De la solidarité sociale

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COUR D’APPEL D’ORLÉANS

AUDIENCE SOLENNELLE DE RENTRÉE
(16 Octobre 1902)
Séparateur
DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE
DISCOURS
prononcé
par M. DRIOUX
AVOCAT GÉNÉRAL

ORLÉANS
IMPRIMERIE ORLÉANAISE
68, rue royale, 68

1902

DE LA SOLIDARITÉ SOCIALE





Monsieur le Premier Président,
Messieurs,


On parle aujourd’hui de la vie des mots, et quelque ambitieuse que paraisse cette expression, elle n’est peut-être pas une pure métaphore échappée à la plume d’un linguiste qui mettrait l’univers dans la sémantique. Ne savons-nous pas qu’ils naissent, se développent, se transforment ou se déforment, et meurent aussi ? Vie d’emprunt, sans doute ; mais dans laquelle apparaît comme le reflet de la vie des idées mêmes ; miroir où se reproduit le tableau des progrès de la pensée humaine.

Tel mot d’allure antique se rajeunit subitement par un sens inédit ; c’est une tige nouvelle qui sort du vieux tronc et prolonge ses frondaisons. Le sujet de ce discours, la Solidarité, en est une preuve actuelle. Ce terme, bien connu de vous, est en train de conquérir dans les sciences philosophiques et sociales un domaine nouveau, dont les limites ne peuvent même pas encore être fixées ; aussi m’a-t-il semblé que vous pourriez prendre quelque intérêt à entendre parler des théories groupées sous ce vocable par des hommes éminents venus de tous les horizons de la pensée, qui travaillent à résoudre dans un esprit de science et de justice l’éternel problème social.

Il y a environ un demi-siècle seulement, on ne parlait pas de solidarité hors des prétoires et des écoles de droit — avec quelles distinctions, quelles finesses juridiques, vous le savez ! À côté de cette acception familière à la langue du droit civil, on en a vu naître alors une autre suggérée par les doctrines humanitaires du saint-simonisme, sous la plume de Pierre Leroux, — le créateur, pour le dire en passant, d’un autre terme qui a fait depuis une fortune singulière, celui de socialisme.

Pourquoi prendre aujourd’hui cet ancien moule pour y couler, grâce à sa plasticité, une idée nouvelle ? Quel besoin même de l’importer de la langue du droit dans celle de l’économie politique ou sociale ? Il n’y a évidemment pas là un accident fortuit, mais une nécessité créée par la tendance toute contemporaine et très réfléchie qui, rompant avec les traditions jugées trop étroites du passé, prétend alimenter de concepts nouveaux le vaste réservoir des théories de politique générale où viennent puiser les pasteurs des peuples, qu’ils se disent les maîtres ou les serviteurs de ceux qu’ils dirigent.

Il y a longtemps déjà qu’un doctrinaire avisé, M. de Rémusat, instruit de l’importance des problèmes sociaux par les controverses des réformateurs de son temps, disait des saint-simoniens : « Ils sont stupides, ils n’indiquent que des remèdes insensés, mais ils sont dans la question. » Cette question, elle nous sollicite aujourd’hui et nous enserre plus que jamais. Tout le monde travaille, — bien ou mal, il faut le dire, — à sa solution ; le temps de cueillir chaque jour comme il vient semble passé, et cette douce philosophie serait dangereuse pour ceux que la fortune a plus particulièrement favorisés. Le présent, on l’a dit souvent, est gros de l’avenir ; aussi faut-il déjà le comprendre de son mieux.

Ce qui ressort avant tout aux yeux de l’homme qui se tient quelque peu informé du mouvement de son temps, c’est la préoccupation dominante de définir les bases scientifiques sur lesquelles doit reposer la répartition des richesses. Tout le monde sent que le terrain économique est celui sur lequel se livreront les batailles les plus rudes ; que dis-je ? le combat y est engagé déjà sur bien des points entre les nations comme entre les individus, et il n’est pas trop tôt de songer aux moyens pacifiques d’atténuer la rigueur de la lutte.

Aussi bien ce problème est-il devenu l’objet des méditations et des enquêtes d’une foule de penseurs, hommes politiques, philosophes, publicistes. La littérature elle-même s’est laissée pénétrer par ce penchant général et a joint au culte de la forme l’étude plus ou moins optimiste des conditions sociales ; on pourrait même voir là un indice caractéristique de la tournure de l’esprit contemporain.

N’avons-nous pas un des témoignages les plus frappants de cette évolution littéraire dans les Veilles du poète qui a traduit si magnifiquement, par la puissance et l’élévation de sa pensée, l’anxieuse recherche de la Justice en ce monde, de l’astre idéal qui doit guider l’humanité en marche ?

Certes les solutions proposées ne font pas défaut. Les méthodes se sont modifiées, les écoles se sont multipliées, mais naturellement cette dispersion des esprits et l’âpreté de certaines controverses n’ont fait qu’augmenter l’incertitude et donner une activité fiévreuse à des études qui devraient se poursuivre avec sérénité, patience et bonne foi. Il en est de ces hésitations de l’esprit humain à prendre son vol vers une direction bien définie comme des cercles décrits dans les airs par les pigeons voyageurs que l’on vient de lâcher loin de leur colombier ; désorientés un moment, embarrassés en quelque sorte par leur liberté, ils ne forment d’abord qu’une troupe confuse ; peu à peu ils s’agrègent, interrogent en tournoyant l’horizon jusqu’à ce que, obéissant à une mystérieuse impulsion de la nature, ils s’élancent infailliblement vers le but invisible et cependant merveilleusement pressenti.

Cette agitation, qui après tout est encore une preuve de vitalité, vient d’une réaction contre l’école qui a longtemps et exclusivement régenté l’économie politique, l’école dite libérale, dont le principe premier est de laisser faire et de laisser passer. On n’admet plus avec une assurance aussi imperturbable qu’autrefois que la lutte pour la vie soit l’unique et brutale loi qui conduise les sociétés. Les savants, qu’une observation plus approfondie a rendus plus prudents, commencent à reconnaître qu’il est peut-être téméraire d’affirmer que le milieu social ne fausse en rien le libre jeu de cette loi naturelle, et la doctrine purement évolutionniste, pour beaucoup maintenant, doit se mitiger par l’adjonction d’une autre considération.

L’association des êtres vivants impose une limite aux effets absolus de la lutte pour l’existence. Loin que l’antagonisme des éléments dans un organisme ou une société soit la source de la vie et du progrès, c’est leur union et leur concours qui en sont la condition nécessaire. Ce principe se vérifie même dans les agglomérations les plus rudimentaires.

Pour ne pas philosopher sur ce chapitre à perte de vue et nous en tenir à nos sociétés actuelles, nous dirons qu’il ne faut pas voir en elles une somme d’individus juxtaposés, des archipels d’îles peuplées de Robinsons, selon l’expression d’un philosophe contemporain. Chacune d’elles forme un être nouveau, un vrai tout, individuel à son tour et à sa manière, se comportant en tant que corps autrement que ses membres isolés, parce que ceux-ci ont constamment entre eux des rapports qui les rendent dépendants les uns des autres. Toujours d’un droit qui naît, une liberté meurt. Cette conception, d’apparence abstraite, perd bien vite cet aspect et s’éclaire singulièrement par une foule d’exemples que l’on emprunterait facilement au monde moral ou aux faits matériels. Or le terrain qu’elle gagne est autant de perdu pour l’école du laisser-faire, dont l’autorité s’est amoindrie surtout à l’étranger et dans la sphère de l’action pratique.

Une preuve entre bien d’autres. Un des distingués professeurs de nos écoles de droit, M. Gide, n’a-t-il pas pris tout récemment, pour épigraphe d’une nouvelle édition de ses Principes d’économie politique, une phrase empruntée à Tolstoï, afin d’affirmer plus nettement « le besoin nouveau de notre temps : celui de faire intervenir dans les relations sociales et dans l’explication des phénomènes sociaux des mobiles autres que le seul intérêt individuel ».

Ainsi donc — étude de l’homme non plus comme l’homo œconomicus sur lequel l’ancienne école bâtissait des déductions, mais comme membre d’une société dans laquelle la vie commune crée des dépendances réciproques — application aux lois économiques et aux améliorations sociales d’inspirations issues d’une autre source que le pur intérêt. — Voilà résumées les deux tendances qui servent de point de départ à la théorie de la solidarité.

Pourquoi avoir choisi de préférence ce mot ? De quel sens nouveau a-t-on voulu le pénétrer ? Pourquoi ne pas dire justice, charité ou fraternité ?

C’est d’abord qu’aux yeux des promoteurs de la doctrine, le mot de solidarité exprime avec force l’union très ferme, indissoluble, des individus en un tout, et la volonté de substituer de plus en plus la considération de la société, ce bloc vivant et agissant, à celle de l’individu.

Le motif de ce choix, c’est aussi qu’en dehors de son acception juridique, très fermée, ce terme présente assez d’élasticité pour servir de signe à des idées encore flottantes, que de vieux mots, affectés à des usages trop limités, rendraient mal en leur donnant des contours trop précis et inexacts.

La solidarité, en effet, n’est pas la charité, parce qu’il est rare que celle-ci ne soit pas un geste de condescendance sentimentale et gratuite d’un supérieur envers un inférieur, et ne rappelle des distinctions contraires à l’idée d’égalité sur laquelle repose toute politique démocratique.

Elle n’est pas non plus simplement de la fraternité. Ce mot, cher à la démocratie de 1848, aurait ici le tort de ne figurer qu’un sentiment, et les générations contemporaines, moins généreuses peut-être que leurs devancières, exigent que la loi morale s’exprime en un terme scientifique.

Enfin, elle n’est pas seulement le synonyme de justice, car la justice, dépouillée de toute vie sentimentale, a quelque chose de sec et d’étroit. La paix sans amour, qu’elle procure, n’est souvent qu’une trêve instable. « Elle part, a-t-on dit, de ce fait positif que les hommes, sur cette terre, sont obligés par la nature de vivre dans une étroite association et elle se préoccupe de rendre cette association aussi heureuse que possible, par tous les moyens que l’intelligence et le cœur peuvent fournir. »

C’est là, à vrai dire, plutôt une définition qu’un exposé de la doctrine. Voyons sur quels principes rationnels on entend la fonder et quels développements on lui donne.

À certains égards, la solidarité est un fait ou, si on aime mieux, une loi si générale et si fatale que ses manifestations parfois ne nous frappent plus. Elle nous est devenue trop familière.

C’est pour la rappeler constamment à l’esprit de leurs adeptes que les saint-simoniens avaient imaginé dans leur uniforme ce fameux gilet qui se boutonnait dans le dos et qu’on ne pouvait, par suite, revêtir qu’avec l’aide d’un frère. L’utopie s’égaie souvent par quelque côté. Elle allait chercher bien loin une forme bizarre pour exprimer une chose aussi naturelle que la solidarité.

Parfois, elle se révèle à notre esprit, tout amoureux qu’il est de changement et d’imprévu, avec une telle majesté imperturbable et un tel ordre dans l’enchaînement des puissances de la nature qu’elle saisit notre attention et contraint notre admiration. Elle est l’harmonie du monde que chantent les poètes depuis des siècles, que les pâtres chaldéens dans leurs calmes nuits, aussi bien que les philosophes dans leurs veilles, ont écoutée comme la voix mystérieuse du grand Tout, que les savants s’épuisent à traduire dans leurs formules. Elle est la vie qui évolue depuis la force obscure jusqu’au clair flambeau de la libre raison dans l’homme. Si elle ne crée rien, elle ne permet pas que rien se perde. Elle rattache un phénomène à une cause, cette cause à une cause plus éloignée encore, et nous la suivons ainsi jusqu’aux confins, encore bien proches, de l’inconnu, au delà desquels nous ne pouvons nous empêcher d’imaginer le point central où se rattachent tous les fils de cette trame sur laquelle est brodé l’univers.

C’est là une source infiniment féconde de contemplations pour les âmes rêveuses et une leçon d’humilité, car il n’est rien de plus absolu que notre égalité dans l’impuissance à réagir contre cette loi toute physique qui gouverne le monde ; mais, au point de vue social et pratique, il faut convenir qu’il n’y a pas grandes conclusions à en tirer.

Il n’en va pas de même lorsque, délaissant ces sublimes spectacles, nous limitons le champ de notre vue aux êtres vivants ; eux aussi subissent les effets de la solidarité. C’est elle qui caractérise la vie, car c’est elle qui maintient l’équilibre des fonctions, c’est elle qui relie entre eux les actes de l’économie organique. La mort n’est que la rupture de ce lien ou l’instabilité de l’équilibre entre les divers éléments qui constituent l’individu et qui, désassociés, entreront dans de nouvelles combinaisons d’êtres nouveaux. « Dans le monde vivant, a écrit un naturaliste contemporain, résumant toute cette théorie, si la lutte est la condition du progrès, le progrès n’a jamais été réalisé que par l’association des forces individuelles et leur harmonieuse coordination. »

Que l’on veuille transporter cette loi de la solidarité biologique purement et simplement dans l’ordre moral ou social, ou bien qu’on ne voie en elle qu’un exemple et un précédent, il n’en est pas moins vrai qu’elle a appelé et retenu l’attention des philosophes et des économistes et se vérifie dans tous les domaines de l’activité humaine.

Ne voyons-nous pas, dans le même individu, de quel poids pèse toute son ascendance sur sa constitution physique et morale ? Sans nier le rôle de la liberté et pousser à l’outrance le déterminisme, ne sommes-nous pas contraints de reconnaître en chacun de nous des éléments naturels et héréditaires de moralité qui font varier dès notre naissance l’équilibre général de nos facultés ou la puissance de chacune d’elles ? Le milieu physique, les conditions économiques de la vie, l’éducation, les habitudes, imposent leur empreinte à notre caractère ; notre vie est partagée en quelque sorte en étapes caractéristiques, résultantes d’événements plus ou moins lointains et indépendants de nous, qui réagissent à leur tour sur le reste de l’existence.

Et ce que l’on dit moins souvent de cette solidarité morale, parce qu’elle demande, pour apparaître, une certaine réflexion philosophique, ne le voit-on pas tous les jours dans l’ordre des aptitudes physiques, de leur atrophie ou de leur développement, des fonctions de l’organisme et des actions réciproques de ses diverses parties ?

Si, maintenant, nous prenons l’homme dans son milieu naturel, la société, nous y trouvons, en quelque sorte renforcée et accrue, cette solidarité, morale et physique, actuelle ou historique, que nous le considérions dans l’un ou dans l’autre des groupements auxquels il appartient : la Famille, l’Association économique, l’État, l’Église. L’histoire est pleine de faits qui vérifient l’exactitude de cette règle.

Aussi, les sociétés, plus encore que les individus, se lient par chaque acte de leur histoire. Si grande qu’on doive faire, dans tel cas donné, la part des causes libres, c’est-à-dire des initiatives impossibles à prévoir, il n’y a pas de fait historique qui soit à ce point le produit d’une génération spontanée qu’on se croie dispensé d’en chercher et qu’on ne puisse en trouver l’origine dans les phénomènes antérieurs. Comme on l’a dit en une phrase concise : « Le tombeau du mort, c’est le vivant ».

Dans un autre domaine de découvertes plus modernes, l’économie politique ne se lasse pas de vanter cette admirable solidarité qui répartit les forces humaines dans chaque branche de l’industrie ou du commerce ; ce sujet amène infailliblement le souvenir des Harmonies économiques de Bastiat. La division du travail, l’échange, la concurrence même, nous dit-on, sont, avec les associations professionnelles, les formes de cette dépendance mutuelle à laquelle sont soumis les hommes, sans laquelle aucun d’eux ne pourrait subsister, qui est tellement liée au progrès lui-même qu’elle augmente à mesure que la civilisation monte plus haut. Grâce à elle, la vie est rendue plus facile. Grâce à l’héritage que nous ont laissé les générations d’avant nous, la puissance de l’homme s’est multipliée pour la conquête du bien-être, des richesses se sont accumulées.

Voilà, en raccourci, les faits résultants de la solidarité telle que la nature ou l’état social actuel nous l’impose. Rien ne lui échappe. Elle est, comme la gravitation pour les corps, une loi générale, mais hâtons-nous d’ajouter qu’elle n’a pas la fatalité qui gouverne la matière inerte.

Les sociétés humaines ne sont pas de simples organismes soumis aux forces aveugles. Tout en vivant et en évoluant suivant des règles que la science peut formuler, elles portent en elles-mêmes un élément supérieur, pensée, conscience, volonté, liberté, qui, dans de certaines limites, enlève à ces règles leur caractère imperturbable et en modifie le jeu. Il en résulte que si dans nulle de ses actions l’homme ne peut être considéré isolément de ses ancêtres ou de ses contemporains, on doit ajouter, pour être logique, que jamais il n’a le droit d’agir comme tel. Voici le moment précis où la solidarité cesse d’être un simple fait et devient un devoir.

C’est ce thème qu’a magistralement développé M. Léon Bourgeois dans une remarquable conférence faite, il y a quelques mois à l’École des Hautes Études sociales.

« La nature, dit-il, a ses fins à elle, des fins qui ne sont pas les nôtres. L’objet propre de l’homme, c’est la justice, et la justice n’a jamais été l’objet de la nature ; celle-ci n’est pas injuste, elle est ajuste. Il n’y a donc rien de commun entre le but de la nature et celui de la société… La solidarité est une loi, comme celle de la gravitation. Soit. Et j’ajoute : la gravitation produit des ruines, des cataclysmes. Mais la mécanique intervient et la science se sert de cette même loi de la gravitation pour établir ou rétablir un équilibre stable. De même on peut s’emparer de ces lois de la solidarité naturelle, dont les conséquences peuvent être injustes, pour réaliser la justice même… Mais en quoi cela est-il nouveau ? L’homme n’a-t-il pas toujours essayé de réaliser cet équilibre de justice ? N’est-ce pas l’éternelle histoire des progrès successifs de l’humanité ? Eh bien ! non. Il y a quelque chose de changé… La notion de la responsabilité mutuelle de tous les hommes dans tous les faits sociaux n’avait pas été aperçue jusqu’à ce que fut introduite l’idée nouvelle de solidarité biologique. Elle établit entre l’individu et le groupe une complexité nouvelle de rapports, et l’ancienne et trop simple notion du droit et du devoir se trouve du coup profondément transformée. Tant qu’on a cru à l’archipel des Robinsons, il paraissait suffisant qu’un Robinson n’empiétât pas sur l’île du voisin… Mais s’il y a eu échange de services à toutes les heures du passé, s’il y en a à toutes les heures du présent, si cet échange a été tel que les uns sont comblés et les autres privés de tout, que ceux-ci ont profité largement et que ceux-là n’ont rien reçu, ne vous apparaît-il pas qu’il est insuffisant de dire : pas d’empiètement ! Ne sentez-vous pas qu’il faut mettre à jour la récapitulation des services échangés, établir la balance des profits et des pertes ? Ne sentez-vous pas qu’il y a un compte social à établir ? Ce ne sont plus des Robinsons qui se trouvent en présence : ce sont des hommes, ce sont des associés… Ils sont liés entre eux par une association nécessaire, antérieure à leur naissance et dont il ne leur est pas loisible de se dégager, car s’ils en sortaient, il leur serait désormais impossible de vivre. Or, dans cette association, chacun profite du fonds accumulé par les ancêtres et grossi par l’effort de tous les contemporains. Si chacun n’apporte son tribut, l’équilibre est rompu et la justice violée. »

Ainsi, existence d’une association de fait impliquant des obligations réciproques, — existence d’un patrimoine commun, moral et matériel, — maintien de l’équilibre et compte à faire entre les associés : voilà les trois pierres angulaires de la théorie de la solidarité.

Cette conception, plus rigoureuse et plus analytique que l’idée vague d’influences réciproques des hommes les uns sur les autres, entraîne deux conséquences importantes.

Elle modifie d’abord la notion de la responsabilité. C’est à elle, en effet, que nous devons de voir entrer de plus en plus, dans l’appréciation de la moralité des actes, ces facteurs externes qu’on appelle organisation sociale, milieu, atavisme, éducation, habitudes. Certes, on en fait parfois quelque abus, quand on s’en tient à une vue superficielle des faits et à une étude sommaire des caractères. Il est trop commode de ne considérer dans nos actes que les influences qui limitent notre liberté, sans laisser à celle-ci le rôle qu’elle conserve dans la direction de notre vie. Cette tendance a ses dangers que vous connaissez bien ; gardiens de l’ordre social, qu’elle menacerait si elle accaparait la pensée du juge, il vous appartient, dans vos décisions, de lui assigner une place et de lui tracer des limites.

Car vous savez aussi combien il serait injuste de mesurer la responsabilité d’après une sorte de barème théorique. L’égalité devant la loi est l’égal respect des personnes ; elle ne consiste pas en un nivellement aveugle et irrationnel de toutes les situations. La force morale est inégalement répartie entre les individus ; chacun ne doit donc être obligé que dans la mesure de ses forces.

Il faut peser dans les plateaux de la balance d’une part l’influence du milieu et de l’autre la puissance de réaction que comporte notre nature. Toute société, petite ou grande, tend à façonner l’individu à son image, à limiter son initiative, à le mettre et à le maintenir au niveau de la moralité moyenne ; mais cette action immobilisante sur les consciences ne constitue pas pour l’individu une nécessité immuable. J’hérite, non pas de vices déterminés, ni de vertus toutes faites, mais de dispositions profondes, matière première de ma moralité future, et c’est ma liberté qui en fera des vices et des vertus : « Mes ancêtres sont, selon l’expression d’Emerson, comme les notes diverses dont sera fait ce morceau de musique, ma vie. » De même que chaque génération prépare l’avenir économique des suivantes, après avoir reçu le legs, riche ou pauvre, des précédentes, de même, moralement, chaque génération reçoit de ses ancêtres, lègue à ses descendants une tâche plus ou moins facile et, pour accomplir cette tâche, des dispositions plus ou moins heureuses.

Ayons donc un jugement indulgent pour ceux qui portent le fardeau d’une hérédité trop chargée, qui vivent au milieu d’une sorte d’obscurité morale où la conscience s’endort. Travaillons, non pas seulement pour flatter dans notre sensibilité un secret penchant vers l’amour-propre, ou pour obéir à un précepte de charité, mais au nom de la grande loi de solidarité que nous voyons dominer le monde, à lutter contre ces ferments de désagrégation que sont pour les âmes et les corps certains vices et certaines maladies ; aidons les faibles et les pauvres pour que la voix de la misère ne devienne pas leur mauvaise conseillère ; ouvrons les intelligences, éclairons les raisons et fortifions les volontés. C’est là le devoir de la société, parce que c’est le devoir de chacun de nous. Sur cette partie de la thèse « solidariste », il ne peut guère s’élever de controverses.

Mais l’idée de solidarité modifie en second lieu celle de liberté ; l’aspect qu’elle prend ici est particulièrement délicat et riche en conséquences pour la politique générale.

Une société, dit-on, a existé avant nous et subsiste encore, dont tous les avantages sont inégalement répartis, parce que la solidarité de fait produit parfois des résultats qui ne sont pas conformes à la justice. On ne peut admettre ceux qui ont été les plus favorisés par le hasard de la naissance à traiter librement, en usant sans entraves de la supériorité qu’ils tiennent du passé, avec ceux de leurs semblables moins bien dotés par la chance. Ce serait la lutte indéfinie du pot de terre et du pot de fer.

Une pareille conclusion est contraire à l’idée de société.

Mais avant d’établir entre les hommes un rapport simple d’égalité pour l’avenir, il faut commencer par rétablir entre eux l’équivalence de situation qui a été faussée par la manière dont se sont produits jusqu’ici les phénomènes économiques. Il faut régler entre les membres d’une même société un compte qui leur permette de se considérer comme ayant toujours été de vrais associés.

Il y a une part de notre liberté, de notre propriété, de notre personne même dont nous sommes redevables à l’effort commun des générations antérieures et de nos contemporains. Il ne suffit pas de constater le fait et d’y voir une merveilleuse loi d’harmonie qui lie toutes les existences humaines ; cette réflexion amène à reconnaître le principe d’une dette. On n’est un être social qu’autant qu’on l’accepte et qu’on consent à l’acquitter.

Et comment l’acquitter ? En contribuant volontairement à l’assurance mutuelle et universelle contre les risques sociaux qui, actuellement, frappent trop inégalement les individus.

Le progrès de la vie sociale se mesure à ceux que peut faire cette idée de l’assurance générale et au nombre des objets auxquels elle s’applique.

Qu’on ne voie pas là une négation de la liberté et de la propriété individuelles ; celles-ci subsistent, non, il est vrai, comme des dogmes intangibles autour desquels rayonnent, dans un ordre subordonné, tous les autres principes sociaux et que toutes les institutions réunies doivent avant tout contribuer à consacrer et à maintenir, mais comme le but de nos efforts, comme des biens dont nous ne serons investis légitimement qu’après l’acquit de nos obligations sociales.

Ces principes posés, ces indications données sur ce qu’il faut entendre par l’être social et la vie sociale, on aperçoit que le moyen de réaliser la justice, c’est le contrat, c’est-à-dire l’association consentie, mutuelle et solidaire entre les hommes, « dont l’objet est d’assurer à tous aussi équitablement que possible les avantages résultant du fonds commun et de garantir tous, aussi équitablement que possible, contre les risques communs. Le nœud de la vie sociale, c’est ce contrat ».

L’hypothèse de Rousseau place le contrat à l’origine des choses, tandis que la doctrine que j’expose nous le propose comme un objectif naturel, d’accord en cela avec l’observation faite par les modernes philosophes du droit, que le progrès de l’humanité se mesure à l’extension prise par le contrat dans les choses humaines. C’est ainsi que le contrat social, historiquement parlant, serait, comme l’âge d’or, non le début, mais la fin de la société.

C’est à la fois un contrat privé, parce qu’il règle un échange de services entre individus ; — collectif, parce que les individus sont réunis en association ; — mutuel, enfin, et c’est là sa nouveauté, parce que, ne pouvant fixer des services dont il est impossible de calculer à l’avance la valeur, des risques et des avantages qui dépendent si peu de notre volonté, on arrive à cette idée simple : si chacun de nous est seul pour se protéger contre le risque, il sera écrasé ; unissons-nous donc et mutualisons le risque ; nous paierons tous pour nous en garantir tous.

Certes, cette mutualité ne peut être organisée du jour au lendemain, dans la société, d’une façon complète. Mais, au point de vue de la morale et du droit, elle est le but vers lequel on doit tendre et il est nécessaire d’assurer dès le commencement de sa réalisation sa sanction.

Si on entre sur le terrain des applications, il en est d’essentielles que l’on aperçoit aussitôt.

Personne ne discute certaines charges communes, comme le service militaire, les impôts destinés à payer des services publics ; il ne convient de les signaler que pour montrer qu’elles rentrent déjà dans le cadre de la solidarité ainsi définie.

Mais il est aussi des avantages qui appartiennent au domaine public et dont chacun doit pouvoir jouir à l’égal de son voisin. On veut parler des richesses intellectuelles accumulées par la lente élaboration des âges qui nous ont précédés. On a souvent, depuis l’antiquité, rappelé cette image des flambeaux que les hommes se passent de main en main, de génération en génération, perpétuant les foyers de lumière de plus en plus intenses qu’alimente incessamment l’esprit humain.

Ces foyers de vie et de lumière doivent luire pour tous : donc gratuité de l’enseignement à tous les degrés, pour l’enfance et la jeunesse d’abord, et, puisqu’on apprend à tout âge, garantie à chacun de loisirs suffisants pour qu’il puisse continuer à s’instruire dans la limite de ses facultés naturelles. D’où, par une conséquence logique et ne serait-ce que pour ce motif, limitation des heures de travail dans la classe ouvrière.

À côté de cette source intarissable de biens immatériels, où nous pouvons puiser avec la plus avide curiosité sans la diminuer d’une goutte, considérons maintenant la masse des richesses matérielles accumulées par un labeur séculaire ; celles-ci se diminuent par le partage et se détruisent par l’appropriation.

Dans quelles limites le contrat social en peut-il autoriser l’usage commun ?

Dans les limites nécessaires, dit-on, pour assurer par un salaire suffisant contre les nécessités de la vie et contre les misères provenant de la maladie, des accidents, la vieillesse. L’égalité des salaires ne peut, en effet, exister ; quoi qu’on fasse, il subsistera toujours trop de différences naturelles entre les forces des hommes pour qu’ils représentent tous la même valeur économique. Mais la force commune doit garantir le minimum nécessaire pour l’existence à tout associé qui est mis par l’âge, les infirmités dans l’impossibilité physique ou intellectuelle de se conserver par ses seules forces. Il est dû aussi à tout associé rendu temporairement par la maladie, un accident du travail ou le chômage forcé, incapable de se suffire. Enfin, il doit être suffisant pour laisser à chacun le moyen de se développer librement.

Cette dette, imposée par l’esprit de justice, une fois acquittée au moyen de l’impôt, alors la liberté commence vraiment, la propriété individuelle devient respectable. Ce n’est pas là la coopération intégrale rêvée par quelques-uns, mais tout en souhaitant son avènement et l’extension plus grande de la mutualité, c’est à cette assurance contre les risques communs que M. Bourgeois fixe la limite de la justice.

Pour la mieux marquer et faire ressortir l’esprit de conciliation avec lequel il entend juger deux tendances absolues et rivales actuellement en présence, il conclut ainsi : « Avec les économistes, nous disons : Liberté, c’est la condition du progrès humain. Avec les socialistes, nous disons : Justice. Mais la justice, pour nous, reste le point de départ de la liberté. »

Voilà cette théorie, telle qu’elle a été développée notamment par M. Bourgeois dans son beau livre de la Solidarité et dans trois conférences à l’École des Hautes Études sociales.

Les plus sceptiques et les plus indifférents n’ont pas le droit de refuser leur estime et leur approbation aux esprits généreux qui l’ont conçue et travaillent à lui donner sa forme scientifique.

Ils sont un honneur pour notre temps et notre pays, les hommes qui, mus par un idéal trop élevé pour n’être pas pur de tout mobile vulgaire, s’efforcent de réaliser dans la paix et la justice les améliorations dont notre société ressent le besoin plus ou moins conscient.

Quel sera le succès de cette tentative ? Dans quelle mesure cette idée philosophique de la solidarité pénétrera-t-elle le législateur ? Il est malaisé de le dire dès maintenant, et sans doute il convient de lui laisser à la fois l’épreuve et le bénéfice du temps pour porter ses fruits. Les critiques qu’elle peut nous inspirer actuellement ne sont donc que l’expression du désir que nous avons de la voir se compléter et se préciser.

C’est une règle dont il est fait une application fréquente qu’on perd son temps à vouloir concilier des extrêmes, et nous en avons encore une preuve en cette occasion. Malgré l’éloge, peut-être exagéré, qui est adressé aux socialistes dont on paraît faire les dépositaires de l’idée de justice, bien qu’ils n’en aient pas le monopole, ils ne se laissent pas gagner à la théorie du contrat. Il ne peut pas y avoir, disent-ils, d’égalité entre les parties contractantes et, partant, de contrat admissible dans une société constituée au point de vue économique comme est la nôtre. Changeons d’abord la société, nous verrons ensuite s’il nous est nécessaire d’invoquer la solidarité.

Aussi, devant cette attitude intransigeante qui ne laisse guère de place à l’espoir d’une conciliation, peut-on considérer comme une concession ou tout au moins une conception dangereuse cette attribution à tous les individus d’un certain droit sur les richesses produites par le travail accumulé des générations anciennes. Cette idée demanderait à être analysée dans son essence même et dans ses applications. Sous la forme un peu sommaire qui lui a été donnée jusqu’à présent, il est difficile de n’y pas voir une négation, tout au moins provisoire, du droit de propriété, la reconnaissance d’un simple droit d’usufruit sur ce qui nous vient du passé. Et, si cela est ainsi, que devient le droit de propriété dans l’avenir pour les richesses nouvelles que crée le travail incessant de l’homme ? Faut-il reconnaître qu’il ne survit pas à chaque génération qui les produit ? Autant vaudrait dire, en présence de l’enchevêtrement des vies individuelles, qu’à peine est-il né, il cesse d’exister.

En matière scientifique il faut prendre garde à l’illusion des images auxquelles se plaît et s’habitue notre esprit. Les générations se succèdent, sans doute ; mais non comme des êtres physiques ou moraux bien définis dont on peut dire qu’ils sont des auteurs ou des propriétaires.

Un peu vague aussi, ses partisans mêmes en conviennent, est cette théorie du contrat, forme idéale que doivent revêtir les relations sociales. Que l’assurance mutuelle en soit le premier objet, cela peut être admis sans grandes difficultés ; mais encore faudrait-il définir ce qu’on entend par risques sociaux. Il serait possible de pousser plus loin la critique sur ce point qui intéresse plus particulièrement les juristes ; aussi propose-t-on, subsidiairement, de baser le principe de la dette sociale sur un quasi-contrat, ce qui prêterait à de nouvelles discussions. Mais à quoi bon s’étendre sur ces critiques ?

Si la théorie de la solidarité ne résout pas dès maintenant de façon à désarmer toute objection les questions sociales les plus graves, n’est-ce pas à cause de la difficulté même du problème à la solution duquel elle s’attache ?

La répartition des richesses est intimement liée à leur production et rien n’est plus compliqué que d’appliquer en économie politique ce simple principe : à chacun le sien. Un économiste anglais, Stanley Jevons, compare l’opération productive à la cuisine des trois sorcières de Macbeth qui jettent et agitent dans leur chaudron les substances les plus hétérogènes pour en fabriquer une mixture infernale dans laquelle elles se fondent toutes sans distinction. Chaque individu jette également sans cesse dans le torrent de la circulation, par la vente de ses marchandises ou le louage de ses services, toutes les valeurs qu’il a pu produire ; sans cesse il en retire aussi, sous une forme quelconque, d’autres valeurs. Comment apprécier la somme retirée par chacun de la masse, c’est-à-dire les avantages que lui a procurés la solidarité ?

Il faudrait, pour répondre aujourd’hui à une pareille question, que l’économie politique nous fournît des connaissances singulièrement plus étendues et des principes mieux fixés. « J’ai écrit quelque part, lisons-nous dans un auteur déjà cité, M. Gide, que cette fin de siècle était marquée par un grand dégel de la science économique. Je reconnais que ce n’a pas été sans quelque dommage pour la science, car ce qui suit le dégel, généralement, c’est le gâchis. Et je reconnais que les économistes fidèles à la science pure ont quelque sujet de regretter le temps où les éléments de l’économie politique présentaient les formes géométriques, la solidité et la transparence de beaux cristaux dont les feux semblaient être ceux mêmes de la vérité. Mais qu’y faire ? On ne peut nier que les principes absolus et les formes rigides ne soient en train de se liquéfier quelque peu. »

Liquéfaction des principes, difficulté de l’observation des phénomènes économiques, ce sont là des obstacles qui ne doivent pas arrêter les efforts généreux et plutôt les provoquer, mais dont il faut avant tout se rendre maîtres.

S’il en résulte que la philosophie de la solidarité n’existe encore qu’à l’état d’essai, elle n’est pas moins digne de nous séduire par la grandeur et la noblesse de ses aperçus. Elle n’est peut-être, pour le moment, qu’une manière de penser, ainsi qu’on l’a dit modestement ; mais n’est-ce donc rien, quand cette manière se rattache par des liens intimes et étroits à cette formule féconde de la morale de Kant : « Agis de telle façon que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, toujours comme une fin, jamais comme un moyen » ?

Elle est une protestation mesurée mais énergique contre ces doctrines d’un optimisme ironique qui confient au seul intérêt le gouvernement du monde, à celles qui ne voient dans la vie que

Le grand combat pourvoyeur du désir,
Que l’espèce à l’espèce, avec âpreté, livre.

Elle est dans le magnifique poème de Justice la glorification de la cité, élite, somme et nœud des forces de la nature,

Libre concert de bras et d’esprits travailleurs.


Elle proclame que le respect de tout homme est la justice même.

« La justice, a-t-on dit encore, s’apprend et s’oublie comme la géométrie. » N’est-ce rien d’en cultiver et d’en répandre l’idée, d’habituer les esprits à la recevoir, les volontés à la désirer ? L’idée, le vouloir, l’action diffèrent de degré plus que de nature. Ce sont trois anneaux de la même chaîne et l’on passe souvent insensiblement de l’un à l’autre : une manière de penser devient une manière d’agir.

Saluons donc comme une première et heureuse influence de cette doctrine de la solidarité le développement croissant des sociétés qui ont la mutualité ou la coopération pour base. L’avenir de la paix sociale est peut-être là ; l’élan est donné, il faut l’entretenir et chercher des applications de plus en plus nombreuses de ce véritable contrat social qui fait naître du libre concert des efforts une force supérieure.


La plaine est grande, le blé haut,
Et la saison courte, ô familles !
Unissez toutes les faucilles,
Et vous engrangerez plus tôt.


Enfin, et pour terminer, je dirai qu’on ne peut considérer comme indifférente ou dangereuse une philosophie qui reconnaît que si la solidarité assure la persistance du progrès, c’est l’effort individuel qui le crée.

On a distingué, en parcourant de haut l’histoire de la civilisation, des âges de discipline, durant lesquels l’homme reste immobilisé dans la tradition, et des âges de discussion où il secoue le poids du passé et, affranchi de règles séculaires, cherche dans la fièvre de son indépendance les lois qu’il se donnera.

Au demeurant, et pendant le court espace de temps que nos regards peuvent embrasser d’un seul coup, la vie de l’humanité n’est qu’un mélange ou plutôt une lutte entre ces deux forces primaires : l’une de conservation, l’autre de progrès. Tout réformateur, comme Socrate, sacrifie un coq à Esculape, c’est-à-dire demeure attaché par quelque côté aux opinions courantes que son influence transforme cependant. Il n’en est pas moins vrai que l’individu, après avoir reçu l’empreinte de son milieu, réagit sur lui comme un ferment plus ou moins énergique. C’est pour cela qu’on a dit quelquefois, en outrant un peu la forme, que le progrès est l’œuvre des mécontents. Plus exactement, on peut répéter, car c’est presque un lieu commun, que l’esprit d’entreprise et le goût du nouveau sont la source de tout talent pratique et même spéculatif ; que toute supériorité scientifique est le fruit d’un effort et que la condition humaine s’améliore uniquement grâce à ceux qui luttent, non à ceux qui cèdent passivement.

L’énergie individuelle est un élément de moralisation dans une nation, le correctif nécessaire de la convoitise haineuse mêlée d’indolence et d’abandon de soi-même, qui, tout en n’employant aucun moyen légitime et viril de s’élever, prend plaisir à abaisser les autres. L’homme qui se mesure hardiment avec les difficultés sait mieux ce qu’il en a coûté à d’autres pour les vaincre, et ses désirs ne sont pas de l’envie ; il ne se plaint pas sans cesse que la fortune ne fasse pas pour lui ce que lui-même n’essaie pas de faire, et n’attend pas de la ruse ou de la violence son enrichissement.

Il est fort bien de cultiver l’intelligence, d’affiner le goût général, de répandre à profusion les lumières de la science dans le peuple, mais il n’est pas moins nécessaire de façonner et de tremper les caractères. Bon nombre de nos habitudes, reconnaissons-le, rendent difficile l’exécution de ce programme ; il semble qu’il soit devenu inutile de prendre ce souci et qu’il suffise de mettre l’intelligence à contribution pour augmenter dans des proportions indéfinies le bien-être.

Vaine apparence ! sans l’effort personnel, la jouissance même perd sa saveur, et la vie son ressort moral. On n’aime bien que ce que l’on a conquis et on ne conquiert que ce qui vaut la peine d’être désiré.

On dispute souvent de nos jours sur ce qui fait la force et la faiblesse de telle ou telle nation, et on arrive vite à cette conclusion que toute supériorité, même dans le domaine purement économique, a son origine dans des qualités morales. J’en ai dit assez aujourd’hui, je pense, pour avoir démontré que cette nation marchera de droit à la tête de toutes les autres et aura bien mérité de l’humanité, qui saura le mieux orienter les volontés libres et fermes vers l’idéal de justice et de paix, que met en nos âmes la pensée de la solidarité sociale.



Messieurs les Avocats,


Il m’est facile et agréable de constater que les principes élevés dont je viens d’avoir l’honneur d’entretenir cette assemblée sont en particulière estime dans votre ordre. Vous ne pratiquez pas seulement la solidarité entre vous, pour défendre vos privilèges et vos usages, mais vous avez à cœur de lui faire rendre tous ses effets en exigeant de chacun de vos membres le dévouement et l’honorabilité professionnels qui confèrent au caractère de l’avocat une valeur morale que le talent seul n’atteindrait pas. Vous la poussez plus loin encore en garantissant gratuitement les indigents contre ce qui est bien un risque social : la difficulté de défendre ses intérêts contre plus riche que soi. Vous comblez, par votre dévouement qui ne s’épargne jamais en cette occasion, les inégalités inévitables de la lutte judiciaire et contribuez à assurer, aux pieds de la loi impartiale, le respect identique des droits de chaque citoyen.



Messieurs les Avoués,


Je serais impardonnable de ne pas vous comprendre dans cette même pensée et de paraître ignorer le soin et le talent que vous apportez dans toutes les affaires auxquelles vous donnez leur forme essentielle par vos conclusions. Nous connaissons la proportion de celles qui ne vous rapportent que l’honneur de défendre des intérêts auxquels vous vous attachez sans considération pour la situation de fortune de vos clients. Laissez-moi voir là, non pas seulement l’exacte application de la loi sur l’assistance judiciaire, mais aussi un effort généreux parce qu’il est volontairement désintéressé, pour participer dans la limite de vos attributions à une application du droit et de l’équité aussi complète et égale qu’il nous est possible de la réaliser.



Pour M. le Procureur Général, nous requérons qu’il plaise à la Cour nous donner acte de ce que nous nous sommes conformé aux prescriptions de l’article 34 du décret du 6 juillet 1810, et admettre les Avocats présents à la barre à renouveler leur serment professionnel.


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