Deluge et innundation d’eaux fort effroyable, advenu ès faulxbourgs S. Marcel

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Deluge et innundation d’eaux fort effroyable, advenu ès faulxbourgs S. Marcel, à Paris, la nuict precedente jeudy dernier, neufième april, an present 1579.

1579



Deluge et innundation d’eaux fort effroyable, advenu ès faulxbourgs S. Marcel, à Paris, la nuict precedente jeudy dernier, neufième april, an present 1579.
Avec une particulière declaration des submergemens et ravages faits par les dites eaux.
À Paris, par Jean d’Ongoys, imprimeur, rue du Bon-Puits, près la Porte Sainct-Victor, 1579.
Avec permission1.
In-8.

Entre les terreurs et espouventements lesquels peuvent survenir à l’homme, se voyent journellement estre les plus à redouter ceux qui viennent inopinement et sans qu’on en soit adverty, par ce que aux autres il y a aucun moyen de s’en pouvoir garantir, et non (ou à grand peine) quand les adversitez viennent lorsque moins nous en sommes advertis ; et de ce nous en avons plusieurs exemples, et veuz de nostre temps, aussi autres congneuz par noz devanciers et anciens, principalement quand il faut mettre en rang les impetuositez, ravages et demolitions des eaux, element entre les autres superbe et violent, duquel le cours est invincible, ne pouvant estre retenu.

Outre tout ce que de cet element a esté escrit par infiniz historiens (aucuns desquels je citeray ci-après, parlans de telles innondations), je diray premièrement ce que j’ay entreprins faire sçavoir à ceux qui ne l’ont peust estre veu, touchant une petite rivière (dite de Gentilly) descendant ès faulxbourgs S. Marcel, à Paris : d’autant que sur cela (suivant mon propos) je feray entendre ce qui en est advenu de merveilleux et espouvantable.

Mercredi dernier, huictiesme de ce present moys d’avril 1579, entre unze et douze heures de la nuict2, l’eau d’une petite riviere, laquelle prend son cours ès faulxbourgs S. Marcel, lez Paris (nommée la rivière de Gentilly, d’autant que de ce village ou peu plus loing elle prend sa source et origine) se desborda si outrageusement à cause des pluyes tombées par deux jours entiers, sans cesser, que de mémoire d’homme ne s’est veu en ce lieu eau plus violente et dommageable que celle-là ; et par ce que ceste petite rivière passe, par une infinité de canaux fort estroictz, soubz les maisons de plusieurs particuliers (lesquels pour lors ne luy peurent donner assez de liberté pour s’escouler et esvanouyr3, estans surprins), elle rompit plusieurs bâtimens de maisons, murailles et autres plusieurs edifices faisans obstacle à son cours, si que, à cause qu’il estoit toute nuict et à heure de repos, elle saisit plusieurs personnes dormans ès lieux bas, grande partie desquels seroyent peris par telle sinistre aventure.

De ceste heure, venant sur le jour, elle creut encor de telle sorte, que ceux lesquels pensoyent estre bien asseurez ès chambres ou estages plus hauts que ne venoit le cours de ceste eau, furent incontinent contraints saillir dehors, craignans la ruyne des maisons, les uns à nage, desquels les moins foibles, soit pour la force de l’eau precipitée et inaccessible, furent incontinent submergez par la fureur et violence de ces ondes, et les autres, pensans y demeurer sauves, furent preservez et quelques-uns trouvez à demy noyez et prests à expirer4.

Ce ravage a fait tomber es dits faulxbourgs plus de soixante maisons5 dessoubz lesquelles ont esté accablez plusieurs corps peris et blessez par cet encombre, et ne faut douter qu’il ne s’en trouve encor lorsque l’eau sera retirée d’avantage.

Ô cas estrange ! il s’y est trouvé une dolente et pitoyable mère, laquelle, pensant sauver la vie à son enfant bien jeune et delicat, a esté offusquée de la rage et furie de ceste eau sauvage, tenant son tendre enfant embrassé, lequel on a sauvé respirant encor : ce qui doit veritablement estre esmerveillable, la mère y finer plustôt que l’enfant.

On ne sçait au vray le nombre des personnes qui y sont peris, parce que l’eau n’est du tout retirée et que plusieurs de ceux qui estoyent logez ès bas lieux des maisons ne se retrouvent ; seulement on a cognoissance de ceux qui ont esté retirez morts de l’eau, et grand nombre qui ont esté secourus par les voisins, à quoy entre les autres ne s’y est faint un soldat des gardes du Roy, nommé Videcoq, demeurant là auprès (et fidèlement), pourquoy il est grandement à louer.

Plusieurs bestiaux, comme vaches, porcs et autres, ont esté trouvez noyez ès estables où ils estoyent. Tellement que la perte advenue à ce faulxbourg, en ce comprins la ruyne des edifices, est estimée à plus de cent mil escuz6, sans le dommage faict ès jardins et lieux de plaisance estans en ceste part.

Le dommage de ces grandes eaux n’a esté seulement en un lieu, mais en plusieurs autres, tellement que, sur une heure de la nuict sus dicte, ont esté perceuz sur la rivière de Seine grande quantité de diverses sortes de meubles emportez par la violence subite et inopinée de ces eaux.

Aucuns pourront dire que telles sinistres fortunes ne devroyent estre escrites, et que bien souvent on taist les evenemens saincts et prospères, et se divulguent ceux lesquels ne nous apportent que tristesse et desplaisir ; mais d’autant que toutes choses viennent par la volonté divine, et que les historiographes en ont escrit d’autres moindres, et aussi que cela ne sçauroit sinon de tant plus inciter le peuple à contrition de ses pechez sur la fin ce caresme, je n’ay voulu passer soubs silence ceste horrible et dommageable innondation d’eaux, afin que chacun se tienne en la crainte de l’omnipotent et que l’on sache que ses faits sont si incompréhensibles que nul n’en peut avoir aucune cognoissance.

Au surplus, c’est pitié de voir les maisons champestres abbatues, lesquelles sont du long de la rivière de Seine, et croy pour certain que le long des autres fleuves n’y a pas moins de desolation : les pauvres villageois s’enfuyans desnuez de tous leurs biens, estans leurs maisons couvertes d’eaux, leurs champs ensemencez noyez, leur espérance de recueillir assez vaine (n’est la grace du Tout-Puissant), leur bestial en partie emporté et noyé par la violence de ces eaux, lesquelles auroyent ruyné entièrement plusieurs villages, abattu et desraciné infini nombre de grands arbres, emporté plusieurs ponts et grande quantité d’hommes, femmes et enfans submergez dans les ondes ; ce que vrayement nous doit bien induire à penitence, car depuis plusieurs années n’en a esté veu une en laquelle soyent advenus plus de desastre par tremblemens de terre et ravages des eaux qu’en ceste cy.

Plusieurs deluges sont advenus par le passé, comme celuy en l’aage de Noé, auquel je ne m’arresteray, ny à celuy de Thessalie, du temps de la captivité des Israelites, affligez par Pharaon peu paravant Moyse ; seulement je diray de ceux advenuz beaucoup depuis escrits par plusieurs historiens tant anciens que modernes.

En l’an 200 auparavant la nativité de nostre Seigneur Jesus-Christ, y eut à Rome telle innondation du Tibre que l’armée du consul Appie en fut quasi toute submergée ; et depuis par plusieurs fois s’est le dit fleuve tellement desbordé, que ce est grand merveille, quand puis après on remarque les endroits jusques où les dites eaux se seroyent haulsées. Parlons de nostre temps, et seulement nous souvienne du deluge advenu en l’an 1570 en la ville de Lyon, lorsque le Rhosne se desborda de telle sorte que la plus grande partie des edifices assis ès environs le cours de ce fleuve furent emportez et ravis par les ondes, et une infinité de personnes peries par ce ravage.

N’est que les histoires sont toutes plaines de tels desbordemens d’eaux, j’en citerois icy d’avantage, et les ruynes et dommages qu’ils auroyent causé, et que peu cela advient qu’il ne soit suivy de quelques maladies et cherté de vivres ; mais je n’ay escrit ce peu pour intimider un peuple, seulement afin de luy mettre devant les yeux une contrition de pechez, et que ce sont chastimens que Dieu nous envoye à fin de nous inciter à penitence, auquel je supplie très humblement nous donner ce qui nous est necessaire7.



1. Nous avons déjà donné, t. 2, p. 221–236, une pièce sur un de ces déluges de la Bièvre qui furent autrefois si fréquents et si terribles. Celui dont il est ici question fut l’un de ceux qui firent le plus de ravages. Le nom de Déluge de Saint-Marcel lui resta. On écrivit à ce sujet plusieurs relations, entre autres celle qui a pour titre : Le Désastre merveilleux et effroyable d’un deluge advenu ès faubourg S. Marcel les Paris, le 8e jour d’avril 1579, avec le nombre des mors et blessés et maisons abbatues par la dite ravine. Paris, Jean Pinart, 1579. Comme cette pièce a déjà été publiée dans les Archives curieuses de l’Histoire de France, 1re série, t. 9, p. 303–309, nous lui avons préféré celle que nous donnons ici, qui est d’ailleurs beaucoup plus rare. Jean Dongois, chez qui elle fut imprimée, ne livroit pas ordinairement ses presses à de semblables livrets ; s’il publia celui-ci, c’est que le désastre qui s’y trouve raconté avoit eu lieu dans son voisinage. Peut-être est-ce lui-même qui l’a écrit. « Il estoit fort sçavant, dit La Caille, et nous avons de sa composition et de son impression le Promptuaire, contenant tout ce qui s’est passé depuis la création du monde jusqu’à son temps, imprimé en 1576. » (Histoire de l’imprimerie et de la librairie, p. 160.)

2. Dubreuil donne les mêmes détails. (Le Theâtre des antiquitez de Paris, 1639, in-4, p. 306.)

3. V., pour une autre cause des inondations de la Bièvre, notre t. 2, p. 223, note. Aujourd’hui, rien de semblable n’est plus à craindre. La canalisation de la Bièvre dans Paris est une des dernières mesures qui aient été prises. En faisant les travaux nécessaires, on a trouvé un certain nombre de médailles de l’empereur Julien.

4. « Il y eut, dit Du Breul, vingt-cinq personnes, tant hommes que femmes et petits enfants, que noyées, que tuées et accablées sous les ruines ; quarante qui furent seulement blessées, quantité de bétail noyé et perdu. »

5. L’inondation s’étendit, selon Du Breul, jusqu’au couvent de Sainte-Claire, occupé par les cordelières de Saint-Marcel, c’est-à-dire par conséquent jusqu’au no 95 de la rue de Loursine. Le Pont-aux-Tripes, jeté sur la Bièvre, entre les nos 166 et 168 de la rue Mouffetard, et qui marquoit le point de jonction des deux bras de la petite rivière, fut renversé, ainsi qu’un certain nombre de maisons. On lit soixante ici. Du Breul va moins loin : il n’en compte que douze. « Et enfin, ajoute-t-il, tous les dommages que fist cette subite inondation furent estimez à peu prez à soixante mil escus, non compris et evaluez les autres degats et ravages qu’elle fist aux villages voisins. » Selon Sauval (t. 1, p. 210), l’eau dépava Saint-Médard, et l’église des Cordelières. En 1573, une inondation de la même rivière avoit détruit les murs du couvent du Val-Parfond, le Val-de-Grâce (Félibien, Preuves, t. 4, p. 835).

6. Du Breul, comme on l’a vu dans la note précédente, n’évalue pas le dommage à une aussi forte somme.

7. Par arrêt du vendredi 10 avril 1579, le Parlement décida qu’il iroit le lendemain en corps à Notre-Dame « pour appaiser l’ire de Dieu » ; ainsi qu’il est dit dans l’ordonnance conservée par Félibien, t. 5, Preuves, p. 9. — La cérémonie eut lieu, « et à mesme fin, dit L’Estoile, fut le lundi ensuivant faite procession générale à Paris. » (Collect. Michaud, t. 14, p. 114.) Une courte relation de ce sinistre, rédigée en latin, se trouve aux premiers feuillets d’un manuscrit de la Bibliothèque impériale, Anonymi Visiones (manuscrits latins, no 3770). M. Maurice Champion en a donné une traduction dans son curieux livre, les Inondations en France, etc., 1858, in-8, t. 1, p. 238–239.