De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 25

La bibliothèque libre.
Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 90-96).
◄  XXIV
XXVI  ►

XXV. Mais il faut s’expliquer : vous me demandez comment, en refusant d’admettre les richesses au nombre des biens, je leur assigne un autre caractère que vous, et cela quand nous convenons l’un et l’autre qu’on peut les posséder ? Écoutez-moi donc. Placez-moi dans la plus opulente maison, en un lieu où l’or et l’argent soient de l’usage le plus commun, je ne m’enorgueillirai pas de ces choses qui, bien qu’étant chez moi, n’en seront pas moins hors de moi. Transportez-moi sur le pont Sublicius, jetez-moi parmi les nécessiteux : je ne me mépriserai pas pour me voir assis aux côtés de ceux qui tendent la main vers l’aumône. Car qu’importe qu’on manque d’un morceau de pain, quand le pouvoir de mourir ne manque pas ? Que dirai-je pourtant ? Que cette maison opulente, je la préfère au pont Sublicius. Placez-moi sur des tapis splendides, au milieu des recherches de la mollesse, je ne m’en croirai nullement plus heureux pour avoir un manteau moelleux et, dans mes festins, la pourpre pour lit. Un changement m’enlève tout le luxe : je ne serai en rien plus à plaindre, si je n’ai qu’une poignée de foin pour reposer ma tête fatiguée, et, pour dormir, qu’un paillasson du cirque dont la bourre s’échappe par les reprises d’une vieille toile. Que dirai-je encore ? Que j’aime mieux montrer ma valeur morale sous la prétexte ou la chlamyde, que les épaules nues ou à demi-couvertes. Que tous mes jours s’écoulent à souhait, que des félicitations nouvelles s’enchaînent aux précédentes félicitations, je ne m’en ferai pas accroire pour cela. Changez en rigueur cette indulgence du sort : que de toutes parts mon âme ait à subir des pertes, des chagrins, des assauts de tout genre ; que chaque heure m’apporte son sujet de plainte : non, au milieu des plus grandes misères, je ne me dirai pas misérable ; non, je ne maudirai aucun de mes jours : j’ai pourvu à ce qu’il n’y en ait point de néfaste pour moi. Que vous dirai-je pourtant ? que j’aimerais mieux avoir à tempérer mes joies qu’à maîtriser mes douleurs. Voici ce que vous dira le grand Socrate. « Faites-moi vainqueur de toutes les nations ; que le voluptueux char de Bacchus me promène triomphant jusqu’à Thèbes depuis les lieux où naît le jour ; que les rois perses me demandent mes lois, je ne me souviendrai jamais mieux que je suis homme qu’à ce moment où toutes les voix me salueront dieu. De ce faîte de gloire, précipitez-moi par un brusque retour sur le brancard ennemi pour orner la pompe d’un triomphateur cruel et superbe : on ne me traînera pas plus humilié sous son char que quand j’étais debout sur le mien. » Que vous dirai-je pourtant ? J’aimerais mieux être vainqueur que captif. Tout le domaine de la fortune, je le dédaignerai ; mais de ce domaine, si on me donne le choix, je prendrai ce qu’il a de plus doux. Tout ce qui m’adviendra se transformera en bien ; mais je préfère des éléments plus faciles, plus agréables, moins rudes à mettre en œuvre. Car ne croyez pas qu’aucune vertu soit exempte de travail : seulement les unes ont besoin d’aiguillon, comme les autres de frein. De même que sur une descente il faut au corps une force qui le retienne, et, pour monter, une impulsion ; ainsi certaines vertus suivent un plan incliné, d’autres gravissent laborieusement. Doutez-vous qu’il y ait ascension, effort, lutte opiniâtre dans la patience, le courage, la persévérance, dans toute vertu qui fait face aux dures épreuves de la vie et qui dompte le sort ? Et, d’autre part, n’est-il pas manifeste que la libéralitê, la modération, la mansuétude, ne font qu’aller sur une pente ? Là nous retenons notre âme qui pourrait glisser trop avant : ailleurs nous l’exhortons, nous la stimulons. Ainsi nous emploierons en présence de la pauvreté les plus énergiques vertus, celles chez qui les attaques augmentent le courage : et nous réserverons à la richesse les plus soigneuses, qui vont d’un pas circonspect et savent tenir leur équilibre.

XXV. Quid ergo est ? quare illas non in bonis numerem, et quid in illis præstem aliud quam vos, quoniam inter utrosque convenit habendas, audite. Pone in opulentissima me domo, pone ubi aurum argentumque in promiscuo usu sit : non suspiciam me ob ista, quæ etiamsi apud me, extra me tamen sunt. In Sublicium pontem me transfer, et inter egentes abige : non ideo tamen me despiciam, quod in illorum numero consideo, qui manum ad stipem porrigunt ; quid enim ad rem, an frustum punis desit, cui non deest mori posse ? Quid ergo est ? domum illam splendidam malo, quam pontem. Pone in stramentis splendentibus, et delicato apparatu : nihilo me feliciorem credam, quod mihi molle erit amiculum quod purpura in conviviis meis substernetur. Mutas magnificentiam meam : nihilo miserius ero, si lassa cervix mea in manipulo fœni acquiescet, si super Circense tomentum, per sarturas veteris lintei effluens, incubabo. Quid ergo est ? malo quid mihi animi sit ostendere prætextatus et gausapatus, quam nudis scapulis aut semitectis. Omnes mihi dies ex voto cedant, novæ gratulationes prioribus subtexantur ; non ob hoc mihi placebo. Muta in contrarium hanc indulgentiam temporis : hinc illinc percutiatur animus damno, luctu, incursionibus variis, nulla omnino hora sine aliqua querela sit : non ideo me dicam inter miserrima miserum, non ideo aliquem exsecrabor diem ; provisum est enim a me, ne quis mihi ater dies esset. Quid ergo est ? malo gaudia temperare quam dolores compescere. Hoc tibi ille Socrates dicet : « Fac me victorem universarum gentium ; delicatus ille Liberi currus triumphantem usque ad Thebas a solis ortu vehat ; jura reges Persarum petant : me hominem esse tum maxime cogitabo, quum deus undique consalutabor. Huic tam sublimi fastigio conjunge protinus præcipitem mutationem : in alienum imponar ferculum, exornaturus victoris superbi ac feri pompam : non humilior sub alieno curru agar, quam in meo steteram. » Quid ergo est ? vincere tamen, quam capi malo. Totum fortunæ regnum despiciam : sed ex illo, si dabitur electio, meliora sumam. Quidquid ad me venerit, bonum fiet : sed malo faciliora ac jucundiora veniant, et minus vexatura tractantem. Non est enim quod ullam existimes esse sine labore virtutem, sed quædam virtutes stimulis, quædam frænis egent. Quemadmodum corpus in proclivi retineri debet, adversus ardua impelli, ita quædam virtutes in proclivi sunt, quædam clivum subeunt. An dubium sit quin escendat, nitatur, obluctetur patientia, fortitudo, perseverantia, et quæcunque alia duris opposita virtus est, et fortunam subigit ? Quid ergo ? non æque manifestum est per devexum ire liberalitatem, temperantiam, mnnsuetudinem ? In his continemus animum, ne prolabatur : in illis exhortamur, incitamusque. Acerrimas ergo paupertati adhibebimus illas, quæ impugnatæ fiunt fortiores : divitiis illas diligentiores, quae suspensum gradum ponunt, et pondus suum sustinent.