Delphine Gay de Girardin (une Muse et sa mère)

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Delphine Gay de Girardin (une Muse et sa mère)
Le Journal des sçavans, nouvelle série, année 23 (p. 67-76).


DELPHINE GAY DE GIRARDIN.


Henri Malo. Delphine Gay de Girardin (une Muse et sa mère). Un vol in-8. Paris, Émile-Paul frères, 1924.

Cet ouvrage, construit sur nombre de documents inédits qui ont été tirés, pour une part, de la collection Spœlberch de Lovenjoul est dédié à M. Marcel Bouteron, bibliothécaire à l’Institut de France. Il évoque d’une façon fort intéressante la société française sous le Directoire, le Consulat, l’Empire et principalement sous la Restauration. Il reconstitue en effet de savante façon tout d’abord la vie de la belle et spirituelle Sophie Nichault de la Valette qui s’appela quelques années Mme Liottier, mais bientôt Mme Gay et qui donna au nom de son second époux un premier éclat de notoriété éclat auquel une de ses filles, Delphine, devait grandement ajouter par la suite.

Fille d’un financier enrichi vers la fin de l’Ancien Régime, Sophie de la Valette fut élevée en compagnie de futures grandes dames telles que Mlle de Kersaint, plus tard duchesse de Duras et auteur de quelques romans goûtés du public. Sophie annonça de bonne heure une vive et piquante beauté, ainsi qu’un esprit mordant, le tout un peu gâté par des allures trop désinvoltes que n’aura point sa charmante fille Delphine, et par « cette voix forte, ce parler bruyant », facilement acceptée dans les salons du Directoire, mais qui choquera dans ceux de la Restauration.

Homme d’affaires de Monsieur, comte de Provence, Nichault de la Valette fut à peu près ruiné par la Révolution et sa fille dut faire un mariage de raison. Elle épousa en 1791, un agent de change du nom de Liottier, riche de cinquante mille livres de rente, mais de vingt ans plus âgé qu’elle, en revanche. Tous deux traversent la Terreur sans trop de dommage et voici la jeune femme au premier rang des « Merveilleuses », fréquentant Mmes Tallien, Bonaparte, Hamelin, donnant de brillantes réceptions dans son logis de la rue Basse-du-Rempart. Excellente musicienne, elle se fait entendre dans des romances de sa composition elle déploie son double talent de pianiste et de cantatrice. Lorsque Garat la rencontre dans un salon, ou même dans une salle de concert, il ne veut être accompagné que par elle. Son mari, d’humeur moins mondaine, cherche en vain à la modérer dans ses plaisirs ils reprennent leur liberté d’un commun accord en 1799. Sophie n’a que vingt-quatre ans. Elle conserve l’éducation des deux filles nées de cette union et ne tarde guère à se remarier.

Sigismond Gay, de famille lyonnaise, riche puis ruiné lui aussi et disposant alors de ressources modiques est du moins jeune, actif et assurera, sa vie durant, au ménage une large existence. Sophie assiste, en observatrice curieuse et avisée, aux rapides transformations de la société française dont elle notera plus tard les phases avec justesse et avec esprit dans son livre sur les Salons célèbres. Elle publie un premier roman, Laure d’Estelle, édité par un membre de l’Institut, le chevalier de Pougens, fils naturel du prince de Conti. « Le style de Mme Gay, écrit le vicomte de Ségur dans le Journal des Débats se distingue par un naturel, une facilité si aimable que chacun croit deviner le besoin qu’elle a eu d’écrire ce charmant ouvrage. Les personnages sont si bien établis, la gradation de l’intérêt marche avec une si profonde connaissance des ressources de l’art, que la louange même doit s’arrêter pour laisser au public des jouissances si peu attendues. » Le vicomte regrette seulement qu’un prêtre joue un rôle fâcheux dans l’ouvrage « Épaississons, dit-il, les voiles sur les vérités tristes. » – Le livre suscite au surplus quelques polémiques surtout parce que {{Mme[de Genlis}} s’y juge portraiturée de peu favorable manière et le fait attaquer par ses amis.

Cependant Sigismond Gay a fondé à Aix-la-Chapelle, occupée par l’armée française, une maison de commerce dont il conduit les affaires avec tant de succès qu’il est nommé sur place, en 1803, receveur général du département nouveau de la Roër. Les cent mille francs de revenu que lui procure cette place et les bénéfices de son établissement personnel lui permettent de mener grand train. C’est à Aix que naît, le 25 janvier 1804, une petite fille qui est appelée Delphine et par un hommage rendu au talent de Mme Staël, dont le roman du même nom vient de paraître, et parce que c’est celui de sa marraine, la marquise de Custine, amie de ses parents. Cette enfant sera Mme Émile de Girardin.

Les eaux minérales auxquelles doit son nom la ville d’Aix-la-Chapelle sont à ce moment fort estimées et la visite que leur fait, pendant l’été de 1804, la nouvelle impératrice des Français, Joséphine, les met tout à fait à la mode, Mme Gay qui est reconnue de l’aimable créole et fort bien traitée par elle, a conté plus tard ce séjour impérial avec esprit elle a fait la chronique moqueuse de cette cour de fraîche date et des platitudes qui se pratiquaient à l’envi autour des deux parvenus souverains. Elle se prête aussi certaines répliques à Napoléon qui pourraient bien avoir été un peu arrangées après coup et imitées de quelques mots célèbres de l’époque. L’Empereur l’aurait interpellée, dans sa manière brusque « Madame, on a dû vous dire que je n’aimais pas les femmes d’esprit. : – Oui, Sire ; mais je n’en ai rien cru ! Vous écrivez ? Qu’avez-vous fait depuis que vous êtes ici. — Trois enfants, Sire. »

À trente ans, Sophie Gay garde sa physionomie vive et mobile où l’esprit pétille, mais un esprit plus enjoué que raffiné : la taille belle, la figure régulière, l’air impérieux, le ton décidé, la parole prompte, la riposte vive, l’allure désinvolte, elle incarne excellemment cette génération active et sans préjugés. On s’amuse beaucoup chez elle : les soirées s’y prolongent au moins jusqu’à deux heures du matin. La musique y tient toujours une grande place. On prélude au romantisme par le retour au romanesque. On chante des romances élégiaques où les chevaliers gémissent sur leurs exils galants, où les troubadours plaintifs réclament la compassion de leurs dames mais on ne se prive pas de rire follement aux saillies qui fusent de toutes parts.

Toutefois un premier revers de fortune atteint Sigismond Gay, en partie par la faute de sa femme. Elle s’est montrée trop mordante vis-à-vis du nouveau préfet d’Aix-la-Chapelle, Ladoucette, et une inspection malveillante de la comptabilité de son mari fait suspendre celui-ci de ses fonctions, dont il sera entièrement privé peu après. Il lui reste sa banque qui prospère encore : le ménage fait donc à mauvaise fortune bon visage. Sophie reprend sa plume et publie successivement deux romans qui ne sont pas sans mérite, puisque Sainte-Beuve a caractérisé le premier, Léonie de Montbreuse, comme « un récit gracieux où il n’entre rien que de choisi et où l’auteur a semé de fines observations de société et de cœur » ; puisque le second, Anatole, est regardé par Goethe comme « l’ouvrage le mieux écrit le plus rempli d’idées fines, spirituelles, d’appréciations profondes, de connaissance du cœur humain qui ait été imprimé depuis vingt-cinq ans ! » – Bien que le jugement soit peu flatteur pour Delphine et Corinne, en réalité si supérieures, Mme de Staël, qui l’ignore sans doute, a mis le volume en bonne place dans sa bibliothèque de Coppet. Enfin, on assure que Napoléon, au moment de quitter la Malmaison pour son lointain exil, tendit un volume au baron Fain en lui disant « Voici un livre qui m’a distrait cette nuit ! » Et l’exemplaire d’Anatole qui adoucit les heures du colosse écroulé resta dans la bibliothèque de Fain sous une magnifique reliure : En général, la critique reconnaît à Sophie le mouvement d’une imagination qui ne tombe jamais dans les lieux communs, une intelligence ouverte à tout, enrichissant tout, portant partout la vie, une âme à la fois sensible et éloquente, qu’ont mûrie les enseignements d’une existence à la fois si pleine et si variée.

Seul Stendhal se refusait à subir son charme elle faisait à son avis trop de bruit. Sophie s’assied-elle dans son voisinage, avec Delphine, il lance une bordée de propos singuliers, saugrenus, jusqu’à ce qu’elles quittent la place mais quand la mère, qui aime beaucoup le jeu, s’éloigne un moment de sa fille, la conversation redevient charmante et la jeune Muse y prend spirituellement sa part.

Beyle est en effet revenu d’Italie en France à peu près au moment où Delphine Gay fait ses débuts dans le monde. M. Malo nous la montre à seize ans avec ses boucles blondes et ses yeux bleus, dans le cadre poétique de Villiers-sur-Orge, près de Montlhéry, où les Gay possédèrent longtemps une maison de campagne qui est encore debout aujourd’hui. C’est là qu’elle module ses premiers vers, La Noce d’Elvire :

Jeune fille, où vas-tu si tard ?
D’où vient qu’à travers la vallée,
Tu portes tes pas au hasard ?
Pourquoi les égarer dans cette sombre allée ?

Rythmes qui rappellent ceux de Casimir Delavigne, alors dans leur fraîche nouveauté. Sa mère, la voyant sur le seuil de cette carrière des lettres dont elle connaît, par expérience, les inconvénients et les risques, lui donne deux conseils excellents : « Si tu veux qu’on te prenne au sérieux, donnes-en l’exemple toi-même. Étudie ta langue à fond. Pas d’à peu près. Remontres-en à ceux qui ont appris le latin et le grec. » Delphine se mettra du moins au latin sans retard, et documentera solidement par d’amples lectures ses inspirations de caractère historique « Ne marque dans ta mise, ajoutait la mère prévoyante, aucune des excentricités des bas-bleus ; ressemble aux autres par ta toilette ne te distingue que par ton esprit ! » Delphine adopta la mise la plus simple en effet : robe de mousseline blanche, écharpe de gaze bleue jamais une fleur dans ses cheveux.

En revanche elle affirme dès lors sa passion pour les choses de l’esprit, son ardeur à défendre ses amis et surtout son assurance, cette assurance imperturbable dont elle ne se départira jamais, dit M. Malo, qui ne l’empêchera pas de discerner ses propres ridicules, car il lui arrive d’en avoir, mais qui sera pour elle en toutes circonstances un puissant soutien et une grande force.

À dix-sept ans, elle envoie une pièce au concours poétique de l’Académie française sur ce sujet : « Le dévouement des médecins français et des sœurs de Sainte-Camille dans la peste de Barcelone. » Elle n’obtient qu’une mention honorable, mais avant toutes les autres mentions et voit s’y ajouter les plus flatteuses paroles de la part du secrétaire perpétuel, ce qui transforme ce précoce succès en triomphe. La presse retentit de son nom ; Sigismond Gay lui écrit d’Aix-la-Chapelle une lettre débordante d’un paternel orgueil « Jamais rien de ce qui sera grand, beau, généreux, élevé ne me surprendra de ta part, tant il est dans ta nature d’être distinguée et noble. Si l’affection est en raison des motifs qui l’inspirent, tu dois juger de l’étendue de celle que te porte le meilleur des pères ! ». C’est le style emphatique de l’époque, issu de Jean-Jacques mais le sentiment est excellent. Peu de mois après, Sigismond Gay meurt subitement, laissant les siens dans une situation qui deviendra bientôt précaire.

Sophie Gay fait bravement face à ce nouveau revers. Elle espère dans son talent littéraire, nous dit son historien, mais elle sait que ce talent a ses bornes le théâtre ne lui a été nullement favorable : ce ne sont pas ses propres moyens qui la maintiendront à ce niveau social qu’elle a conquis et qui, seul, peut satisfaire sa passion des choses de l’esprit, son besoin de bruit et d’éclat, son désir de voir et d’être vue, son ardente curiosité de toute innovation intellectuelle ou artistique. Or la célébrité obtenue du jour au lendemain par l’une de ses filles lui offre une chance de salut. Ce qui lui fait défaut pour conserver ses relations, elle espère le trouver en Delphine. Elle va réaliser, par et pour sa fille, tout ce qu’elle a rêvé de réaliser pour et par elle-même. Elle se consacre dès lors à la mise en œuvre et à la mise en scène du talent de cette jeune personne. Elle suscitera des jalousies, des railleries, des antipathies ; mais elle s’appuie en revanche sur de solides amitiés. Jamais elle ne perd de vue son dessein ; et son long, patient, tenace effort lui fera toucher le but.

Elle se loge dans un appartement modeste de la rue Louis-le-Grand, où tous ses amis continuent de l’entourer. Elle aide à la fondation de La Muse Française, périodique qui groupe le jeune romantisme de 1820 autour d’Alexandre Soumet, et cet organe se fait le thuriféraire, l’apologiste de Delphine. Justement celle-ci va publier son premier recueil de vers, ces Essais poétiques, qui obtiennent un vif succès. Auger, le vieil académicien classique, la met toutefois en garde contre les exemples des novateurs qui l’environnent. Qu’elle reste elle-même. Qu’elle évite le contact de cette mauvaise fée à la mode « qui fait prendre à ceux quelle touche de sa baguette la bizarrerie pour l’originalité, l’obscurité pour la profondeur, la niaiserie pour le sentiment, le prosaïsme pour la simplicité, et le barbarisme pour le génie du style. »

Son portrait par Hersent sera fort remarqué au salon de 1825, et le roi lui adressera quelques paroles aimables à ce propos. Ce qui frappe en elle à première vue, c’est l’éclat éblouissant de son teint, sa belle prestance. À les regarder avec plus d’attention, ses traits sont un peu accentués déjà, jusqu’à dicter à un malveillant cette cruelle épigramme : « On dirait la fille de Vénus et de Polichinelle. » Mais Mme d’Agoult a tracé d’elle un portrait très flatteur. La mère de Mlle de Flavigny a invité les Gay à entendre sa fille jouer du piano, pour avoir ensuite la joie d’écouter Mlle Gay dans ses poésies.

Delphine entra chez nous grave et simple, vêtue de blanc, le regard tranquille, le front sérieux. Elle suivait en silence sa tapageuse mère. Mon morceau achevé, Mme Gay se levant avec fracas s’avança vers moi, et de sa voix de théâtre : « Delphine vous a comprise, dit-elle ! » Je restai tout interdite. Delphine, qui s’était approchée doucement, me tendit la main. Elle retint longtemps la mienne dans une affectueuse et forte étreinte. Elle récita ensuite
un fragment de son poème de Magdelaine. Elle disait bien, sans emphase son organe était plein et vibrant, son attitude décente, son air noble et sévère… Il y avait en elle une puissance que l’on sentait bonne.


Oui la bonté, c’est le jugement de tous sur la Muse, à cette époque de sa vie. Mais sa mère ne laisse pas de lui faire quelque tort et c’est elle qui l’empêchera sans doute de faire le beau mariage qu’elle aurait pu rencontrer.

En effet, le succès de sa fille s’étant affirmé, Sophie déploie un sens aigu de l’actualité. La duchesse de Duras publie-t-elle son roman d’Ourika, Delphine lui adresse à ce sujet une pièce de vers. Horace Vernet expose-t-il au salon une Druidesse, Ducis le peintre une Madame de la Vallière pénitente, la Muse, infatigable, commente aussitôt l’une et l’autre toile. Mais surtout les peintures de Gros pour le Panthéon lui inspirent un morceau qu’elle récitera solennellement sous cette coupole illustre, aux côtés de l’artiste, élevée très haut au-dessus de l’assemblée, avec un grand, succès de talent et de beauté. Son admirateur Jules de Resseguier le lui dira à son tour en vers :

La foule t’accompagne à l’enceinte divine ;
Elle brûle à tes pieds un encens qui t’est dû,
Et tout bas se demande, en écoutant Delphine,
Si la femme est montée ou l’ange, descendu ?

Enfin, au lendemain du sacre de Charles X, elle se fait l’émule de Lamartine et de Hugo, chantres officiels de la cérémonie, et elle rime La Vision, qui parut trop présomptueuse. Elle s’y attribuait en effet la mission céleste de veiller sur l’exécution de la Charte et elle ajoutait sans ambages :

Le héros, me cherchant au jour de sa victoire,
Si je ne l’ai chanté doutera de sa gloire !

Prétentions que Le Globe relèvera en termes sévères : « Ces chants d’un faux orgueil et d’un enthousiasme vulgaire n’ont d’audace que parce qu’ils sont ridicules ! ». La leçon paraît avoir profité à la jeune fille qui revint vers l’attitude plus modeste de ses débuts mais sans échapper à quelques traits de satire. Mathieu de Montmorency tombe gravement malade. Sophie Gay se rend en coup de vent chez Mme Récamier pour demander de ses nouvelles et se retire aussitôt après avoir appris qu’elles sont meilleures. Sur quoi le bon Ballanche, un peu moins bon ce jour-là que de coutume, ne peut s’empêcher d’insinuer que Mme Gay est venue prendre des informations pour savoir si sa fille doit se mettre à faire des vers sur une convalescence ou sur une mort ? — C’est la mort qui survient et, quelques jours plus tard, Sophie entre avec sa fille le soir chez le peintre Gérard entouré d’amis : « Mon cher, nous avons fait des vers sur la mort de M. Mathieu de Montmorency ils seront demain dans les journaux et nous voulons que vous les connaissiez avant tout le monde ! ». Ce qui a lieu sans retard, après quoi la mère donne le signal de la retraite « Nous devons encore passer chez deux amis ce soir »

Ces divers poèmes de circonstance seront bientôt réunis à d’autres dans un Nouveau recueil de poésies, que Gœthe admire fort. Ce recueil dicte à Mme Desbordes-Valmore la plus charmante lettre, et la plus humble. On sait ce que le temps a fait néanmoins de ces deux renommées poétiques, si fort inégales en sens inverse pendant les années de la Restauration.

Delphine a des chagrins, malgré tout. Elle voudrait épouser Vigny à qui sa mère interdit cette union pour le marier peu après à une étrangère qu’on croit riche et qui ne le sera point. Mme Gay emmène sa fille en Italie pour la distraire et ce voyage est un triomphe. À Lyon, la foule passe et repasse devant l’hôtel où est descendue la Muse pour la voir accoudée à son balcon. À Florence se place une entrevue avec Lamartine, alors secrétaire de la légation de France. Il a décrit plus tard, en termes lyriques, sa première rencontre avec la jeune fille qu’il aperçut d’abord en admiration devant la cascade de Terni : « On voyait que sa mère, en la portant dans ses flancs, avait.. trop regardé les dieux de marbre ! ». C’est peu probable de la joyeuse Sophie Gay, mais ce fut, pour le poète, une excuse à son attitude purement amicale vis-à-vis de Delphine : « C’était, dira-t-il, de la poésie mais point d’amour. Je l’ai aimée jusqu’au tombeau sans jamais songer qu’elle était femme. Je l’avais vue déesse à Terni ! ».

À Rome, Delphine obtiendra de nouvelles satisfactions d’amour-propre dans les salons de notre ambassadeur près du Saint-Siège, le duc de Montmorency-Laval. Elle assiste aux cérémonies de la Semaine sainte au lavement des pieds des indigents par la belle princesse Doria « Acte d’humilité fort recherché, remarque M. Malo en fin psychologue, car il faut être très grande dame pour avoir le droit de l’accomplir dans ces conditions ! » L’académie du Tibre ouvre ses rangs à Mlle Gay, qui, comme cette Corinne à laquelle on l’a tant de fois comparée, montera au Capitole le 16 avril 1827. Le voyage s’achève par un long séjour près de la reine Hortense, au château d’Arenenberg, où se réunit encore une petite cour fidèle au malheur. Delphine y compose une romance réclamant pour l’exilée le droit de revenir prier en France sur la tombe de sa mère.

À la fin de la Restauration, comme le remarque finement le biographe de Delphine, celle-ci commence à manifester un genre de talent plus original chez elle que ses dons poétiques, un peu conventionnels c’est la critique pénétrante, ironique et spirituelle des travers du temps, qui fera le renom du « vicomte de Launay », son pseudonyme dans le journal de son mari. Elle écrit à Alexis de Saint-Priest, qui ne parvient pas à faire représenter une pièce de sa façon :

Je vous engage à en composer une autre à la mode du jour, avec beaucoup de rime et peu de raison. Cherchez quelqu’imagination dans le genre du nouveau drame de M. Dumas. C’est une femme, qui, pour l’empêcher d’être jaloux du roi avec lequel elle se promène en bateau, enferme son mari dans un cachot dont elle garde toujours la clef. Le roi, plein de finesse, lui fait entendre que, si elle cessait tout à coup de porter à manger à son mari, elle pourrait devenir veuve et lui, roi, pourrait l’épouser ! Alors, tirant de son sac la clef du cachot conjugal, elle la laisse tomber tendrement dans le lac, en s’écriant « Je suis reine ! » (Il s’agit d’Edith aux longs cheveux.)

C’est à ce moment que Balzac entre dans l’intimité des Gay, Sophie, Delphine et une autre fille de Sophie, la comtesse O’Donnell, un trio de femmes spirituelles, railleuses, ne redoutant pas les histoires gauloises qu’il narre si volontiers, en préludant de la sorte à des Contes Drolatiques. L’ancienne merveilleuse le documente sur le Directoire, comme Mme de Berny sur l’Ancien régime, Mme d’Abrantès sur la cour impériale, la marquise de  Castries sur la société de la Restauration. Delphine figure à la première représentation d’Hernani, acclamée par les champions du drame comme la Muse de ces jeunes gens. Elle chante la prise d’Alger, sympathise avec l’orléanisme au pouvoir. Mais la situation matérielle de la famille empire. Il faut vendre la maison de Villiers-sur-Orge, Delphine manque un mariage aristocratique. Dans un morceau poétique intitulé Ma réponse, elle explique qu’elle ne veut pour mari ni d’un freluquet à la mode, ni d’un arriviste politique : plutôt un étudiant jeune et obscur, dévoré du désir de la gloire. Le voici ! Émile de Girardin, fils naturel d’un général de l’Empire, se distingue de façon précoce dans la littérature et dans le journalisme il conquiert de haute lutte le nom que lui refusait d’abord son père. Il demande la main de Delphine et l’obtient. Le mariage se fait le 1er juin 1831 et Sophie Allart, sœur d’Hortense (toutes deux cousines germaines de l’épousée) écrit à une amie : « Delphine décidément se marie avec Émile de Girardin, reconnu, doté, aimé, poétisé. Il est un peu petit et maigre pour sa belle moitié. Je souhaite cependant que Sapho soit heureuse ». Ce livre de mérite aura bientôt une suite qui nous fera mieux connaître Mme Émile de Girardin.

Ernest SEILLIÊRE.
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