De quelques opinions sur la jeunesse contemporaine

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De quelques opinions sur la jeunesse contemporaine
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 50 (p. 757-762).


ESSAIS ET NOTICES.


DE QUELQUES OPINIONS SUR LA JEUNESSE CONTEMPORAINE.


La jeunesse aujourd’hui donne à ses pères de grands soucis, et il faut avouer que cette inquiétude est bien naturelle à une heure où nulle chose ne semble définitive, où les hommes, déçus et mécontens, demeurent tournés vers l’avenir comme dans l’attente d’une réparation. Un livre publié il y a quelque temps reproduit cette grave préoccupation que les nouveau-venus inspirent aux anciens. L’auteur, M. Achille Gournot, reconnaît que cette jeunesse, avec laquelle il est nécessaire de compter, paraît se présenter sous un vilain jour à ceux qui veulent l’étudier. Aussi ne se fait-on pas faute de la malmener. Ce sont les jeunes gens que le doigt désigne quand, le mot décadence est sur les lèvres, et toutes les fois que l’on parle d’eux, ce n’est qu’avec cette tristesse mêlée de mépris qui achève les méchantes réputations. La jeunesse pourtant, s’il faut en croire du moins des hommes sortis de ses rangs et qui parlent en sa faveur, ne s’effraie pas trop de ces malveillans pronostics ; elle pense que l’heure est venue de connaître la vérité. A-t-elle décliné la tâche qui lui revenait et le rôle qu’elle avait à prendre ? ou bien a-t-elle l’attitude logique de la situation, celle de son droit et de son devoir ? Ce qui est certain, c’est que l’on trouve dans le passé des comparaisons qui semblent accablantes pour elle, et que l’on évoque volontiers ses devanciers de 1830 en lui disant : « Il fallait les voir à votre âge ! Quelles luttes littéraires ils entreprenaient ! Quelle flamme allumaient en eux les seuls mots d’art et de poésie ! Qu’avez-vous fait de cet enthousiasme ? Rien ! Vous êtes comme ces champs en friche du Nouveau-Monde, sur lesquels il faut promener l’incendie pour les préparer aux nouvelles moissons ! »

Le livre de M. Gournot, plaidoyer vague, abstrait et déclamatoire, n’est guère propre à ramener d’emblée vers la jeunesse ceux qui s’en éloignent en maugréant. Le côté historique de la question demeure en dehors des horizons de l’auteur ; on ne voit pas assez dans son livre comment les jeunes gens sont devenus et devaient devenir ce qu’ils sont. Si l’atmosphère a ses variations, le milieu social a les siennes, dont les âmes subissent le contre-coup, et l’âme atteinte, nous le savons, ne se refait pas comme le corps. Ceux dont la jeunesse a fleuri au beau soleil de 1820 à 1830 ont pu voir comment les esprits depuis cette époque se sont assombris insensiblement avec le ciel ; mais ils ne sont pas trop à plaindre : ils ont conservé de la pure lumière qui les éclairait au début je ne sais quelle lueur qui les dispense encore aujourd’hui d’aller à tâtons, là où nous trébuchons ; leur oreille a gardé l’écho des féconds tumultes qui la remplirent autrefois, et en ce temps d’apparente torpeur ils se réfugient dans le passé, ils réveillent leurs jeunes impressions ; ils soulèvent encore sous leurs pieds un bruit de feuilles mortes qui les rassérène, et le souvenir illumine leur vie.

Ce fut, il faut en convenir, une noble race d’hommes que cette race de 1815 à 1830. Elle eut toutes les qualités, et put les montrer à son aise. Elle vécut sans quitter la botte et l’éperon ; elle eut, et c’était son droit, l’opiniâtre innocence des illusions, la magnanimité de l’effort commun, la naïveté de toutes les confiances, et par-dessus tout une triomphale entrée dans les lettres et la renommée. Écolier la veille, on était le lendemain apôtre et réformateur ; après les grandes batailles de l’empire, la France était lasse de brutalités : il lui fallait, car ce n’est qu’ainsi qu’elle se délasse, de nouvelles passions pour la reposer des anciennes. Or voici que des hommes inspirés se lèvent, et elle tressaille, s’échauffe, reprend ses marches forcées, mais cette fois à travers un monde plus vaste que celui qui s’étend du Caire à Moscou, à travers le monde des idées et des utopies. Si l’on étudie, abstraction faite du milieu et des circonstances, le caractère de la jeunesse, on sent qu’elle vit avant tout de franchise et de liberté ; elle veut avoir la bride sur le cou, bondir sans encombre et comme il lui plaît ; mais elle a besoin aussi d’un mot d’ordre et d’émulation, d’un guide qui, sans l’asservir, l’anime et l’entraîne. De 1815 à 1830, elle eut non-seulement la faculté de se mouvoir à sa guise, mais encore elle reçut de l’art, de la poésie, le coup de fouet qui cingle l’intelligence, et trouva partout autour d’elle ce je ne sais quoi qui pince les âmes et les affriande. Dans sa fougue instinctive, elle ne savait guère où elle allait, mais elle allait, et toujours plus oultre, accomplissant une loi de nature, comme le flot qui coule et le vent qui souffle. Si le but entrevu par cette jeunesse ne fut pas atteint, qu’importe, puisque l’intention mérite le respect à l’égal du fait ? D’ailleurs ne vivons-nous pas dans un pays où les ailes repoussent à Icare pour tomber et repousser encore ?

C’est là ce que M. Gournot aurait dû nous dire ; nous aurions voulu, encore une fois, trouver dans son livre un peu moins de phrases et plus de faits ; il eût pu remonter davantage dans le passé, dégager l’origine des choses et des hommes, expliquer les fils par les pères. La tâche avait son attrait, car il n’y eut peut-être jamais un siècle de physionomie aussi mobile et ondoyante que le XIXee. On pouvait croire il y a trente ans qu’il allait conquérir définitivement sa forme, son originalité, résoudre tous les problèmes. Aux messies de l’ordre littéraire succédaient les messies de l’ordre social et politique, aspirant à refondre lois, morale, religion, usages et idées ; c’était donc toujours affaire d’enthousiasme et d’inspiration, et le moment continuait d’être propice pour la jeunesse. Aussi, pendant une période de quinze années (1833-1848), se produit un riche développement, suivant la ligne du sens pratique, des talens et des facultés. Le XVIIIee siècle aristocratique et monarchique s’était éteint avec cette parole du neveu de Rameau : « Que le diable m’emporte si je sais au fond ce que je suis ! » À la date où nous nous plaçons dans le xixe les hommes ont ressaisi nettement la conscience d’eux-mêmes. Dégagés du mouvement un peu confus des premières années de la renaissance, connaissant leurs droits et leurs devoirs, ils veulent reconstruire l’édifice social : ils appliquent à coups de marteau la forme à l’idée ; ils travaillent jusqu’au jour imprévu où, sur le point de toucher le but, leurs mains tendues embrassent le vide.

À ce jour s’arrête l’histoire des jeunes gens de la seconde période (de 1833 à 1848). Nous avions affaire tout à l’heure à des hommes qui portent maintenant des cheveux blancs ; ici se présentent à nous des esprits de pleine maturité. À ceux-là surtout paraît étrange la léthargie de l’époque présente : pour eux, hier est encore si près d’aujourd’hui ! La transition leur a dû être d’autant plus dure, que, moins bruyans, moins démonstratifs que leurs devanciers de 1830, ils avaient, comme eux, l’audace de l’action et de la pensée. Ce sont eux qui regardent les jeunes gens du jour dans la prunelle et les interrogent en silence. Ils semblent dire : « Voilà, vraiment, de tristes licteurs à faire marcher en avant du progrès. Quelles sont ces âmes paralytiques ? De quelle mal’aria morale sont-elles atteintes ? Leur nature a-t-elle un besoin obstiné de sommeil, ou sont-ils moins richement approvisionnés de pensées, de science et de sentiment ? « Non ; mais il faut ici prononcer un mot qui fait du ravage dans bien des consciences : c’est le mot scepticisme. La jeunesse a perdu, dit-on, ce qui est le propre de la jeunesse, cette foi naïve à la tradition qui, seule, assure l’avenir. Elle présente aujourd’hui, dit M. Gournot, la figure inquiète et maladive d’Hamlet : « Voyez-le accablé d’événemens, essayant un pâle amour aussitôt étouffé ; rien ne l’attire, le tracas des affaires et des hommes moins encore que le reste ; il entrevoit la vérité, et la vérité lui échappe ; il est supérieur au monde qui l’entoure, et le monde le repousse ; il faudrait agir, et l’action est au-dessus de ses forces ; le moindre incident l’arrête, le plus petit phénomène devient pour lui un sujet de dissertation et de rêverie. Comme un homme qui voyage dans la nuit, il s’écoute marcher, il s’émeut lui-même au bruit de ses pas ; sa pensée s’exhale et s’évapore en subtilités voisines de l’hallucination. »

Tout cela cependant ne nous autorise pas à répéter, avec le héros de Shakspeare, que le temps est hors de ses gonds. La vérité est que, sans remonter au XVIIIe siècle, la résurrection de cet esprit d’analyse et de scepticisme date, en ce siècle même, de plus de vingt-cinq années. Dès l’an 1840, les comptes-rendus de la critique signalent la nouvelle tendance de la jeunesse. Seulement elle s’est depuis si bien fortifiée, que nous voici, à l’heure qu’il est, en face d’une jeunesse purement chercheuse, rationaliste, toujours en éveil, sans esprit public, et ne posant le pied qu’à bon escient. On se demande où aboutira cette débauche d’incrédulité et d’analyse. En effet, la jeunesse, que sa nature porte aux extrémités, exagère à plaisir en elle l’esprit critique de l’époque ; mais le symptôme n’a rien d’effrayant. Les jeunes gens de 1830 n’abusèrent-ils pas, au même titre, de deux choses d’ailleurs bonnes en soi, du lyrisme et de l’enthousiasme ? La nature n’a pas changé en un quart de siècle : si les prémisses se sont modifiées, les conclusions sont toujours logiques. D’ailleurs, quand on entend dire : Les dieux s’en vont ! on est tenté de leur ouvrir la porte à deux battans, de les pousser un peu par derrière. S’ils s’en vont, c’est qu’apparemment ils n’ont rien à faire parmi nous et qu’on leur montre un méchant visage. À certaines époques de l’histoire, on a signalé de la même façon la retraite de dieux qu’on n’a plus revus et que nul n’a pu retenir. Les dieux qui s’en vont en ce moment, ne serait-ce pas le reste des superstitions et des préjugés qui ont mis tant de fois en échec le génie du progrès et de la vérité ? Pascal disait : « Rien n’est sûr, donc croyons à l’absurde. » Aujourd’hui l’on dit : « Quelque chose est sûr, cherchons-le. » Et en vérité, dans cette recherche, des allures pythiques ne sont guère de mise ; il faut, avant tout, se ménager un bagage de science et de patience, avoir toujours du courage de reste et ne pas prononcer prématurément le fiat lux qui conclut.

Puisque l’enthousiasme n’a rien fondé, la nouvelle génération veut voir sans doute ce qui sortira de la froide raison. Selon elle, il vaut mieux allonger sa route, naviguer un peu plus longtemps dans les solitudes de l’océan, et qu’un coup de vent imprévu ne ramène pas derechef en arrière, par-delà les caps dangereux qu’on croyait doublés à jamais, le navire qui trace son sillon. Quand la jeunesse repasse l’histoire de notre pays, quelle impression lui en reste-t-il ? Elle voit toutes nos exaltations se heurter contre une réalité qui, à cause même de notre foi, n’a pu entrer dans nos calculs ; elle voit tous les grands événemens accomplis à l’issue des siècles chercheurs et incrédules, le XVIIIe siècle par exemple aboutissant à 89 ; elle voit au contraire l’enthousiasme guerrier et conquérant amener l’amoindrissement matériel et moral de 1815. En remontant plus loin dans le passé, elle remarque que l’exaltation religieuse, qu’on essaie en vain de ranimer en elle aujourd’hui, n’a produit que non-sens en politique et que contre-sens en morale. Elle a vu tomber tour à tour la noblesse et la bourgeoisie, les rois et les empereurs, les monarchies de toute origine et de toute couleur, constitutionnelles et de droit divin ; elle a vu crouler les autels despotiques et révolutionnaires, les dieux d’or et de boue. Elle-même a grandi parmi les décombres les plus disparates ; elle a pu tenir dans sa main d’enfant la cendre de tout ce qui avait brillé et dominé. Eh bien ! est-ce indifférence ou résignation ? elle n’a ni murmuré ni récriminé ; mais, rejetant à haute voix toute fâcheuse solidarité, elle est rentrée en elle-même, s’est repliée sur sa conscience, a revendiqué son libre arbitre et son libre effort. Quelles que soient les leçons que l’histoire ait pu lui donner, la jeunesse n’est pas fataliste, ses défenseurs l’affirment du moins ; elle pense que des fautes ont été commises, et que c’est elle qui les expie ; elle est née en pleine crise, n’a recueilli pour tout patrimoine qu’amertume et désenchantement, et elle a de plus la douleur de voir ses anciens douter de son sens et de son courage. En politique, en religion, en littérature, elle n’est la fidèle d’aucun temple ; elle écarte tout symbole préparé d’avance, elle aime avant tout la discussion, et son esprit, quoi qu’on dise, ne s’accommode pas du scellé. Elle est, il est vrai, en désaccord avec cette parole, tant répétée : « il faut savoir montrer l’esprit de son âge et le fruit de sa saison ; » mais, ses défenseurs appuient sur ce point, quand la tête des hommes mûrs est pleine de chaos, quand les idées ont reçu des faits un démenti provisoire, la jeunesse n’a-t-elle donc qu’à rire, à chanter ou à folâtrer ? Dans la situation que les choses lui font, elle montre sa force par son silence et son recueillement. Elle n’ignore pas que ce certain excédant de pensées et d’aspirations qu’elle sent fermenter en elle ne peut pas être une non-valeur ; elle sait que l’âme est comme le budget d’un gouvernement, qu’elle a ses dépenses ordinaires et ses dépenses extraordinaires : les premières, c’est tout simplement cette activité que l’on déploie dans le train de la vie commune et banale ; les autres, c’est ce flux intermittent d’idées et de passions qui monte en nous, comme ces grandes marées qui dépassent à de certains jours le niveau marqué dans nos ports. Ce dernier fonds, la jeunesse le tient en réserve, l’économise à dessein. En faut-il conclure qu’elle demeure indifférente à toute question, à tout intérêt d’un ordre élevé ? Est-ce sa faute, à elle, dit M. Gournot dans son livre, a si la fonction réservée aux hommes mûrs ne s’est point faite ? Là où la jeunesse devait trouver une œuvre commencée et d’un dessin ferme, une route ouverte, une marche décidée et sûre, elle a recueilli le vide, l’indécision, les contradictions, l’indifférence. Le patrimoine commun des générations a manqué aux dernières venues. Les mains de nos prédécesseurs étaient vides avant les nôtres : la chaîne était brisée. »

Que faire alors ? Lire, étudier, observer, se pétrir le cœur et l’esprit à l’image des hommes que l’on respecte. Tel est le travail silencieux des jeunes gens d’aujourd’hui, de ceux-là du moins avec lesquels il faudra compter. Ces allures, sans fixer sur eux l’attention, ne les rendent pas moins originaux ; elles permettent de les reconnaître, comme les jeunes gens de toutes les époques, à un je ne sais quoi qui leur est propre : leur attitude, leur sourire, leur silence même les désignent à qui a des yeux ; ils se taisent et ils attendent : quum lacent, clamant, eut dit Cicéron en les regardant.

Ne jugeons donc pas une génération sans considérer le milieu social où elle vit et se meut ; les âmes, pour s’affirmer au dehors, ont besoin de l’aveu des circonstances. Qui sait ce que notre jeunesse pourrait produire, si plus d’ouverture était laissée aux intelligences, si elles étaient emportées, comme autrefois, dans un entrain libre et universel ? Quelque jour, il faut l’espérer, un rayon de soleil bienfaisant traversera le nuage qui nous enveloppe ; ceux qui se taisent parleront, ceux qui dorment ou semblent dormir sortiront de leur assoupissement, et, délivrés des entraves funestes qui paralysaient leurs mouvemens, montreront que ni le courage ni l’intelligence ne leur font défaut ; mais que les jeunes gens s’en souviennent, ce qui trempe fortement les âmes, les revêt d’une armure solide, c’est l’alliance de l’esprit littéraire et de l’esprit politique. On ne sépare pas sans dommage deux choses qui doivent marcher de front et se prêter un mutuel appui. N’est-ce pas un des beaux côtés de l’éducation britannique que ce mélange de deux forces qui se complètent en s’équilibrant ? Et nous ne parlons pas ici de cette politique haletante, de parti-pris, qui milite avec des passions, frappe d’estoc et de taille ; nous prenons la science générale, absolue et spéculative, d’où naît pourtant le sens pratique, et qui dote l’esprit d’expérience sans lui ôter sa sérénité. Ces hommes de 1830, dont l’énergie nous étonne, passèrent par ce double apprentissage qui prépare à la fois à la vie d’action et d’étude. Les plus fermes d’entre eux furent non-seulement des lettrés, mais des politiques. Le secret de leur puissance fut sans doute dans ce développement parallèle de leurs facultés, et si tel talent s’arrêta court dans sa marche ou ne s’éleva pas aux hauteurs qu’il pouvait atteindre, c’est peut-être qu’il fut nourri exclusivement de la moelle des lettres. Que voyons-nous aujourd’hui ? Les esprits subissent une mutilation ; on a coupé en deux par une barrière ce vaste monde du savoir et de l’intelligence. Je vois là deux hémisphères qui vivent en quelque façon étrangers l’un à l’autre, et il arrive pour la culture et l’initiation intellectuelles ce qui arriverait à une partie de la terre habitée, si on la privait des ressources et des productions qu’elle emprunte à l’autre. Oubliera-t-on longtemps encore que la vie morale se soutient, aussi bien que la vie physique, par un échange et par un courant incessant de forces et de sève ? Si les œuvres littéraires de notre jeunesse paraissent pâles et débiles, si les jeunes poitrines manquent de souffle, n’est-ce pas que l’air qu’elles respirent a perdu quelque principe essentiel ? Parce que le forum n’a plus de tumultes et que le milieu politique n’attire ni ne forme plus, pourquoi laisser cependant retomber sa tête et ses bras ? Que chacun, en vue de l’avenir, par la lecture, la méditation, l’étude de ces sciences sociales et politiques auxquelles appartient le monde futur, se refasse chez soi un forum et une vie d’affaires.

Jules Gourdault.