De minuit à sept heures/Partie 1/Chapitre V

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V

Trois portraits… deux rivaux


Le lendemain de son arrivée à la villa d’Ivan Baratof, Gérard passa la majeure partie de la journée à dormir. Il avait coutume ainsi de réparer les efforts prolongés et les longues nuits sans sommeil que son exceptionnelle robustesse lui permettait de s’imposer. Après une toilette qu’il prolongea avec délices, il descendit rejoindre Baratof qui l’attendait dans son cabinet de travail.

Baratof, assis à son bureau, le dos tourné à la porte, regardait une publication illustrée avec tant d’attention qu’il n’entendit pas Gérard entrer.

Gérard se pencha par-dessus l’épaule du Russe pour voir ce qui l’intéressait si vivement. C’était une revue intitulée France-Pologne, et dont la première page reproduisait trois photographies représentant, sous trois aspects différents, la même femme, très jeune et d’une rare beauté.

— Bigre, voilà une jolie personne ! dit Gérard avec un vif intérêt.

Baratof tourna la tête.

— Oui, hein, est-elle charmante ?…

— Fascinante, comme disent les Anglais. Qu’est-ce qui est écrit sous les portraits ?

Il se pencha davantage et lut :

« De notre correspondante de Paris :

» Beau geste d’une jeune fille française en faveur d’une loterie ouverte au profit de la Maison des laboratoires. Elle est prête à donner tout ce qu’on lui demandera à la personne qui s’inscrira pour cinq millions. »

Gérard eut un petit rire.

— Tout ce qu’on voudra !… Au moins, elle est délurée, la jeune personne, aussi délurée que jolie si les photos ne la flattent pas.

— Au naturel, elle est encore plus jolie, dit Baratof.

— Tu la connais ?

— Oui, à mon dernier voyage à Paris, l’autre hiver, j’ai rencontré à une matinée de bienfaisance, au Cercle interallié, une jeune fille dont la beauté m’a frappé. Elle vendait des programmes. Elle m’en a signé un, je lui ai offert un verre de champagne qu’elle a refusé sous prétexte que le champagne lui montait à la tête. Ces portraits, c’est elle.

— Et comment s’appelle-t-elle ?

— Nelly-Rose Destol, dit Baratof, et au même moment il regretta d’avoir répondu.

— Destol ! s’exclama Gérard, mais c’est le nom du Français qui a perdu en Russie les titres que je viens de rapporter !

— Oui, il est mort, pendant la guerre, en Roumanie. C’est par la comtesse Valine que j’ai su, il y a six mois, que les titres avaient été confiés au comte Valine, et que celui-ci les avait cachés là où tu les as trouvés, en attendant qu’il puisse les faire parvenir à Mme Destol et à sa fille, Nelly-Rose.

— Ah ! eh bien, si c’est Nelly-Rose Destol, je la connais aussi, dit Gérard… Oh ! en plus jeune… Tiens, regarde. J’ai trouvé ça dans la pochette aux titres.

Et il tira de son portefeuille et montra à Baratof la photographie de Nelly-Rose à dix ans.

— Tiens, pourquoi l’as-tu conservée ? demanda Baratof.

— Ma foi, je n’en sais trop rien. Cette figure d’enfant m’a plu. Cet air émouvant, ce clair regard… On les retrouve dans les trois portraits… C’est bizarre, avec cet aspect, de faire une proposition aussi risquée… La demoiselle doit être en mal de réclame… N’importe, elle est bien jolie !

Au bout d’un moment, il ajouta, d’un autre ton :

— Dis donc, Baratof, tu vas lui rendre, à elle et à sa mère, les titres et le reçu.

— Parbleu ! dit Baratof.

Mais il eut un sourire ambigu que Gérard surprit.

— Ah ! pas de blagues à ce sujet, Baratof ! Pour moi, ce dépôt-là, c’est sacré…

— Pour moi aussi, voyons, affirma le Russe. Je vais leur reporter tout ça en allant à Paris.

— Ah ! tu vas donc à Paris ?

— Oui, bientôt.

Après une pause, Gérard déclara :

— Moi aussi. Il n’y a plus rien à faire par ici pour le moment. Ma dernière expédition était déjà dangereuse. Maintenant, je suis brûlé… Du reste, je veux revoir Paris, et surtout aller en Normandie embrasser ma vieille maman… Mais tu pars, toi, pour longtemps ?

— Oui, dit le Russe.

Il n’expliqua pas les deux motifs de son départ le désir de jouir librement de l’énorme fortune conquise par ses rapines ; le désir de mettre en sûreté, d’échapper aussi bien aux espions russes qui, depuis quelque temps, le traquaient, qu’à d’anciens complices récemment sortis de prison et qui voulaient le faire chanter.

— Je m’en vais dans quinze jours, dit-il, je ferai le voyage par Berlin et Londres où j’ai des affaires. Et toi ?…

— Moi, je m’en irai avant toi, dans une huitaine de jours. Je passerai par le sud de l’Europe. Oh ! je ne me hâterai pas !… Je m’amuserai un peu en route. Nous nous retrouverons à Paris ?

— Oui, dit Baratof… Voyons, dans trois semaines, il consulta un calendrier. Tiens, le 8 mai au soir, je t’attendrai au Nouveau-Palace des Champs-Élysées. Je te télégraphierai l’heure.

— C’est ça, je descendrai à la Pension russe d’Auteuil, et, après t’avoir vu, je filerai en Normandie. Au revoir. Je vais faire un tour jusqu’au dîner.

Seul, Baratof reprit la revue qui reproduisait les traits de Nelly-Rose et les regarda de nouveau longuement… À Paris déjà, lors de sa rencontre avec la jeune fille, il avait éprouvé pour elle un sentiment d’admiration où le désir tenait certes plus de place que le respect. Et tout de suite, à la lecture de la revue polonaise achetée par hasard l’avant-veille, un projet audacieux s’était formé dans son esprit, projet auquel il s’attachait de plus en plus, et qu’il eût déjà mis à exécution s’il n’y avait pas eu l’obstacle de sa rapacité naturelle.

Il recompta les titres que contenait la pochette. Quelle fortune énorme ! Que cette fortune ne lui appartînt pas, cela le faisait sourire cyniquement. Ce que Baratof avait entre les mains lui appartenait toujours, ou, tout au moins, il s’y taillait toujours la part du lion… Alors, ces millions s’ajoutant aux nombreux millions qu’il possédait déjà, ne lui permettaient-ils pas un sacrifice qui, considérable en soi, pour lui-même n’était pas grand-chose ? Ne voulait-il pas désormais jouir de son argent, vivre à Paris, étaler ses richesses, se mettre en relief, faire parler de lui ?… Enfin, n’était-ce pas l’occasion de prendre une revanche sur Gérard qui l’avait supplanté auprès de la comtesse Valine ? Nelly-Rose serait l’enjeu de cette revanche, Nelly-Rose si jolie et à qui Gérard semblait s’intéresser.

D’un geste résolu, le Russe prit dans un tiroir son carnet de chèques et, rapidement, en libella un au nom du président de la Maison des laboratoires de Paris, et pour la somme de cinq millions. Il signa et barra le chèque et ensuite, sur une feuille de papier à lettre, écrivit :

« Mademoiselle,

« Aurez-vous la bonne grâce, le jour même où je vous le demanderai, et quelles que soient les circonstances, de me recevoir, dans votre boudoir, de minuit à sept heures du matin ? Si oui, vous voudrez bien remettre le chèque ci-inclus à son destinataire. Si non, déchirez-le.

» Sentiments très respectueux,

 » Ivan Baratof. »

Il mit le chèque et la lettre dans une enveloppe sur laquelle il inscrivit cette adresse :

« Mademoiselle Nelly-Rose Destol,

 » Maison des laboratoires,
 » Paris. »


Puis, il envoya quelques lignes à sa banque de Londres pour la prévenir à propos du chèque et demander qu’on l’avertît télégraphiquement dès que ce chèque serait touché. Il sortit alors pour jeter lui-même les deux lettres à la poste.

Une semaine passa dans le calme. Gérard préparait son départ, qui devait, on le sait, précéder de huit jours celui de Baratof.

La veille de ce départ, un assez vif incident, fortuitement provoqué, eut lieu entre les deux hommes. Gérard, mettant son manteau pour sortir, laissa tomber de sa poche, aux pieds de Baratof, une revue qui se déplia.

— Qu’est-ce que ça ? demanda le Russe. Tiens, tiens, la revue France-Pologne… Tu en as acheté un numéro ? Mlle Nelly-Rose Destol t’intéresse donc beaucoup ?

— Pourquoi pas ? dit Gérard en ramassant la revue… Ma parole, tu as l’air d’être jaloux. As-tu l’intention de t’inscrire pour les cinq millions et de t’imposer à la jeune personne par ce moyen ?… Il est vrai qu’avec tout ce que tu as raflé depuis des années, avec ou sans mon aide, tes moyens doivent te permettre d’être large.

— Je ferai ce qui me plaira, dit Baratof, ça ne regarde que moi. Mais je te demande de ne pas t’occuper de cette jeune fille.

Gérard haussa les épaules, et fit d’un ton railleur :

— Je pourrais te répondre, moi aussi, que j’agirai selon mon bon plaisir. Mais pourquoi te disputer une conquête qui m’est indifférente ?

Elle n’était pas indifférente à Baratof. Le matin même, il avait reçu de sa banque de Londres un télégramme : « Chèque touché ».

Gérard partit le lendemain. Il avait pris congé de Baratof et les deux hommes, sans faire allusion à l’incident de la veille, s’étaient dit adieu avec une apparence de cordialité qui masquait leur animosité… Le 8 mai, ils se retrouveraient à Paris…


Gérard, comme il l’avait dit, voyagea sans hâte, s’arrêtant dans les villes qui lui plaisaient, à Prague, à Venise notamment. Et dans chaque ville, fréquentant les lieux de plaisirs, chassant la bonne fortune de rencontre, il nouait de brèves aventures, don Juan expert à séduire et qui sait vaincre vite toutes les résistances.

La pensée de Nelly-Rose, toutefois, revenait souvent à son esprit. Certes, il n’avait point d’amour pour elle, il n’en avait jamais eu pour aucune femme, mais elle excitait sa curiosité. Qu’était-elle ? Une jeune fille du monde, oui… Une jeune fille ?… De mœurs assez libres sans doute, s’il fallait en croire cette annonce extravagante. Pourtant ce visage, dont il regardait sur la revue les trois aspects, était bien pur, presque enfantin encore malgré le dessin voluptueux de la bouche, et le regard des yeux était droit et candide…

Un soir, à Venise, parcourant un journal français, il ne put retenir un mouvement. Il lisait qu’un don de cinq millions avait été fait à la Maison des laboratoires par un Russe nommé Ivan Baratof, — beau geste célébré en termes dithyrambiques.

Ah diable ! Baratof s’était donc réellement déterminé à l’action ? Et pour qu’il eût fait, lui l’homme cupide, ce sacrifice, son désir devait être bien grand, et il emploierait n’importe quel moyen pour se faire payer par Nelly-Rose. Il s’agissait donc de lui barrer la route, tout de suite, sans perdre de temps. L’idée que cette jeune fille si délicieusement jolie et qui, si jeune, ne pouvait être entièrement pervertie, et ne saurait sans doute pas se défendre, pût devenir la proie du Russe, cette idée était insupportable à Gérard. Il voulait avant tout, la sauver de Baratof et lui rendre sa fortune. Et par là même, il aurait le très grand plaisir de la voir, et de juger si elle était aussi belle qu’elle le paraissait.

Gérard au matin du 8 mai arrivait à Paris. Il avait retenu une chambre dans la Pension Russe, vaste maison située au fond d’Auteuil et que tenait un émigré auquel il avait, en Russie, rendu d’importants services, et qui lui gardait une solide reconnaissance.

Un télégramme lui fut délivré, daté de Londres, et signé Baratof. Baratof annonçait qu’il serait à Paris l’après-midi même, venant par avion, qu’il arriverait soit à quatre heures, soit à sept heures, et qu’il attendrait Gérard au Nouveau-Palace.

Gérard en hâte fit sa toilette, consulta un annuaire mondain et celui des téléphones, déjeuna vite, et sortit dès le début de l’après-midi.

Il passa d’abord au Nouveau-Palace. Il se défiait de Baratof : celui-ci débarquerait peut-être plus tôt qu’il ne l’avait dit, pour pouvoir agir sans contrôle. Mais non, le Russe n’était pas là…

Gérard, alors gagna la place du Trocadéro et passa devant la maison habitée par Mme Destol et Nelly-Rose. Il était décidé à ne pas entrer et à ne demander au concierge aucun renseignement. Il voulait seulement voir l’endroit où vivait la jeune fille…

Il se rendit ensuite, derrière le Champ-de-Mars, à la Maison des laboratoires. Là, il interrogea le concierge qui le renseigna. Oui, Mlle Destol était venue travailler. Cette petite auto, arrêtée au bord du trottoir, c’était sa voiture.

Gérard s’éloigna de quelques pas et traversa la rue. Il regarda sa montre : deux heures quarante. Il voulait retourner au Nouveau-Palace à quatre heures puisque Baratof serait peut-être alors arrivé. Une heure restait…

Gérard, sans projet fixe, sans plan précis, sans même savoir si Nelly-Rose allait sortir, à tout hasard, sur le trottoir, attendit…