De minuit à sept heures/Partie 3/Chapitre III

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III

Griserie


Le trajet est court du Trocadéro à Auteuil. Dans les rues, désertes à cette heure de la nuit, le taxi, conduit par le chauffeur Ibratief, roulait à grande allure.

Gérard, pour ne pas laisser à Nelly-Rose le loisir de se reprendre et de réfléchir à l’imprudence qu’elle commettait en se fiant à lui, parla sans cesse, donnant de nouveaux détails sur la pension russe où il l’emmenait. Peine peut-être superflue, car Nelly-Rose ne songeait ni à se reprendre ni à se défier. L’attitude de son compagnon était si cordiale et si respectueuse que la jeune fille ne doutait pas que tout péril fût écarté.

C’est seulement quand la voiture s’arrêta près du viaduc d’Auteuil, non loin de la Seine, devant la pension russe, que Nelly-Rose eut un moment d’inquiétude.

« Et s’il m’avait amenée ailleurs ? se dit-elle. Et si ce n’était pas à une fête ?… »

Mais non. On entendait de la musique. Devant la maison plusieurs autos élégantes attendaient. Il n’avait pas menti, la confiance de Nelly-Rose s’en accrut.

Quand Gérard et Nelly-Rose franchirent le seuil du hall, la fête battait son plein. Dans une décoration hâtivement établie, guirlandes de fleurs en papier, guirlandes d’ampoules de couleur donnant une lumière à la fois vive et atténuée, chatoyante, une foule se pressait, — une foule presque exclusivement slave, où Gérard et Nelly-Rose étaient peut-être les seuls Français, — foule mêlée, dont la majorité se composait d’émigrés appartenant, soit de naissance, soit depuis leur exil et par le malheur des temps, à une classe sociale peu élevée, dont la minorité était composée par des gens riches — hommes en smoking, femmes en grande toilette — Russes ou étrangers, venus là en curieux, pour voir, — foule bruyante, montrant dans le plaisir un laisser-aller un peu brutal, un peu vulgaire, où il y avait comme la revanche des épreuves quotidiennes d’une déchéance qu’on veut oublier, et d’une mélancolie désespérée…

Tout autour de l’espace vide réservé aux danseurs se trouvaient des tables presque toutes occupées, et où étaient servies des bouteilles de champagne dans leur seau à glace, ou bien la blanche vodka en des verres irisés. Des boules de couleur s’échangeaient de table en table. Des serpentins accrochaient partout leurs rubans multicolores.

Au bout du hall, à l’écart, dans un renfoncement entre deux piliers, il y avait une table libre. Gérard y conduisit Nelly-Rose et commanda du champagne.

Nelly-Rose regardait curieusement autour d’elle. Elle avait l’esprit parfaitement libre. Rien à redouter dans cette foule. Son compagnon était loyal ; aucun doute à ce sujet. Et, détendue, elle se laissait aller à l’attrait, nouveau pour elle, un peu étrange, de cette fête où elle ne discernait pas que l’exubérance peu à peu remplaçait la gaîté, que l’ivresse, pour certains, remplaçait l’animation.

— Comme je suis heureux de vous voir plus gaie ! lui dit Gérard, dont la voix était douce, mais dont l’œil attentif l’observait, notant les impressions qui se succédaient en elle. Je retrouve, enfin, votre expression habituelle… votre sourire d’enfant.

Elle le regarda, étonnée.

— Mais, vous parlez comme si vous me connaissiez déjà ? Mon sourire d’enfant, dites-vous…

Il plaisanta :

— Mais oui, je vous ai connue tout enfant.

— Moi !

— Ou tout au moins votre photographie… Vous aviez dix ans.

— Mais c’est impossible ! Racontez-moi cela.

— Plus tard, dit-il, plus tard. Pour le moment ne voulez-vous pas danser avec moi ?

Elle se défendit, effarouchée.

— Oh non, non, je ne veux pas danser ici… Dans cette foule… Et ne me versez pas de champagne !

— Je sais… Cela vous tourne la tête.

— Comment ? vous savez ? Et où m’avez-vous vue, avant cet après-midi ?

Il se pencha vers elle, satisfait de l’intriguer de nouveau, fixant ses yeux sur les siens.

— Rappelez-vous, mademoiselle, l’autre hiver, vous êtes venue à une fête de bienfaisance au Cercle interallié. Vous avez parlé un moment, avec un monsieur assez âgé, grand, à favoris. Il a insisté pour vous conduire au buffet et vous offrir du champagne. Vous avez refusé, comme vous venez de me refuser, en lui disant que le champagne vous montait à la tête.

— Oui, je me souviens très bien, et ce monsieur, dont je n’ai jamais su le nom, m’a demandé de lui signer son programme.

— Vous avez bonne mémoire.

— Mais, ce monsieur, ce n’était pas vous…

— Ce n’était pas moi, mais il m’a parlé de votre rencontre et de votre charme, et, sur le programme, j’ai lu votre nom… Nelly-Rose… C’est un nom que je me répétais souvent, là-bas, en Russie, au cours d’une mission dangereuse que j’accomplissais… Nelly-Rose… Il me semblait que votre nom et que votre photographie me portaient bonheur. Il me semblait, — c’était fou et chimérique, mais je suis parfois chimérique, — que je surmontais, grâce à vous, toutes les difficultés et toutes les fatigues…

Ainsi Gérard mêlait-il à la réalité des éléments propres à la parer d’une couleur plus vive. Sous le clair regard de Nelly-Rose, il était gêné de mentir, mais il biaisait avec la vérité, et l’interprétait à sa façon. Pour rien au monde il n’eût voulu révéler à la jeune fille la découverte des titres et de la fortune paternelle ; cela lui eût paru un moyen d’action sur elle dont il refusait de se servir. Mais il laissait deviner qu’il y avait quelque chose entre eux, dans le passé, un mystère qui les rapprochait à leur insu. Et il jouait son rôle en acteur consommé, qui veut séduire et profiter d’une de ces heures uniques que le destin ne vous accorde pas deux fois. Demain, il serait trop tard.

Nelly-Rose l’écoutait, sans oser lever les yeux sur lui. Les inflexions tendres de cette voix, la ferveur persuasive et respectueuse de l’attitude, le romanesque de l’aventure, si dangereux pour une âme féminine où la chimère et l’impossible s’unissaient aux qualités les plus grandes, tendaient à la déséquilibrer.

Elle était si troublée qu’elle prit machinalement la coupe de champagne qu’il lui tendait, y trempa ses lèvres, puis la but en partie. Et Gérard poursuivit :

— C’est alors, après avoir réussi une mission en Russie, et quand je me suis retrouvé hors de l’enfer, qu’il m’est tombé sous les yeux cette revue France-Pologne qui reproduisait vos trois portraits. Enfin, je connaissais Nelly-Rose, et toute ma vie prenait son sens véritable.

Elle murmura :

— Et vous m’avez écrit…

Gérard hésita. Bien que sa conduite avec Nelly-Rose ne fût qu’un mensonge dont il avait conscience, mais que lui masquaient ses habitudes de séducteur, il répugnait au mensonge formel des mots et des affirmations.

— Et je suis venu, dit-il. Votre proposition était étrange, mais que m’importait ? Je voulais vous voir, entrer en relations d’une manière ou d’une autre avec vous. Je sentais qu’il y avait autre chose que l’explication ambiguë qu’une telle proposition pouvait suggérer. Oui, même tout à l’heure, dans votre boudoir, quand je vous ai paru brutal… au fond de moi, cependant, je ne doutais pas de votre pureté. Et votre révolte, que j’attendais presque, m’a ravi…

— Mais, cet après-midi, fit-elle, quand vous êtes venu près du laboratoire ?…

— Je vous l’ai dit. Je voulais vous voir…

— Et chez ma mère ?… Comment avez-vous su que nous recevions ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas présenté ?

— Je voulais seulement encore vous revoir. Je vous avais vue entrer chez vous. J’ai appris, par votre concierge, qu’il y avait une fête et je n’ai pu m’empêcher de monter… Et je vous ai revue… je vous ai plus encore admirée. Vous étiez si belle ! Chacun de vos gestes incarnait pour moi toute la grâce féminine. Je n’ai pu résister au désir de danser avec vous. Je n’ai pu résister à cette joie, inattendue, si délicieuse et si enivrante, de vous tenir quelques moments dans mes bras. J’étais pour vous alors entièrement un inconnu, mais vous ne m’avez pas repoussé, et j’ai senti que vous ne m’étiez pas hostile. L’union s’établissait entre nous, l’union douce, particulière, profonde quoique superficielle, qui s’établit entre un homme et la femme qui danse avec lui sans déplaisir. Est-ce vrai ?…

Nelly-Rose ne répondit pas et, après un moment :

— Vous n’auriez pas dû entrer dans mon boudoir…

— Non, je n’aurais pas dû. Mais là non plus, je n’ai pu résister au bonheur de connaître tout de suite l’endroit où vous viviez… où le soir je vous verrais…

— Mais vous n’étiez pas sûr de me voir ce soir. Je pouvais me dérober.

— Une femme comme vous ne manque jamais à un engagement pris…

Elle rêva un moment, les yeux perdus. L’orchestre avait interrompu les danses, le chant nostalgique des Bateliers de la Volga s’élevait. Nelly, instinctivement, prit devant elle la coupe de champagne que Gérard venait de remplir. Elle but. Elle écoutait le chant qui se prolongeait dans le silence, soudain établi autour d’eux dans le hall. Elle acheva la coupe.

Gérard l’observait. Sans qu’elle le vît, il remplit la coupe, il appela le maître d’hôtel qui les servait et lui donna de rapides instructions que le maître d’hôtel alla répéter au chef des musiciens de l’orchestre.

Le chant venait de finir. Dans la vaste salle l’animation reprenait, plus trépidante, plus désordonnée d’avoir un moment été contenue.

— Vous ne buvez pas ? dit négligemment Gérard.

— Mais si, je bois… Voyez !

Nelly vida la moitié de sa coupe. Son attitude avait changé presque subitement. Toujours aussi lucide, sans aucune ivresse, elle était différente. Une autre Nelly-Rose apparaissait, une Nelly-Rose gaie, d’une gaîté un peu nerveuse, une Nelly-Rose plus expansive, plus extérieure… Elle eut un beau rire un peu éperdu, elle se dressa sur ses pieds pour mieux voir l’ensemble de la salle. Les couples recommençaient à danser, et c’était la valse que l’après-midi, chez Mme Destol, Gérard avait dansée avec Nelly-Rose.

— Nelly-Rose, dit Gérard, — c’était la première fois qu’il l’appelait ainsi, mais elle ne parut pas y prendre garde, — Nelly-Rose, vous ne voulez pas danser ?

— Mais oui, dansons, accepta-t-elle sans hésiter.

Et elle ajouta :

— C’est notre valse de tantôt…

Il l’enlaça… Il sentit qu’elle était un peu abandonnée dans ses bras.