Dent pour dent/17

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Les éditeurs de La Lecture (p. 185-198).


XVII

DE PUISSANCE À PUISSANCE


William Pody, informé de l’ordre d’arrestation lancé contre Colette et de sa fuite, accourut à Greenish. Il trouva le père Buckly très courroucé contre sa fille, maudissant sa sotte imprudence, et déclarant qu’il ne la recevrait plus chez lui. William essaya de le calmer.

— Colette s’est laissée entraîner par son bon cœur, dit-il, je suis certain qu’elle n’a pas mérité les rigueurs de la justice ; je vais aller chez sa Révérence le juge de paix, et j’espère obtenir la liberté de votre fille. Les coupables sont les proscrits, cette intrigue a été conduite par Tomy Podgey ; en compromettant Colette aux yeux de la justice, il l’obligeait à se réfugier dans la montagne, c’est ce qui est arrivé. Le misérable va payer cher sa félonie.

William se rendit chez le ministre anglican, second juge de paix. C’était un homme court et gros, à la physionomie doucereuse, hypocritement bienveillante. Son teint enluminé, sa face large et un peu plate annonçaient peu d’énergie et le goût du confortable et des jouissances de la vie. Les réclamations incessantes de ses administrés troublant son précieux repos, il les écartait de son mieux, se bornant à donner des ordres sévères lorsque les dîmes ne lui étaient pas servies ponctuellement, ce qui arrivait souvent. Quant à la propagande religieuse, sa grande mollesse l’empêchait de la pousser très activement, le zèle ne l’animait guère ; il jouissait des avantages que lui procurait son ministère et, en vertu du libre examen, il laissait chacun chercher sa voie. En raison de ce caractère apathique, les habitants de Greenish n’étaient pas trop tourmentés par le prosélytisme religieux. Le pasteur catholique, homme austère, zélé, charitable, en profitait pour exercer son pieux apostolat ; il consolait les malheureux, soulageait les misères, personne ne lui disputait ce droit sublime. Quand le ministre anglican, étendu sur les coussins de sa calèche, passait près de l’humble prêtre qui se rendait à pied chez les malades, il souriait de dédain à la vue de cet homme simple, sans famille, sans richesses, n’ayant d’autres joies que la satisfaction du devoir accompli et les bénédictions de ses semblables ; ne comprenant pas la grandeur du sacerdoce, n’aspirant pas aux ineffables et éternelles jouissances de l’amour divin, il se jugeait un esprit pratique, fort supérieur eux catholiques qui l’entouraient. Comme beaucoup de protestants, sans l’avouer hautement, il se disait tout bas : Je ne sais si ma religion est la meilleure, mais à coup sûr, elle est la plus commode.

William eut quelque peine à se faire recevoir du Révérend.

— Que désirez-vous, mon ami ? demanda sir Welson d’un ton empreint de bonhomie, on vous a fait attendre, c’est le résultat des grandes occupations qui m’absorbent, car personne n’ignore que je suis d’un accès facile et que j’accueille sans distinction toutes les réclamations de mes administrés. Sa Seigneurie a daigné plus d’une fois louer mon zèle : comme magistrat, je n’épargne pas mes fatigues pour rendre à tous une justice égale ; tandis que, pasteur des âmes, j’use mes forces dans les durs labeurs de mon difficile ministère, tâche ingrate que l’obstination de beaucoup rend impossible.

William laissa le brave homme terminer son panégyrique qui, comme d’ordinaire, avait le tort d’être très fantaisiste ; le très Révérend, fort indolent dans la pratique, avait une activité très grande en parole ; peut-être prenait-il ses intentions pour des réalités et croyait-il faire ce qu’il disait.

— Eh bien ! reprit-il, vous avez à me parler. Quel est votre nom ?

— William Pody.

— Fort bien ! je suis au courant de votre affaire, vous êtes le fiancé de Colette Buckly, vous venez solliciter la grâce de cette jeune fille. La question est fort délicate et demande à être mûrement étudiée. On m’a rapporté que votre fiancée avait des relations suivies avec les bandits de la montagne, on l’accuse même d’avoir joué un rôle important dans le complot qui a abouti à ce drame exécrable qui a jeté la consternation et le deuil parmi nous. Ce forfait demande un sévère châtiment, la main de la justice ne faiblira pas, je prouverai que les coupables ne sauraient échapper longtemps à mes recherches, je suis sur la voie du complot ; Colette Buckly est un des fils de cette trame ténébreuse, il faut qu’on la retrouve et, de gré ou de force, je lui arracherai la vérité. Je regrette, jeune homme, de vous refuser, mais je ne transige jamais avec le devoir.

Sir Welson s’essuya le front, cette longue tirade lui avait causé une certaine fatigue ; il s’arrêta un instant, William en profita pour dire :

— Je ferai remarquer à sa Révérence que je n’ai sollicité d’elle aucune grâce, je venais…

— Bien, bien, je pensais… c’était très naturel, après tout, un fiancé… enfin que voulez-vous ?

William expliqua la situation de Colette telle que nous la connaissons ; il parla des intrigues de Tomy Podgey et affirma que, depuis les incidents de l’évasion du jeune homme, elle n’avait plus communiqué avec les montagnards.

Quant à admettre sa complicité dans l’odieux assassinat du landlord, ajouta-t-il, c’est une infâme calomnie, je me charge île confondre celui qui a osé la commettre.

— C’est un constable, reprit le Révérend.

— Peu importe, cet homme a parlé sans conviction, dans le seul but de faire du zèle, de se montrer plus perspicace que ses camarades.

— Attention à vos paroles, jeune homme, ayez plus de respect pour la justice que je dirige.

— Votre Révérence, je n’attaque pas la justice. Dieu m’en garde, je parle d’un agent subalterne.

— Vous semblez croire que cet homme trouverait un avantage près de nous à fausser la vérité.

— Non, mais dans son ignorance, il l’a cru. Que votre Révérence me permette de lui demander sur quelle preuve il a appuyé son dire.

— Vous n’avez pas le droit d’interroger un juge ; il vous suffira de savoir que je possède des témoignages sérieux.

— Moi, j’affirme que Colette n’a pas quitté son cottage le jour de l’assassinat de lord Sulton.

— En êtes-vous sûr ?

— Oui, je puis le prouver.

— On l’a vue cependant sur la route où s’est accompli le crime.

— Votre Révérence a été induite en erreur par un faux rapport. Je le répète, des personnes malveillantes ont cherché à nuire à ma fiancée ; les seuls coupables sont les contrebandiers de la montagne, ce sont eux que la police doit poursuivre, au lieu de concentrer ses rigueurs sur une jeune fille innocente.

Le Révérend se leva, son visage placide s’était couvert d’une vive rougeur, indice d’une colère prête à éclater.

— Monsieur, dit-il, malgré la mansuétude inaltérable de ma nature et mon ferme désir d’accorder à tous une entière justice, je ne puis tolérer plus longtemps une langage insultant pour mon caractère de magistrat. Ce n’est pas de cette façon que vous obtiendrez l’indulgence en faveur de votre indigne fiancée qui, entre nous, s’est bel et bien laissée enlever par votre rival, sons prétexte de se soustraire à une arrestation préventive, qui eût cessé si elle avait pu prouver son innocence ; je vous déclare, jeune homme, que vous méritez peu la bienveillance de l’autorité.

Certes, si William Pody avait été placé sous la juridiction de sa Révérence, il n’eût pas manqué d’être arrêté comme suspect et les preuves n’eussent point fait défaut pour établir sa connivence avec les assassins, mais le jeune homme savait qu’il ne dépendait pas de sir Welson, d’ailleurs, il avait dans son jeu de forts atouts. William était d’un tempérament violent, difficile à maîtriser ; sir Welson venait de le blesser cruellement par cette insinuation relative à la conduite de Colette à son égard ; abandonnant la réserve qu’il avait montrée jusque-là, il répondit avec emportement :

— Je ferai observer à sa Révérence que je ne sollicite nullement la bienveillance de l’autorité, je n’ai pas qualité pour vous demander une faveur, ni aucun espoir de l’obtenir. Je me présente devant la justice de Greenish, je m’adresse à sa Seigneurie et à votre Révérence, et je dis : Traitons de puissance à puissance…

— Vous êtes fou ! s’écria sir Welson en bondissant lourdement hors du fauteuil où il s’était laissé tomber. C’est un insensé qu’on a introduit près de moi. Il est peut-être dangereux, ses yeux ont un éclat sinistre. Au secours, à moi !

— Calmez-vous, Révérence, reprit William en l’empêchant de s’élancer vers la porte, je ne suis pas un homme atteint de démence ; je ne menace en rien vos précieux jours ; je vous ai prévenu que j’avais une communication importante à vous faire, si vous aviez daigné m’écouter, vous sauriez déjà de quoi il s’agit.

— Vous êtes un insolent, je vous ferai chasser ; ne croyez pas que je laisse insulter en ma personne la haute magistrature dont je suis revêtu.

— Sa Révérence me prête à tort l’intention de l’insulter, je me suis laissé emporter un instant et je la prie de me pardonner ; au surplus je ne redoute pas la prison, j’ai en ma possession une clef qui ouvrirait la porte de tous les cachots.

Le magistrat le regarda de nouveau se demandant si cet homme jouissait bien réellement de toute sa raison, et ses yeux se fixèrent sur le timbre placé non loin de lui.

William avait une physionomie sombre, presque farouche, qui pouvait justifier en partie les craintes du prudent pasteur ; son regard était brûlant, un sourire sardonique plissait ses lèvres. Une lutte terrible se livrait dans cette âme passionnée ; l’amour, la jalousie, la vengeance allaient triompher des dernières résistances de l’honneur ; au mépris d’une promesse solennelle, il deviendrait traître et assassin. Il avait espéré un instant que les recherches impartiales de la justice prouveraient l’innocence de Colette, permettraient son retour et en lui rendant sa fiancée, le dispenseraient d’user du secret fatal qu’il possédait ; mais la conduite du juge le poussait au crime. Sa conscience protestait ; il avait juré au solitaire de ne pas être un traître, il se l’était juré à lui-même, allait-il devenir parjure et meurtrier ? Hélas ! William n’était pas absolument mauvais, mais il aimait sa fiancée, il voulait à tout prix la retrouver, il eût mis l’Irlande en feu pour y arriver.

Le jeune homme était tombé dans une complète prostration ; debout, la tête baissée, comme un coupable devant son juge, il se tenait immobile, les traits crispés par la douleur. Sir Welson, revenu de son trouble, l’examinait en se frottant le menton, geste qui lui était familier dans ses moments de réflexion.

— Eh bien, jeune homme, reprit-il de sa voix mielleuse, nuancée d’ironie, vous plairait-il de nous montrer cette clef mystérieuse qui vous permet de traiter avec nous de puissance à puissance ?

William jeta au magistrat un regard qui fit pâlir celui-ci ; le Révérend étendit la main pour toucher le timbre, le jeune homme l’écarta.

— Cette clef, dit-il, c’est ce que toute votre police ne vous permet point de trouver, c’est la retraite des vrais coupables, des assassins de lord Sultan.

Le magistrat tressaillit.

— Comment la connaissez-vous ?

— Peu importe, je possède ce secret, et voilà ma puissance, Révérence, et si je l’offrais à sa Seigneurie en échange de la vôtre, croyez-vous qu’elle refuserait ?

— Vous ne ferez pas cela. Je ne vous ai nullement offensé ; j’ai écouté vos justes plaintes et s’il n’avait tenu qu’à moi, ma bienveillance est connue de tous.

— Il faut penser que sa Révérence est méconnue, car ses administrés ne la jugent pas si favorablement, répliqua durement le jeune homme heureux de faire expier à sir Welson le mal qu’il le forçait à faire.

Celui-ci sentit l’injure, mais il se contint et ne se départit pas de son ton doucereux.

— Jeune homme, dit-il, votre conduite est digne d’éloges, vous vous faites l’auxiliaire de la justice.

— Non, reprit William, je me soucie peu de la justice ; si elle existait ici, l’innocence triompherait sans le secours d’une dénonciation.

— La justice a besoin parfois d’être aidée, mon jeune ami ; révéler le nom des coupables est une action louable qui mérite les bénédictions de Dieu et l’approbation des hommes de bien. Soyez sûr que sa Seigneurie saura dignement reconnaître vos services.

— J’ai dit que nous traiterions de puissance à puissance, je dicterai mes conditions.

— Oh ! oh ! jeune homme, vous prenez les choses de haut.

— Veuillez transmettre cette offre à sa Seigneurie, j’attendrai sa réponse.

— Quelles sont vos conditions ?

— Un acte, signé de sa main, déclarant que l’innocence de Colette Cuckly a été clairement démontrée et que ni elle, ni aucun membre de sa famille, ne seront inquiétés à l’avenir pour les faits accomplis avant ce jour. Moyennant cela, je livrerai le nom des coupables et le lieu de leur retraite que la police ignore et dont j’ai surpris le secret. Colette est parmi eux, il sera fait toutes les recherches nécessaires pour la retrouver et elle me sera remise.

— Accordé ! fit le magistrat heureux d’obtenir le fameux secret à si peu de frais.

— Il me faut l’acte écrit et signé de la main de sa Seigneurie et je veux lui parler moi-même, c’est à elle seule que je révélerai mon secret.

Sir Welson se frottait le menton d’un air perplexe ; il eût bien voulu posséder personnellement le secret de William et s’en faire un mérite près du landlord, mais le jeune homme demeura inflexible.

— Je me tiens aux ordres de sa Seigneurie, dit-il, dès qu’elle daignera m’entendre ; je désire que ce soit le plus tôt possible.

Le magistrat, désappointé, promit d’en parler au landlord aussitôt son retour et de prévenir le jeune homme de la décision de sa Seigneurie.

William, en quittant sir Welson, se rendit chez les parents de Colette qui attendaient anxieusement les résultats de sa démarche.

— Eh bien ! fit Buckly en voyant la figure assombrie du jeune homme, vous n’avez pas obtenu la grâce de Colette ?

— De semblables juges, il n’y a à attendre ni clémence, ni justice.

— Cependant Colette est innocente.

— Ils veulent qu’elle soit coupable, elle le sera.

— Notre fille est perdue, nous ne la reverrons plus, gémit la mère.

— Non, reprit William, j’ai le moyen de la sauver.

— Alors agissez au plus vite.

— Je ne peux rien avant le retour du landlord, c’est à lui que je parlerai.

— Croyez-vous qu’il vous écoutera ?

— Soyez sans crainte, je suis sûr d’obtenir l’attestation de l’innocence de Colette et son retour.

— Dieu vous bénisse, William ! fit la mère avec reconnaissance.

Le jeune homme sourit amèrement et prenant congé des Buckly, il partit pour Cork triste, découragé, l’âme bourrelée de remords. Pendant les huit jours qui s’écoulèrent jusqu’à l’arrivée de lord Sulton, il hésita plus d’une fois ; au milieu des cauchemars de ses nuits tourmentées, d’étranges fantômes lui apparaissaient ; le solitaire de la montagne se dressait devant ses yeux, maudissant le petit-fils du traître, traître à son tour ; il s’éveillait haletant, les membres baignés de sueur et il chassait de son esprit les spectres sinistres ; il se rendormait et dans un rêve plus calme, il revoyait Colette, si belle, si douce, sa fiancée bien-aimée qui dans peu de jours allait devenir sa femme ; il souriait à cette douce vision ; puis paraissait près d’elle l’image détestée de Tomy et l’infortuné reprenait tous ses sentiments de vengeance.

La semaine suivante, William fut informé que sa Seigneurie était de retour et le demandait sans délai.

Le jeune homme se rendit au château ; il n’avait jamais franchi le seuil de cette somptueuse demeure réservée au maître qui jouissait de tous les raffinements du luxe, tandis qu’au tour de lui l’affreuse misère tordait sous sa dent cruelle des milliers d’infortunés.

Il n’existe peut-être pas au monde de parcs qui puissent être comparés pour l’immensité et la richesse à ceux des riches landlords anglais en Irlande. Les terres leur ayant été libéralement départies à l’époque des confiscations des biens des catholiques, ils ont pu consacrer à leur fantaisie des étendues considérables. Des montagnes et des vallées, des coteaux et des plaines sent souvent enclavés dans ces vastes enceintes. À l’entour la nature est triste, stérile et nue ; là elle est verte, fleurie, pleine d’enchantement.

Le parc de Greenish méritait d’être cité pour ses belles proportions et son ornementation. Un lac aux eaux bleues s’alimentait d’un abondant ruisseau descendant des hauteurs ; les plantations avaient l’ampleur d’une forêt ; toutes les curiosités naturelles et factices étaient réunies pour le plaisir des yeux : cascades, cours d’eau, îlots de verdure, rochers, grottes, ponts rustiques, kiosques variés, allées ombreuses, pelouses verdoyantes, parterres fleuris, et au sein de ces merveilles un élégant château gothique que de récentes réparations avaient un peu modernisé.

Lord Georges Sulton se promenait grave et soucieux sur la terrasse de son palais, il pensait aux tristes événements qui avaient porté le deuil dans sa famille et méditait les mesures à prendre pour en prévenir le retour.

Le nouveau landlord était un homme de trente-six ans, grand, mince, blond, assez beau et distingué, de cette distinction anglaise, due en partie à un maintien raide et à un flegme imperturbable

Un domestique vint annoncer à sa Seigneurie que William Pody attendait ses ordres.

Lord Sulton accueillit le jeune homme avec beaucoup d’affabilité.

— Sir Welson, dit-il, m’a appris l’entretien qu’il a eu avec vous ; je vous accorde tout ce que vous demandez et je compte vous témoigner ensuite ma reconnaissance, si vous me mettez à même de venger la mort de mon père et de purger le pays des brigands qui le désolent.

— Mylord, reprit William d’une voix émue, en me rendant chez sa Révérence, ce n’était pas dans le but de lui révéler le secret que le hasard m’a livré ; j’ai demandé le motif de l’arrestation de ma fiancée, j’ai insisté pour connaître les preuves sur lesquelles le dénonciateur a appuyé sa calomnie, sir Welson m’a méprisé, insulté, menacé ! Je faisais appel à son équité, hélas ! Greenish est administrée par un juge à qui ce sentiment est inconnu.

Lord Sulton sourit sans se fâcher. Il avait passé de longues années loin de l’Irlande, ses idées étaient un peu plus libérales, il reconnaissait en partie la justice des plaintes des Irlandais et il avait déjà signalé son autorité par quelques mesures de bienveillance.

— Sa Révérence n’a peut être pas suffisamment tenu compte, dit-il, de l’exaltation de vos sentiments, causée par une douleur que je comprends. Votre fiancée vous sera rendue, mon ami, et quant à votre rival n’en ayez pas souci, il a un compte à rendre à la justice, il ne vous embarrassera pas longtemps. J’ai un devoir sacré à remplir, je dois venger la mort de mon père.

— Je le comprends, mylord, mais la justice commande de ne frapper que des coupables.

— Je ne souffrirai pas qu’il en soit autrement, je vous en donne ma parole.

— Ma fiancée est innocente.

— Ce n’est pas prouvé ; Colette Buckly, vous ne pouvez le nier, avait des intelligences dans la montagne ; elle a organisé le coup de main qui a sauvé Tomy Podgey, c’est elle qui a prévenu les brigands de la visite des constables.

William répondit :

— Colette n’avait pas de rapports directs avec les bandits, elle a obtenu leur appui par l’intermédiaire du jeune garçon dont la mère occupait cette chaumière que les constables ont brûlée après avoir presque assassiné la pauvre femme.

— Les constables ont dépassé les ordres de mon père, reprit lord Sulton, mais l’expédition était justifiée.

— Que sa Seigneurie me permette de le lui dire, la cruauté amène les représailles ; ce fait a été le point de départ du complot odieux qui a coûté la vie à lord Sulton.

— Et Colette y a été mêlée.

— Pas directement, mylord, son bon cœur seul l’a entraînée à s’intéresser aux proscrits ; cette jeune fille est incapable d’avoir approuvé un si horrible crime, j’affirme que si elle avait pu l’empêcher, elle l’eût fait.

— Sa Révérence avait le devoir de s’en informer ; j’approuve, en principe, l’arrestation de votre fiancée, elle devait répondre de sa conduite devant la justice.

— Alors elle sera condamnée.

— Elle est donc coupable ?

— Non, mais aux yeux de la justice anglaise, un Irlandais est toujours convaincu même des crimes qu’il n’a pas commis.

— Modérez votre langage, jeune homme. Les Irlandais devraient perdre l’habitude d’accuser les Anglais de tous leurs maux et de les charger à plaisir des plus sombres couleurs.

— Qui donc a réduit l’Irlande à l’état d’avilissement où elle se trouve, qui a fait d’un peuple noble, intelligent et bon un vil troupeau qu’une caste privilégiée exploite à son profit ?

William promena son regard sur les merveilles qui l’entouraient, il reprit :

— Sa Seigneurie a-t-elle jamais pensé à comparer ces splendeurs aux misérables cottages où vivent les malheureux nés sur le sol irlandais ?

— Cette comparaison est inconvenante, jeune homme ; souvenez-vous que vous parlez à lord Sulton. Je vous témoigne une immense indulgence, n’en abusez pas.

— Que votre Seigneurie me pardonne. Dieu a-t-il créé d’un limon particulier le landlord anglais et le pauvre paddy irlandais ?

— Je ne puis vous écouter plus longtemps, William Pody ; je ne m’explique pas pourquoi vous me parlez ainsi, fit lord Sulton avec hauteur. Voulez-vous me faire payer au prix d’injures le secret que vous avez promis de me révéler ?

— Je n’ai rien promis, mylord, et s’il ne me convient pas de parler…

— Savez-vous que je puis vous faire arrêter comme complice des assassins de mon père ? Vous connaissez leur retraite et leurs agissements.

— Que votre Seigneurie me fasse arrêter si elle y trouve de l’avantage.

— Non, je ne le ferai pas, je vous promets même la liberté de votre fiancée et ma protection à l’avenir. Vous donnerez loyalement votre concours à la justice. Je veux châtier les coupables, mais ceux que vous me désignerez comme innocents seront épargnés.

Je vais demander des troupes à Dublin et organiser au plus tôt l’expédition.

— Mylord, il ne faudrait pas différer, car les brigands sont très bien informés des mouvements de la police ; s’ils avaient l’éveil de ce qui se prépare contre eux, ils ne manqueraient point de prendre les mesures nécessaires pour se mettre à l’abri et mon concours vous deviendrait peut-être inutile.

— Je le comprends, cependant avant quinze jours la montagne ne sera pas praticable.

Le jeune homme se retira emportant l’acte signé de sa Seigneurie, dans les termes où il l’avait demandé ; la trahison était consommée, il pressait maintenant de ses vœux le jour qui lui rendrait Colette.

Malgré ses instances et le désir de lord Sulton, l’envoi des troupes fut différé et, seulement un mois plus tard, l’expédition commença activement.