De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 6

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Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 20-24).
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VI. « Mais l’âme aussi, dit l’épicurien, aura ses voluptés. » Qu’elle les ait donc, qu’elle siège en arbitre de la mollesse et des plaisirs, saturée de tout ce qui délecte les sens ; qu’elle porte encore ses regards en arrière et s’exalte au souvenir des débauches passées ; qu’elle dévore en espoir et déjà dispose celles où elle aspire, et, tandis que le corps s’engraisse et dort dans le présent, qu’elle anticipe l’avenir par la pensée. Elle ne m’en paraît que plus misérable : car laisser le bien pour le mal est une haute folie. Sans la raison point de bonheur ; et la raison n’est point chez l’homme qui néglige les meilleurs aliments et n’a faim que de poisons. Pour être heureux il faut donc un jugement sain ; il faut que, content du présent, quel qu’il soit, on sache aimer ce que l’on a ; il faut que la raison nous fasse trouver du charme dans toute situation. Chez ceux-là mêmes qui disent : « Le souverain bien, c’est la volupté, » le sage voit dans quelle place infime ils le mettent. Aussi nient-ils que la volupté puisse être détachée de la vertu ; selon eux, point de vie honnête qui ne soit en même temps agréable, point de vie agréable qui ne soit en même temps honnête. Je ne vois pas comment des choses si diverses se laisseraient accoupler ainsi. Pourquoi, je vous prie, la volupté ne saurait-elle être séparée de la vertu ? L’on veut dire, sans doute, que la vertu étant le principe de tout bien, elle produit, comme les autres biens, ceux que vous aimez et que vous recherchez. Mais si la vertu et le plaisir étaient inséparables, nous ne verrions pas certains actes déshonnêtes être agréables, tandis que d’autres actes très honnêtes sont pénibles et ne s’accomplissent pas sans douleur.

VI. « Sed et animus quoque, inquit, voluptates habehit suas. » Habeat sane, sedeatque luxuriæ et voluptatum arbiter, impleat se omnibus iis, quæ oblectare sensus solent : deinde præterita respiciat, et exoletarum voluptatum memor exsultet prioribus, futurisque jam immineat, ac spes ordinet suas, et dum corpus in præsenti sagina jacet, cogitationes ad futura præmittat ! hoc mihi videtur miserior, quoniam mala pro bonis legere dementia est. Nec sine sanitate quisquam beatus est, nec sanus, cui obfutura pro optimis appetuntur. Beatus est ergo judicii rectus : beatus est præsentibus, qualiacunque sunt, contentus, amicusque rebus suis : beatus est is, cui omnem habitum rerum suarum ratio commendat. Videt et in illis, qui summum bonum voluptatem dixerint, quam turpi illud loco posuerint. Itaque negant posse voluptatem a virtute diduci, et aiunt, nec honeste quemquam vivere, ut non jucunde vivat, nec jucunde, ut non honeste quoque. Non video, quomodo ista diversa in eamdem copulam conjiciantur. Quid est, oro vos, cur separari voluptas a virtute non possit ? videlicet, quia omne bonis ex virtute principium est ; ex hujus radicibus etiem ea, quæ vos et amatis et expetitis, oriuntur. Sed si ista indiscreta essent, non videremus quædam jucunda, sed non honesta ; quædam vero honestissima, sed aspera, et per dolores exigenda.