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De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs/De la Traite des Noirs

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De la traite et de l’esclavage des Noirs et des Blancs par un ami des hommes de toutes les couleurs
A. Égron (p. 5-48).


DE LA TRAITE
ET
DE L’ESCLAVAGE
DES NOIRS ET DES BLANCS.


———


CHAPITRE PREMIER.

DE LA TRAITE DES NOIRS.


Thémistocle annonce aux Athéniens que, pour accroître la puissance de la république et la délivrer d’un ennemi redoutable, il a un moyen infaillible, mais qui ne peut être révélé au public. Aristide est nommé pour être dépositaire de ce secret, et apprécier l’utilité du plan de Thémistocle, qui consiste à brûler la flotte de Xerxès, réunie dans un port. Aristide, persuadé que le salut même de la patrie seroit acheté trop chèrement par un acte contraire à la morale, déclare à l’assemblée que le moyen proposé seroit très-avantageux, mais qu’il est injuste ; et il est rejeté[1]. Dans un traité avec les Carthaginois, Gelon, roi de Syracuse, stipule expressément qu’ils n’immoleront plus d’enfants à Saturne[2] ; et vingt-trois siècle après, en 1814, dans un traité avec l’Angleterre, on stipule que, pendant cinq ans encore, les Français pourront faire la traite des Nègres, c’est-à-dire, voler ou acheter des hommes en Afrique, les arracher à leur terre natale, à tous les objets de leurs affections, les porter aux Antilles, où, vendus comme des bêtes de somme, ils arroseront de leurs sueurs des champs dont les fruits appartiendront à d’autres, et traîneront une pénible existence, sans autre consolation, à la fin de chaque jour, que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau. Aristide et Gelon étoient idolâtres, nous sommes chrétiens.

À peine ai-je tracé ces mots, qu’on me crie en anglais et en français ; The king can do no wrong, le roi ne peut faire mal. Actuellement, en France comme en Angleterre, on accorde fictivement au chef de l’État la faculté d’être infaillible et impeccable. La responsabilité ne pèse que sur les ministres. C’est donc contre des actes ministériels que sont dirigées nos observations ; mais, comme dans la stipulation de la traite des Nègres, ils n’étoient que les organes des marchands d’hommes, il n’est pas inutile d’envisager un moment la conduite que, depuis vingt-cinq ans, ont tenue la plupart de ces derniers.

Jadis ils avoient mis sérieusement en problème, si les Noirs pouvoient être comptés dans la classe des êtres raisonnables. Bientôt il fallut céder à la multitude des faits qui, sur cet article, les assimilant aux Blancs, attestent l’identité et l’unité de l’espèce humaine. Les partisans de la traite déclarent présentement qu’il est absurde d’élever des doutes à cet égard ; ils se réduisent à contester aux Noirs des facultés intellectuelles aussi énergiques, aussi étendues que celles des Blancs.

On pourroit leur répondre que les talens ne sont pas la mesure des droits : aux yeux de la loi, le domestique de Newton étoit l’égal de son maître. Mais, pour établir la supériorité des Blancs, quels sont les moyens de comparaison ? Dans une brochure nouvelle, sur l’Esclavage colonial, on lit textuellement que le Noir n’est susceptible d’aucune vertu[3]. Cette assertion n’est-elle pas un blasphême contre la nature et son auteur ? Vice et vertu sont des termes corrélatifs : à un être insusceptible de moralité, pourroit-on reprocher une perversité qui seroit le résultat inévitable de sa nature ? Des circonstances accidentelles et des causes locales ont empêché ou arrêté en Afrique la marche de la civilisation ; mais quand les Africains en ont partagé les avantages, sont-ils restés inférieurs aux Blancs en talens et en vertus ? Les preuves du contraire, accumulées dans l’ouvrage sur la Littérature des Nègres, pourraient être fortifiées de nouvelles preuves.

Dans les désastres de Saint-Domingue, des forfaits épouvantables ont été commis par des hommes de toutes les couleurs ; mais à des Blancs seuls appartient l’invention infernale d’avoir tiré à grands frais, de Cuba, des meutes de chiens dévorateurs, dont l’arrivée fut célébrée comme un triomphe. On irrita, par une diète calculée, la voracité naturelle de ces animaux ; et, le jour où l’on fit, sur un Noir attaché à un poteau, l’essai de leur empressement à dévorer, fut un jour de solennité pour les Blancs de la ville du Cap, réunis dans des banquets préparés autour de l’amphithéâtre, où ils jouirent de ce spectacle digne de cannibales[4]. Comparez ici la conduite des Blancs, qui se disent civilisés et chrétiens, avec celle des esclaves qui, la plupart, avoient été privés des ressources de l’éducation et des lumières de l’Évangile, et voyez à qui reste l’avantage du parallèle.

Depuis vingt-cinq ans, des calomniateurs n’ont cessé d’imputer les troubles de Saint-Domingue aux amis des noirs. Si la justification de ceux-ci n’étoit pas portée à l’évidence, ils la trouveroient dans l’aveu franc et naïf d’un Colon dont l’ouvrage vient de paraître[5].

En 1791, M. du Chilleau, gouverneur de Saint-Domingue, ayant convoqué les milices de la province de l’Ouest pour célébrer la fête du 14 juillet, on y vit rassemblés les Dragons coloniaux blancs et les Dragons nègres et mulâtres libres. On distribua des rubans tricolores aux premiers, les autres s’attendoient avec raison à recevoir la même faveur ; mais sur les réclamations de quelques Blancs, on la refusa aux Dragons noirs et sang mêlé. M. Grouvel avoue « que la guerre civile prit naissance à l’occasion de ce refus aussi injuste que ridicule[6]. »

Dans l’immensité d’ouvrages et d’opuscules publiés sur les Colonies par des planteurs, il en est peut-être plus de cent où ils assurent que le travail de la culture, dans ces contrées brûlantes, excède les forces des Européens, et ne peut être exécuté que par des Nègres. Les partisans de l’esclavage éludoient ou nioient les faits qu’on leur opposoit, et ces dénégations étoient communément assaisonnées d’injures aux amis des noirs ; mais voici un autre Colon qui les justifie encore sur cet article : le passage mérite d’être cité :

« Les engagés ou trente-six mois, qui étoient des Blancs, faisoient dans l’origine de l’établissement de Saint-Domingue ce que font aujourd’hui les Nègres ; même de nos jours presque tous les habitans de la dépendance

de la grande Anse, qui sont en général des soldats, des ouvriers ou de pauvres Basques, cultivent de leurs propres mains leurs habitations. »

« Oui, je le soutiens et j’en ai l’expérience, les Blancs peuvent sans crainte cultiver la terre de Saint-Domingue, ils peuvent labourer dans les plaines depuis six heures du matin jusqu’à neuf, et depuis quatre heures de l’après-midi jusqu’au soleil couché. Un Blanc avec sa charrue fera plus d’ouvrage dans sa journée que cinquante Nègres à la houe, et la terre sera mieux labourée ; les Blancs, en outre, seront plus propres à cultiver les jardins, à former et à entretenir les prairies dont on manque dans ce pays pour l’amélioration des bestiaux, des chevaux et autres animaux[7]. »

Un des écrivains qu’on vient de citer trouve bon que les Nègres soient soumis au fouet. « Des soldats, nous dit-il, passent aux verges, aux courroies, sont fusillés ; faut-il pour cela supprimer les militaires[8] ? » Les notions les plus simples du sens commun repoussent toute parité entre des punitions infligées en vertu d’un jugement fondé sur les lois militaires et les punitions arbitraires infligées aux esclaves.

Si l’on en croit beaucoup de planteurs, les esclaves, travaillant sous le fouet d’un commandeur, étoient plus heureux que nos paysans d’Europe, quoique jamais il n’ait pris envie, même à aucun de ces prolétaires des Colonies, nommés Petits Blancs, d’échanger sa situation avec celle d’un Noir ; et, en dépit des argumens par lesquels on veut convaincre ces Noirs de leur bonheur, ils s’obstinent à ne pas y croire.

Notre intérêt, disent les Colons, n’est-il pas de ménager nos esclaves ? Les charretiers de Paris tiennent précisément le même langage en parlant de leurs chevaux qui, par une mort anticipée, périssent excédés d’inanition, de fatigues et de coups. Si des relations sans nombre n’avoient appris à l’Europe quel est le sort des esclaves dans les Antilles, il suffiroit de jeter les yeux sur le tableau déchirant qu’en a tracé un ecclésiastique qui, pendant son séjour à Saint-Domingue, déployoit à leur égard une charité compatissante. Tel est peut-être le motif pour lequel l’ouvrage anonyme du Père Nicolson[9] est rarement cité dans les écrits des partisans de l’esclavage. Pour émouvoir la pitié, ils parlent de leurs sueurs : ont-ils jamais articulé un mot, un seul mot sur les sueurs de leurs esclaves ? Quel moyen de raisonner avec des hommes qui, si l’on invoque la religion, la charité, répondent en parlant de cacao, de balles de coton, de balance du commerce ; car, vous disent-ils, que deviendra le commerce si l’on supprime la traite ? Trouvez-en qui dise : En la continuant que deviendront la justice et l’humanité ?

Rappellerai-je les inculpations bannales et les mensonges multipliés dont la répétition tenoit lieu de preuves ? Ils assuroient que les amis des Noirs vendus aux Anglais, payés par les Anglais et par les Noirs, étoient ennemis des Blancs et vouloient faire égorger les Blancs ; comme si l’on ne pouvoit pas et si l’on ne devoit pas simultanément aimer les uns à l’égal des autres.

Lorsqu’à l’Assemblée Constituante une discussion avoit eu lieu sur le sort des esclaves ou des sang-mêlés, les députés qui avoient demandé qu’on restreignît l’autorité des maîtres pour étendre celle de la loi, devenoient par là même les objets de l’animosité de ceux-ci, qui le lendemain faisoient crier dans les rues : « Voici la liste des députés qui, dans la séance d’hier, ont voté en faveur de l’Angleterre contre la France. » Le sentiment qui rattache les hommes de bien à la défense des Africains, s’est renforcé par l’indignation qu’inspirent les libelles de certains individus qui, d’après leur propre cœur, jugeant tous les hommes, ne croient pas sans doute à la vertu désintéressée, et supposent toujours aux autres des sentimens vils. Non, la postérité ne pourra jamais concevoir la multitude et la noirceur des menaces, des impostures, des outrages dont, jusqu’à l’époque actuelle inclusivement, nous fûmes les objets et dont plusieurs d’entre nous ont été les victimes : on essaya même, et sans succès, de flétrir le nom de Philantrope, dont s’honore quiconque n’a pas abjuré l’amour du prochain. Puis, d’après le langage usité alors, il fut du bon ton de répéter que les principes d’équité, de liberté étoient des abstractions, de la métaphysique, voire même de l’idéologie, car le despotisme a une logique et un argot qui lui sont propres.

Dans l’Exposition des produits de l’industrie en l’an X, un fabricant de Carcassonne présenta des draps pour la traite des Nègres[10]. Sans encourir le blâme de juger témérairement, on peut croire que tous les syllogismes sont subordonnés à l’intérêt de sa manufacture. Hors de là, tout doit être pour lui abstraction et métaphysique. Il en est de même des armateurs qui voudroient partir pour la côte de Guinée, avec l’espérance qu’après les cinq ans révolus, pour continuer la traite, elle seroit prolongée indéfiniment.

Mais avec des hommes auxquels on ne peut accorder de l’estime, ne confondons pas tous les planteurs, il en est qui avoient adouci les rigueurs de l’esclavage, soit qu’ils fussent dirigés par des sentimens de bonté, soit qu’ils sentissent la nécessité de composer avec les circonstances, car il faut souvent tenir compte aux hommes du bien qu’ils font et du mal qu’ils ne font pas, sans scruter trop sévèrement les motifs qui président à leur conduite. On voit actuellement des Colons disposés à reconnoître dans les ci-devant esclaves, des cultivateurs libres, auxquels on accorderoit un quart du produit. Ce système avoit été établi par Toussaint-Louverture, pour lequel, enfin, est arrivée la postérité qui, en Europe, réhabilitera sa mémoire[11] ; système suivi par ses successeurs jusqu’à l’époque actuelle, et qui est très-bien développé dans l’ouvrage publié par M. le colonel Malenfant[12]. Louer un écrit sur divers articles ce n’est pas approuver tout ce qu’il contient.

Le Danemarck a la gloire d’avoir, le premier, aboli la traite, les États-Unis et l’Angleterre, voulant mettre un terme aux crimes de l’Europe contre l’Afrique, ont de même proscrit le commerce du sang humain, et cette mesure, adoptée ensuite par les gouvernemens du Chili, de Venezuela, de Buenos-Ayres, fait partie de leurs constitutions. Cette révolution, dans une partie des deux mondes, est due aux travaux persévérans de philantropes respectables, dont les noms sont devenus européens, et parmi lesquels figurent, en première ligne, Wilberforce, Th. Clarkson, Grandville Sharp, etc., etc., et avant eux un Français né à Saint-Quentin, le célèbre Benezet. La France, où tant de choses se sont opérées par soubresaut, partageroit l’honneur de cette amélioration dans le sort des esclaves si les actes administratifs et législatifs n’étaient pas soumis aux phases de la versatilité nationale. En Angleterre, cette réforme a été préparée, puis commandée par l’opinion. Des villes où jadis un ami des Noire eût risqué d’être insulté, telles que Bristol et Liverpool, se prononcent, sans réserve, contre l’article stipulé avec la France, à tel point que leurs pétitions sont revêtues, à Bristol, de vingt-sept mille signatures, et de trente-six mille à Liverpool. Elle sera mémorable la séance de la société, pour l’abolition de la traite, au mois de juin dernier, sous la présidence du duc de Glocester. Cependant il faut relever une erreur consignée dans son procès-verbal, article 6.

« La société a pensé que la disposition manifestée en France, en faveur du commerce des esclaves, au moment où éclate une nouvelle ferveur pour les institutions religieuses, provient, sans doute, de ce qu’on ignore dans ce pays la vraie nature et les effets de ce commerce, etc.[13]. »

1.o La tendance manifestée pour le commerce des esclaves n’est pas l’effet de l’ignorance sur la vraie nature et les effets de ce Commerce. Cette tendance est suggérée par l’avarice, l’affreuse avarice pour laquelle rien n’est sacré.

2.o Il est douloureux, mais nécessaire, de dire à cette respectable société, que cette ferveur nouvelle pour les institutions religieuses n’existe guère que dans le désir des vrais chrétiens, c’est-à-dire d’un petit nombre d’individus. Quelques cérémonies pompeuses sont un symptôme équivoque de piété ; c’est par la correction des mœurs qu’il faut en apprécier le résultat. Il faut juger l’arbre par les fruits ; or, la France, envisagée sous cet aspect, offre un tableau déplorable de détérioration morale.

« Ne faites à personne ce que vous ne voulez pas qu’on vous fasse ; faites à autrui ce que vous désirez pour vous-même ; aimez le prochain comme vous-même[14] : » voilà les maximes qui, émanées du ciel, sont le rocher contre lequel viendront à jamais échouer tous les paralogismes de la cupidité.

L’Exode et le Deutéronome prononcent la peine de mort contre les vendeurs d’hommes[15]. Ce crime est compté, par St. Paul, au nombre des plus énormes[16], et néanmoins certains Colons voudroient le travestir en œuvre méritoire, en alléguant que le transport des Nègres en Amérique est un moyen de les convertir. Mais personne n’a porté plus loin cette hypocrisie du zèle que les armateurs de la Havane. En 1811, les Cortès extraordinaires avoient abrogé la traite, sur la proposition du curé Guridi, député de Thlascala. Le décret fut ensuite rapporté sur la demande des Havanois, les seuls Espagnols qui aient réclamé contre ce décret. L’avarice, couverte d’un voile religieux, prétendit que le christianisme étoit intéressé à ce qu’on perpétuât un commerce qui conduit tant d’individus au désespoir et au suicide. Un écrivain a couvert de honte les tartufes de Cuba. Par des preuves multipliées, il établit que la traite a répandu en Afrique des préventions qui, en fermant dans cette contrée les portes au christianisme, ont accéléré les progrès du mahométisme. D’ailleurs, on outrage la religion de l’évangile, en voulant faire croire qu’elle peut approuver ce que la loi naturelle condamne[17].

Tandis que, par delà le Pas-de-Calais et l’Atlantique, la vertu et l’éloquence déploient tant d’efforts contre le commerce de la liberté humaine, quel scandale présentent chez nous le silence et l’indifférence même des hommes qu’on désigne sous le titre de gens de bien ! Peut-on citer une seule pétition d’une ville, ou d’une corporation, contre l’article du traité relatif à la traite, qui, en Angleterre, a soulevé toutes les âmes ? Nous avons au contraire à déplorer le scandale d’une pétition arrivée de Nantes ; qui sollicite la prolongation des malheurs de l’Afrique afin d’enrichir quelques Européens.

Sous l’Assemblée Constituante, beaucoup d’hommes éclairés eussent rougi de se mettre en contradiction avec eux-mêmes et avec cette déclaration des droits, tant calomniée par le despotisme, au moment où ils vouloient fonder sur cette base la liberté publique. La plupart de ces hommes sont morts, plusieurs même sur l’échafaud : entre autres, Brissot ; et parmi ses accusateurs au tribunal révolutionnaire, on voit figurer des Colons[18]. Dans toutes les sociétés, il est des individus qu’on ne peut jamais considérer comme adoptant telle opinion ou tel parti, par la raison qu’ils sont de tous les partis. Hommes de circonstances, ils épient les événemens, prennent la livrée qui est en faveur, et, comme les apostats de toutes espèces, se montrent ensuite les ennemis les plus acharnés de la cause qu’ils ont désertée. D’autres sont des méticuleux qui, découragés par la persécution, tiennent la vérité captive : doux par tempérament, on ne doit pas les appeler vertueux, car il n’y a pas de vertu sans courage. Que peut une minorité presque imperceptible, au milieu d’une multitude sans caractère et sans opinion fixe ? Cette absence d’opinion est le prétexte dont s’armèrent dernièrement les partisans de l’esclavage, pour repousser le moyen qui, seul, pourroit la faire naître et pour faire ajourner la liberté de la presse : avec cette manière de procéder, on est assuré de tenir toujours la nation dans les lisières.

Le préjugé sur la couleur existe encore chez nous, à tel point que la classe des sciences physiques et mathématiques de l’Institut, en décernant l’honneur de la correspondance aux savans qui l’avoient avec l’Académie des sciences, à laquelle elle succède, n’y a pas compris M. Lislet-Geoffroy, officier du Génie, directeur du dépôt de la Marine à l’île de France, qui nous a donné la carte la plus exacte de cette île et de celle de Bourbon : il est connu par d’autres travaux scientifiques. Dira-t-on que c’est par oubli, lorsqu’on avoit en main la liste des correspondans de l’Académie ? Par quelle fatalité d’ailleurs l’oubli seroit-il tombé précisément sur un homme qui est sinon Noir, du moins sang mêlé au premier degré ? S’il est vrai que l’Institut doive subir prochainement une nouvelle métamorphose, sera-ce pour y admettre Lislet-Geoffroy, ou pour en retrancher ses défenseurs ?

Les journalistes pourroient exercer sur l’opinion une espèce de magistrature aussi honorable que salutaire ; et quelques-uns se sont constitués défenseurs des principes, tandis que d’autres s’efforcent de les décrier : c’est une tâche qu’ils acquittent avec ferveur. Le despotisme des gazettes n’est qu’une dérivation d’un autre despotisme qui peut impunément outrager quiconque lui déplaît, dans tous pays où la censure est établie. Quelques hommes, jaloux de conserver leur indépendance et des titres à l’estime publique, refuseront des articles dégoûtans d’adulation ou de méchanceté ; mais pour les punir de ne pas vouloir parler, on les forcera à se taire. Vous avez refusé d’insérer tel article, on vous interdit d’insérer celui-ci. Quant aux autres périodistes, ils attendent le mot d’ordre pour déchirer un ouvrage et l’auteur : la faveur la plus insigne qu’ils lui accordent, est de n’en dire mot ; par cette raison, plusieurs ont gardé le silence sur les bons écrits de MM. Clarkson et Wilberforce, qu’on vient de réimprimer dans notre langue[19]. Quelques citations qui se rattachent à mon sujet, trouvent ici leur place.

La calomnie, qui depuis long-temps imputoit au célèbre Las-Casas d’avoir introduit la traite des Noirs, calomnie tout récemment répétée dans divers écrits, avoit été complétement réfutée par une dissertation insérée dans les Mémoires de l’Institut[20]. En 1809, un journaliste rendant compte, à sa manière, de l’ouvrage sur la Littérature des Nègres, avouoit franchement qu’il n’avoit pas lu cette apologie, mais qu’il n’y croyoit pas[21]. Le trait du cuisinier nègre, jeté dans un four brûlant par ordre de sa maîtresse, pour avoir manqué une pièce de pâtisserie, n’est que trop avéré. Le même périodiste nie le fait ; et de quelle preuve s’appuie sa dénégation ? Il n’y croit pas ! Que pourroit-on opposer à cette puissante dialectique ? Un autre affirmoit que l’auteur de la Littérature des Nègres proclame que toute révolte est légitime[22]. Une imposture si infâme suffiroit pour flétrir celui qui l’impute sans y croire, car il sait qu’il n’y a pas un mot de cela dans l’ouvrage.

On répétera (n’en doutez pas) ces clameurs perdues dans le vague : Les amis des Noirs veulent égorger les Blancs ; les philantropes sont vendus aux Anglais ; la question de la traite est purement anglaise, et n’est qu’une fourberie anglaise : l’accusation fût-elle vraie, il seroit également vrai qu’au moins, sur cet article, l’intérêt de l’humanité coïncide avec celui du gouvernement britannique.

Les marchands d’hommes convoqueront peut-être l’arrière-ban de la littérature pour prouver que des réclamations faites au nom de la religion et de l’humanité portent l’empreinte du jacobinisme et du jansénisme ; ils pourront même au besoin faire retentir les chaires chrétiennes devenues en divers lieux des arênes du haut desquelles la haine verse ses poisons avec une hypocrisie ascétique. Il y a sans doute dans le clergé des hommes trompés, comme l’étoit ce bon abbé Pey qui, je ne sais plus dans lequel de ses ouvrages, s’avoue naïvement partisan de l’esclavage d’après ce que lui a raconté un planteur ; la Sorbonne professoit sur cet objet une doctrine bien différente, à une époque où aucune influence étrangère ne modifioit ses décisions. Celle qu’elle rendit en 1697 contre la traite et l’esclavage fut mal accueillie des Colons, à ce que nous apprend le P. Labat[23]. Avant la Sorbonne, la congrégation de la Propagande, par l’organe du cardinal Cibo, avoit intimé aux missionnaires d’Afrique l’ordre de s’opposer à ce qu’on vendît des Nègres[24].

Le pape Alexandre III écrivoit jadis à Lupus, roi de Valence, que la nature n’ayant pas fait d’esclaves, tous les hommes ont un droit égal à la liberté[25]. Paul III, par deux brefs du 10 juin 1537, lançoit les foudres de l’Église contre les Européens qui spolioient et asservissoient les Indiens ou toute autre classe d’individus[26]. Ces déclarations mémorables de deux pontifes leur ont mérité les bénédictions de la postérité. Oh ! combien en mériteroient et en obtiendroient des prélats qui, procédant d’après les formes canoniques, frapperoient de censures tout vendeur, acheteur et détenteur d’esclaves ! Cette juste application des peines spirituelles auroit le triple avantage de réparer en quelque sorte l’abus qui les avoit discréditées, de préparer la voie à la conversion des peuples dont on auroit protégé l’existence, et de contribuer puissamment à extirper un des fléaux les plus désastreux pour l’espèce humaine. Cette sentence ébranleroit peut-être la conscience de potentats qui, sans scrupule, disposent de la liberté des hommes ; elle consterneroit surtout des ministres des autels qui tant de fois ont préconisé les forfaits du despotisme.

Étant à Clapham, en 1802, chez M. Wilberfoce, il me demandoit si dans le gouvernement français on trouveroit quelque disposition à se concerter avec celui de l’Angleterre pour l’abolition de la traite : ma réponse fut négative ; mais certes j’étois loin de soupçonner que douze ans après on sanctionneroit formellement la prolongation de ce commerce.

On alléguera vraisemblablement le prétexte banal connu sous le nom de raison d’état, cette raison, si fameuse chez les publicistes, que le Pape Pie V appeloit la raison du diable[27], est le bouclier derrière lequel se retranchent des hommes qui veulent échapper à l’impunité, derrière lequel s’ourdissent les attentats les plus crians contre les peuples. La politique est communément en pratique l’inverse de la morale ; mais en théorie n’est-elle pas la morale elle-même appliquée, ou plutôt applicable aux grandes corporations de l’espèce humaine ? Ce qui, dans les transactions entre particuliers, seroit répréhensible, change-t-il de nature quand on veut l’adapter au régime des nations ? Dans le traité qui stipule la conservation de la traite, on avoue que ce commerce est repoussé par les principes de la justice naturelle. Ce qu’on peut traduire en ces mots : nous savons que la traite est un crime, mais trouvez bon que nous le commettions encore pendant cinq ans.

Tous les armateurs pour la côte de Guinée et leurs partisans invoquent à leur tour la prétendue raison d’état. La grâce la plus signalée qu’ils accordent aux adversaires de la traite est de ne voir en eux que des esprits exaltés, des hommes à courte vue, dont la théorie est séduisante, mais détestable en pratique. Plusieurs écrivains avouent que la traite blesse la justice naturelle, et qu’elle est un commerce révoltant[28] ; mais en même temps ils soutiennent que la raison s’oppose à l’abolition subite ; c’est dire en d’autres termes, qu’en certains cas, la justice naturelle peut être en collision avec elle-même. Accordez, s’il est possible, ces assertions qui confondent toutes les idées. Permettez-nous de croire que, malgré des antilogies apparentes, la raison, la religion, la philosophie, la liberté, la morale, sont en harmonie parfaite, et qu’en dernière analyse toutes partent des mêmes principes, afin d’arriver au même but.

Pour étayer le système de la traite, on nous assure que les peuples de l’Afrique ont conservé l’usage des sacrifices humains ; on cite quelques faits qu’on pourroit aussi appeler d’exception, suivant l’expression de M. de Beauvois ; mais à qui persuadera-t-on que les cent mille Noirs que l’on traînoit annuellement d’Afrique en Amérique eussent été tous immolés à une hideuse superstition ? Il ne resteroit plus qu’à préconiser comme bienfaiteurs du genre humain ces armateurs qui les privent de la liberté, sous prétexte qu’ils seroient privés de la vie, et qui pour s’enrichir les condamnent à un esclavage pire que la mort.

Nos antagonistes consentent néanmoins à ce que la traite soit abolie, lorsqu’on aura civilisé les peuplades de la Guinée et introduit parmi elles nos arts, nos métiers, nos sciences même[29]. Certes la France, depuis long-temps, aurait pu et dû porter la civilisation sur les rives du Sénégal, où, sans remords, sans dangers, elle formeroit des Colonies prospères sur un sol luxuriant, et plus rapproché de la mère-patrie que ces Antilles dont une partie déjà lui est échappée et qui toutes bientôt peut-être échapperont à l’Europe. Mais la liberté civile n’est-elle pas l’élément de la civilisation ? Le premier pas dans ce genre n’est-il pas de restituer aux individus les droits imprescriptibles qu’ils tiennent du Créateur ? Telle est la base sur laquelle repose l’établissement anglois de Sierra-Leone ; vouloir attendre, pour affranchir les hommes, qu’ils soient civilisés, qu’ils cultivent les arts et les sciences, c’est substituer l’effet à la cause et donner pour principe de la liberté ce qui ne peut être que le fruit de la liberté. Le système des apologistes de la traite est habilement calculé pour éterniser l’esclavage.

Malheur à la politique qui veut fonder la prospérité d’un pays sur le désastre des autres, et malheur à l’homme dont la fortune est cimentée par les larmes de ses semblables ! Il est dans l’ordre essentiel des choses réglées par la Providence, que ce qui est inique soit en même temps impolitique et que d’épouvantables catastrophes en soient le châtiment. L’homme coupable ne subit pas toujours ici-bas la peine due à ses crimes, parce que, suivant l’expression de saint Augustin, Dieu a l’éternité pour punir. Il n’en est pas de même des nations : car, envisagées sous cette dénomination collective, elles n’appartiennent pas à la vie future. Dès ce monde, suivant le même docteur, elles sont ou récompensées, comme le furent les Romains, pour quelques vertus humaines[30], ou punies comme l’ont été tant de peuples, pour des crimes nationaux, par des calamités nationales. Ces calamités sont des événemens sur lesquels en Angleterre les prédicateurs ont appelé fréquemment l’attention de leurs auditoires. La France qui, depuis un siècle révolu, fait à Dieu et aux vérités saintes une guerre impie, a bu dans le calice des douleurs : qui sait si la lie ne lui est pas encore réservée ? Ce langage, il faut bien s’y attendre, sera travesti et traité de fanatisme par certains personnages : c’est un de ces désagrémens pour lesquels on m’a fait contracter l’habitude de la plus entière résignation.

Depuis long-temps, nos plaintes accusent les forbans des puissances Barbaresques ; il est flétrissant pour l’Europe qu’elle n’ait pas encore employé des mesures vigoureuses à la répression de ce brigandage devenu, depuis vingt ans, plus calamiteux. Autrefois, de respectables Missionnaires alloient consumer leur vie dans les bagnes africains et adoucir les peines des esclaves en les partageant ; d’autres ecclésiastiques faisoient dans les pays catholiques des collectes destinées au rachat des captifs. Ces sources de bonnes œuvres sont presque taries, par la suppression des corporations religieuses et la persécution dirigée contre les ministres des autels. Oseroit-on soutenir que les pirates Algériens, Tunisiens, etc. ont commis des attentats comparables à ceux des Européens contre l’Afrique ? Et que diroit l’Europe, si tout-à-coup un nouveau Genseric, descendant peut-être, ou du moins imitateur du roi des Vandales, abordant sur nos côtes, y faisoit une invasion, en disant : « J’arrive comme libérateur. »

« Le prétexte souvent allégué pour faire la traite des Noirs, est la supposition que, dans leur pays natal, ils sont une marchandise ; mais en Russie, en Pologne, on vend la terre avec les Serfs qui la cultivent, comme un planteur des Antilles vend son habitation avec tant de têtes de Nègres ; comme un propriétaire vend une ferme avec le bétail nécessaire à l’exploitation. Ne fait-on pas à-peu-près l’équivalent lorsqu’on prend, on donne, on cède, on vend les villes, les provinces sans l’aveu des habitans ? C’est ainsi que la Louisiane, devenue un effet commercial, a passé de main en main dans celle d’un gouvernement, qui, après avoir tant disserté sur les droits de l’homme, a, sans scrupule, acheté cette contrée. En Italie, on harcèle les Juifs, on rétablit la féodalité. En Espagne, on ressuscite l’Inquisition, dont l’existence calomnie l’Évangile et qui a fait brûler les ancêtres des Maures établis dans mes états. Le despotisme y tourmente des hommes qui s’étoient dévoués au bonheur de leur pays, et ceux même qui, d’après ses décisions, s’étoient soumis à un nouveau Gouvernement. En Helvétie, des patriciens, irrités de voir leurs ci-devant sujets élevés au rang de citoyens, s’efforcent de reconquérir des prérogatives usurpées. En Angleterre, on fait la presse des matelots, et l’on condamne en Irlande une nation entière à la nullité politique.

« Vous prétendez qu’on ne peut féconder le sol des Antilles et avoir des denrées coloniales, si elles ne sont arrosées des sueurs d’hommes arrachés aux régions africaines : n’ai-je pas le même droit d’enlever les artistes et les artisans Européens, plus experts que mes compatriotes, et sans lesquels jamais ne fleuriront dans mes états l’industrie et les arts d’utilité et d’agrément ? Un Code Blanc, que prépare ma bonté paternelle, légalisera ces mesures et sera le pendant des Codes Noirs, publiés chez vous pour régir les Antilles. »

Je ne vois pas quels argumens on pourroit opposer à ceux du nouveau Genseric : si le succès couronnoit son entreprise, bientôt à ses pieds il verroit en extase et bouche béante, cette multitude d’individus qui dans tous pays n’ont que des idées, des sentimens d’emprunt. En flattant la cupidité par des pensions, la vanité par des décorations, il rendroit tous les arts tributaires. Au Parnasse, où il faut toujours quelqu’idole, on s’empresseroit de briser les statues des hommes qui auroient cessé d’être puissans, pour y substituer celles des hommes qui le seroient devenus. Une foule de livres seroient dédiés à Genseric, le grand, le bien aimé, etc. ; les savans attacheroient son nom à des découvertes étrangères à ses connoissances[31] ; la plupart des hommes de lettres chanteroient ses louanges ; le génie même, ébloui par ses conquêtes, s’aviliroit peut-être en lui présentant des complimens adulateurs sous la forme de menace niaise, dans le genre de celle qu’adressoit Boileau à Louis XIV.

« Grand roi, cesse de vaincre, ou je cesse d’écrire. »

Des libellistes, humblement soumis à la censure de la police africaine, iroient journellement chercher le mot d’ordre dans une antichambre ; ils seroient chargés de diffamer les écrivains qui refuseroient de prostituer leurs plumes et tout homme à caractère qui, même sans être frondeur, ne se déclareroit pas admirateur de Genseric ; ils répéteroient, jusqu’à la satiété, qu’il est le Père de ses sujets, l’objet de l’amour et de l’admiration générale ; dans l’espérance qu’il daigneroit abaisser sur eux un regard protecteur, ils canoniseroient le Salomon, le Titus, le Trajan, le Marc-Aurele qui auroit daigné conquérir l’Europe et qui daignera la régénérer ; et comme on apprécie presque toujours la légitimité des entreprises par leur issue et les résultats, on béniroit Genseric, on maudiroit son devancier jusqu’à ce que lui-même fût supplanté par quelque autre dominateur qui seroit béni et maudit à son tour. L’histoire de France depuis vingt-cinq ans dispense de chercher ailleurs des exemples à l’appui de cette assertion.

Un jour aux Tuileries, entre Napoléon et un groupe de sénateurs, s’établit sur les colonies une conversation peu favorable à la liberté africaine. Il aperçoit un homme très connu pour être partisan des Noirs, et l’interpelle en ces termes : Qu’en pensez-vous ?… Je pense, lui dit-il, que fût-on aveugle il suffiroit d’entendre de tels discours pour être sûr qu’ils sont tenus par des Blancs : s’ils étoient Noirs la conversation auroit une teinte bien différente. Cette réponse, qui provoqua le rire, contenoit une grande vérité ; car, changeons les rôles, et supposons que les partisans de la traite et de l’esclavage ont l’épiderme noir, tenez pour certain que tous changeroient à l’instant d’opinion ; tant il est vrai qu’en général les hommes, si fiers de leur raison, si chatouilleux sur leur réputation de probité, sont dirigés souvent par des motifs que la probité et la raison désavouent ; leurs déterminations sont plus communément dictées par l’intérêt qu’inspirées par la justice.

Au commencement de ce siècle on envoya à la conquête de Saint-Domingue, ou plutôt à la mort, l’armée qui s’étoit illustrée sous Moreau, et dont on redoutoit l’attachement pour un général dans lequel le despotisme voyoit un rival. Armée et colonie tout fut perdu. Si, pour reconquérir cette île, un calcul machiavélique y envoyoit ces vieilles bandes couvertes de lauriers, dont on craint les réminiscences, le résultat seroit le même.

Dans le nord de l’île qui est la partie la plus importante, les Noirs ont un gouvernement complètement organisé ; quelqu’opinion que l’on ait sur la forme constitutive de ce gouvernement, il est certain qu’une législation régulière préside à toutes les branches de l’administration. En juin dernier les codes civil, criminel, militaire et de police rurale, étoient sous presse : l’oisiveté y est punie, le travail exercé par des mains libres y est protégé et récompensé, l’éducation et les arts y font des progrès ; des journaux et d’autres ouvrages y sont rédigés et publiés par ces enfans de l’Afrique à qui la mauvaise foi conteste des talens, et même l’aptitude pour en acquérir ; la répudiation et le divorce sont proscrits ; au concubinage introduit et fomenté par la débauche des Européens, succède la sainteté du lien conjugal ; les mœurs s’épurent, la religion y est respectée[32] : certes, voilà une amélioration sensible, un progrès dans l’art social.

Le chef a juré de ne pas souffrir le retour de l’esclavage, et, le premier janvier, à la fête annuelle de l’indépendance, on renouvelle le serment de la maintenir : c’est déclarer que ce gouvernement ne traitera avec les autres que d’égal à égal. Aux peuples amis les Haïtiens offrent un commerce lucratif, aux ennemis ils montrent leurs armes. Les ci-devant esclaves sont imbus de ce principe que nul ne peut être privé de sa liberté, s’il n’est coupable et jugé légalement. Ils savent que l’oppression d’un individu est une menace contre tous les autres, une hostilité contre le genre humain. Ici s’intercalle naturellement l’apostrophe d’un esclave à un armateur de Liverpool : Que diriez-vous si nous venions vous voler, ou vous acheter pour vous vendre chez nous ? Si les Haïtiens arment des bâtimens avec lesquels ils feront la traite de ceux des Blancs qui feroient la traite des Noirs, Européens, que direz-vous ?

L’article du traité de paix concernant la prolongation de la traite a causé parmi eux une très-vive sensation. À l’instant s’est manifestée la résolution de prendre l’attitude la plus menaçante ; une population nombreuse présente d’une part des cultivateurs libres, de l’autre une armée aguerrie, endurcie aux fatigues, sous la conduite de chefs expérimentés. Si l’on projette d’entretenir des fermens de division entre le Nord et l’Ouest de l’île, le danger commun doit rapprocher les esprits pour faire cause commune ; et si en cas d’attaque, des revers inattendus les forçoient à quitter la plaine, le désespoir auroit pour retraite inaccessible les forts qu’ils ont eu la précaution de bâtir sur les mornes ; ils sont munis d’artillerie tirée des côtes, et autour de ces forts ils ont planté des vivres. Dans le grand nombre de chances possibles, il en est certainement que la sagacité humaine ne peut ni prévoir, ni maîtriser, et qui amèneroient un résultat différent ; mais celui qu’on indique n’est-il pas le plus probable, surtout d’après les nouvelles arrivées récemment et surtout d’après le manifeste Haïtien du 18 septembre dernier ?

Quelqu’un prédit, il y a vingt-trois ans (et cette prédiction lui valut bien des injures), « Qu’un jour le soleil des Antilles n’éclaireroit plus que des hommes libres et que les rayons de l’astre qui répand la lumière ne tomberoient plus sur des fers et des esclaves[33]. » Sa prédiction, déjà partiellement réalisée, aura son entier accomplissement. Les îles et le continent Américain arrivent à l’adolescence politique, et si jamais un peuple énergique établit dans l’isthme de Panama une communication entre les deux mers, ce golfe du Mexique deviendra le centre du monde politique et commercial.

Si les habitans de Haïti avoient des représentans au congrès de Vienne, ils feroient observer, sans doute, que le droit de la France à les asservir est aussi illusoire que celui qu’ils s’arrogeroient de vouloir asservir la France, et qu’un peuple qu’on veut subjuguer rentre dans l’état de nature contre ses aggresseurs. Il seroit honorable pour le gouvernement français qu’il renonçât spontanément à la clause qui concerne la traite : il est douloureux de penser que cette stipulation, la dernière sans doute de ce genre, souillera nos annales.

Avilir les hommes, c’est l’infaillible moyen de les rendre vils. L’esclavage dégrade à la fois les maîtres et les esclaves, il endurcit les cœurs, éteint la moralité et prépare à tous des catastrophes[34].

Fasse le ciel qu’on voie les puissances de l’Europe, d’un concert unanime, déclarer que la traite étant une piraterie, ceux qui tenteroient de la faire doivent être saisis, jugés et punis comme forbans, admettre comme principe fondamental l’émancipation progressive des hommes de toute couleur, proscrire à jamais un commerce qui a fait couler tant de larmes, tant de sang et dont le souvenir perpétué dans les fastes de l’histoire est la honte de l’Europe !



    voyez les premières pages jusqu’à la page 10 inclusivement.

  1. Voyez Plutarque, vie de Thémistocle, no 39.
  2. Idem, Des délais de la justice divine.
  3. Voyez Mémoires sur l’Esclavage colonial, par M. l’abbé Dillon. 8o., Paris, 1814, pag. 8.
  4. Voyez le Cri de la nature, par M. Juste Chanlatte. 8°., Cap Henri, 1810, pag. 48 et suiv. Ce morceau est écrit avec l’énergie de Tacite.
  5. Voyez Faits historiques sur Saint-Domingue, depuis 1786 à 1805, par M. Grouvel, 8°., Paris, 1814.
  6. Ibid.
  7. Voyez De Saint-Domingue, de ses guerres, etc., par M. Drouin de Bercy. 8°., Paris, 1814, p. 122 et 123.
  8. Voyez Mémoire sur l’Esclavage colonial, etc., pag. 18.
  9. Voyez Essai sur l’Histoire naturelle de Saint-Domingue, etc. 8°., Paris, 1776, pag. 51-59.
  10. V. Exposition des produits de l’industrie, an X, p. 23.
  11. Voyez The History of Toussaint Louverture, (par M. Stephen.) 2.e édit. 8.o London, 1811.
  12. Voyez Des Colonies, et particulièrement de celle de Saint-Domingue, par le colonel Malenfant ; 8o., Paris, 1814.
  13. Voyez l’art. 6 des résolutions de cette société, dans le Morning-Chronicle, du 18 juin 1814.
  14. V. Tobie : 4, v. 16 ; et Math., 7, 12 ; et 19, v. 19 ; Mar. 12, 31, et passim.
  15. V. Exode, 21, 16, et Deuter. 24, 7.
  16. V. I. Thimoth. 1. 10.
  17. V. Bosquexo del Commercio en Esclavos, etc., par Blanco ; 8°., London, 1814.
  18. V. le Rapport sur les troubles de St.-Domingue, par M. Garan-de-Coulon, t. IV, pag. 494 et suiv.
  19. Résumé du Témoignage touchant la Traite des Nègres, etc, et Essai sur les Désavantages, etc., par Th. Clarkson, 8o., Paris, Ad. Égron, 1814. Lettre au prince de Talleyrand, par W. Wilberforce. 8.o 1814.
  20. V. Mémoires de l’Institut, classe des scienc. mor. et polit., t. IV, pag. 45 et suiv.
  21. V. Journal de l’Empire, 20 octobre 1808.
  22. V. le Publiciste, 9 septembre 1808.
  23. V. Voyages aux îles de l’Amérique, par Labat, t. IV, pag. 119 et 120.
  24. V. Astley Collection, t. II, pag. 154 ; et Benezet, pag. 50.
  25. V. Historiæ Anglicanæ scriptores, in-fol., Londini, 1652, t. I, pag. 580.
  26. V. les Brefs de Paul III, dans Remesal, Hist. de Chiappa, liv. III, c. 16 et 17 ; et Historia de la Revolucion de Nueva Espana, par Mier y Guerra. 8°., London, t. II, pag. 576 et 577.
  27. Sur la raison d’État que Clapmar élevoit au-dessus du droit commun, Voy. Dissertatio de ratione status, etc., auctore (Hyppolito a Lapide), Bogislas Philippe de Chemnitz), Naudé, Considérations sur les coups d’État. Boccalini Pietra, del Parrangone politico, etc., etc.
  28. Réfutation d’un écrit intitulé : Résumé des Témoignages touchant la traite, etc., par M. Palissot de Beauvois. 8°., Paris, 1814, pag. 22.
  29. V. M. de Beauvois, ibid, pag. 22.
  30. V. Saint-Augustin, de Civitate Dei, lib. 3 et
  31. Comme ceux qui ont accolé à de nouvelles familles de plantes tous les noms masculins et féminins de la famille qui régnoit dernièrement en France.
  32. Dans l’ouvrage cité précédemment, de Saint-Domingue, de ses guerres, etc., pag. 165, l’auteur veut « que chaque Blanc soit tenu de se marier, ou au moins d’avoir pour compagne une fille de sa couleur. » L’acception que présente ici le mot compagne, ne paroît pas problématique ; c’est sans doute par pudeur qu’on a évité l’emploi du mot propre. Mais ce sentiment ne devoit-il pas repousser une idée, une phrase qui affligera tout ami des bonnes mœurs ?
  33. V. Lettre aux citoyens de couleur de Saint-Domingue. 8°., Paris, 1791.
  34. Quinte-Curce a très-bien exprimé cette vérité : Inter dominum et servum nulla amicitia est ; etiam in pace, belli tamen jura servantur. L. 7, c. 8.