De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 15

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Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 52-56).
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XV. « Cependant, qui empêche que la vertu et le plaisir ne se confondent, et ne réalisent le souverain bien, de telle sorte que l’honnête et l’agréable soient une même chose ? » C’est que l’honnête seul peut faire partie de l’honnête, et que le souverain bien n’aurait pas toute sa pureté s’il admettait en soi quelque alliage de moindre prix. La joie même qui naît de la vertu, quoique étant un bien, ne fait point partie du bien absolu ; non plus que le calme et la sérénité, quelque beaux qu’en soient les motifs. Car ces choses ne sont des biens que comme conséquences du bien suprême, non comme compléments. Mais quiconque associe la vertu et le plaisir, sans même leur faire part égale, émousse par la fragilité de l’un tout ce que l’autre a de vigueur ; cette liberté, qui n’est invincible qu’autant qu’elle ne voit rien de plus précieux qu’elle-même, il la met sous le joug. Car il commence dès lors à avoir besoin de la fortune, et c’est là la plus grande des servitudes ; de là une vie d’anxiété, de soupçons, d’alarmes ; il redoute les événements, il est suspendu à leurs moindres chances. Ce n’est pas là donner à la vertu un fondement fixe et inébranlable : c’est la vouloir ferme sur un point mobile. Quoi de plus mobile, en effet, que l’attente des choses fortuites, que les révolutions du corps et des objets qui l’affectent ? Comment peut-il obéir à Dieu, prendre en bonne part tout ce qui arrive, ne pas se plaindre du destin, et expliquer favorablement ses disgrâces, l’homme qu’agitent les plus légères pointes de la douleur ou du plaisir ? On n’est pas même bon pour défendre ou venger sa patrie, ni pour soutenir ses amis, quand le cœur penche vers les voluptés. Que le souverain bien s’élève donc à une hauteur d’où nulle violence ne l’arrache, où n’aborde ni la douleur, ni l’espérance, ni la crainte, ni rien qui porte atteinte à son sublime privilège. Or une telle hauteur n’est accessible qu’à la seule vertu ; ces âpres sentiers ne seront gravis que par elle : elle s’y tiendra ferme et supportera, voudra même tout ce qui pourra survenir, car elle saura que toutes ces difficultés accidentelles sont une loi de la nature. De même qu’un brave soldat supportera ses blessures, comptera fièrement ses cicatrices, et, tout percé de traits et mourant, bénira le général pour qui il succombe, elle aura, gravé dans son âme, cet antique précepte : Suis Dieu. Le lâche qui se plaint, qui pleure, qui gémit, n’en est pas moins forcé d’exécuter ce qu’on ordonne et violemment ramené au devoir. Or, quelle démence de se faire traîner plutôt que de suivre ! Non moindre, en vérité, est la sottise de ces gens, oublieux de leur condition, qui s’affligent s’il leur arrive quelque chose de pénible, qui s’étonnent, qui s’indignent à l’une de ces disgrâces communes aux bons et aux méchants, je veux dire les maladies, les morts, les infirmités et les milles traverses auxquelles la vie de l’homme est en butte. Tout ce que la constitution de l’univers nous impose de souffrances, acceptons-le intrépidement. On nous enrôla sous serment pour subir toute épreuve humaine, pour ne point nous laisser bouleverser par ces choses qu’il n’est pas en nous d’éviter. Nous sommes nés dans une monarchie : obéir à Dieu, voilà notre liberté.

XV. « Quid tamen, inquit, prohibet in unum virtutem voluptatemque confundi, et effici summum bonum, ut idem et bonestum, et jucuudum sit ? » Quia pars honesti non potest esse, nisi honestum, nec summum bonum habebit sinceritatem suam, si aliquid in se viderit dissimile meliori. Ne gaudium quidem quod ex virtute oritur, quamvis bonum sit, absoluti tamen boni pars est : non magis quam lætitia et tranquillitas, quamvis ex pulcherrimis causis nascantur. Sunt enim ista bona, sed consequentia summum bonum, non consummantia. Qui vero voluptatis virtutisque societatem facit, et ne ex æquo quidem, fragilitate alterius boni quidquid in altero vigoris est hebetat, libertatemque illam ita demum, si nihil se pretiosius novit, invictam, sub jugum mittit. Nam (quæ maxima servitus est) incipit illi opus esse foxtuna ; sequitur vita anxia, suspiciosa, trepida, casuum pavens ; temporum suspensa momenta sunt. Non das virtuti fundamentum grave, immobile, sed jubes illum in loco volubili stare. Quid autem tam volubile est, quam fortuitorum exspectatio, et corporis rerumque corpus afficientium varietas ? Quomodo hic potest Deo parere, et quidquid evenit, bono animo excipere, nec de fato queri, casuum suorum benignus interpres, si ad voluptatem dolorumque punctiunculas concutitur ? Sed ne patriæ quidem bonus tutor aut vindex est, nec amicorum propugnator, si ad voluptates vergit. Illo ergo summum bonum ascendat, unde nulla vi detrahatur ; quo neque dolori, neque spei, neque timori sit aditus, nec ulli rei quæ deterius summi boni jus faciat. Escendere autem illo sola virtus potest ; illius gradu clivus iste frangendus est : illa fortiter stabit, et quidquid evenerit feret, non patiens tantum, sed etiam volens ; omnemque temporum difficultatem sciet legem esse naturæ ; et, ut bonus miles, feret vulnera, enumerabit cicatrices, et transverberatus telis, moriens, amabit eum, pro quo cadet, imperatorem ; habebit in ammo illud vetus præceptum : Deum sequere. Quisquis autem queritur, et plorat, et gemit, imperata facere vi cogitur, et invitus rapitur ad jussa nihilominus. Quæ autem dementia est, potius trahi quam sequi ? tam, mehercule, quam, stultitia et ignorantia conditionis suae, dolere, quod est aliquid aut incidit durius, æque ac mirari, aut indigne ferre ea, quæ tam bonis accidunt quam malis ; morbos dico, funera, debilitates, et cetera ex transverso in vitam humanam incurrentia. Quidquid ex universi constitutione patiendum est, magno suscipiatur animo ; ad hoc sacramentum adacti sumus, ferre mortalia, nec perturbari his, quæ vitare non est nostræ potestatis. In regno nati sumus : Deo parere libertas est.