De la statue et de la peinture/Livre second

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Traduction par Claudius Popelin (prologue, biographie et épilogue).
A. Levy, Éditeur (p. 138-178).

LIVRE DEUXIÈME.
LA PEINTURE.

lettrine C
es moyens d’étudier pourront, sans doute, paraître trop laborieux aux jeunes gens ; aussi veux-je leur démontrer que la peinture n’est pas indigne que nous nous y appliquions avec tout notre zèle et toute notre ardeur. En effet, ne possède-t-elle pas en elle comme une force divine, cette peinture qui, entre amis, rend pour ainsi dire présent l’absent lui-même, et, qui plus est, peut, après bien des siècles, montrer les morts aux vivants, de telle façon qu’ils sont reconnus, à la grande admiration de l’homme d’art et au grand plaisir des spectateurs ? Plutarque nous rapporte que Cassandre, un des généraux d’Alexandre, comme il regardait une image de feu son maître, dans laquelle il reconnaissait la majesté royale, se prit à trembler de tout son corps ; et qu’Agésilas, Lacédémonien, se trouvant trop laid, refusa de laisser son portrait à la postérité, ne permettant ni qu’on le peignît, ni qu’on le sculptât. C’est qu’en effet, les visages des morts mènent pour ainsi dire une vie prolongée par la peinture.

Mais, de ce que la peinture exprima les visages des dieux, objet de la vénération des peuples, on la regarda comme un des plus grands dons faits aux mortels. En effet, elle a rendu les plus grands services à la piété qui nous rattache aux immortels, et à la retenue des âmes dans les liens d’une religion inaltérée.

Phidias exécuta, en Élide, un Jupiter dont la beauté n’ajouta pas médiocrement au culte en vigueur. Mais ce que la peinture apporte aux jouissances honnêtes de l’âme et ce qu’elle ajoute à la splendeur des choses, nous le pouvons voir de reste, principalement en ceci, qu’il n’est d’objet si précieux que la peinture, par sa présence, ne rende plus précieux encore et plus important. L’ivoire, les gemmes et autres objets de prix gagnent encore au contact du peintre. L’or lui-même, travaillé par l’art de la peinture, a plus de valeur qu’à l’état de simple métal. Il n’est pas jusqu’au plomb, le plus vil des métaux, qui, transformé en une effigie quelconque sous les doigts d’un Phidias ou d’un Praxitèle, n’acquît un prix bien supérieur à celui de l’argent brut et non travaillé. Zeuxis avait cette coutume d’offrir ses œuvres en présent, car, disait-il, nul salaire ne les saurait payer. En effet, il pensait qu’aucun prix ne pouvait satisfaire l’homme qui, en peignant ou en sculptant des êtres animés, se considérait lui-même comme un dieu parmi les mortels. Donc, la peinture a cet honneur, que ceux qui la savent éprouvent, en voyant admirer leurs œuvres, comme un sentiment de leur ressemblance avec la Divinité. Et vraiment, n’est-elle pas la maîtresse et le principal ornement parmi tous les arts ? C’est du peintre que l’architecte tient, si je ne me trompe, les architraves, les chapiteaux, les bases, les colonnes, les faîtes et toutes les richesses des édifices. C’est évidemment par la règle et l’art du peintre que le lapidaire, le sculpteur, les officines d’orfèvreries et tous les arts manuels sont dirigés ; enfin, il n’en est presque pas, si infime soit-il, qui n’ait quelque rapport avec la peinture. Si bien que tout ce qui touche à l’ornement semble, j’ose le dire, lui être emprunté. Elle a d’ailleurs été, par-dessus tout, tellement honorée des anciens, qu’alors que tous les artisans étaient compris sous la dénomination de fabri, le peintre seul en était exempt. Cela étant, j’ai coutume de dire, parmi mes familiers, que l’inventeur de la peinture doit être ce Narcisse qui fut métamorphosé en fleur. Qu’est-ce que peindre, en effet, si ce y n’est saisir, à l’aide de l’art, toute la surface d’une onde ? Quintilien suppose que les premiers peintres avaient coutume de circonscrire les ombres au soleil et d’augmenter leur travail par des adjonctions. Il y en a qui disent qu’un certain Philodès, Égyptien, ou qu’un Cléanthès, je ne sais lequel, fut un des premiers inventeurs de cet art. Les Égyptiens assurent qu’il était pratiqué chez eux depuis six mille ans avant qu’il parvînt en Grèce. C’est de cette dernière contrée qu’il nous vint, dit-on, en Italie, après les victoires de Marcellus en Sicile.

Mais il importe fort peu de connaître le nom des premiers peintres ou des inventeurs de la peinture. D’autant que nous n’en faisons pas, comme Pline, l’historique, mais que nous en passons l’art en revue, et cela tout à nouveau. Car je ne sache pas qu’il y ait quelque traité subsistant des anciens auteurs. Cependant on affirme qu’Euphranor Isthmius écrivit quelque chose sur la symétrie et les couleurs [1], qu’Antigone et Xénocrate traitèrent de la peinture et qu’Apelles en fit un livre dédié à Persée. Diogène Laërce raconte que Démétrius le philosophe se distingua dans la peinture. Or, puisque nos ancêtres ont laissé des monuments de leur admiration pour tous les arts, j’estime que celui-là ne fut pas laissé de côté par nos vieux écrivains italiens. D’ailleurs, en Italie, les anciens Étrusques s’y distinguèrent par-dessus tous. Trismégiste, très-ancien auteur, pense que la sculpture et la peinture naquirent ensemble, avec la religion, car il dit à Asclépius : « La nature, se souvenant de son origine, figura les dieux à sa ressemblance[2]. » Et qui pourrait nier que la peinture, aussi bien dans les choses privées que publiques, profanes que religieuses, ne se soit attribué la place la plus honorable ?

Où trouver, entre tous les hommes d’art, quelqu’un dont on ait fait plus de compte que du peintre ? On rapporte les prix incroyables de certains tableaux. Aristide de Thèbes vendit une peinture jusqu’à cent talents. On dit que Rhodes ne fut pas incendiée par le roi Démétrius, afin de sauver un tableau de Protogènes, et nous pouvons affirmer que Rhodes fut rachetée au prix d’une seule peinture. On a colligé bien d’autres récits afin de démontrer que les bons peintres ont toujours été louangés et honorés extrêmement par tous, de même que de très-nobles citoyens, philosophes et rois se sont délectés non-seulement à la vue, mais à la pratique de la peinture. Lucius Manilius, citoyen romain, et Fabius, personnage de noblesse urbaine, furent peintres. Turpilius, chevalier romain, peignait à Vérone. Sitedius, préteur et proconsul, se fit un nom par la peinture. Pausius, poète tragique, petit-fiils par sa mère du poëte Ennius, fit un Hercule dans le forum. Les philosophes Socrate, Platon, Métrodore, Pyrrhon, se distinguèrent dans la peinture ; les empereurs Néron, Valentinien et Alexandre Sévère y furent très-appliqués. Il serait trop long d’énumérer tdus les princes et tous les rois qui s’adonnèrent à cet art très-noble. Il y a encore moins lieu de citer la foule des peintres de l’antiquité. On peut s’en faire une idée en songeant que Démétrius de Phalère, fils de Phanostrates, détruisit par les flammes, en l’espace de quatre cents jours, trois cent soixante statues, tant équestres qu’en quadriges ou en biges. Pensez-vous que dans une ville où il y avait tant de sculpteurs, il dût y avoir peu de peintres ? La peinture et la sculpture sont des arts qu’un même esprit entretient ; mais je préférerai toujours le génie du peintre qui s’applique à une chose extrêmement difficile. Revenons à notre sujet.

La foule des peintres et des sculpteurs devait être grande en ces temps où les princes et les plébéiens, les doctes et les ignorants se délectaient de la peinture. Alors on exposait sur les théâtres, parmi les plus précieuses dépouilles des provinces, des statues et des tableaux. On en vint à ce point que Paul-Émile et un grand nombre de citoyens romains firent, entre autres arts libéraux, enseigner la peinture à leurs enfants, pour les dresser à une vie honnête et heureuse. Il faut noter ici, surtout, cette excellente coutume des Grecs, qui voulaient que les ingénus et les enfants, élevés librement, fussent instruits dans l’art de peindre en même temps que dans les lettres, la géométrie et la musique. Bien plus, la peinture fut en honneur auprès des femmes, et les auteurs célébrèrent les œuvres de Martia, la fille de Varron. Enfin la peinture fut en si grand honneur et en telle estime chez les Grecs, qu’ils rendirent un édit par lequel il était défendu aux esclaves de l’étudier, ce qui n’est pas une injustice, car cet art est tellement digne des esprits les plus libéraux et les plus nobles, que, pour moi, j’ai toujours jugé pourvu d’une intelligence des meilleures et des plus élevées celui que je voyais s’en délecter. Toutefois, la peinture est agréable aux savants comme aux ignorants. En effet, il est rare, quand elle réjouit les capables, qu’elle n’émeuve pas les inexperts, et tu ne saurais trouver personne qui ne fût grandement jaloux d’y exceller. La nature elle-même semble s’être complu à peindre, car nous la voyons quelquefois représenter sur les marbres des hippocentaures et des visages barbus de rois. On raconte que, sur une gemme appartenant à Pyrrhus, on voyait les neuf Muses représentées distinctement, par un effet naturel, avec leurs attributs. Ajoutez qu’il n’y a pas d’art dont la pratique ou l’étude, à quelque âge que ce soit, apporte un plus grand contingent de plaisir à ceux qui le connaissent comme à ceux qui l’ignorent. Qu’il me soit permis de dire de moi-même, lorsque je me mets à peindre pour mon plaisir, ce qui m’arrive souvent quand mes autres affaires me le permettent, que je persiste dans ce travail avec tant de bonheur, que trois ou quatre heures s’écoulent sans que je puisse le croire. Ainsi donc, la culture de la peinture sera pour toi une cause de plaisir, et, si tu y excelles, une source de louanges, de richesses et de perpétuelle renommée. Cela étant, et la peinture pouvant se considérer comme le meilleur et le plus antique ornement des choses, digne des hommes libres, agréable aux doctes et aux ignorants, j’exhorte de toutes mes forces les jeunes gens à se livrer, autant qu’ils le pourront, à sa pratique ; j’exhorte surtout ceux qui sont épris de cet art à consacrer toute leur étude et tout leur zèle à le porter à sa perfection.

Mais si vous cherchez à vous distinguer par la peinture, ayant à cœur, avant tout, la renommée et la gloire que vous savez avoir été si chères aux anciens, qu’il vous plaise vous souvenir que l’avarice fut toujours l’adversaire de l’honneur et de la vertu. L’esprit enclin à ce vice récoltera rarement le fruit de la postérité. J’en ai vu plusieurs qui, au beau moment d’apprendre, s’étant adonnés au gain, n’ont jamais pu, par cela même, acquérir l’ombre de gloire ni la moindre fortune, tandis que, s’ils eussent porté leur intelligence à l’étude, ils eussent atteint la réputation qui leur eût dispensé richesse et bonheur.

En voilà suffisamment à cet égard, revenons à notre sujet. Nous diviserons la peinture en trois parties : division que nous avons empruntée à la nature elle-même. Or, puisque la peinture s’évertue à représenter les objets visibles, remarquons de quelle manière les objets tombent sous la vue. Tout d’abord, quand nous apercevons quelque chose, nous voyons que ce quelque chose occupé une certaine place. Aussi, vraiment, le peintre circonscrit-il l’espace de cette place, et le fait de tracer les contours s’exprime-t-il par le mot de circonscription. En considérant comment les diverses superficies du corps examiné se relient entre elles, l’homme d’art dessine ses conjonctions à leur place propre et nomme cela avec justesse la composition. Enfin, par la vue, nous discernons plus distinctement les couleurs des surfaces ; et parce que la représentation de ce phénomène, en peinture, subit, par les lumières, diverses modifications, nous nommerons cela la distribution des lumières. Donc, la circonscription, la composition et la distribution des lumières constituent la peinture. D’où résulte ce que nous allons exprimer très-brièvement, et d’abord, examinons la circonscription.

La circonscription est cette opération qui consiste, en peignant, à tracer les circuits des contours. C’est en quoi excellait Parrhasius, ainsi que nous l’apprend Xénophon dans un entretien de Socrate. On rapporte, en effet, qu’il apporta le soin le plus délicat dans le tracé des lignes. J’estime que, dans cette circonscription, ils s’appliqua principalement à mener ces traits avec une grande finesse, d’une manière presque invisible, exercice où il lutta, dit-on, d’habileté avec Protogènes. Ainsi donc, la circonscription n’est autre chose que le tracé des contours, et s’ils se faisaient avec une ligne trop apparente, ils ne représenteraient plus les bords des superficies, mais bien plutôt de petites fissures. C’est pourquoi désiré-je qu’on ne vise pas à déterminer, par la circonscription, autre chose que les circuits des contours ; et j’affirme qu’on s’y doit exercer extrêmement, attendu que, là où la circonscription sera mauvaise, il n’y aura lieu de louer ni la composition, ni la distribution des lumières. Tandis qu’au contraire, la circonscription toute seule peut encore être très-agréable à considérer. Applique-toi donc à cette opération, pour laquelle je ne sache pas qu’on puisse trouver rien de mieux que ce voile auquel j’ai coutume, avec mes amis, de donner le nom à l’intersecteur. C’est moi qui en ai inventé l’usage.

Voici ce qu’il en est. Je tends sur un cadre un voile de fil très-fin et tissé très-lâche, de n’importe quelle couleur, divisé en carrés égaux parallèles au cadre par des fils plus gros ; je l’interpose entre mon œil et ce que je veux représenter, de façon à ce que la pyramide visuelle pénètre au travers du voile par l’écartement des fils. Cette intersection du voile a en elle de fort grands avantages. Le premier, c’est de te représenter les mêmes superficies immobiles ; car, ayant placé les premiers contours, tu retrouveras toujours les points de la pyramide suivant laquelle tu as opéré tout d’abord, ce qui, sans l’emploi de cet intersecteur, est chose fort difficile à obtenir. Or, sache qu’il est impossible, en peignant, de bien imiter un objet, si, tant qu’on le peint, on ne lui conserve pas toujours le même aspect. C’est ce qui fait que les peintures ressemblent bien plus au modèle que les sculptures, parce qu’elles conservent toujours le même aspect. Sache, en outre, que si tu changes la distance et la position du point central, l’objet lui-même paraîtra modifié. Aussi ce voile ou intersecteur sera-t-il, ainsi que je l’ai dit, d’une assez notable utilité, puisqu’il maintient l’objet sous un même aspect. Le premier avantage sera de pouvoir établir à des places certaines, sur le tableau qu’on exécute, la position des contours et les limites des superficies. En effet, considérant que le front tient en tel carré, le nez dans celui au-dessous, les joues dans les plus voisins, le menton dans le plus bas, et ainsi de suite pour toutes les parties, chacune à sa place, tu peux colloquer de nouveau ces parties sur le tableau ou sur la paroi, dans des divisions parallèles préalablement établies. Un autre avantage qu’apporte cet instrument à l’exécution de la peinture, c’est de te montrer dessinés et peints, sur sa surface plane, tous les reliefs et les bosses de ce que tu veux représenter. Par cela nous pouvons, avec de l’expérience et du jugement, voir suffisamment de quelle utilité peut nous être ce voile pour peindre avec facilité et justesse. Je ne veux pas écouter ceux qui prétendent qu’un peintre ne doit pas s’habituer à de semblables moyens, parce que, bien qu’ils lui apportent un grand secours, ils sont tels, que sans eux il ne saurait plus rien faire par lui-même. Mais, si je ne me trompe, nous n’avons pas à demander au peintre de prendre une peine infinie, mais seulement de nous rendre en peinture les reliefs exacts que nous voyons dans les objets. C’est là, à moins que je ne manque d’intelligence, une qualité qui me semble devoir être obtenue beaucoup moins bien sans l’usage de ce voile. C’est pourquoi, que ceux qui veulent progresser en peinture fassent emploi de cet intersecteur dont je viens de les entretenir.

Toutefois, si quelques-uns entendaient exercer leur intelligence sans le secours de ces carreaux, qu’ils s’imaginent sans cesse les avoir devant les yeux, tirant fictivement une ligne transversale coupée par une perpendiculaire, afin de déterminer la position des contours. Mais, pour la plupart des peintres inexpérimentés, les contours des superficies paraissent incertains, comme, par exemple, dans les visages, sur lesquels ils ne savent souvent discerner l’endroit où s’arrêtent les tempes. Il importe de leur enseigner le moyen d’acquérir cette connaissance. La nature le démontre parfaitement. En effet, de même que nous distinguons les surfaces planes par les lumières et les ombres qui leur sont propres, de même aussi, parmi les surfaces sphériques ou concaves, pouvons-nous remarquer que celles qui contiennent plusieurs superficies se distinguent par plusieurs taches d’ombre ou de lumière. Ainsi, on peut tenir pour des parties différentes celles qui sont diversifiées par le clair ou par l’obscur. Que si une partie, passant insensiblement d’un effet ombré à un effet très-clair, formait une superficie unique, nous devrions tracer notre ligne au beau milieu, afin de ne pas être incertains quant à la manière de colorer tout le morceau.

Nous avons encore à dire quelque chose sur la circonscription, attendu qu’elle importe considérablement pour la composition. Mais il ne faut pas ignorer ce qu’on entend par cette dernière. La composition est une opération de la peinture par laquelle, dans une œuvre, on réunit les différentes parties. Le sujet est, pour le peintre, de la plus grande importance. Les corps sont les parties du sujet, le membre est une partie du corps, la superficie une partie du membre.

Or, la circonscription est cette opération de peinture par laquelle on indique, en quelque objet que ce soit, les superficies des corps. Ces dernières sont petites chez les êtres animés, grandes sur les édifices et dans les colosses. Les préceptes donnés jusqu’ici sont suffisants pour arriver à circonscrire les petites superficies, et nous avons montré comment on peut en avoir raison à l’aide de l’intersecteur. Quant à la circonscription des grandes, il faut s’enquérir d’une autre méthode. Pour cela, nous devons remémorer tout ce que nous avons dit dans les rudiments, touchant les rayons, la pyramide et l’intersection. D’une autre part, il ne faut pas oublier ce dont j’ai parlé à propos du point central et de la ligne du même nom. Supposons que sur le sol, divisé parallèlement, nous ayons à élever les ailes d’un mur ou toute autre chose semblable, que nous nommerons superficies dressées. Je vais dire en peu de mots comment je ferai cette élévation. Tout d’abord, je commencerai par les fondations. J’inscris sur le sol la longueur et la largeur des murs. À ce propos, nous ferons remarquer cette loi naturelle qui consiste en ce que, dans un corps rectangulaire, on ne saurait jamais voir à la fois, sous un seul et même aspect, que deux superficies debout.

C’est pourquoi j’observe, en inscrivant les fondations des parois, de ne tracer que les contours des côtés qui tombent sous la vue, et je commence toujours par les superficies les plus rapprochées, principalement par celles qui sont parallèles à l’intersection. Je les trace donc avant toutes les autres, et j’établis, par des lignes parallèles sur le sol, la longueur et la largeur que j’entends leur attribuer. Ainsi, je prends autant de lignes parallèles que je pense à leur donner de brasses, et je détermine le milieu de ces parallèles par l’intersection des diamètres entre chacune d’elles ; si bien que, grâce à cette mesure des parallèles, j’inscris parfaitement la longeur et la largeur des murs sortant du sol. Il ne m’est pas difficile, alors, d’établir la hauteur de mes murailles. En effet, cette mesure,


comprise entre la ligne du centre et la place du sol d’où s’élève la quantité de l’édifice, conservera la même mesure. Or, si tu voulais que cette quantité fût, à partir du sol jusqu’au faîte, quatre fois de la hauteur d’un homme qui y serait peint, en supposant la ligne du centre placée à la hauteur de celui-ci, la quantité comprise entre le sol et cette ligne mesurerait trois brasses d’élévation, puis, pour l’accroître jusqu’à ce qu’elle mesurât douze brasses, superpose-lui trois fois la quantité comprise entre la base et la ligne du centre. Ainsi donc, si nous retenons bien ces préceptes de peinture, nous saurons circonscrire parfaitement les superficies formant des angles.

Il nous reste à dire comment on circonscrit, par leurs contours, les superficies circulaires. Elles s’extraient des superficies angulaires. Voici comment j’opère. J’inscris une surface circulaire dans un rectangle équilatéral, dont je divise les côtés en autant de parties égales que la base du rectangle, où se fait la peinture, aura subi de divisions ; puis, de chaque point, tirant des lignes au point correspondant, j’en remplis le susdit rectangle. Là, j’inscris un cercle de la grandeur qui me convient, de manière que ce cercle fasse, avec les parallèles, des intersections que je note et que je reporte aux endroits correspondants sur les lignes parallèles tracées sur le sol de mon tableau. Mais comme ce serait un travail excessif que d’inscrire tout ce cerclé à l’aide de parallèles tirées à l’infini jusqu’à ce que son contour se déterminât par d’innombrables points d’intersection, je m’arrange pour ne le marquer que par huit points ou à peu près, et puis je trace d’inspiration la circonférence, en la faisant passer par ces points déterminés.

Il serait peut-être plus court de circonscrire ce contour par l’ombre que porterait une lampe, attendu que le corps qui causerait cette ombre recevrait la lumière d’après un principe certain et serait juste en place.

Nous avons donc défini la manière de tracer avec des parallèles les premières surfaces angulaires et circulaires. Après avoir dit tout ce qui a rapport à la circonscription, il convient d’en venir à ce qui regarde la composition. Nous ferons bien de répéter ce que c’est. La composition est cette opération de la peinture par laquelle, dans une œuvre peinte, on relie les différentes parties ensemble. L’œuvre la plus colossale ne consiste pas à représenter un colosse, mais un sujet ; et il y a beaucoup plus d’honneur à rendre bien celui-ci que celui-là. Les corps sont les parties du sujet, la partie du corps est le membre, la partie du membre est la superficie ; les parties élémentaires de l’œuvre sont donc les superficies. D’elles se composent les membres, des membres se font les corps, et des corps le sujet qui constitue l’œuvre dernière et absolue du peintre.

C’est de l’assemblage des superficies que résultent et cette convenance et cette grâce qu’on nomme la beauté. Car tel faciès qui aura des superficies grandes et d’autres petites, trop saillantes d’une part et trop rentrées de l’autre, ainsi que le visage des vieilles femmes, sera certainement une chose laide à voir. Mais de telle figure qui aura ses superficies attachées de façon que de douces lumières s’y convertissent insensiblement en ombres suaves, qui n’aura aucune aspérité anguleuse, nous dirons avec raison qu’elle est belle et pleine de charme. Ainsi donc, ce qu’on doit surtout rechercher dans la composition des surfaces, c’est la grâce et la beauté. C’est pourquoi, quelle que soit la manière de nous y prendre, la plus certaine que je sache est encore d’observer la nature, examinant longtemps et avec soin comment cette merveilleuse ouvrière agence elle-même les superficies dans les beaux corps. Aussi importe-t-il extrêmement de prendre plaisir à l’imiter avec toute l’attention et tout le zèle possibles, en employant le voile dont j’ai parlé. Et quand nous aurons relaté et mis en œuvre les superficies des plus beaux corps, nous devrons nous occuper tout d’abord de leurs limites, afin de tracer des lignes à la place déterminée. Cela suffit quant à la composition des superficies. Voyons celle des membres.

Dans la composition des membres, ce qu’il faut avant tout observer, c’est qu’il y ait convenance entre eux. Cette convenance sera parfaite si, par leur grandeur, leur office, leur coloration, ou par toute autre propriété qui leur appartient, il y a entre eux cette correspondance qui fait la grâce et la beauté. Si, par exemple, dans un simulacre quelconque, la tête est grosse, la poitrine étroite, la main énorme, le pied gonflé, le corps obèse, la composition en sera laide à voir. Il y a donc, quant à la grandeur, une certaine raison qu’il faut observer ; et pour obtenir les mesures en peignant des êtres animés, il est d’une importance capitale de considérer avec l’esprit quels sont les os, attendu que, ne se pliant jamais, ils se trouvent toujours en un lieu fixe et certain. Puis il convient de savoir mettre en place les nerfs et les muscles. Enfin, pour achever, il faut savoir revêtir avec la chair et là peau les ossements et la musculature. Peut-être qu’ici on m’objectera ce que j’ai dit plus haut, que le peintre n’a que faire de s’occuper de ce qui ne se voit pas. Soit ; mais si l’on veut habiller des figures, il faut d’abord les tracer nues avant que de les vêtir ; de même, si l’on veut peindre le nu, il faut savoir mettre en place les os et les muscles qu’on devra après recouvrir de chair et de peau, afin de n’éprouver aucune difficulté à reconnaître où ces premiers sont placés. Or, puisque la nature nous démontre elle-même toutes les mesures en les mettant parmi nous, le peintre studieux ne trouvera pas un médiocre avantage à les reconnaître, par son travail, sur la nature même. C’est pourquoi, que ceux qui sont diligents prennent cette peine, afin qu’ils sachent bien qu’ils profiteront autant à mettre leur étude et leur application à connaître la proportion des membres qu’à se la fixer dans la mémoire.

Une chose que je recommande principalement pour mesurer un être animé, c’est dé prendre quelque partie de ses propres membres. L’architecte Vitruve dénombre les mesures de l’homme en se servant de son pied comme étalon. Je pense, quant à moi, qu’il serait plus convenable que les autres quantités se rapportassent à la mesure de la tête. Toutefois j’ai remarqué, chez l’homme, que la mesure du pied était presque toujours égale à celle du menton au sommet de la tête. Ainsi donc, prenant un membre, il faut, d’après lui, établir les autres ; car, dans tout être animé, il n’y a aucune longueur ni aucune largeur de membre qui ne corresponde à celles des autres. Il faut encore bien veiller à ce que tous les membres remplissent bien leur office dans une action quelconque. Il convient, chez un coureur, que les mains ne se jettent pas plus loin que les pieds, et je préfère qu’un philosophe en prière trahisse, par sa membrure, plutôt la modestie que la gymnastique. Le peintre Dœmon représenta un Hoplite combattant qui semblait être tout en sueur, et un autre, déposant les armes, qu’on eût dit essoufflé. Il y eut tel peintre qui peignit Ulysse de façon que tu aurais reconnu en lui, non la folie véritable, mais la folie simulée. Les Romains font un grand éloge d’une peinture qui représente Méléagre apporté mort, et ceux qui l’entourent remplis d’angoisses et les membres affaissés. Cependant, chez un mort, il n’y a nul membre qui ne paraisse mort également ; tous pendent : les mains, les doigts, la tête, tombent languissamment. Tout, enfin, concourt à donner au corps l’aspect de la mort ; ce qui est d’une grande difficulté. Or, c’est aussi bien le fait d’un grand artiste de représenter, dans une figure, des membres oisifs que des membres animés et agissants. Donc, il faut observer, en peinture, que chaque membre remplisse bien l’office qui lui est propre et que la plus petite articulation ne laisse pas que de faire son service ; de telle sorte que tout membre inanimé ou tout membre vivant semble être tel jusqu’au bout des ongles. On dit qu’un corps est en vie quand, de son plein gré, il agit et se meut. On le dit mort lorsque les membres se refusent à continuer les offices de la vie, c’est-à-dire le sentiment et le mouvement. C’est pourquoi le peintre qui voudra que ses simulacres de corps paraissent vivants devra faire en sorte qu’en eux chaque membre exécute parfaitement ses mouvements. Mais il faut, dans chaque mouvement, rechercher la grâce et la beauté. Or, de tous, les plus agréables et qui semblent vivre davantage sont ceux qui s’élèvent en l’air. En outre, il faut dire que, dans la composition des mouvements, il importe de considérer l’espèce, car ce serait le comble de l’absurde si les mains d’Hélène ou d’Iphigénie paraissaient séniles et rustiques ; si le torse de Nestor était représenté juvénile avec une tête délicate ; si Ganymède avait le front ridé et une jambe d’athlète ; ou bien si nous donnions à Milon, le plus robuste des hommes, des flancs veules et grêles. De même, dans les effigies où les visages sont solides et, comme on dit, pleins de suc, il serait véritablement honteux de mettre des mains et des bras consumés par la maigreur, tandis que celui qui peindrait Achaménides découvert par Énée dans son île avec le visage que dépeint Virgile, sans lui donner des membres congruents à la face, serait un peintre inepte et des plus ridicules. Ainsi donc, il faut que toutes choses soient en rapport de convenance avec l’espèce, et je l’entends ainsi quant à la couleur. En effet, à des visages rosés, charmants, blancs comme neige, un sein et des membres noirs et affreux ne sauraient convenir.

Nous avons suffisamment dit tout ce qu’il faut observer dans la composition touchant la grandeur, l’office, l’espèce et la couleur. Il faut prendre garde à tout cela pour la dignité de l’œuvre. Il serait inconvenant de faire Minerve ou Vénus vêtue d’un sayon, et d’habiller indécemment Jupiter ou Mars d’une robe de femme. Les anciens peintres, dans leurs peintures, s’efforçaient de représenter Castor et Pollux tels que des jumeaux, et cependant ils faisaient sentir chez l’un la supériorité au pugilat, et chez l’autre à la course. Ils voulaient même que, chez Vulcain, le vice de claudication fût sensible sous ses draperies, tant ils prenaient de soins à rendre ce qu’ils voulaient exprimer, selon l’office, l’espèce et la dignité convenables.

Après cela s’ensuit la composition des corps qui constitue l’honneur et tout le génie du peintre, composition dont nous avons parlé quelque peu en traitant de celle des membres. Il est important que, dans le sujet, les corps soient en rapport de convenance quant à l’office et à la grandeur. Si, en effet, tu avais peint des centaures tumultueux dans un festin, il serait inepte de placer, en un désordre si sauvage, quelque individu sommeillant par ivresse. Ce serait également une faute que de faire des hommes situés sur un même plan beaucoup plus grands les uns que les autres ; de même que si, dans un tableau, les chiens étaient de la taille des chevaux. Il faut blâmer aussi, ce que je vois souventes fois, des hommes représentés dans un édifice comme enfermés dans un écrin, où ils pourraient à peine se tenir assis ou courbés en deux. Il faut donc que tous les corps aient entre eux, suivant ce dont il s’agit, une convenance quant à la grandeur et quant à l’office. Mais, pour ce qui regarde un sujet qu’on puisse à juste titre louer et admirer, il faut qu’il se présente de telle sorte et pourvu de tels attraits qu’il paraisse agréable et orné, et retienne longtemps sous le charme et sous l’émotion l’esprit du spectateur instruit comme celui de l’ignorant. Ce qui, tout d’abord, dans un sujet, t’apportera quelque plaisir, c’est l’abondance et la variété des choses. De même que, dans la bonne chair et dans la musique, une abondance renouvelée charme principalement, entre autres raisons parce qu’elle apporte quelque différence et quelque changement dans les choses anciennes et habituelles, ainsi l’âme se complaît extrêmement en toute abondance et en tout changement. C’est pourquoi la variété des corps et des couleurs est agréable en peinture. Je dirai qu’une composition est très-abondante lorsque, chaque chose à sa place d’ailleurs, on y verra mêlés des vieillards, des hommes faits, des adolescents, des jeunes garçons, des matrones, des vierges, des petits enfants, des animaux domestiques, des chats, des oiseaux, des chevaux, des pécores, des édifices, des campagnes. Or, je louerai toute abondance, pourvu qu’elle soit en parfaite convenance avec ce dont il s’agit. Il en résulte que plus les spectateurs sont arrêtés par la vue des choses, plus leur gratitude envers le peintre est considérable. Mais je voudrais que non-seulement cette abondance fût parée par la diversité, mais encore qu’elle fût pondérée et modérée par de la dignité et de la grâce. Je blâme vraiment ces peintres qui, voulant paraître féconds dans leurs œuvres et n’y pas laisser de place vide, au mépris de toutes les lois de la composition, y disséminent les objets d’une manière confuse et déréglée ; d’où il advient que le sujet ne semble plus être une action, mais bien un tumulte. Il se peut même que celui qui, avant tout, recherchera la dignité devra rechercher extrêmement la sobriété ; car, de même que chez un prince la sobriété des paroles ajoute à leur majesté, pourvu toutefois qu’on en comprenne le sens, de même aussi, dans un sujet, un nombre mesuré de corps répand de la dignité.

La variété donne de la grâce. Je redoute la pauvreté dans une composition, mais je craindrais bien plus une abondance qui ne s’accorderait pas avec la dignité. Aussi approuvé-je singulièrement ce qu’observent les poètes, tant tragiques que comiques, alors qu’ils représentent leurs fables avec le moins grand nombre possible de personnages. À mon sens, il n’est sujet si compliqué qui ne se puisse rendre avec neuf ou dix personnages. C’est ainsi que je prise l’opinion de Varron qui, dans un banquet, tenant à éviter le tumulte, n’admettait pas plus de neuf convives. Mais comme la variété aura toujours un grand charme, la peinture où il y aura des attitudes et des positions de corps très-différentes plaira particulièrement. Il faut donc qu’il y ait des personnages vus de face, les mains levées, les doigts en mouvement, portant sur un pied ; d’autres la face en sens inverse, les bras pendants, les pieds joints. Surtout que chacun ait bien les inflexions et les mouvements qui lui conviennent. Que ceux-ci soient assis, à genoux, où à demi couchés ; que ceux-là soient nus s’il le faut, ou, par un compromis entre deux formes de l’art, à demi vêtus. Mais ayez soin d’observer toujours la pudeur et la modestie ; que les parties obscènes ou disgracieuses soient voilées par des draperies, par des feuillages, ou bien couvertes avec la main. Apelles, en peignant Antigone, eut soin de représenter son visage du côté où n’était pas le défaut de son œil. On voit dans Homère, là où il décrit Ulysse naufragé sortant, à son réveil, de la forêt et s’avançant à la voix de jeunes filles, qu’il lui donne un voile de feuilles d’arbres autour des parties honteuses du corps. On raconte que Périclès avait la tête trop longue et mal faite, aussi les peintres et les sculpteurs ne le représentaient pas la tête nue, comme les autres, mais ils le coiffaient d’un casque. Enfin Plutarque nous apprend que les anciens peintres, lorsqu’ils portraituraient des rois, avaient coutume, quant aux défauts, de ne pas vouloir paraître les avoir entièrement négligés, mais de les amender le plus possible. Ainsi donc, j’entends que la pudeur et la modestie soient si bien observées dans un sujet, que les laideurs soient laissées de côté, ou tout au moins arrangées. Je pense enfin, comme je l’ai dit, faire extrêmement en sorte que le même geste ou que la même attitude ne se trouve pas répétée dans un tableau.

Un sujet sera capable d’émouvoir les spectateurs lorsque des personnages immobiles y manifesteront fortement les mouvements de leur âme. C^st un fait naturel que rien ne tend plus à la réciprocité ; tellement que nous pleurons à l’aspect des larmes, que le rire provoque le rire et que nous souffrons en présence de la souffrance. Mais ce sont les mouvements du corps qui révèlent ces mouvements de rame ; car nous voyons que les hommes chagrins, accablés de soucis et de maux, ont les sens engourdis, sont alanguis et vont lentement, les membres pâles et pendants. En efiet, les mélancoliques ont le front baissé, la tête languissante et les membres comme affaissés et abandonnés. Les hommes colères, dont l’esprit est enflammé par l’emportement, ont le visage et les yeux gonflés, rougissent et se démènent vivement sous l’impression de la fureur. Mais quand nous sommes joyeux et gais, nos mouvements sont dégagés et d’une souplesse agréable.

On loua Euphranor d’avoir fait à Paris-Alexandre un visage tel, qu’on discernait en lui tout à la fois l’élu des Déesses, l’amant d’Hélène et le meurtrier d’Achille. Ce fut un merveilleux honneur pour le peintre Dæmon qu’on pût reconnaître facilement, dans ses tableaux, l’homme violent, l’injuste, l’inconstant, aussi bien que le généreux, le clément, le miséricordieux, l’humble et le brave. Entre autres choses, on rapporte que le Thébain Aristides, presque l’égal d’Apelles, sut rendre en perfection ces mouvements de l’âme, et nous pourrons y exceller nous-mêmes quand nous voudrons bien y apporter l’étude et la diligence qui conviennent.

Il faut donc que les mouvements du corps soient parfaitement connus du peintre, et c’est dans la nature qu’il devra soigneusement les étudier. C’est une chose fort difficile, attendu que les mouvements infinis de l’âme font varier également ceux du corps. Quel est le peintre, s’il n’est très-expert, qui pourra croire jusqu’à quel point il est difficile, quand on veut rendre un visage qui rie, de ne pas le faire plutôt pleurant que joyeux ? Bien plus, qui se sentira capable, sans une étude et une application infinies, de traduire un visage où la bouche, le menton, les yeux, les joues, le front, les sourcils, s’accordent ensemble pour exprimer la douleur ou la joie ? C’est pourquoi il faut, là-dessus, consulter la nature, et imiter toujours, en premier, les aspects les plus fugitifs. Mais il faut peindre, de préférence à ce qui frappe seulement les yeux, ce qui cause une impression à l’âme.

Avant tout, disons quelque chose sur ce que nous a suggéré notre propre génie touchant les mouvements. Et d’abord, je crois qu’il importe que les corps, selon ce qu’ils ont à faire, se meuvent entre eux avec une certaine grâce. En outre, j’aime que, dans un sujet, il y ait quelqu’un qui fasse aux spectateurs comme un signe de la main, les invitant à voir ce qui s’y passe, ou bien, si au contraire il s’agit d’un acte mystérieux, que ce même personnage leur indique de s’éloigner par un visage et des yeux épouvantés ; qu’il* te démontre enfin qu’il y a là ou un danger ou quelque merveille, et que, par ses gestes, il t’engage à rire ou à pleurer. Bref, il faut que tout ce que font les personnages entre eux, comme par rapport au spectateur, soit autant d^actes qui concourent au rendu et à l’éclaircissement du sujet. On vante le Cypriote Timanthe de ce que, dans le tableau par lequel il l’emporta sur Colotès [3], ayant fait Calchas affligé du sacrifice d’Iphigénie, Ulysse plus triste encore, et ayant réuni sur Ménélas tout ce qu’il avait d’art et de ressources pour exprimer le chagrin, comme il avait épuisé les formes de l’affliction et ne trouvait rien qui pût rendre la douleur du père, il lui couvrit la tête d’une draperie, laissant ainsi au spectateur à s’imaginer par son propre cœur une désolation plus grande que celle qu’eussent pu percevoir ses yeux. On vante également, à Rome, le navire de M. Giotto, peintre toscan, où il exprima si bien l’épouvante et la stupéfaction des onze apôtres à la vue de leur compagnon marchant sur les ondes, que chacun, à part soi, laisse voir le trouble de son âme et représente différemment, par les attitudes corporelles, l’effroi dont il est saisi.

Mais déduisons rapidement tout ce passage sur les mouvements. Il y a ceux de l’âme, que les doctes nomment des affections, comme la colère, la douleur, la joie, la crainte, etc. Les autres sont propres au corps. On dit que les corps se meuvent différemment, selon qu’ils croissent ou diminuent, qu’ils passent de l’état sain à l’état malade, et retournent de la maladie à la santé ; ou bien encore quand ils changent de place. Nous autres peintres qui voulons exprimer les affections de l’esprit par les mouvements des membres, — mettant à part toute autre question, — nous, traiterons seulement de ce mouvement, qu’on dit être produit lorsque la place est changée. Toute chose qui est changée de place a sept directions de mouvement, car elle est dirigée en haut ou en bas, à droite ou à gauche, en se retirant loin de là ou en venant à nous ; un septième mode de mouvement est celui qui consiste à tourner en rond. Je désire donc que tous les mouvements soient rendus en peinture ; qu’il y ait des corps qui se dirigent vers nous, d’autres qui s’en éloignent ; que les uns tendent vers la droite, d’autres vers la gauche, que quelque nombre de ces corps se présente en face des spectateurs, qu’un certain nombre s’en éloigne ; que ceux-ci s’élèvent en haut, que ceux-là tendent vers le bas.

Cependant, en peignant ces mouvements, on transgresse en général toutes les règles. Aussi convient-il que je rapporte ici, sur la situation et les mouvements des membres, plusieurs observations que j’ai puisées dans la nature ; d’où nous devrons bien comprendre avec quelle mesure il faut employer ces différents mouvements. J’ai reconnu chez l’homme, en effet, combien, dans son attitude entière, tout son corps est subordonné à la tête, qui, de tous les membres, est le plus pesant. Or, s’il appuie tout son corps sur un seul et même pied, toujours ce pied, comme la base d’une colonne, sera placé perpendiculairement sous la tête ; et le visage d’une personne ainsi posée est presque toujours tourné vers le point où le pied est dirigé.

Nous avons remarqué que, quelquefois, les mouvements de la tête sont tels, qu’elle n’a pas toujours au-dessous d’elle quelques parties du corps possédant une pesanteur constante, à moins qu’elle n’attire, ce qui est certain, quelque membre dans la partie opposée, comme un bras de balance, pour lui faire contre-poids. Nous voyons que ce fait a lieu lorsqu’une personne, soutenant un fardeau à bras tendu, tient un pied fixé fermement comme le fuseau de la balance, et résiste, avec toute l’autre partie du corps, pour maintenir l’équilibre.

J’ai compris que la tête de l’homme qui se tient debout ne peut se pencher en arrière au delà de la position où les yeux aperçoivent le milieu du ciel, et qu’elle ne saurait se tourner par côté au delà du point où le menton atteindra l’épaule. Quant à cette partie du corps où nous nous ceignons, c’est à peine si nous pouvons la tourner en dedans suffisamment pour que l’épaule arrive en droite ligne au-dessus de l’ombilic. Les mouvements des bras et des jambes sont plus libres, afin de ne pas gêner les parties nobles du corps. J’ai remarqué, d’après la nature, qu’avec le bras tendu les mains ne peuvent presque jamais s’élever au-dessus de la tête et le coude au delà des épaules, et de même, que le pied, quand la jambe est tendue, ne saurait s’élever au-dessus du genou, ni s’écarter de l’autre pied d’une quantité plus grande que sa propre mesure.

J’ai fait cette observation que, si nous élevons une main, toutes les parties qui sont de son côté, jusqu’au pied, suivent ce mouvement, et que le talon même est entraîné par le bras à se soulever du sol.

Il y a bien des choses semblables qu’un homme d’art habile apercevra, et peut-être que ces observations sont si évidentes, qu’il peut paraître superflu de les relater. Néanmoins, nous n’avons pas négligé de le faire, parce que nous avons remarqué que la plupart des peintres se sont gravement trompés à cet égard. Ils rendent, en effet, des mouvements trop forcés, et ils font en sorte que, dans la même figure, la poitrine et les fesses soient vues sous une même perspective ; ce qui est aussi impossible qu’indécent. Mais qu’ils sachent bien que leurs images aux mouvements forcés n’acquièrent une telle apparence de vivacité qu’en rendant des attitudes d’histrions, au mépris de toute dignité en peinture. Par ce fait, non-seulement leurs œuvres sont privées de grâce et de beauté, mais encore elles dénotent chez l’artiste un esprit déréglé. La peinture exige des mouvements doux et gracieux, appropriés à la chose dont il s’agit. Qu’il y ait chez les jeunes filles une allure et un extérieur élégants, parés de la simplicité de l’âge, agréables, et montrant de préférence à une attitude agitée des mouvements pleins de douceur et de la tranquillité. Toutefois, Homère, dont Zeuxis suivit le goût, préfère chez les femmes une forme très-vigoureuse. Que chez l’adolescent 09 exprime des gestes plus légers et joyeux, avec une certaine expression d’âme vaillante et virile. Qu’il y ait chez l’homme fait des mouvements plus fermes et des poses propres aux fortes luttes ; chez les vieillards, de la lenteur et des attitudes fatiguées, de sorte qu’ils ne soutiennent pas seulement leur corps à l’aide de leurs jambes, mais qu’ils s’appuient encore avec les mains sur quelque chose. Qu’enfin on donne à chacun, en conservant la dignité, des mouvements du corps en rapport avec les affections morales qu’on veut représenter ; car il est essentiel de signifier, à l’aide des membres, les plus grandes perturbations de l’âme.

Cette observation touchant les mouvements est absolument commune à tout être animé. En effet, il ne conviendrait pas qu’un bœuf qui laboure fît les mêmes mouvements que Bucéphale, le généreux cheval d’Alexandre. Cependant, nous pourrions peindre facilement cette célèbre fille d’Inachus qui fiit changée en vache [4], la tête haute, les pieds levés et la queue entortillée. Ces courtes remarques sur les mouvements des êtres animés seront suffisantes. Mais, maintenant, puisque je crois qu’il est nécessaire, en peinture, de rendre les mouvements des choses inanimées, je dois dire suivant quelles règles elles se doivent mouvoir. Le mouvement des chevelures, des crinières, des rameaux, des feuillages, des vêtements, bien exprimé, plaît dans une peinture. Je veux, en vérité, que les cheveux exécutent les sept mouvements dont j’ai parlé plus haut. Effectivement, il faut que parfois ils tournent, qu’ils se nouent, qu’ils ondoient dans l’air, imitant les flammes, et que tantôt ils se portent sur les unes ou les autres parties. Il faut que les sinuosités des rameaux se courbent en montant, rentrent et se tordent comme une corde. Qu’il en soit ainsi des vêtements ; qu’ils s’étendent de tous côtés comme les rameaux d’un arbre ; que d’un pli naissent d’autres plis, comme des branchages autour de la déesse Puta [5] ; que les mouvements de ces plis soient rendus de telle sorte qu’il n’y ait aucune partie des vêtements où on les trouve semblables. Mais, comme je le recommande sans cesse, que ces mouvements soient modérés et aisés, et qu’ils tendent plutôt à montrer de la grâce que de la difficulté vaincue. Et puis, comme nous voulons que les vêtements se prêtent aux mouvements, et comme, de leur nature, ils sont pesants et tombent toujours vers la terre, il est bon, en peinture, de faire que le zéphyr ou l’autan souffle dans un coin du sujet et repousse ainsi les vêtements qu’il rencontre. Il en résulte ce gracieux effet que, le vent frappant le corps, les vêtements s’y impriment, et le nu apparaît à travers leur voile, tandis que, de l’autre côté, agités par le vent, ils débordent convenablement dans l’air. Mais en rendant cet effet, il faut bien prendre garde que les vêtements agités ne s’élèvent contre le vent, et ne soient trop réprimés ou trop développés. Le peintre doit donc bien retenir ce que nous venons de dire sur les mouvements des êtres animés et des choses inanimées. Il faut également observer tout ce que nous avons remarqué touchant la composition des surfaces, des membres et des corps. Ainsi donc, nous avons traité au complet de deux parties de la peinture : la circonscription et la composition. Il nous reste à parler de la réception des lumières. Nous avons suffisamment démontré, dans nos premiers enseignements, quelle puissance ont les lumières pour modifier les couleurs : car, les genres des couleurs demeurant fixes, nous avons enseigné qu’elles deviennent tantôt plus claires, tantôt plus foncées, suivant l’application des lumières ou des ombres, et que le noir et le blanc sont les couleurs avec lesquelles nous exprimons en peinture le clair fit l’obscur, tandis qu’on tient les autres couleurs pour la matière à laquelle s’ajoutent les alternatives de la lumière et de l’ombre. Mettant toute autre chose à part, il faut expliquer de quelle manière le peintre doit se servir du blanc et du noir.

Les anciens peintres s’étonnaient que Polignote et Timanthe ne se servissent que de quatre couleurs, et surtout qu’Aglaophon se complût à n’en employer qu’une seule. Ils pensaient qu’il était peu modéré que ces excellents peintres, parmi un si grand nombre de couleurs connues, en eussent si peu mis en usage ; d’où ils concluaient que le propre d’un maître fécond est de mettre en œuvre le plus grand nombre de couleurs possible. J’affirme avec raison que, pour la grâce et la beauté de la peinture, l’abondance et la variété des couleurs sont d’un grand prix ; mais je voudrais pourtant que les peintres instruits estimassent qu’on peut apporter une grande industrie et un art considérable dans la disposition du blanc et du noir seulement, et qu’il faut déployer une rare intelligence et une parfaite habileté pour placer convenablement ces deux couleurs. Car, comme la chute de la lumière et des ombres produit un effet tel, qu’elles apparaissent en tout endroit où les superficies se soulèvent ou se retirent en creux, et en toute partie où elles déclinent ou fléchissent, ainsi, l’arrangement du blanc et du noir produit l’effet qui valait des louanges au peintre Nicias d’Athènes. C’est là ce que doit d’abord rechercher l’artiste, afin que ses peintures semblent avoir un grand relief. On dit que le très-noble et très-ancien peintre Zeuxis, à peu près le premier, observa cette principale loi des lumières et des ombres ; mais on n’en fait presque pas honneur aux autres. Quant à moi, je tiendrai pour nul ou médiocre tout peintre qui ne comprendra pas parfaitement quelle puissance toute ombre et toute lumière exercent sur les superficies. Mais, de l’avis des savants et des ignorants, je priserai fort ces figures qui semblent, comme des sculptures, sortir du tableau. Au contraire, je ne saurai que blâmer celles qui n’auraient d’autre qualité d’art que dans les contours. Je veux qu’une composition soit bien dessinée et bien colorée aussi. Or, pour qu’un peintre échappe au blâme et mérite des louanges, il faut qu’il observe surtout les lumières et les ombres. Il faut noter que la couleur doit être plus brillante et plus claire sur une surface où tombent des rayons lumineux, et qu’elle s’assombrit à partir de l’endroit où la force de la lumière commence à s’affaiblir. Enfin, il faut considérer ce fait par lequel les ombres correspondent toujours aux lumières dans un sens opposé ; de sorte qu’en aucun corps une surface ne saurait être éclairée sans que les surfaces qui lui sont opposées soient couvertes d’ombre. Mais j’engage fortement à imiter les lumières et les ombres par le blanc et le noir, afin d’apporter une étude toute spéciale dans la connaissance des surfaces qui sont touchées par la lumière ou l’ombre. C’est ce que la nature, c’est ce que les objets mêmes vous apprendront parfaitement. Lorsque, enfin, vous posséderez bien ces notions, vous modifierez la couleur en son lieu et place et dans ses contours par une quantité de blanc extrêmement petite, et au même instant vous aurez soin de poser quelque peu de noir dans la partie opposée, afin que, par cet équilibre de blanc et de noir, pour ainsi dire, un relief, s’élevant, prenne plus d’apparence. Vous continuez à ajouter ainsi ces deux couleurs avec la même modération, jusqu’à ce que vous sentiez être parvenu à un effet suffisant. Le miroir sera un juge excellent pour l’apprécier. Je ne sais vraiment par quel phénomène une peinture sans défaut paraît gracieuse dans le miroir, et il est étonnant que les fautes y semblent plus grandes. Ainsi donc, les choses faites d’après le naturel sont amendées par le jugement du miroir.

Qu’on me permette de rapporter ici plusieurs observations que nous avons extraites de la nature. En effet. nous avons remarqué que les surfaces planes conservent leur couleur uniforme dans toute leur étendue, mais que les surfaces sphériques ou concaves la voient modifiée ; car ici elle est plus claire, là plus foncée. Cependant une sorte de couleur moyenne est conservée en un certain endroit. Cette altération des couleurs sur les surfaces non planes présente quelque difficulté aux peintres paresseux ; mais si le peintre a bien tracé les contours des surfaces, ainsi que nous l’avons enseigné, s’il a bien indiqué la place des lumières, la manière de colorer sera facile alors. En effet, il peindra d’abord la surface en noir et en blanc, ainsi qu’il faut le faire, comme s’il épandait une légère rosée ; ensuite il arrosera de nouveau, si je puis dire ainsi, toute la superficie, mais en deçà des contours ; puis il reviendra par-dessus en deçà de cette dernière couche, il en résultera que la partie lumineuse sera d’une couleur beaucoup plus claire qui se fondra comme une fumée dans les parties qui lui sont contiguës. Toutefois, il faut se souvenir qu’aucune superficie ne doit être peinte tellement blanche, qu’il ne soit pas possible de la blanchir encore. Même en représentant des vêtements blancs, il faut se tenir bien en deçà de l’extrême couleur blanche ; car le peintre n’a qu’elle pour imiter le dernier éclat des surfaces les plus brillantes, de même qu’il ne possède que le noir pour rendre les plus épaisses ténèbres de la nuit. C’est pourquoi, pour peindre des vêtements blancs, il faudra prendre une des quatre espèces de couleurs claires et brillantes, de même que, pour peindre un manteau noir, il faut au contraire employer une couleur à l’extrême opposé qui ne s’écarte guère du ton de l’ombre, comme serait celui d’une mer sombre et profonde. Enfin, cet assemblage du blanc et du noir a une telle puissance, qu’employé avec art et méthode, il peut représenter, dans la peinture des surfaces, l’or, l’argent et la splendeur du verre. On ne saurait donc trop fortement blâmer les peintres qui emploie^ le blanc sans modération et le noir avec négligence. C’est pourquoi je voudrais que la couleur blanche fût vendue aux peintres beaucoup plus cher que les pierres les plus précieuses. Il serait à souhaiter que la couleur blanche et que la noire se fissent de ces perles que Cléopâtre liquéfiait dans du vinaigre ; cela ferait qu’on en serait plus parcimonieux. Les œuvres en seraient plus belles et plus rapprochées de la vérité ; car il est difficile de dire avec quelle discrétion et quelle méthode on doit distribuer le blanc en peinture. Zeuxis, à cet égard, avait coutume de reprendre les peintres de ce qu’ils n’avaient aucune notion de l’excès. Cependant, s’il faut pardonner à l’erreur, ceux qui emploient le noir avec profusion sont moins à blâmer que ceux qui gaspillent du blanc sans modération ; car, par la nature même, nous apprenons, avec l’usage de peindre, à exécrer les œuvres noires et horribles ; et d’autant plus sommes-nous instruits, d’autant plus laissons-nous nos mains incliner vers la grâce et la beauté. En effet, nous aimons tous naturellement les choses claires et voyantes. Donc il faut fermer avec soin la porte ouverte plus facilement à la faute.

Nous avons jusqu’ici parlé sur l’emploi du blanc et du noir ; il faut y joindre quelques préceptes sur le genre des couleurs. Il s’ensuit donc que nous allons traiter de quelques-unes des espèces de couleurs ; non pas, vraiment, comme l’architecte Vitruve, en déclarant où se trouvent les meilleures terres rouges et les couleurs les plus estimées, mais en indiquant par quelle méthode on doit combiner, en peignant, les couleurs préalablement bien choisies et bien broyées. On dit que le peintre antique Euphranor a rapporté par écrit quelque chose sur la matière. Ses écrits n’existent plus. Pour nous qui avons remis en lumière cet art de la peinture, soit que, décrit jadis par d’autres, nous l’ayons rappelé des demeures infernales, soit que, n’ayant jamais été décrit par personne, nous l’ayons tiré des cieux, nous continuerons cette œuvre pour l’instruction d’autrui, cela d’après notre propre génie, ainsi que nous l’avons fait jusque-là. Je voudrais qu’en peinture les genres et les espèces de couleurs apparussent, autant que possible, munies d’une certaine grâce et d’une certaine douceur. Et vraiment il y aura de la grâce alors que les couleurs seront juxtaposées avec une exacte habileté. Que si vous peignez une Diane conduisant des chœurs de Nymphes, il conviendrait de donner des vêtements verts à celle-ci, des blancs à sa voisine, des pourpres à celle-là et des jaunes à cette autre. Qu’elles soient vêtues avec cette diversité de couleurs telle, que les claires soient toujours proches des plus foncées et d’un genre différent : car un tel assemblage procure, grâce à la variété, un grand charme, et grâce au contraste, une plus grande beauté. La couleur rouge placée entre le bleu de ciel et le vert leur communique une mutuelle noblesse. La couleur blanche placée entre le cendré et le jaune les enrichit d’une certaine gaieté, ainsi d’ailleurs que presque toutes les autres couleurs. Les couleurs foncées ne se piacent pas parmi les claires sans une dignité remarquable, et de même les couleurs claires font le meilleur effet parmi les foncées. Le peintre mettra doit dans sa composition la variété de colorations que j’ai indiquée.

Il y a des personnes qui emploient l’or immodérément dans les tableaux, pensant que ce métal apporte au sujet une certaine noblesse. Je ne saurais les approuver. Si, par exemple, je voulais peindre la Didon de Virgile, dont le carquois était attaché par une ceinture d’or, les cheveux relevés par des rubans d’or, le vêtement maintenu par une agrafe d’or, et qui était traînée par des chevaux aux freins d’or, environnée d or en un mot, je m’efforcerais de rendre tout cela avec des couleurs de préférence à de l’or, dont l’éclat blesse les yeux des spectateurs. Car, comme tout le mérite de la coloration gît dans un artifice, il est facile de voir que de l’or posé dans un tableau uni fait paraître obscures, aux yeux des spectateurs, des surfaces qui eussent dû paraître claires et brillantes, tandis que d’autres qui eussent dû paraître foncées sont présentées plus lumineuses. Assurément, je ne condamne pas les ornements ajoutés à la peinture, comme des colonnes sculptées, des bases et des chapiteaux, fussent-ils en or et en argent massifs très-purs, attendu qu’une composition bien achevée, enjolivée d’ornements de pierreries même, est chose fort convenable.

Jusqu’ici nous avons traité de trois parties de la peinture, en toute brièveté. Nous avons parlé du dessin, des superficies petites et grandes nous avons parlé de la composition des membres et des corps ; nous avons dit, à propos des couleurs, combien nous pensions qu’elles avaient d’importance pour k peintre. Nous avons donc traité de toute la peinture, que nous avons dit consister en trois choses : la circonscription, la composition, et la réception des lumières.

  1. Ευφράνωρ, statuaire et peintre grec, né dans l’isthme de Corinthe, élève d’Ariston fils d’Aristide de Thèbes, composa le traité De symmetria et coloribus. Il ne faut pas le confondre avec un Euphranor dont parle Vitruve, et qui fit un traité De praceptibus symmetriarum.
  2. Voir la belle traduction d’Hermès Trismégistc, par M. Louis Ménard.
  3. Colotès (Κολώτης), peintre grec qu’il ne faut pas confondre avec son homonyme, sculpteur élève de Phidias.
  4. Io, fille d’Inachus, changée en vache par Jupiter.
  5. Puta, déesse qui préside à la coupe des arbres.