De neuf heures à minuit (Gozlan)/Une Statue oubliée

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Victor Lecou (p. 310-325).

UNE STATUE OUBLIÉE.


L’air du paradoxe est mortel. Que de gens pourtant ne peuvent vivre sans paradoxes ! Esprits obscurs, hommes célèbres, grands et petits, jeunes et vieux, tout le monde en France, à peu d’exceptions près, aime ou cherche à en faire. Et ceci est un fléau, une cause permanente de décadence parmi nous. Avec le paradoxe, tout est vrai, rien n’est vrai. Au dix-septième siècle, l’athéisme était appelé un dangereux paradoxe ; au dix-huitième, il fut une croyance ; en 1793, il devint la religion de l’État. Il n’est pas besoin de dire ce qu’était cet État. Paraître à la cour en habit noir et en pantalon bleu fut aussi un paradoxe prodigieux au milieu des moeurs royales. Rien n’était beau, élégant, digne, convenable pour un pays monarchique, comme l’habit brodé, les manchettes à point d’Angleterre, les bas de soie, les souliers à boucles et la poudre ; rien n’aurait dû paraître plus disgracieux à la cour de Louis XVI que l’habit noir, ce deuil perpétuel ; les manches sèches, et les cheveux plats. Il arriva cependant qu’on trouva fort spirituel de remplacer l’étoffe par le coton, l’habit brodé par l’habit noir. Deux ans après cette réforme, notez-le bien, on coupait la tête à Louis XVI. Otez l’uniforme à vos soldats, et demain vous n’avez plus d’armée ; que les juges rendent la justice en habits marrons, sur des chaises de paille, et vous verrez dans peu ce qui arrivera.

Dire que, pour se conserver, tout doit demeurer immobile, serait une autre erreur, une erreur plus monstrueuse encore. Nous comprenons l’austère uniforme du méthodiste : il a un costume taillé sur sa doctrine ; il a bien fait de l’adopter. Ce n’est pas le changement, ce n’est pas la simplicité qu’il faut craindre : les deux choses sont excellentes en elles-mêmes ; mais on doit redouter la nouveauté dans les opinions, lesquelles sont toujours les éclairs précurseurs des faits qui sont si souvent des tonnerres, lorsque ces opinions se produisent avec la vivacité et l’éblouissement de l’antithèse, ce champagne du raisonnement.

Il a été trouvé ingénieux, dans ces derniers temps, de mettre en doute l’opportunité, la convenance même de la translation des cendres de Napoléon, sollicitée, demandée à genoux pendant vingt-cinq ans. On l’obtient de la magnanimité d’un ministre adroit à flatter les bons instincts populaires, et tout à coup il s’élève des voix pour dire, et je pourrais en désigner ici une des plus éloquentes, pour dire avec des larmes combien il eût mieux valu, dans l’intérêt de la poésie, laisser à Sainte-Hélène, entre quatre saules, les restes de l’empereur. Que voulez-vous attendre d’une nation descendue à ce degré d’esprit et de coquetterie ? Nous surpasserons bientôt, en fait de paradoxe, les Grecs du Bas-Empire. Il pourrait même se faire ceci : Waterloo, espèce d’humeur froide dont rien, jusqu’ici, n’a pu nous guérir, nous attriste et nous rend publiquement honteux depuis un quart de siècle. Que demain nous prenions notre revanche, je ne sais où, à l’endroit même de cette glorieuse défaite, peut-être : eh bien ! il viendra de beaux diseurs pour regretter ces jours d’héroïque mélancolie où nous avions un désastre à venger. La phrase sera mieux faite, mais la phrase, soyez-en sûr, ne manquera pas à la circonstance. « J’aimerais mieux la veuve de la gloire, écrira quelque perroquet de M. de Chateaubriand, que l’épouse en secondes noces du succès. » Nous avons en France des mots pour rabaisser toutes nos splendeurs, comme pour cacher toutes nos misères. La phrase règne et gouverne.

Il manquait, sur le passage des restes de l’empereur, à ses obsèques, la statue d’un homme qui ne fut pas très-habile à tourner la phrase, et qui peut-être a été oublié à cause de cette grave infirmité. Cet homme n’était pas un général d’armée, un maréchal de France, comme on pourrait le supposer tout d’abord. Inutilement on chercherait son nom dans les Victoires et Conquêtes, quoique sans lui il y aurait eu infiniment moins de conquêtes et de victoires. J’ai bien vu, de l’Arc de l’Étoile à la porte des Invalides, des poses martiales, des colères foudroyantes, des têtes échevelées comme la grenade crachant la mitraille, mais je n’ai pas aperçu la tête que je cherchais, une tête fine et pensive, maigre et souffrante, inclinée sur une épaule déformée par la servitude du travail et de la méditation. Au reste, pourquoi le regretter ? Si elle eût été là parmi les autres, et que j’eusse ainsi parlé à l’homme du peuple : « Dites-moi, quel est celui-ci ? » il m’eût répondu : « Celui-ci est un brave ; il a brûlé trois villes, coupé dix ponts, et fait douze mille prisonniers. — Quel est celui-là ? — Celui-là a coulé douze vaisseaux, imposé trois millions de contributions à une bourgade. — Très-bien ! Maintenant, quel est cet homme ? — Quoi ? qui ? Ce squelette en habit bourgeois, sans décorations, sans rubans, sans épaulettes ? Je ne le connais pas. Pourquoi est-il là ? que demande-t-il ? » — Je m’y serais attendu. Pauvre génie ! Pas même l’aumône du souvenir !

Je ne sais pas si je me déciderai moi-même à le nommer dans le cours de ces pages, tant j’ai peur de l’obscurité qui l’enveloppe. Au surplus, je ne dois pas dire son nom tout de suite : je l’écrirai quand je serai arrivé aux événements qui lui prêtèrent quelque importance.

Un jour, mon pauvre méconnu, bien jeune encore, parcourait, avec quelques amis de son âge, les campagnes du Limousin pour en copier les sites sur les pages d’un album. Ils s’assirent, après quelques heures de marche, sur des rochers qui dominent, de leurs assises verdoyantes, un vaste tapis de plaines. Les uns se mirent à chercher des yeux des groupes de sapins d’un riche élancement ; les autres, le coin de paysage le plus à leur goût. Tous s’occupaient, taillaient leurs crayons ou délayaient leur encre de Chine. Un des leurs avait disparu ; son absence ne fut pas d’abord remarquée. Une heure se passa, trois heures s’écoulèrent, l’absent ne reparaissait pas. Quel miraculeux point de vue avait-il découvert ? Enfin, quand on l’eut demandé aux pics et aux ravins, on aperçut, fort loin et fort bas dans la plaine, une tache mouvante ; on appela dans cette direction : un cri répondit : c’était lui. Il avait choisi un singulier endroit pour dessiner, bien singulier ; il est vrai qu’il ne dessinait pas. Quand ses amis furent dans la plaine, ils reconnurent que leur camarade leur avait préféré une étrange société. À leur approche, une quarantaine de pourceaux s’enfuirent devant eux.

— Que faisais-tu donc là ?

— J’étudiais.

— Beau sujet d’étude ! Et qu’as-tu appris ?

— Vous verrez plus tard, leur répondit-il en achevant de remplir ses poches de tubercules terreux, restes du dîner des pourceaux.

Plus tard, le jeune naturaliste vint à Paris, moins pour y voir par quelle pente rapide s’en allait la monarchie de Louis XIV, car on touchait aux dernières années du règne de Louis XVI, que pour obtenir de quelque riche généreux un carré de terre. Dans ce carré de terre, il voulait tenter un essai. Les riches d’alors étaient le moule où l’on a coulé les riches d’aujourd’hui. « Un essai ! lui dirent-ils, et quel essai ? Est-ce pour obtenir de l’or ? Fût-ce pour cela, nous ne vous donnerions pas un carré de terre grand comme un mouchoir. Nous avons eu, Dieu merci ! des essais de tout. Essai de rajeunir, essai de manger toujours, essai de ne jamais manger, à l’usage du peuple ; essai de magnétisme, essai de banque, essai de tontine, essai de loterie, essai de drame en vers blancs, essai de ne jamais mourir, essai de faire de l’or en donnant beaucoup de louis à M. Cagliostro, essai de ne plus faire d’essais. Restons-en à celui-là. »

— Cependant, se dit le jeune philanthrope, je ne puis planter mes tubercules sur les boulevards ou au milieu du Palais-Royal ? Que faire ? Que devenir ? Il écrivit au roi. Ce roi était Louis XVI, c’est-à-dire un des meilleurs rois que nous ayons eus ; le plus humain, le plus éclairé, le plus porté à accueillir les idées généreuses. Aussi l’a-t-on tué en plein jour.

Quoique Louis XVI fût assailli, à cette époque d’effervescence, de gens à projets, d’économistes stupides comme le sont presque tous les économistes, de philanthropes taillés sur le modèle de M. de Mirabeau le père, lequel, lorsqu’il s’occupait d’améliorer le sort des esclaves de Saint-Domingue, faisait macérer et pourrir M. son fils dans les cachots du château d’If, il lut avec une attention marquée la pétition de notre obscur personnage, et il lui permit de planter ses tubercules dans toute l’étendue de la plaine des Sablons. Autant aurait valu lui concéder le désert de Sahara. Les Sablons ! Le nom vous peint l’endroit : il y pousse du sable à plaisir. Cependant, il accepta la concession comme un bienfait du ciel. — Mon tubercule vient partout, s’écria-t-il en se rendant dans la plaine des Sablons, dont il prit possession au nom du roi de France, comme si, nouveau Cabot, il avait découvert le Canada.

Tandis qu’on s’occupait alors à Paris de philosophie et de politique, de la cour et de Versailles, lui allait à pied tous les matins, par la chaleur ou par la pluie, dans sa plaine des Sablons, pour voir s’il ne sortait pas quelques petites feuilles hors de terre. C’était presque attendre un miracle de cette arène jaune, poudreuse et sèche. Le miracle eut lieu pourtant ; une petite feuille, un soupçon de verdure, parut. Il se découvrit, et baisa la terre. Le lendemain, tout le sol était vert. Le Sahara avait germé. Quelle suite d’émotions n’éprouva-t-il pas, en visitant chaque jour sa culture ! Peu à peu, petit à petit, les herbes devinrent plantes, nouvelle joie, nouvelle anxiété, les plantes étaient tantôt jaunies par une journée trop ardente, tantôt abattues sous l’effort d’un coup de vent. La nuit était mauvaise à passer. Quelquefois, des enfants, les descendants de ces autres enfants qui insultaient l’esclave de Camoëns, mendiant le soir pour son maître sur les promenades de Lisbonne, les pères de ces autres enfants qui attachent aujourd’hui des morceaux de papier et des lambeaux de chiffon à l’habit du dernier doge, à Venise, ces enfants-là avaient arraché, les cruels ! quelques beaux pieds touffus, ou jeté des poignées de pierres dans les carrés. Il ôtait son habit, sa perruque, relevait ses manchettes, et, une à une, il ramassait les pierres lancées par les enfants. C’était souvent à recommencer la même tâche. Mais qui se décourage n’a rien dans l’âme. Il y a des tortures en réserve pour chaque vocation ; et l’on souffre, à raison de ce qu’on doit produire. Qui dit vainqueur, dit martyr. Pas d’exceptions, pas une.

Au bout de quelques mois d’espoir, de crainte, de lassitude, de regret, de doute, de certitude, la récolte s’annonça par des signes qui firent battre le cœur de notre agriculteur. On peut dire que ce fut son premier amour, car il ne connut d’autres passions dans sa vie que celles de la recherche et de l’analyse. Sa sœur, qu’il aima comme une plante utile, et dont il fut tendrement aimé, occupa toute seule la place où les autres hommes entassent tant de désirs et tant d’erreurs. Elle le logeait, le nourrissait, l’habillait, ainsi qu’on le ferait d’un enfant délicat. Elle soufflait sur sa lampe quand il veillait trop tard, elle fermait les volets afin qu’il ne se levât pas trop tôt. Presque tous les grands hommes ont eu à leurs côtés, pendant leur passage sur la terre, un de ces anges qu’on appelle du doux nom de sœur. Newton, Pascal, sont de glorieux exemples à citer. Enfin, l’œuvre d’espérance était accomplie ; l’œuvre de peine allait commencer. Notre agriculteur dégagea avec un soin paternel quelques-unes de ses plantes parvenues à maturité, et les porta à Paris dans les mottes de terre qui renfermaient leurs fruits nutritifs. Les premiers à jouir de tout, les gens du monde, se moquèrent de ces feuilles sans fleurs, de ces boules informes pendues aux racines, parodie triviale de la truffe. Ce n’était là ni une rose nouvelle ni une variété de la tulipe. Pour deux sous, pour moins, on avait beaucoup mieux au marché aux Fleurs. Vint le tour des savants. « Belle découverte ! s’écrièrent-ils ; vous avez cultivé la pomme de terre dont se nourrissent les pourceaux. — Mais je l’ai cultivée, répondit avec modestie le jeune agronome ; et maintenant elle est mangeable. — Mangeable ! répliquèrent les savants ; autant vaudrait manger de l’aconit ou de la ciguë. Au seizième siècle, vous l’ignorez donc ? elle donnait la lèpre ; vous avez découvert la lèpre : demandez une récompense. — Je crois que la lèpre, leur répliqua-t-il, ne provenait que de l’impureté où l’on tenait le corps, de la malpropreté des villes, de l’extrême misère des populations au seizième siècle, et non de la nourriture de cette plante. Je l’ai analysée, continua-t-il, comme on analyse la lumière ; j’ai séparé, défini, essayé chacune de ses parties constitutives, et rien de vénéneux n’en est sorti. C’est un farineux abondant, délicat, généreux, presque aussi nutritif que le blé, facile à la cuisson, susceptible de subir, sans perdre aucune de ses qualités savoureuses, les métamorphoses les plus variées. Voulez-vous qu’il soit assaisonnement : il coulera et s’amoncellera comme une neige autour de vos mets substantiels. Voulez-vous qu’il devienne du pain : pétrissez-le, et exposez-le à la chaleur du four. Préférez-vous qu’il devienne du gâteau pour vos desserts ? dites à vos pâtissiers de l’étendre en pâte ductile dans leurs moules, et de le dorer ensuite de sucre ou de miel. Voilà pour les riches et pour les rois. Les pauvres ont-ils faim, — cela leur arrive quelquefois, — qu’ils le précipitent tel quel dans l’eau bouillante ou le glissent sous la cendre chaude, et, au bout d’une heure et pour quelques menus liards, ils dîneront, ils auront de la force, de la santé, de la vie, jusqu’au lendemain. Il leur faut dix sous pour acheter un pain insuffisant, si leur famille est nombreuse ; pour dix sous, ils auront deux boisseaux de mes pommes, qui viennent partout, sous toutes les latitudes, dans tous les climats, presque toute l’année, sous la neige comme dans les sables, à fleur de terre comme dans les caves, et de l’une d’elles vous faites autant de germes qu’il vous convient, en la coupant et en couvrant les morceaux d’une couche de terre. »

En parlant ainsi, et avec la simplicité de la conviction, le consciencieux savant tenait dans sa main l’une de ses plantes merveilleuses, de l’autre main il s’essuyait le front ; car on sue à parler à des académiciens, à d’illustres agronomes qui élèvent des cèdres dans des dés à coudre et touchent vingt mille francs par an pour créer des violettes doubles. Encore, s’ils les créaient !

À cette simple et éloquente exposition des résultats d’une des plus belles découvertes modernes, les savants répondirent par les gros mots de poison, de nourriture dangereuse, de lèpre. Quelques-uns objectèrent que le blé, avec lequel il est assez d’usage de faire du pain, suffisait à l’alimentation de première nécessité, dont le novateur voulait changer la base en la transportant dans sa fécule de moins noble origine. Le novateur savait comme eux qu’avec la farine du blé on formait un pain plus léger, plus blanc, meilleur sans contredit que le pain obtenu par sa fécule ; et, bien qu’il ne voulût pas se prévaloir d’une impossible supériorité, il aurait pu cependant répliquer ceci : Il est d’une incontestable vérité que l’objet alimentaire dont l’estomac de l’Européen s’est créé un besoin de chaque jour, de chaque repas, celui qu’il a choisi par goût et auquel il tient le plus par l’habitude, le pain, est de tous les aliments le plus luxueux, le plus difficile à tous les titres. Le pain se durcit vite, la farine se corrompt au bout de peu d’années, le blé est souvent atteint par les vers avant même sa complète maturité. Un mur humide détruit une réserve de plusieurs mois, un coup de vent couche la récolte d’une contrée entière, et la récolte ne se relève plus. Il suffit d’une année de disette pour faire augmenter du double le prix du froment ; deux années mauvaises entraînent la misère publique ; trois années stériles, ce n’est que trop prouvé, engendrent la famine. La disette de grains pendant la paix, c’est l’émeute sur les marchés et à la porte des boulangers ; la disette de grains pendant la guerre, c’est la révolte. Tandis qu’avec une heure de travail par mois l’Africain recueille de la terre qu’il exploite assez de millet pour alimenter sa famille, — et le millet réduit en poudre, connu sous différents noms, est l’aliment quotidien, nourricier, le pain enfin des habitants de l’Afrique ; — tandis que l’Américain a presque pour rien la farine de manioc, cet équivalent de notre farine de froment, et qu’il n’est pas hors de l’Europe un point du globe où la nourriture principale de l’espèce humaine ne soit pour ainsi dire sous sa main, à la portée de ses lèvres, facile, éparse et bonne comme l’eau, comme l’air, comme la vie, dont Dieu n’a pas prétendu faire un problème : — eh bien ! l’Européen, lui, lui seul, est obligé, forcé de travailler presque uniquement pour avoir du pain, au milieu d’une foule d’autres nécessités qu’il s’est imposées. Pour le bourgeois le pain est déjà une sérieuse dépense ; pour l’ouvrier avec deux enfants et une femme, c’est le sacrifice de la moitié de son temps ; pour l’ouvrier qui a cinq enfants, c’est la valeur en travail de son temps tout entier. Il ne lui reste plus rien pour ses autres dépenses. Le pain enfin est une obligation de l’existence si persévérante, si dure, si horrible, qu’elle s’est formulée dans toutes langues de l’Europe par de douloureuses et bien expressives façons de parler : Gagner son pain, laisser du pain à ses enfants. Image triste ; c’est l’humanité qui a posé pour l’image.

J’ai dit l’opinion des savants de l’époque sur la bienfaisante racine soumise à leur examen. Il circula bientôt parmi le peuple, cet autre savant quand il s’y met, qu’un homme, d’après les ordres du ministre, allait s’occuper d’essayer sur la santé des pauvres gens de la nourriture des pourceaux. On se tint en garde. Comprenait-on la scélératesse de ce médecin, de ce charlatan, de ce chimiste ? D’où sortait-il ? Plus d’une fois on menaça dans la rue cet ennemi du peuple. Lui commençait à douter. Puisqu’elle est venue à bien, est-ce qu’on ne la mangera pas ? disait-il en touchant à sa pulpe dédaignée. Il s’adressa aux gens de cour qui avaient abrité sous leur protection le mesmérisme et le magnétisme ; il fut bien reçu. Ceux-ci, des marquis, des ducs, des princes, celles-là de grandes et illustres dames, goûter au mets de ces animaux qu’on ne désignait, comme fit plus tard Delille, qu’à l’aide d’une pudique périphrase ! Le singulier personnage ! Pour qui les prenait-il ?

Il demande une audience au roi, à Louis XVI, qui l’avait déjà écouté, accueilli, et lui avait prêté la plaine des Sablons, Louis XVI la lui accorde sur-le-champ. C’était un jour de réception, celui où l’agronome fut admis à parler à Sa Majesté. Au moment d’entrer dans le salon royal, il se souvint de la haine du peuple contre lui, de l’indifférence des gens du monde pour sa découverte, du dédain des savants, du mépris des personnes de cour, il trembla ; il se repentit, il recula un instant devant sa détermination de parler au roi. Que n’était-il resté à broyer des remèdes dans le coin de son hôpital, obscur pharmacien qu’il était, ou pourquoi n’était-il pas maintenant auprès de sa bonne sœur, qui priait Dieu pour lui, le sachant devant un des plus puissants rois de la terre ?

Les deux battants de porte s’ouvrent. Que d’or ! que de pierreries ! quel fleuve de lumières ! Ce n’était pas un roi qu’il voyait, mais mille rois debout devant lui ! Il fléchit le genou.

Ce fut le roi lui-même qui le releva avec bonté.

— Voyez, monsieur, voyez, lui dit Louis XVI en lui montrant, passées à la boutonnière de son habit de roi, des feuilles de la pomme de terre, ce sera aujourd’hui ma plus belle, ma seule décoration.

— Madame, dit ensuite le roi en montrant à la reine l’horticulteur ému, je vous présente M. Parmentier.

Le bon roi le conduisit encore devant les ambassadeurs et les princes de sa cour, s’arrêtant à chaque pas pour dire : M. Parmentier, un des hommes les plus utiles de mon royaume, messieurs ! Le soir, il parut dans la loge du roi au spectacle ; le lendemain, honneur rare et dont les plus illustres tenaient compte, il alla à Versailles dans un des carrosses de la cour. La pomme de terre était anoblie. C’était déjà de l’honneur et de la gloire ; il fallait encore à la découverte de Parmentier la popularité, la sainte sanction de la foule.

Parmentier, qu’un geste du roi avait fait sortir de l’obscurité, invita, à quelque temps de là, à un grand dîner qu’il donna aux Invalides, dont il était devenu pharmacien en chef, les notabilités de l’époque : des philosophes, des moralistes, des littérateurs, des peintres, des savants. Ce repas offrit ce merveilleux phénomène, que la pomme de terre seule en fit les frais ; le potage, l’accessoire des entrées, les entremets, le dessert, les vins mousseux, les glaces, le café et les liqueurs, tout avait été extrait du suc de la pomme de terre. Avant de toucher à ce dîner, un des plus admirables efforts de la science, les convives se levèrent tous avec respect pour écouter la bénédiction que, tête nue, les mains étendues, les yeux au ciel, prononça l’illustre et pieux Franklin. Au nom des deux mondes, il recueillit la reconnaissance des hommes, et la fit monter au ciel, pour le remercier d’un si grand bienfait. Parmentier, un homme simple, inspiré de l’amour de l’humanité, un pauvre pharmacien, venait de rendre la famine à tout jamais impossible sur la terre ; il avait vaincu la Famine comme Jésus-Christ a tué la Mort.

Réduits au silence, comme ils l’ont si souvent été, notamment par Galilée, par Colomb, par Jenner, les savants roulèrent leurs rapports, et le peuple planta, cultiva et mangea, sans crainte de s’empoisonner, des parmentières, premier nom donné au végétal de Parmentier. À propos de ce nom, il est décourageant d’écrire que le temps l’a effacé pour le remplacer par celui si inexact et si ingrat de pomme de terre. Tel est le sort réservé à presque toutes les qualifications généreuses. Colomb n’a pas pu attacher son nom à l’Amérique, Jenner à la vaccine, Montgolfier aux aérostats ; et cependant, l’on dit et l’on dira avec une inaltérable persistance une fusée à la Congrève, les mortiers Paixhans. Si Congrève avait fait une découverte utile, il y a longtemps que son nom ne serait plus porté par elle ; c’est là un des mille caprices de la postérité, qui a aussi son côté railleur. La postérité est une vieille femme de lettres ; si elle laisse aux fusées incendiaires le nom de Congrève, elle condamne une antique famille, illustre par l’intelligence et par le courage, col senno e con la mano, à ne léguer son nom qu’à des côtelettes ; qui ne connaît les côtelettes à la Soubise ? Les noms ont une destinée ; il vaudrait mieux qu’ils eussent une logique. Versez de race en race votre sang ; pourquoi ? pour arriver à immortaliser des côtelettes.

Le roi avait fait son devoir ; savez-vous de quelle manière le gouvernement remplit le sien envers l’illustre agronome ? Il projeta de mettre un impôt sur les parmentières, comme il en avait mis un sur le sel. Au fond, les deux impôts étaient frères ; il ne fallait pas créer de jalousie entre le mets et l’assaisonnement. J’ai toujours trouvé les gouvernements malins comme des singes, quoiqu’ils soient moins laids ; creusez-vous l’esprit, videz-vous la cervelle pour inventer une machine utile, qui apporte aux masses un soulagement, une sensation heureuse de plus : le gouvernement, ce pacha à trois queues, livré au sommeil pendant la pénible gestation de votre découverte, le gouvernement s’éveille tout à coup et dit : « Vous venez d’imaginer là un objet qui vous fera beaucoup d’honneur et dont vous tirerez un grand profit ; gardez l’honneur, nous allons partager le profit. — Mais vous dormiez dans votre vieille routine pendant que je passais des nuits à créer mon nouveau rouage ou ma nouvelle scie, mon vaisseau à vapeur ou mon chemin de fer, et vous demandez à partager les bénéfices ! — Je prends bien des droits avant tout le monde à la porte des théâtres, répond le gouvernement ; et, certes, je n’ai jamais composé aucune des pièces qu’on y joue. Ne faut-il pas que je vive ? — C’est juste, je l’avais oublié. »

Le gouvernement n’eut pas le temps de réaliser la généreuse pensée de frapper d’un impôt la découverte de Parmentier. 93 sonna, et il fallut faire la guerre au monde entier pendant vingt-deux ans.

La République réunit quatorze armées ; elle forgea des fusils, des sabres, des canons, elle pétrit de la poudre pour rendre invincibles ces armées ; mais, sans l’aliment dû au génie de Parmentier, elle n’aurait rien trouvé pour secourir les populations de nos villes et de nos campagnes, privées de tout commerce, de toutes relations, de toute industrie.

À cette époque, dont nous n’avons retenu que la gloire et les troubles civils, la faim désolait Paris, en atteignant partout les habitants — dans les hôtels, il est vrai presque déserts, aussi bien que dans les maisons du pauvre. Le pain devint rare, il manqua, il disparut enfin. Des privilégiés en avaient seuls quelques bouchées ; quand ceux-là s’invitaient entre eux, il se priaient d’apporter leur pain. Heureusement la pomme de Parmentier vint suppléer le blé, et Paris ne mourut pas d’inanition. Parmentier seul courut le danger de perdre la vie comme l’avait déjà perdue Lavoisier et tant d’autres grands hommes, c’èst-à-dire sur l’échafaud. Il fut poursuivi, il se cacha pendant deux ou trois ans. De quoi l’accusait-on ? De vouloir affamer le peuple peut-être. Lui ! qui l’avait nourri, qui le nourrissait, qui le nourrirait toujours ! Un crime de plus ne fut pas commis ; Parmentier survécut aux années tranchantes de la République, qui lui rendit tacitement l’hommage, dont il se serait bien passé, de planter des pommes de terre d’un bout à l’autre du jardin des Tuileries. Le goût de Marat se révéla par cette plantation excentrique détruite peu après par Robespierre, qui restitua au jardin des Tuileries ses jolis parterres, ses carrés de gazon, qui y fit même exécuter plusieurs embellissements auxquels les réactions et le temps n’ont apporté aucune altération.

On sait à quel prix le pain s’éleva sous l’Empire au moment même des plus beaux triomphes de Napoléon ; s’il ne manqua pas comme pendant la République, il était cher et de si mauvaise qualité alors, que le peuple en poussa plus d’une fois des clameurs significatives. Avec quoi vécurent presque uniquement toutes ces populations où Napoléon plongeait chaque année les deux mains pour en retirer des grappes de deux ou trois cent mille hommes ? Avec des pommes de terre, dont on demandait jusqu’à deux récoltes à un sol généreux, car la France, cette belle France qui grise toutes les nations de ses vins et de ses eaux-de-vie, ne produit pas de grain pour se nourrir trois mois. Que nos pourvu, que la Sicile nous ferme ses ports, et voilà la disette. Quel port nous était ouvert à l’époque de la guerre avec la Russie et l’Angleterre ? À peine pouvions-nous communiquer avec nos propres ports. Ainsi, sans Parmentier, qui put voir encore ces beaux résultats de son immense découverte, tous ces généraux si fameux, rangés en bataille l’autre jour depuis la porte des Invalides jusqu’à la porte de l’Étoile, n’auraient pas compté tant de générations de soldats tués à l’ombre de leurs panaches.

Louis XIII, cet équivoque ami de Cinq-Mars, dont il fut l’assassin, a une statue au milieu de la place Royale ; Louis XV, cet Héliogabale, chef énervé d’une monarchie décrépite, a donné son nom à la plus belle place de Paris ; il y a dans les niches de l’Institut des bustes de savants dont Dieu lui-même a oublié l’existence, les travaux et le nom : dans la galerie du Théâtre-Français, on se heurte les coudes à d’ingrates images qui ne valent certes pas le marbre et la terre cuite dont elles sont faites. On inflige aux rues que l’on perce les plus étranges noms, après avoir appliqué anciennement jusqu’à douze fois le même nom de saint à autant de rues de Paris, ainsi de celui de saint Jean ; et Paris n’a pas une seule statue, un seul buste de l’immortel Parmentier ; pas une rue qui ait son nom, ni au fronton des vieilles, ni au fronton des modernes, depuis la barrière du Trône jusqu’aux Champs-Élysées.

Les Champs-Élysées me ramènent naturellement à ces statues au nombre desquelles j’ai été étonné de ne pas voir celle de Parmentier, un des plus grands hommes de la France, s’il n’en est pas le plus grand dans l’ordre des hommes utiles. Ce n’est pas même de lui qu’on peut dire qu’il brillait splendidement par son absence aux obsèques de l’empereur. Qui a remarqué son absence ? Moi seul. Un inconnu se souvenant d’un autre inconnu.