De minuit à sept heures/Partie 2/Chapitre IV

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IV

« Je tiendrai ma parole »


Nelly-Rose, quand l’inconnu qui venait de surgir dans sa vie d’une façon si singulière et si inopinée fut parti, ne voulut pas rejoindre les invités attardés, mais alla s’enfermer dans son boudoir. Elle sonna la femme de chambre.

— Victorine, dites à madame que je vais me reposer une heure. Qu’elle ne s’inquiète pas de moi. J’ai un peu de migraine, mais le sommeil la dissipera. Je ne dînerai pas à table. Vous m’apporterez une tasse de thé et des sandwiches… Vous avez bien compris, Victorine ?

— Oui, mademoiselle, je vais prévenir madame.

— Surtout qu’elle ne s’inquiète pas et ne se dérange pas. Qu’on vienne me chercher seulement au moment de partir…

Lorsque Victorine fut sortie, Nelly-Rose eut un soupir de soulagement. Elle avait besoin d’être seule avec ses pensées et ses impressions. Ce qui lui était arrivé la déconcertait. Que lui voulait cet homme ? De quel droit osait-il la poursuivre ainsi ? Elle s’irritait de nouveau, s’indignait, à présent qu’elle était loin de lui, hors de son influence si étrange. Et c’était cela qui indignait le plus Nelly-Rose, c’était de reconnaître qu’elle avait été troublée, soumise, que sa volonté avait cédé…

Après une heure de repos, pendant laquelle elle avait en vain essayé de s’assoupir, elle absorba vite une tasse de thé. Puis, avec lassitude, toujours poursuivie par la pensée de l’énigmatique inconnu, elle commença sa toilette pour l’Opéra. Elle choisit une robe blanche. Cela irait bien avec son manteau de soie qui était rouge…

Elle achevait de s’habiller et il était près de neuf heures quand on frappa à la porte.

— C’est moi, mademoiselle, dit Victorine en entrant. On vient d’apporter pour mademoiselle une lettre urgente.

Des mains de Victorine, qui ressortit aussitôt, Nelly-Rose prit la lettre. Elle jeta les yeux sur l’enveloppe. Le pressentiment d’une mauvaise nouvelle, d’une menace, la fit une seconde hésiter… Elle ouvrit l’enveloppe, en tira une carte où quelques lignes étaient tracées.

Elle lut, devint très pâle et tomba sur une chaise.

— Ah ! Je l’avais oublié, celui-là ! murmura-t-elle.

Dans le désarroi que lui avait causé la poursuite effrontée de l’inconnu au lilas, Nelly-Rose, en effet, avait cessé de penser à un autre sujet d’émoi, à une autre inquiétude qui, à présent, renaissait et se précisait en menace. Nelly-Rose se remit debout ; un moment, agitée, elle alla et vint dans son boudoir, puis s’assit sur son divan, toujours pâle et les yeux fixés droit devant elle.

À cet instant, Mme Destol entra dans le boudoir.

— Eh bien, Nelly-Rose, nous t’attendons ! Il est neuf heures passées… Mais, ma petite fille, qu’est-ce que tu as ? Tu as l’air bouleversée ? Voyons, réponds-moi. Tu n’es pas malade ?

Inquiète, Mme Destol s’approcha de sa fille et sur la table vit la carte et l’enveloppe que Nelly-Rose y avait laissé tomber.

— Qu’est-ce que c’est que ça ? demanda Mme Destol en prenant la carte.

Elle lut, sursauta, et s’écria :

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Baratof, c’est le Russe aux cinq millions… Eh bien, pourquoi te demande-t-il de venir à minuit ? De quelles conventions s’agit-il ? Voyons, Nelly-Rose, réponds !

Dans son étonnement, elle parlait très haut et les éclats de sa voix arrivèrent aux oreilles des quatre amis qui, dans le couloir, attendaient, prêts à partir. Ils accoururent.

— Eh bien, qu’y a-t-il ? demanda Valnais.

— Ce qu’il y a ? cria Mme Destol dont l’émotion croissait devant le silence de Nelly-Rose, il y a une chose incroyable, inconcevable, inimaginable ! Il y a qu’un monsieur, ce Russe, cet Ivan Baratof, oui, l’homme aux cinq millions, ose écrire à ma fille ceci : écoutez bien !

Et, d’une voix vibrante d’indignation, elle lut :

« Mademoiselle, je suis sûr que vous vous rappelez nos conventions. Je sonnerai ce soir, à minuit, chez vous. Vous serez seule, puisque vous avez bien voulu y consentir. Hommages respectueux. »

— Et c’est signé Ivan Baratof. Tenez, regardez, qu’est-ce que vous en dites ?

Elle leur tendait la carte. Les quatre hommes, stupéfaits, se regardaient. Il y eut des exclamations.

— Mais c’est de la folie !…

— Écrire cela à une jeune fille !

— Quel goujat !…

Et Valnais :

— Comment cet homme se permet-il ?… Qu’est-ce que cela signifie ?…

— C’est ce que je demande à Nelly-Rose, cria Mme Destol, et elle ne me répond pas !…

Cependant Nelly-Rose s’était remise d’aplomb. La crainte n’avait pas longtemps prise sur sa nature courageuse. L’affolement que montraient ses cinq interlocuteurs lui apparut soudain si comique, qu’elle éclata de rire.

— Dieu, que vous êtes drôles ! s’écria-t-elle. En voilà une façon de prendre au tragique une chose sans importance. Laissez-moi tranquille ! Maman, je t’en prie, va à l’Opéra, va au bal, amuse-toi… et ne t’occupe pas de moi.

Mme Destol leva les bras.

— Elle est folle ! Nelly-Rose, tu es folle ! Mais tu n’as pas l’intention, je pense, de recevoir cet individu ?

— Pourquoi pas ?

Devant le concert de protestations indignées que ces mots soulevèrent, Nelly-Rose comprit qu’il lui fallait s’expliquer.

Elle le fit en quelques mots, racontant la publication dans la revue polonaise, la lettre du Russe Baratof, la condition posée et la façon dont, le chèque ayant été touché, elle se trouvait engagée sans l’avoir voulu.

— Mais cet engagement ne signifie rien, s’écria Valnais indigné. La lettre de cet individu est une ordure bonne à jeter au panier ! C’est un chiffon de papier qui ne signifie rien !

— Évidemment, approuva Mme Destol. Cet homme est un drôle ! Un goujat ! Un… je ne sais quoi ! Tu ne le connais pas, Nelly-Rose ! Tu n’as pas à t’inquiéter de lui.

— Mais j’ai accepté ses conditions, dit Nelly-Rose. Involontairement, c’est vrai, mais accepté tout de même.

— Ça m’est parfaitement égal ! Tu ne recevras pas ce voyou, seule, la nuit ! Je te prie de croire que je ne tolérerai pas une telle abomination ! Je resterai ici et je me charge…

— Nous resterons tous, dit Valnais.

Mais la décision de Nelly-Rose s’affermissait de plus en plus.

— J’ai accepté, dit-elle avec calme. En ne le recevant pas, j’aurais l’air, en somme, de lui avoir escroqué cinq millions. Je le recevrai et, si vous restez, je descendrai et l’attendrai dans la rue… J’ai accepté, je vous dis.

— Mais, ma petite, tu n’avais pas le droit d’accepter !

— Peut-être, maman, mais j’ai accepté.

— Accepté quoi ? — Mme Destol était hors d’elle — sais-tu seulement à quoi tu t’es engagée ?

— À recevoir ce monsieur, qui n’est peut-être ni un voyou, ni un goujat, chez moi, à minuit.

— Et s’il exige ?

— S’il exige quoi ?…

Mme Destol tapa du pied.

— Ah ! voyons, Nelly-Rose, tu n’es tout de même pas sotte au point de croire que ce personnage va se contenter de te parler de la pluie et du beau temps !

— Maman, ce personnage, comme tu dis, a été assez généreux pour donner cinq millions qui ont sauvé notre œuvre. Je ne peux pas croire qu’un homme capable de ce geste ne comprenne pas, quand je lui expliquerai l’erreur, quand je ferai appel à sa loyauté, à sa délicatesse…

— Sa loyauté, sa délicatesse !… Mais, ma pauvre petite, pour écrire une pareille lettre à une jeune fille, il faut être une brute, un cosaque !…

Nelly-Rose haussa les épaules.

— Mais, enfin, maman, qu’est-ce que je risque ? Où serait le danger ?

— Le danger ? Alors, tu ne te rends par compte ?… Non ? Ah ! certainement il ne se présentera pas à toi la menace à la bouche, en réclamant… les droits qu’il croit avoir d’après ton imprudence. Tu le flanquerais à la porte et vite. Mais il sera probablement plus habile. Il sera aimable, feindra la douceur, la délicatesse… pour te mettre en confiance… et, au moment où tu te croiras sauvée, tu seras perdue…

Nelly-Rose rit encore :

— Mais non, maman, je ne serai pas perdue du tout. Je t’assure que je ne crains rien et que je n’ai rien à craindre. J’ai promis de recevoir ce monsieur et je n’ai promis que cela… et je tiendrai ma parole. Je t’assure, c’est une question de conscience.

— Et si tu n’avais pas été là quand sa lettre t’est arrivée tout à l’heure ?

— C’est autre chose. Cas de force majeure. Mais, j’aurais été le voir demain, j’ai promis.

Mme Destol connaissait sa fille. Elle savait tout le prix que Nelly-Rose attachait à la loyauté. Elle composa.

— Eh bien, c’est entendu. Tu le verras… ce soir ou demain… En attendant, viens au théâtre avec nous.

— Si tu l’exiges, maman. Mais je serai ici à minuit.

— Tu réfléchiras d’ici là. En attendant, viens.

Nelly-Rose prit son manteau et sortit la première, suivie par les « trois mousquetaires ».

D’un signe, Mme Destol avait retenu Valnais.

— Vous avez votre auto ? lui dit-elle bas et vite.

— Oui.

— Alors, filez en vitesse à votre villa d’Enghien, allumez du feu, et préparez-vous à nous recevoir. Nous vous rejoignons. Comme cela, Nelly-Rose sera en sûreté.

— Excellente idée ! dit Valnais.

En hâte, il descendit et rattrapa Nelly-Rose et les trois amis.

— Je vous emmène, dit-il à l’un d’eux qu’il fit avec lui monter dans son auto, se réservant de lui expliquer en route le plan formé.

Mme Destol, cependant, avait appelé ses domestiques.

— Nous ne rentrerons que demain, leur dit-elle rapidement. Restez ici, et veillez jusqu’à une heure du matin. Si, comme c’est probable, un monsieur sonne vers minuit, éconduisez-le… aussi brutalement que vous voudrez !

Elle descendit et, avant de monter dans son auto, où s’installaient Nelly-Rose et ses compagnons, elle adressa quelques mots à son chauffeur.

La voiture roulait et Mme Destol, assise au fond, auprès de sa fille, parlait avec animation à ses vis-à-vis du ténor qu’ils allaient entendre, et demandait fréquemment l’opinion de Nelly-Rose comme pour occuper son attention.

— Mais, maman, où allons-nous donc ? demanda tout à coup Nelly-Rose qui, depuis quelques instants, paraissait s’étonner. Firmin ne prend pas le chemin de l’Opéra.

— Nous n’allons pas à l’Opéra, ma petite fille, dit Mme Destol.

— Mais où allons-nous ?

— À Enghien, chez Valnais.

Mme Destol s’attendait à une protestation violente de la part de Nelly-Rose, mais celle-ci répliqua seulement, d’un ton simple :

— Oh ! c’est mal, maman, tu me forces à manquer à ma parole.

— J’en prends la responsabilité.

— Mais, j’ai promis…

— Tu es dans un cas de force majeure, comme tu as dit toi-même tout à l’heure, déclara Mme Destol triomphante.

Nelly-Rose ne répondit rien. Le voyage à travers la nuit, le long des routes de banlieue, fut silencieux.

On atteignit le lac d’Enghien, et, par l’avenue de Ceinture, la villa de Valnais que l’on aborda du côté d’une cour qui s’étendait derrière la maison. Comme l’auto s’arrêtait, dix heures sonnaient.

Valnais, pour les recevoir, quitta la position à plat ventre qu’il occupait devant une cheminée, dans laquelle il s’évertuait à allumer un feu de bois qui se refusait absolument à prendre.

Il vint à eux, portant d’une main un bougeoir dont la bougie humide menaçait à tous moments de s’éteindre, et, étanchant de l’autre main les larmes que la fumée avait amenées dans ses yeux.

— Je m’excuse, dit-il d’un ton plaintif. Vous ne serez pas très confortablement installés. Je ne viens ici que quelques jours en plein été… Alors, vous comprenez, ce n’est pas très confortable… Il n’y a pas d’électricité ni de chauffage central, le calorifère est cassé, et les cheminées tirent mal… Enfin, il y un poêle à pétrole…

Il était si lamentable, ainsi larmoyant et sa bougie à la main, que Nelly-Rose, malgré sa contrariété vive, ne put s’empêcher de rire.

Dans la vieille villa régnait une odeur de moisi, et l’humidité suintait des murs. Les arrivants frissonnèrent. Les femmes serrèrent autour d’elles leur manteau, les hommes relevèrent le col de leur pardessus.

— Venez au premier, voulez-vous ? offrit Valnais. Il y a une chambre à coucher où le feu a bien voulu s’allumer.

On le suivit. En effet, dans une pièce du premier étage, aux papiers à demi décollés, aux meubles à demi disjoints, un feu clair jetait quelque gaîté et quelque chaleur.

— C’est parfait, dit Mme Destol, Nelly-Rose couchera ici.

Nelly-Rose semblait avoir repris toute sa gaîté.

— Très amusant, le campement imprévu ! s’exclama-t-elle. Après tout, je n’ai rien à me reprocher. Je suis prisonnière et j’ai cinq geôliers… Allons, maintenant, allez-vous en tous ! Je tombe de fatigue et je vais me coucher.

— Hélas ! gémit Valnais, c’est impossible, il n’y a pas de draps…

— Alors, je me contenterai de m’étendre sur le lit. Tenez, allumez-moi une des bougies de la cheminée et laissez-moi du bois.

Mme Destol embrassa sa fille, puis, avec les quatre hommes, sortit, Valnais brandissant toujours son bougeoir.

— Qu’est-ce qu’on va faire ? dit-il, les autres pièces sont inhabitables.

— Il ne s’agit pas d’autres pièces, déclara Mme Destol. Je reste ici, dans le couloir, devant la porte. Je connais Nelly-Rose, elle serait capable de nous fausser compagnie. Amenez ici votre poêle à pétrole, une table, des chaises, un fauteuil. Je dormirai dans le fauteuil, et vous…

— Nous jouerons au bridge, dit Valnais. J’ai des cartes.

Un quart d’heure après, autour de la table, les quatre hommes, toujours en pardessus, le col relevé et le chapeau sur la tête, jouaient au bridge avec de vieilles cartes humides, à la lueur débile d’une antique lampe retrouvée par Valnais.

Mme Destol, enveloppée d’une couverture, s’endormit dans son fauteuil, tout contre le poêle à pétrole qui répandait plus d’odeur que de chaleur.


Seule dans sa chambre, assise devant le feu flambant, Nelly-Rose, un moment, réfléchit. La contrainte qu’on lui imposait l’irritait profondément. Elle pensait avec horreur, dans sa droiture un peu naïve, que Baratof, cet homme qui avait fait un geste si généreux et qui, peut-être, était un galant homme, aurait le droit de la tenir pour une menteuse, pour une intrigante sans honnêteté et sans parole…

Elle se leva, avança jusqu’à la fenêtre qu’elle ouvrit sans bruit, et regarda dehors, s’appuyant à l’étroit balcon. La villa, bâtie sur une terrasse, dominait tout le lac d’Enghien où frissonnaient, dans la nuit douteuse, sous le ciel nuageux, de vagues reflets. Là-bas, autour du lac, quelques lumières plus ou moins lointaines…

Nelly-Rose quitta la fenêtre, fit quelques pas, paraissant hésitante… Puis, sa décision fut prise.

La hauteur d’un étage seulement la séparait de la terrasse… Quelques mètres. Ce n’était rien pour elle, courageuse et sportive. Gaîment, comme un enfant qui joue à l’évasion, elle vint au lit, prit les deux couvertures, les noua solidement l’une à l’autre, évalua leur longueur… Ce serait suffisant.

Tout à coup, une inquiétude lui vint. Avait-elle de l’argent ? Elle consulta son sac. Oui. Tout allait bien !

Aux barreaux de fer forgé du balcon, elle fixa l’extrémité de l’une des couvertures et, serrant autour d’elle son manteau, enjamba le balcon, se cramponna aux couvertures et opéra sa descente.

Elle atteignit aisément la terrasse, la traversa, descendit quelques marches taillées dans le mur de soutènement.

Au bas des marches, attachée à un anneau de fer, une barque se balançait sur l’eau… Quelle chance ! Sans cela, l’évasion eût été moins facile, car, comment s’en aller, puisque la grille de la cour avait été refermée ?

Elle s’installa dans la barque, prit les rames, et les manœuvra doucement. Elle se dirigeait vers l’embarcadère le plus voisin que lui laissait voir la clarté d’un croissant de lune qui, par moments, sortait des nuages…