ni trop haut ni trop bas ; car ces ailes n’étant fixées qu’avec de la cire, s’il voloit trop haut, il étoit à craindre que la chaleur du soleil ne la fît fondre ; et s’il voloit trop bas, la vapeur humide de la mer pouvoit rendre cette cire moins adhérente. Mais Icare, avec une audace et une présomption assez ordinaire dans un jeune homme, prit un essor trop élevé et fut précipité dans la mer.

Le sens de cette fiction est très clair et très connu : elle signifie que la route de la vertu est le droit chemin entre l’excès et le défaut. Mais il n’est pas étonnant que l’excès ait été la cause de la perte d’Icare. En effet, l’excès est le vice propre à la jeunesse ; et le défaut, celui de la vieillesse. Cependant, de ces deux fausses routes, Icare avoit encore choisi la moins mauvaise, vu que le défaut est avec raison regardé comme le pire des deux extrêmes, l’excès ayant une teinte de magnanimité, et une sorte d’affinité avec les cieux, région vers laquelle il semble s’élever comme les oiseaux ; au lieu que le défaut semble ramper comme les serpens. De-là ce mot si connu et si judicieux d’Héraclite ; lumière sèche, excellent esprit. En effet, si l’ame, dans son vol, rase trop la terre, elle contracte de l’humidité et perd tout son ressort. Mais aussi, en se portant du côté opposé, il faut le faire avec mesure, afin que cette sécheresse si vantée rende la lumière plus subtile, sans exciter un incendie. Ces vérités que nous venons d’exposer sont toutes connues. Quant à la route moyenne entre Charybde et Scylla, elle se rapporte tout à la fois à l’art de la navigation et à l’art d’être heureux. Si le vaisseau donne dans Scylla, il se brisera contre les rochers ; et s’il tombe dans Charybde, il sera englouti. Le sens et la force de cette parabole, que nous ne faisons ici que toucher en passant (et qui nous jeteroit dans des détails infinis si nous voulions en développer l’explication), est que toute science, dans ses règles et ses principes, doit tenir le juste milieu entre les écueils des distinctions (trop subtiles et trop multipliées) ; et le goufre des universaux (des idées et des propositions trop générales), car ces deux extrêmes sont devenus fameux par les naufrages multipliés des esprits, des sciences et des arts[1].

  1. Non-seulement il est peu d’individus qui ne donnent dans l’excès ou le défaut, mais même il n’en est point qui ne donnent dans l’un et l’autre extrême alternativement et fréquemment. Mais quelle est la raison, la cause de cette double erreur et de la double faute qui en est l’effet ? la voici : quand l’homme est très mal et très mécontent de son état, il tend naturellement au bien avec toute l’activité dont il est capable ; et à force d’y tendre, il y arrive : mais ensuite, en voulant aller au mieux, il arrive au pire, et il revient ainsi au point d’où il est parti : il songe presque toujours trop tard au remède. Lorsqu’il est tombé dans l’un des extrêmes et dans les inconvéniens qui y sont attachés, un sentiment trop vif de ces maux qu’il n’a pas su prévoir, et qu’il a laissé croître imprudemment, lui donnant beaucoup trop d’activité, de l’élan qu’il prend pour revenir au milieu, il le passe et saute dans l’extrême opposé ; d’où la même cause le chassant encore avec trop de force, il revient au premier. Et c’est ainsi qu’allant et revenant sans cesse de l’erreur à la vérité, du vice à la vertu, de l’excès au défaut, du mal au bien, il se maintient dans un mouvement perpétuel ; faisant, le matin des projets fort sages, et le soir, des sottises ; réparant, chaque jour, les sottises de la veille, et préparant celles du lendemain ; en un mot, passant sa vie entière à déchirer son habit et à le recoudre ; mais, si chaque individu donne ainsi dans l’un et l’autre extrême alternativement, ce n’est pas toujours sa faute, c’est quelquefois celle de ses semblables à qui la nature, ou leur propre imagination, donne des besoins (vrais ou faux) opposés aux siens, et qui le poussent tantôt à droite, tantôt à gauche. C’est quelquefois aussi celle de la nature même qui lui donne des besoins contraires en différens temps, sans lui donner d’autre régla ni d’autre mesure, que l’instinct qu’il n’est pas toujours maître d’écouter. Ainsi la réunion des maximes contraires n’est pas toujours’une contradiction ; et non-seulement deux maximes opposées dans un même sujet sont quelquefois très faciles à concilier, mais même elles doivent presque toujours être réunies et balancées l’une par l’autre ; car, puisque, dans des circonstances opposées, le même individu et dans les mêmes circonstances, deux individus de constitutions opposées ont des besoins contraires, les bonnes maximes n’étant que des exposés clairs et précis des moyens nécessaires pour satisfaire nos besoins, il s’ensuit qu’il faut réunir les maximes contraires pour satisfaire tous les besoins, soit des divers individus, dans le même temps soit des mêmes individus en différens temps ; et que souvent deux maximes opposées qui n’étant que contraires, paraissent contradictoires, ne sont que les deux moitiés, symmétriquement opposées et également nécessaires, d’un seul précepte complet. Si, dans toute action ou passion l’on peut pécher de deux manières, savoir par excès ou par défaut, n’est-il pas clair que pour se tenir au milieu, il faut se défier également des deux extrêmes ? Tout précepte complet doit donc être composé de deux parties, dont l’une serve à nous préserver de l’excès, et l’autre, du défaut. L’unique moyen d’éviter tout à la fois l’excès et le défaut, c’est d’aller et revenir sans cesse vers l’un et vers l’autre, en avançant le moins possible vers chaque extrême ; car la vie humaine étant un mouvement perpétuel, et l’homme ne pouvant rester longtemps au même point, il est forcé de croître et de décroître sans cesse et alternativement, par rapport à sa substance et à tous ses modes, à ses parties et à son tout. Ainsi, ne pouvant se tenir dans ce milieu où résident la santé, la sagesse, la vertu et le bonheur, il doit, sitôt qu’en évitant l’un des deux extrêmes, il a passé le milieu, virer de bord, et cingler vers l’autre extrême en tendant toujours à l’extrême opposé à celui dont il est le plus près, afin de passer et repasser sans cesse par le milieu, et d’être le plus souvent possible dans ce point auquel il doit toujours tendre, mais où il ne peut rester toujours. Ainsi, les deux maximes contraires, répondant aux deux extrêmes opposés, sont deux guides également nécessaires pour nous préserver tout à la fois de ces deux extrêmes, en nous renvoyant sans cesse et alternativement un peu vers l’un et un peu vers l’autre. Tel est le balancier nécessaire pour se tenir sur la corde, en se penchant légèrement tantôt à droite, tantôt à gauche. On sait que le centre de gravité de l’homme qui marche le plus droit, se porte tour à tour à droite et à gauche de la ligne que la totalité de son corps suit dans sa marche, et que ce centre décrit ainsi une ligne en zig-zag, mais en s’écartant fort peu de la ligne moyenne : notre marche morale doit ressembler à notre marche physique.