Dent pour dent/12

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Les éditeurs de La Lecture (p. 130-137).


XII

LES BANDITS


Quinze jours plus tard les cottages de la montagne étaient de nouveau occupés et des coups de feu annonçaient que les proscrits se livraient à la chasse, leur passe-temps favori.

Le lac dormait encore sous sa couche de glace, la neige blanchissait les coteaux abruptes, le vent du nord sifflait d’une façon lugubre dans les gorges profondes, on eût dit les gémissements des âmes en peine ; mais un ciel pur éclairait la campagne, les rayons du soleil souriaient parmi les buissons de houx et de pruniers sauvages.

À l’heure où les proscrits se réunissaient pour le repas du soir, on vit entrer un jeune garçon pâle, déguenillé, le visage empreint d’une morne tristesse ; ses yeux gonflés par les larmes avaient une expression de désolation navrante.

— Jack, dirent les montagnards, as-tu été malade ?

L’enfant, d’une voix brisée, fit le récit de ce qui s’était passé dans sa chaumière, il ajouta au milieu de ses sanglots :

— Je suis venu, car je n’ai plus rien à faire parmi ces méchants qui ont tué ma bonne mère. M. le curé m’a dit qu’il fallait pardonner aux bourreaux de ma mère ; mais non, continua-t-il en serrant ses deux mains sur son cœur, non, je ne puis pas. Je me suis échappé et je viens vous dire : ils ont fait mourir ma mère, vengez-la.

— Nous la vengerons, répliqua le chef d’une voix forte.

Tous les montagnards, debout, levèrent la main vers le ciel et s’écrièrent :

— Oui, nous la vengerons, nous en faisons le serment.

— Qui parle de vengeance ? fit tout à coup une voix d’un timbre étrange ; qui veut usurper le droit de Dieu puissant ?

— C’est le solitaire, murmurèrent les proscrits avec un sentiment de crainte et de respect.

Le vénérable centenaire fixait son regard profond sur le visage de ces hommes farouches.

— Mon fils, dit-il en s’adressant au chef, à quel titre t’arroges-tu le droit de justice et de représailles ? Tu veux répondre au crime par le crime ; tu flétris ton ennemi et tu imites sa conduite ! Le jour où tu rendras compte de tes actions au Seigneur, Il te dira : tu as tiré vengeance de ceux qui t’ont offensé, je ne te dois aucune réparation.

Jack, continua le vieillard, n’écoute pas ces voix dangereuses de la haine qui remplissent ton âme ; pleure, mon enfant, et prie, c’est la seule arme du chrétien ; ta mère a pardonné, détruiras-tu le mérite de son sacrifice ? Laisse à Dieu le soin de châtier le mal : tôt ou tard, l’heure du méchant viendra.

— Vraiment, fit Gaspard avec une certaine brusquerie, nos adversaires ont trop beau jeu contre nous, disciples d’une religion qui nous ordonne de tout supporter en silence ; ils peuvent nous opprimer, nous massacrer et, courbant la tête sous la hache du bourreau, nous devons dire : que la volonté de Dieu soit faite, et leur pardonner du fond du cœur. Non, morbleu ! ce ne sera pas ; ces maîtres exercés compteront avec moi, je rendrai assassinat pour assassinat, incendie pour incendie, et s’il était en mon pouvoir d’anéantir jusqu’au dernier des Anglais, je le ferais avec joie ; j’entasserais leurs cadavres dans les plaines où gisent les ossements pulvérisés de nos ancêtres et les oiseaux de proit dévoreraient leurs chairs ! Je voudrais voir en flammes leurs châteaux, leurs forêts, les parcs spacieux où s’épanouit un luxe insolent qui outrage la misère de leurs victimes ; je voudrais entendre leurs rugissements de douleur, repaître mes yeux du spectacle de leur agonie et, dans le délire de ma joie, je dirai : Ma patrie, tu es vengée ; mon père et ma mère massacrés, vous êtes vengés ; ma femme, mon fils, vous êtes vengés ; vous tous qui gémissez et qui souffrez, vous êtes vengés ! Voilà la justice, voilà la réparation, voilà le triomphe !

Le visage du bandit avait pris une expression féroce, ses yeux étincelaient, l’écume bordait ses lèvres, son poing crispé menaçait dans le vide, il était effrayant à voir.

— Horreur ! s’écria le vieillard en redressant sa haute taille. Mes enfants, je vous adjure, au nom de Dieu, de bannir de votre âme de semblables pensées. Gaspard, votre exaltation vous égare, notre sainte religion n’interdit pas la résistance légitime ; elle a béni les justes revendications de l’Irlande tant de fois écrasée, mais elle défend de conserver dans son cœur aucun sentiment de rancune. Ô mes enfants, je sais tout ce que la pratique de cette sublime vertu peut coûter à un Irlandais, mais le peuple qui a conservé sa foi à travers trois siècles de persécution est assez grand pour se montrer magnanime ; ce serait la suprême victoire de nos maîtres, s’ils arrachaient de l’âme de l’Irlandais ses vertus catholiques.

La voix du solitaire était calme, grave, sereine, elle imposait le respect à ces hommes aigris ; ses avertissements étaient presque toujours écoutés ; plus d’une fois il avait fait tomber le poignard de leurs mains. Aujourd’hui l’exaspération des montagnards était extrême devant la douleur du pauvre enfant, innocente victime dont ils avaient causé la perte. Des murmures se faisaient entendre ; la révolte grondait dans ces âmes au fond desquelles le sentiment religieux était bien affaibli.

— Noble vieillard, reprit le chef, je vous vénère pour la majesté de votre âge et la sainteté de votre vie, mais je suis bien loin d’atteindre à cette mansuétude que votre âme renferme. Plus rapproché du ciel que de la terre, votre esprit plane en de pures régions, le trouble des passions ne peut l’ébranler. Moi, je suis, encore jeune, je suis homme, j’ai le cœur rempli d’nne soif de vengeance non assouvie ; je laisse la coupe de l’iniquité se remplir goutte à goutte lorsque viendra l’heure de la justice, je frapperai ; il faut des vengeurs à l’Irlande.

— Vous n’avez pas le droit de parler ainsi, Gaspard ; sachez ceci, ô mes enfants, ce sont les péchés des Irlandais, ce sont leurs vices, ce sont des sentiments comme les vôtres qui perpétuent le malheur de notre pauvre patrie ; la consolation du Seigneur ne peut descendre sur un peuple qui nourrit des pensées de haine ; Jésus-Christ est mort sur la croix en pardonnant à ses bourreaux, il nous a donné l’exemple que nous devons suivre si nous voulons obtenir un jour l’entrée du royaume céleste.

— Jamais ! s’écria Gaspard au comble de l’exaltation, dussé-je être maudit de Dieu, j’accomplirai la tâche que je me suis donnée. Écoutez. J’avais vingt-cinq ans, j’étais heureux, car au sein de ma pauvreté rayonnait le bonheur qui embellit les plus tristes existences ; je venais d’épouser la jeune fille que j’aimais ; sa douceur, ses vertus, sa tendresse faisaient ma joie. Ma femme était belle, trop belle pour la femme d’un misérable paddy, le landlord le jugea ainsi, mais Dora était fervente catholique, elle avait une âme droite, incapable de céder aux promesses, ni aux menaces. Sous un prétexte inique, la ferme que nous occupions nous fut enlevée et je ne pus qu’à grand peine obtenir la location d’un pauvre cottage, insuffisant pour nous faire vivre. La naissance d’un fils vint nous faire oublier nos épreuves, ma femme dont la santé s’était altérée par le chagrin ne put le nourrir, mais nous avions conservé une petite vache, notre seule richesse, et notre enfant n’eut pas à souffrir ; il était superbe et sa mère en le voyant si beau retrouvait peu à peu sa gaieté et sa santé. L’hiver vint, avec lui les privations ; il nous fut impossible de payer notre fermage, nous étions aussi fort arriérés à l’égard du pasteur. Celui-là était inexorable, il avait une maison élégante à entretenir, plusieurs chevaux dans son écurie, des équipages, de nombreux serviteurs, une famille habituée à l’opulence, il fallait prélever ce luxe sur la misère des catholiques. Un jour notre vache fut emmenée et vendue par les gens du ministre pour payer quelques shillings. L’enfant qui avait besoin de cette nourriture languit et mourut, sa mère au désespoir le suivit promptement ; l’ordre d’expulsion qui nous fut signifié par la volonté du landlord lui avait porté le dernier coup. Quand j’eus conduit au cimetière la dépouille mortelle de ma femme bien-ainiée, je jurai sur sa tombe de vivre pour la venger. La justice divine mit sur mon chemin le bailli, dur serviteur d’un maître implacable, je le tuai et je vins me réfugier dans ces montagnes.

— Mon fils, interrompit le solitaire, comment pouvez-vous dire que Dieu vous ait fourni l’occasion d’accomplir un crime ? C’est un blasphème. Il a voulu éprouver votre foi et vous avez succombé à la tentation.

— Je ne m’en repens pas, non, je ne m’en repens pas. Il y a quatre ans, le pasteur anglican fut trouvé dans un fossé contusionné, le bras cassé, c’est moi qui lui envoyai ce premier avertissement. Vers la même époque, le plus jeune fils du landlord fut retiré, trop tôt malheureusement, de l’étang où je le jetai ; l’incendie qui éclata dans une aile du château, c’est moi qui l’allumai ; on a mis ma tête à prix, mais, avant qu’un traître gagne ces cinq livres sterling, Gaspard a encore quelques comptes à régler.

— Que Dieu touche votre âme endurcie, fit le vieillard en levant vers le ciel sa belle tête vénérable ; rien n’excuse le crime et l’assassin est maudit.

Le solitaire, attristé à la vue de cette perversité, regagna lentement sa pieuse retraite où il s’agenouilla et pria longtemps.

Gaspard, que cette scène avait vivement ému, se promenait de long en large, usant par un exercice violent la profonde colère qui étreignait son âme ardente et vindicative. C’était un homme de quarante ans, aux formes athlétiques ; sa tête avait été belle, une longue barbe inculte couvrait le bas de son visage, l’expression de ses traits était dure, ses yeux avaient un éclat sinistre.

Il revint vers ses compagnons et leur dit :

— Demain, une expédition se rendra à la côte, afin de recevoir le navire qui renferme notre chargement d’alcool ; quoiqu’on dise le bon solitaire, on ne peut refuser à l’Irlandais le whiskey, sa seule consolation ; nous en avons beaucoup fourni et John Buck a été obligé, m’a-t-il dit, d’éteindre ses fourneaux. Je vais désigner six d’entre vous qui partiront sous le commandement de Clary O’Warn.

Celui-ci jouissait parmi ses compagnons d’une considération due à l’ancienneté de sa race. Les Irlandais n’oublient pas ; ils vénèrent encore les descendants de leurs anciens rois ou des chefs de clans qui s’illustrèrent par leurs faits d’armes. Les O’Warn étaient fameux dans l’histoire de l’Irlande, les bardes avaient célébré leurs exploits dans des chants empreints de la douce poésie de la langue gaëlique.

Robert O’Warn le plus connu d’entre eux, vivait sous le règne d’Élisabeth, époque marquée par de si sanglantes persécutions contre les catholique irlandais, il prit part à la grande insurrection d’Hugh O’Neil, terrible conspiration que le gouvernement anglais désespéra un instant de vaincre et que l’obstination du général espagnol, allié des Irlandais, perdit à la bataille de Kinsale.

Robert O’Warn, la veille de cette bataille qu’il désapprouvait, s’entretenait avec son écuyer Davy, son frère de lait, son compagnon fidèle qui ne le quittait amais et en maintes circonstances avait exposé sa vie pour lui.

— Qu’as-tu, mon ami ? lui disait Robert, toi si gai camarade, je ne t’ai jamais vu triste à la veille d’une bataille.

— Non, cher seigneur, combattre les Anglais ne me cause pas d’amertume, demain au moment de l’action je retrouverai tout mon entrain ; mais ce soir, je ne sais pourquoi de sombres pensées envahissent mon esprit. Cher seigneur, le jour de demain sera le dernier de ma vie.

— Ne dis pas cela, Davy, tu me ferais perdre mon courage.

— Ce serait dommage, seigneur, vous brave entre tous, vous digne descendant de nos chefs respectés. Peut-être demain verrons-nous le triomphe de l’Irlande. Dieu veuille accorder le succès à nos armes.

Robert O’Warn ne se faisait point d’illusion et partageait l’inquiétude de son fidèle compagnon ; le lendemain, il commandait l’avant-garde du corps d’O’Neil, il fit des prodiges de valeur, mais il fut écrasé et obligé de se replier ; Davy tomba mortellement atteint, son pressentiment ne l’avait pas trompé, ce jour fut le dernier pour lui. O’Warn le releva, cherchant sur ses traits un espoir de vie.

— Je vais mourir, cher seigneur, mon frère bien-aimé que j’ai chéri par-dessus tout, je ne vous quitterai pas, je veillerai sur vous et chaque fois qu’un danger vous menacera, je reviendrai sur terre vous en prévenir. Je demanderai cette grâce à Dieu à qui j’offre ma vie, saint Patrick m’aidera à l’obtenir.

Davy reçut un dernier baiser de son ami et expira.

Après cette terrible bataille qui eut un résultat fatal pour la cause irlandaise, les débris de l’armée se dispersèrent. Robert O’Warn se retira dans les montagnes avec quelques Irlandais, décidés à une résistance désespérée ; il guerroya longtemps contre les Anglais et mourut dans une embuscade.

On racontait que la veille de sa mort le spectre de Davy lui apparut, le prévenant que la trahison le menaçait. Robert O’Warn ne voulut pas reculer et fut, en effet, assassiné par les Anglais à qui un Irlandais l’avait vendu.

Tous les biens de cette puissante famille furent confisqués et donnés aux vainqueurs.

Depuis lors Davy était resté le génie protecteur des O’Warn, et les avertissait lorsqu’un péril pouvait les atteindre, tous le voyaient avant leur mort.

Telle était l’histoire des O’Warn dont Clary était l’unique descendant, et cela explique l’estime particulière dont les montagnards l’entouraient, bien que, par sa nature douce et modérée, il différât de ces hommes qu’une vie aventureuse avait rendus presque des brigands.