Dent pour dent/Texte entier

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Les éditeurs de La Lecture (p. Titre-224).

DENT POUR DENT
SCÈNES IRLANDAISES
PAR
GABRIELLE D’ARVOR
MONTRÉAL
La Lecture, 42 Place Jacques-Cartier
1906

DENT POUR DENT
SCÈNES IRLANDAISES


I

MILADY


Dans le comté de Cork, au sud de l’Irlande, au fond d’une pauvre vallée, un bien modeste cottage abritait son toit de chaume sous l’ombrage de quelques peupliers. Devant l’habitation, cinq ou six oies cherchaient avidement une insuffisante nourriture sur le sol couvert de brins de paille et de détritus formant un véritable bourbier.

Il faisait froid, on était en novembre ; l’âpre vent du nord gémissait dans les arbres dévastés, le givre suspendait aux branches ses festons de cristal, le sommet des montagnes se recouvrait des légères couches blanches qui forment sa parure d’hiver ; une morne tristesse régnait sur la nature.

Dans la chaumière, au centre de la vaste pièce qui formait le logement de la famille, un homme se promenait de long en large, les bras croisés derrière le dos, une courte pipe à la bouche ; près du foyer où brûlait un feu de tourbe, une femme reprisait de vieux vêtements ; beaucoup d’enfants, dont on peut fixer approximativement le nombre à sept, l’entouraient.

L’homme s’arrêta tout à coup.

C’était un robuste paysan de six pieds anglais de haut, large d’épaules et taillé en hercule ; il avait une épaisse chevelure blonde, le teint clair, des traits énergiques et réguliers, une large bouche et un franc sourire. Willy Podgey passait pour le plus bel homme du pays.

Il portait une veste de grosse toile et des culottes d’une étoffe si raide qu’elles se seraient tenues toutes droites à défaut de jambes pour les soutenir ; ses pieds étaient nus dans ses sabots.

Jenny, sa femme, avait eu aussi de la réputation, à l’époque où elle était une grande et belle fille blonde, fraîche et souriante ; depuis, le temps avait quelque peu boucané son gracieux visage, l’embonpoint en faisait une respectable matrone. Sa couronne maternelle allait s’augmenter d’un huitième fleuron ; c’était là un juste motif de préoccupation dans le pauvre ménage, où le travail du père avait déjà tant de peine à nourrir neuf personnes.

Willy était dur à l’ouvrage et Tomy, son fils aîné âgé de seize ans, l’aidait de son mieux, mais la ferme était petite, chère, peu productive et, avec les charges croissantes de la famille, les privations augmentaient chaque jour ; la récolte de pommes de terre avait manqué, c’était la misère en perspective pour l’hiver qui commençait.

— Jenny, dit le paddy, j’ai vu le bailli du landlord.

— Tu l’as vu ? répéta, comme un écho, la femme en tournant vers son mari des yeux anxieux.

— Oui, affirma-t-il.

Et il se remit à marcher lestement, en proie à une pensée absorbante.

Jenny attendait patiemment qu’il plût à son mari de s’expliquer.

Celui-ci s’arrêta de nouveau et reprit :

— Cet homme est sans pitié.

— Il a refusé ? gémit la femme.

— Je lui ai dit que la misère serait grande jusqu’à l’année prochaine par suite de la mauvaise récolte, je l’ai supplié d’attendre encore six mois, il a été inflexible. J’ai insisté ; il s’est emporté, il m’a injurié, menacé, enfin il a ajouté : Si dans quinze jours vous ne m’apportez pas la moitié de ce que vous devez, je vous fais expulser.

— Le misérable ! exclama Tomy en serrant le poing.

— Paix, mon fils, il ne sert à rien de se révolter ; nous autres, infortunés paysans irlandais, nous sommes attachés à la glèbe, instruments de fortune pour les landlords qui nous font exploiter par leurs baillis, pendant qu’avec le fruit de nos sueurs ils mènent en Angleterre une vie somptueuse.

— Hélas ! soupira la femme, notre condition est bien malheureuse. Il est dur de vivre toujours dans la misère et de n’être même pas sûr de conserver cette situation insuffisante qu’un caprice du maître peut vous enlever à tout moment.

— Comment nous procurer la somme nécessaire ! reprit le paddy avec anxiété.

— Hélas ! répondit Jenny, espères-tu la réaliser ?

— C’est impossible, fit son mari d’une voix éteinte.

— Mon Dieu ! qu’allons-nous devenir, pendant la mauvaise saison, avec nos sept enfants et celui que nous attendons ? nous mourrons de misère en mendiant.

Elle se mit à pleurer bruyamment, d’autres sanglots répondirent aux siens, c’était un spectacle de désolation.

— Malédiction ! cria le fermier dont le visage exprimait une violente douleur.

— Je tuerai le premier qui essaiera de nous chasser d’ici, ajouta Tomy en portant la main à un fusil accroché au mur.

— Laisse cette arme, mon fils, dit Jenny ; on ne peut résister à la force, ce serait aggraver notre malheur. Que deviendrais-je si ton père et toi étiez emmenés en prison ?

— Malédiction ! répéta le paddy en appliquant sur la table un vigoureux coup de poing qui la fendit en deux.

— Voilà le père qui s’emporte, c’est mauvais signe, fit la femme inquiète. Willy, mon ami…

— Laisse-moi.

— Peut-être le ciel nous enverra-t-il du secours.

— Le ciel ne s’occupe pas de nous. Susy, porte-moi le pichet qui est dans l’armoire.

Une petite fille de huit ans s’empressa d’obéir. Willy avala coup sur coup plusieurs verres de whiskey. Les Irlandais ont pris l’habitude de noyer leurs chagrins dans cette liqueur qu’ils prétendent inoffensive.

Jenny continua à pleurer ; elle avait abandonné son travail, les plus jeunes enfants s’étaient rapprochés de leur mère et la regardaient craintivement

— Pauvres petits, murmurait-elle, donnant à droite et à gauche une caresse, pauvres petits, ça me fend le cœur de penser à vous. Seigneur, Seigneur, quel triste sort !

— Malédiction ! rugit le paddy en levant son verre et en le reposant si brusquement sur la table qu’il se brisa en mille morceaux.

— Willy ! s’écria la femme considérant sa table fendue, le verre brisé, autant d’actes insensés qui n’amélioraient en rien la situation de la famille. Elle n’osa pas ajouter un mot de plus.

Podgey était excellent, mais il ne fallait pas se mettre à travers sa colère.

L’incident aurait pu prendre une fâcheuse tournure, si un événement imprévu n’était venu changer tout à coup la face des choses.

Le jeune William, joli enfant de dix ans, qui s’était glissé dehors pour s’amuser avec les oies, entra dans la chaumière, rouge, essoufflé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Jenny inquiète, car un malheur n’arrive jamais seul.

— Mère, dit l’enfant, une voiture, une belle voiture et deux beaux messieurs avec des casquettes dorées.

— Les équipages ne fréquentent pas notre cottage, reprit le père. Tomy s’était précipité vers la porte.

— Il y a une dame dans la calèche, dit-il.

— Une dame, répéta Jenny, que peut-elle vouloir à de pauvres gens comme nous ?

Une voiture pénétrait, en effet, dans l’étroit espace qui formait devant le cottage une sorte de cour.

Un laquais descendit du siège et vint ouvrir la portière.

— Hé bien — James, dit une voix dure et arrogante, avez-vous pensé que je pourrais poser le pied dans un pareil bourbier ?

Le devant de l’habitation était bien sale, pour une riche lady habituée à fouler le sable fin d’allées soigneusement entretenues.

— On ne m’avait pas dit que je venais dans une chaumière aussi peu abordable, je croyais arriver chez un honnête fermier.

— Un honnête fermier, oui, milady, répondit Willy en s’approchant, mais dans notre pays les honnêtes fermiers sont de bien pauvres diables.

— Je ne puis descendre là, insista sèchement la dame.

Le laquais eut une heureuse inspiration. Ne pouvant, comme lord Raleigh, jeter son manteau de velours sous les pieds de milady, il avisa dans un coin de la cour un tas de fougère fraîche et dit à Tomy :

— Couvrez-en le devant de votre porte.

Le jeune garçon hésitait à faire cette consommation inutile, mais le domestique lui donna l’exemple, il s’exécuta d’assez mauvaise grâce.

— Chassez ces volailles, fit encore milady.

Le cocher lança un ou deux vigoureux coup de fouet aux oies qui s’enfuirent en poussant des jacassements affolés.

La dame daigna enfin descendre et pénétra dans la pauvre chaumière.

— Ne fermez pas la porte, dit-elle, l’air est suffocant.

Jenny lui présenta le meilleur siège de l’appartement et la petite Gib vint déposer à ses pieds un escabeau.

L’étrangère se dépouilla d’une partie de ses fourrures qu’elle remit au laquais, leva son voile et il fut impossible de l’examiner.

Elle était grande, sèche, osseuse ; son visage dur, sévère ; ses cheveux d’une nuance fauve ne lui donnaient pas un abord agréable ; il y avait dans sa personne la même brusquerie que dans sa voix. Elle ne devait pas être âgée de plus de quarante ans.

— Milady, commença timidement Jenny, j’aurais voulu vous recevoir d’une manière plus digne de votre rang, mais nous ne sommes que de pauvres gens.

— Je le sais, répliqua milady, ce n’est pas pour l’apprendre que je suis venue ici.

Le début était peu encourageant.

Podgey et sa famille gardèrent le silence.

— Je suis lady Walwich, reprit l’étrangère.

Le paddy s’inclina profondément devant sa visiteuse qui était, il le savait maintenant, une des plus riches propriétaires du pays ; elle habitait à six milles de là un superbe château.

— Willy Podgey, dit-elle, j’ai entendu vanter votre probité, votre conduite et la bonne tenue de votre famille. Approchez, enfants, je veux vous voir.

L’étrangère fit signe à Willy de les lui présenter. Le paddy ne comprenait pas pourquoi la grande dame lui faisait tant d’honneur, cependant il dit en désignant Tomy :

— Milady, voici mon fils aîné.

— Un beau garçon, répondit-elle avec autant de grâce que si elle lui eût appliqué une injure. Et les autres, voyons, dépêchons-nous.

— Milady, mon second fils George, puis William.

— Ils paraissent tous bien portants, vos quatre derniers enfants sont des filles ?

— Oui, milady.

— Certainement le prochain sera un garçon, c’est de celui-là que je veux vous parler.

— On ne sait pas si ce sera un garçon, ne put s’empêcher de remarquer Jenny.

— Je vous dis que si, mistress Podgey, je n’aime point qu’on me contredise. James, fermez la porte, le vent est glacial. Je disais donc que le garçon que vous attendez naîtra sous une heureuse étoile.

— Je ne crois pas, murmura l’incorrigible Jenny.

— Quand je dis une chose c’est que cela est, mistress Podgey. Je ne supporte pas qu’on mette en doute mes paroles. James, avez-vous juré de me faire étouffer en tenant la porte si hermétiquement fermée !

Après avoir exprimé son mécontentement, milady reprit :

— J’avais un enfant que j’ai perdu, un fils, l’héritier de mon nom et de ma fortune, je ne puis envisager la pensée que tout mon bien ira à mon petit-neveu, le fils d’une femme que je hais de toute mon âme ; je veux donner à ma fortune un héritier et à ma solitude la compagnie jeune et agréable d’un enfant. J’ai donc pensé à adopter votre fils.

— On ne sait pas… commença Jenny.

La grande dame fronçait ses sourcils impérieux.

— Vous êtes bien bonne, milady, fit Podgey interrompant à temps sa femme ; nous vous remercions d’un honneur si grand pour nous.

— Il ne s’agit pas de cela, Willy Podgey, chacun cherche son intérêt en ce monde, vous ne me devez aucune reconnaissance. J’ai entendu dire : la famille Podgey est la plus belle du pays, les enfants sont sains, bien portants et intelligents.

— Ça c’est vrai.

— Je n’ai pas besoin que vous confirmiez mes paroles, je n’aime point qu’on m’interrompe.

— Que milady me pardonne.

— Cela suffit, ces propos inutiles me fatiguent ; je cherche un héritier, si vous avez un garçon, je l’adopte. Je l’appellerai Édouard comme le fils que j’ai perdu, il sera riche et heureux.

— Ah ! milady, fit Jenny toute joyeuse à la pensée de devenir la mère d’un grand seigneur, que le ciel vous bénisse.

— Bien, bien, je n’aime pas les remerciements, interrompit la dame. De ce jour je me charge de la famille de mon Édouard, rien ne vous manquera, je ferai une situation à chacun de vos enfants et vous, Willy, je vous confierai l’exploitation d’une ferme importante sur mon domaine. Quand fini votre bail ?

— Hélas ! milady, dans quinze jours on nous expulsera, j’ai deux termes en retard et je ne puis payer.

Et le paddy raconta la scène que nous connaissons.

— Le bailli de votre maître fait son devoir, je chasserais le mien s’il agissait autrement. Si on se laissait apitoyer par les lamentations de ses tenanciers, on n’en finirait pas, tous les revenus iraient au diable !… Demain on vous remettra de ma part de quoi payer vos deux termes, car le landlord est dans son droit, il aurait raison de vous faire expulser.

Jenny vint en versant des larmes de joie tomber aux pieds de lady Walwich.

— Relevez-vous, ma brave femme, je ne puis souffrir ces scènes de sensibilité.

— Milady, je veux vous remercier de tant de générosité.

— Je vous répète que vous ne me devez rien. Calmez-vous et soyez sans inquiétude, je ne veux pas que mon Édouard naisse au milieu de préoccupations fâcheuses.

Milady jeta un regard sur la pièce pauvre et délabrée, elle se leva avec la brusquerie qui la caractérisait.

— C’est bien, dit-elle, je reviendrai. James, mes fourrures.

Le laquais posa sur les épaules de sa maîtresse le chaud vêtement ; milady sortit sans répondre aux témoignages de respect et de reconnaissance des pauvres gens.

— Willy, c’est un grand bonheur ! dit la mère du futur Édouard.

— Oui, c’est un grand bonheur ! répéta son mari qui ne pouvait croire à la réalité de ce qui venait de se passer. Les enfants suivaient des yeux l’élégante calèche et les laquais galonnés.

— Mère, dit Susy, notre petit frère aura une belle voiture comme cela ?

— Oui, ma chérie.

— Il sera très riche, reprit Georgy.

— Et nous le serons aussi, ajouta Tomy.

— Nous ne manquerons plus de pommes de terre, dit la petite Mary.

— Nous aurons des choses bien meilleures, répartit William.

— Quoi donc, du pain blanc ? fit l’enfant qui en avait vu, mais n’en avait jamais goûté.

— Fi, petite sotte, tout ce que mangent les riches.

Le lendemain matin, deux domestiques de milady se présentèrent ; l’un d’eux remit à Willy une bourse.

Le paddy l’ouvrit avidement.

— Tiens, femme, dit-il, ramasse cela soigneusement.

Jenny obéit, non sans avoir examiné le contenu de la bourse. En plus de la somme du fermage, il y avait l’argent nécessaire pour vivre jusqu’à l’arrivée du bienheureux héritier.

La brave femme joignit les mains avec extase en murmurant :

— Le ciel nous bénit dans cet enfant, il sera notre gloire et notre fortune.

— Ah çà, mon garçon, disait un des valets à Tomy, il faut employer tes bras à quelque chose pour le service de milady.

— De grand cœur, que faut-il faire ? demanda le jeune homme.

— Tâche de nettoyer comme il faut cette cour, on portera le sable nécessaire ; milady ne peut descendre ici.

— Soyez sûr que nous ne négligerons rien pour la recevoir de notre mieux, répliqua Podgey.

En effet, il travailla toute la journée avec son fils, le soir on n’eût pas reconnu la chaumière de Willy avec sa cour bien sablée, d’où la volaille avait été exclue ; la porte, les fenêtres étaient soigneusement lavées ; à l’intérieur Jenny et ses enfants avaient aussi frotté et essuyé ; les murs et le sol étaient d’une propreté parfaite et les vieux meubles vermoulus faisaient aussi bonne contenance que possible.

Milady vint quelques jours après.

— C’est bien, dit-elle en voyant tout si propre, vous avez fait de votre mieux, je ferai le reste.

Elle entra dans la chaumière accompagnée d’un homme à qui elle donnait des ordres. D’un regard rapide, la grande dame examina le pauvre logis.

— Je ne veux pas que mon héritier vienne au monde dans une étable, dit-elle. Denis, vous m’entendez ?

— Oui, milady.

— Vous ferez remplacer ces vieux meubles brisés par d’autres, simples mais solides.

— Bien, milady.

— Vous ferez blanchir et réparer cette pièce, mettre des rideaux aux lits et aux fenêtres.

— Oui, milady.

— Vous porterez de la batterie de cuisine, de la vaisselle, en un mot tout ce qui est nécessaire, sans oublier du linge et des provisions.

— Milady, vous serez obéie ponctuellement.

— C’est bien, je viendrai m’en assurer.

Sans s’occuper autrement des habitants de la chaumière, milady repartit.

La famille de Willy Podgey se crut l’objet d’un rêve le jour où des ouvriers, sous la direction du bailli de lady Walwich, arrivèrent, blanchirent les murailles, remplacèrent les vitres brisées qui donnaient passage au vent et à la pluie, et portèrent de beaux et solides meubles de chêne. Les enfants poussaient des cris de joie, Jenny admirait tout, Willy riait béatement ; il leur semblait qu’une baguette de fée transformait tout à coup leur misère en une position fortunée. Le bonheur est relatif, ces braves gens étaient aussi heureux dans une modeste chaumière que milady dans sa somptueuse demeure.

—, Il me semble que je rêve, disait Tomy.

— Pourvu que tout cela ne s’évanouisse pas, ajouta le père.

— C’est le petit frère qui nous vaut ce bonheur, reprit Susy.

Les enfants adoraient déjà le petit frère qui leur promettait tant de prospérité.

— Et si nous avons une sœur ? dit Tomy, qui se laissait moins aller à l’enthousiasme.

— Tais-toi, fit la mère, tu es un oiseau de mauvais augure ; j’ai l’idée, moi, que ce sera un garçon.

Pendant quinze jours la joie régna dans la pauvre chaumière, les plus doux songes hantaient toutes les têtes.

Le fermier avait payé son terme entier au bailli qui, surpris et satisfait, lui dit en se frottant les mains :

— Vous le voyez, mon cher Willy, j’ai eu raison de vous presser un peu. Rien de tel que de tenir ferme, vous êtes en règle maintenant tandis que dans six mois vous auriez eu une année en retard.

Le paddy leva légèrement les épaules, mais il était si heureux qu’il se souciait peu des observations du bailli. Dans les premiers jours de décembre, par une froide journée d’hiver, William, suivant les ordres de milady, courait au château pour lui communiquer la nouvelle attendue.

Malgré le temps rigoureux et la nuit qui approchait, lady Walwich ordonna d’atteler et partit pour la chaumière de Willy Podgey ; sa joie était extrême, mais elle n’en communiqua rien au jeune garçon.

Un grand mouvement régnait dans le cottage.

Milady descendit de voiture. Willy ne vint pas au devant d’elle, Tomy pleurait sur la porte.

— Que se passe-t-il donc ? demanda lady Walwich.

Le jeune homme leva la tête.

— Comment cela va-t-il ? reprit la dame.

— Bien, milady.

— Et votre frère, mon Édouard.

Tomy ne répondit pas.

Milady, inquiète, pénétra dans l’intérieur de la chaumière. Willy, sombre et triste, se tenait près du foyer ; un joli baby blanc et rose reposait dans l’élégant berceau.

— Édouard ! le voilà ! s’écria-t-elle.

— Milady, reprit le médecin qui connaissait les espérances de la grande dame, milady…

— Eh bien, que signifie toutes ces figures moroses ?

— Milady, c’est une fille.

— Une fille !…

Et sans même jeter un regard sur l’innocente créature qui brisait tant de beaux rêves, milady s’élança vers la porte et on ne la revit plus.

Ainsi s’évanouit pour la pauvre famille l’avenir de fortune et de bonheur un instant caressé ; l’enfant fut appelée Ketty, et il n’y eut que des larmes autour de son berceau et l’adoration réservée au futur Édouard se changea en dépit haineux contre l’infortunée petite Ketty.




II

TOMY PODGEY


Les premières années de Ketty furent tristes et délaissées ; privée des soins dévoués et de l’affection nécessaire à l’enfance, la petite fille s’étiolait dans une atmosphère de froide indifférence.

Willy Podgey ne pouvait lui pardonner d’avoir si fâcheusement détruit ses brillantes espérances ; sa mère la détestait et ses frères et sœurs suivaient ce coupable exemple. Ketty était dans la maison un vrai pâtira.

Si la récolte était mauvaise, le paddy rudoyait sa fille et jurait.

— Sans cette enfant, je serais à la tête d’une ferme importante, tandis que je ne pourrai encore payer mon loyer cette année ; grâce à elle un jour ou l’autre nous serons jetés dehors.

Ketty était trop jeune pour lui répondre que l’espérance seule de sa naissance l’avait préservé une fois de ce malheur.

L’infortunée ne comprenait rien à la haine dont elle était l’objet, elle se retirait à l’écart et pleurait.

Si la nourriture manquait, et ce n’était pas rare, sa mère la battait, lui reprochant d’avoir perdu l’avenir de ses frères et sœurs et d’être une charge pour tous.

— Ketty n’est pas cause d’être une fille, disait parfois William ; les traitements injustes qu’on faisait subir à sa petite sœur révoltaient son bon cœur.

— Tais-toi, lourdaud, criait la mère en lui allongeant un soufflet retentissant.

L’aisance qui régnait dans la chaumière à l’époque de la naissance de Ketty ne dura pas longtemps, les privations revinrent bientôt, les beaux meubles de chêne donnés par milady disparurent l’un après l’autre ; la batterie de cuisine, la vaisselle, le linge suivirent la même voie ; un an plus tard, la chaumière avait repris l’air pauvre et délabré que nous lui avons vu au commencement de ce récit ; le sol de la cour, défoncé par les pluies, était redevenu un bourbier où picotaient quelques volailles.

Il ne restait rien du beau rêve d’un jour qu’une immense déception, un chagrin qui aigrissait les caractères et une haine toujours grandissante contre la pauvre Ketty.

Willy s’adonnait à la boisson, sa femme devenait de plus en plus hargneuse ; Tomy, d’un caractère sombre et concentré, souffrait vivement d’une situation dont son âge lui permettait mieux de comprendre la tristesse ; il devenait dur, intraitable, son visage autrefois beau et ouvert avait pris une expression taciturne qui en enlevait tout le charme.

Tomy avait aujourd’hui vingt ans, il était grand, fort, énergique ; l’exploitation de son père ne suffisant pas à faire vivre une nombreuse famille, le jeune homme devait songer à se créer une position. Il allait en journée chez des fermiers voisins, mais ceux-ci n’étaient guère plus riches que Willy et l’ouvrage manquait souvent.

On connait la position déplorable du paysan irlandais ; déshérité des libertés et du bien-être accordés aux autres habitants des États Britanniques, le malheureux tenancier, rançonné par des maîtres très durs, sans sécurité, sans lendemain, vit misérablement sur un sol qu’il arrose de ses sueurs et d’où une loi barbare peut le chasser à tout moment.

L’Angleterre applique son joug de fer sur cette île-sœur qu’elle a de tout temps traitée avec la tendresse que témoignait à Ketty sa famille.

L’Irlande, persécutée pour sa constance dans la foi catholique, a gémi des siècles, essayant vainement de reconquérir son droit de vivre ; la révolution s’infiltrant parmi ces populations ulcérées, couve depuis longtemps et, si on n’apporte au mal un efficace et prompt remède, un cataclysme se prépare, menaçant l’existence de ce royaume, asile de tous les sectaires chassés de leur pays et qui usent maintenant si habilement des progrès de la science moderne.

Tomy cherchait donc un moyen de gagner sa vie et ne le trouvait pas.

Lady Walwich n’avait pas reparu depuis le jour de la naissance de Ketty, elle avait sans doute trouvé ailleurs l’héritier désiré et n’avait pas pensé un instant aux pauvres gens dont ses promesse avaient à jamais troublé le repos. Les Anglais sont, pour la plupart, froidement égoïstes, leur générosité tant vantée n’est souvent qu’apparente ; ils prodiguent follement l’or pour satisfaire une fantaisie ou se donner le mérite d’une action d’éclat, mais le vrai désintéressement, la charité affectueuse et cachée sont des vertus essentiellement catholiques, pratiquées seulement par ceux qui s’inspirent de cette parole du Sauveur : « Aimez-vous les uns les autres. »

Depuis un mois, Tomy travaillait à titre de manœuvre à la reconstruction d’un cottage détruit par un incendie. C’était à quatre milles de chez lui ; le matin et le soir, il pouvait encore aider son père et ses journées, bien que peu payées, donnaient cependant quelques ressources à la famille.

Tomy était satisfait ; son caractère se modifia tout à coup, il devint moins brusque, moins maussade, son visage même commença à perdre cette expression sauvage qui le rendait déplaisant.

Qu’était-il donc survenu dans sa vie ?

En le suivant à son retour du travail, nous aurons le mot de cette énigme.

Un soir, après la journée terminée, Tomy revenait lentement au logis ; plongé dans ses mélancoliques réflexions, il marchait la tête baissée, sans regarder les gens qui passaient près de lui, quand il s’entendit interpelé par une voix jeune et gaie.

— Holà ! maître Tomy, vous passez fièrement, on dirait que vous ne connaissez personne ?

Le jeune homme le va la tête et répondit en souriant :

— Bonjour, Colette, je ne vous voyais pas.

— Je crois bien, vous regardiez en dedans.

Celle qui parlait ainsi était une belle jeune fille de seize ans, blonde, fraîche, au regard vif, au franc sourire. Elle était appuyée à la barrière d’une prairie où plusieurs vaches pâturaient l’herbe épaisse.

— À quoi pensiez-vous donc, Tomy ? demanda malicieusement la jeune fille.

— Il serait gracieux de vous dire, Colette, que je pensais à vous, mais, en vérité, mes réflexions ont rarement un si aimable objet.

— Voilà un compliment singulièrement tourné, fit la jeune Irlandaise en riant aux éclats.

Tomy n’était pas adroit, en effet, il rougit et balbutia :

— Quand on est malheureux, les jeunes filles se moquent de vous.

— Ne vous fâchez pas, maître Tomy, dit Colette en reprenant à grand-peine son sérieux.

— Riez, Colette, ne vous gênez pas, fit le jeune homme d’une voix indignée. Si c’était tout ce que vous aviez à me dire, il ne valait pas la peine de m’arrêter.

La jeune fille, rieuse comme on l’est à son âge, s’amusait fort de la colère de son ami Tomy.

— De grâce, quittez cet air tragique, il n’est pas besoin d’être toujours morose parce que vous avez manqué un jour de devenir riche, s’écria-t-elle.

Cette réflexion fut loin d’amener le calme sur la figure du jeune homme.

— Décidément, reprit Colette, qu’avez-vous donc perdu ? beaucoup de folles espérances, mais votre situation n’est pas changée. À votre âge, Tomy, on a plus d’énergie, on travaille et quand les soucis viennent, on leur rit au nez.

— Vous en parlez à votre aise, Colette ; notre condition est bien malheureuse, le travail est rare et la vie si difficile.

— Allons, pour chasser vos idées noires, Tomy, aidez-moi à faire rentrer mes vaches.

Le jeune homme obéit ; chemin faisant la conversation devint plus amicale, Tomy et Colette se connaissaient depuis l’enfance, mais la pauvreté et les préoccupations de sa famille enlevaient à Tomy le goût de se mêler à la jeunesse du pays, aussi vivait-il très isolé.

— Viendrez-vous samedi à la noce de Patrick Yenky ? On dansera, il y aura beaucoup de plaisir.

— Y serez-vous, Colette ?

— Certainement.

— J’irai, reprit Tomy.

La fillette sourit avec satisfaction.

— C’est bien, nous allons redevenir amis comme autrefois. Emmenez votre sœur Susy, je l’aime beaucoup, je serai enchantée de la voir.

— Je ne crois pas que Susy vienne.

— Pourquoi ?

Tomy secoua la tête sans répondre ; il pensait que sa sœur, vêtue de ses vieux vêtements fanés, ferait triste figure à la noce.

— Vous n’êtes pas décidément un compagnon agréable, reprit Colette avec une moue significative ; heureusement que samedi William Pody sera de la fête.

Tomy la regarda avec une expression de dépit.

— Je vaux bien William Pody, fit-il.

— Lui au moins est gai et aimable.

— C’est qu’il est heureux, Colette.

— Eh ! mon Dieu, il a aussi ses soucis, mais il n’a pas l’air comme vous de s’en prendre à l’humanité. Nous voici arrivés, bonsoir Tomy, à samedi.

Les jours suivants, le jeune homme continua à passer devant la prairie où Colette filait en gardant son chapeau, il lui souhaitait le bonsoir, causait un moment et, pour ne pas s’attirer les railleuses épigrammes de la jeune fille, il reprenait sans s’en apercevoir son humeur d’autrefois.

Le samedi matin, Tomy, qui depuis huit jours ne rêvait qu’à la noce de Patrick Yenky, ou plutôt au plaisir d’y rencontrer Colette et d’être son cavalier pendant la durée de la fête, voulut s’habiller de son mieux.

— Tu tiens bien à aller à cette réunion ? lui demanda sa mère.

— Oui, j’ai promis d’y assister.

— C’est de son âge, dit le père.

— Les plaisirs ne sont pas pour les pauvres gens, reprit la mère.

— Il faut bien que les jeunes se distraient, ajouta le paddy.

— Songe donc, mon fils, que les autres seront bien vêtus et que toi tu n’as rien de beau à mettre.

— Mais si, ma mère, j’ai ma veste neuve d’il y a trois ans que je n’ai presque pas portée.

— Elle serait trop étroite pour toi, mon ami.

— Non, ma mère, je l’ai essayée la semaine dernière, elle me serre un peu, il est vrai, mais elle me va encore. William me prêtera le chapeau que son parrain lui a donné à Noël, ma bonne petite Susy a lavé et repassé mon pantalon de toile jaune, elle a mis à ma taille le gilet de noce de mon père, avec cela et ma veste bleue, je serai aussi beau que William Pody.

Jenny baissa la tête en soupirant.

Tomy commença sa toilette.

— Je voudrais bien t’emmener avec moi, Susy, dit-il en embrassant sa sœur ; plus tard, je l’espère, je pourrai te faire élégante et tu iras t’amuser ainsi que les autres jeunes filles de ton âge.

— Ma mère, qu’as-tu donc à pleurer ?

— Rien, mon fils.

— Ne dirait-on pas que je vais à un enterrement. Susy, ma mignonne, prends ma veste dans l’armoire que je la brosse avant de m’habiller.

La fillette courut à un vieux bahut où s’entassaient quelques vêtements, elle chercha mais ne trouva pas la veste bleue à boutons brillants.

— Tomy, où l’as-tu mise ?

— Dans cette armoire.

Susy chercha encore.

— Je ne trouve que ta vieille jaquette brune.

— Demande à notre mère.

Jenny continuait à pleurer.

— Mère, qu’est devenue ma veste ? fit Tomy avec inquiétude.

— Tomy, pardonne-moi, tu sais notre pauvreté, dix personnes à nourrir, l’autre jour…

— Tu l’as vendue !…

— Hélas ! il ne nous restait plus rien à mettre en gage, tous mes vêtements y ont passé depuis longtemps, ma bague de noce n’est plus à mon doigt.

— Combien l’as-tu vendue, mère ? demanda Tomy d’une voix éteinte.

— Un shilling, mon fils, c’est peu, mais les marchands sont encombrés de propositions.

— Ma belle veste bleue pour un shilling, gémit Tomy, mon Dieu, mon Dieu !

— Mère, il eût mieux valu vendre le chapeau que m’a donné mon parrain, dit William.

— Hélas ! mon pauvre enfant, ton chapeau ne nous appartient plus depuis un mois.

Un silence douloureux régna dans la chaumière.

Willy Podgey, morne, consterné, regardait fixement le sol. Les enfants pleuraient.

Tomy, sans dire un mot, repoussa les objets que Susy avait si soigneusement préparés et qu’elle considérait avec désespoir.

— Merci, ma sœur, fit-il tristement.

Passant sa blouse de travail, il enfonça sur ses yeux son vieux chapeau aux bords déchirés et sortit.

Tomy marcha, sombre et agité, jusqu’à l’entrée de la route ; là, se laissant tomber sur l’herbe du fossé, il se mit à pleurer.

Ses poings crispés semblaient maudire le sort qui l’accablait, l’inexorable misère l’enserrait de ses griffes sanglantes et lui arrachait des cris et des imprécations.

À la ferme de Patrick, on était déjà réuni ; Colette gaie et pimpante, appuyée au bras du beau William Pody, lui prodiguait ses sourires et ses joyeux propos.

Penserait-elle au malheureux qui ne regrettait la fête que pour elle ?

Fatalité d’être si pauvre ! Pas de jeunesse, pas d’amour ! le malheur, voilà son lot.

Tomy pleura longtemps, puis, pour secouer son chagrin, il se rendit à son ouvrage ; triste et taciturne, il travailla tout le jour en silence, ses compagnons ne purent obtenir de lui une parole.

Le soir, en rentrant au logis, il entendit un bruit de voix dans le chemin ; pensant que c’étaient des gens qui rentraient de la noce, il se plaça derrière un buisson pour n’être pas vu en si pauvre tenue.

Plusieurs groupes passèrent. Un peu à l’écart venait Colette au bras de William Pody.

Tomy eût voulu écraser sur place son rival.

« Ah ! se dit-il, il l’a vue toute la journée, il lui a parlé, comme ils paraissent d’accord ! William rayonne de joie et Colette est plus jolie que jamais. »

Rampant derrière la haie, le jeune homme arriva près de l’endroit où William et Colette étaient arrêtés. De là, il pouvait tout entendre, sans être vu. Le procédé n’est point très délicat ; mais qui oserait affirmer qu’à sa place il n’en eût pas fait autant ?

— Colette, disait le jeune homme, votre père m’a autorisé à vous parler comme je le fais ; il m’a dit ce matin même : William, mon garçon, je n’ai pas d’objection à faire à ton projet ; si la fillette y consent, reviens me trouver. — C’est bien parlé cela, ai-je répondu. Père Buckly, je suis reconnaissant de votre accueil, j’aime Colette depuis longtemps, j’ai du bien, je serai pour elle un mari dévoué et pour vous un bon fils ; vous me connaissez, William Pody n’a pas mauvaise renommée dans le pays. — Non, m’a-t-il dit, tous mes vœux sont pour toi, épouse ma fille, j’en serai content ; je la verrai avec plaisir débarrassée des obsessions de ce gueux de Tomy Podgey.

Un froissement se fit dans le feuillage.

— Qu’est-ce que cela ? dit Colette effrayée.

— Une couleuvre peut-être, n’y faites pas attention et répondez-moi.

— Rien ne presse, William, et nous avons le temps d’y penser.

— Ce n’est pas une réponse, fit le jeune homme.

— Il faudra pourtant vous en contenter, répartit la fillette en accompagnant ces paroles d’un frais éclat de rire.

— Vous ne m’aimez donc pas, Colette ?

La jeune fille, dégageant sa main de celle de William, s’éloigna en chantant :

J’aime l’oiseau qui s’envole,
Et les fleura de la prairie,
Le beau papillon frivole,
Glissant sur l’herbe fleurie.

William fit un geste d’impatience. Tomy s’était relevé pour se rapprocher de l’endroit où se trouvaient maintenant les deux jeunes gens.

— Colette, reprit William, dois-je croire que la demande d’un autre serait mieux accueillie que la mienne ?

La jeune fille répondit par un nouvel éclat de rire perlé qui l’irrita davantage.

— Colette, insista-t-il, écouteriez-vous mieux Tomy Podgey ?

— Ce gueux de Tomy Podgey, fit Colette en riant de plus belle.

— Cependant !

— Vous êtes fou, mon pauvre William, votre jalousie vous rend insensé. J’ai parlé à Tomy comme à un ancien compagnon d’enfance, mais je n’ai jamais pensé à l’épouser. Le pauvre garçon est loin d’y songer lui-même et, y songerait-il, il ne le pourrait pas.

— C’est certain, quand on a après soi sept frères ou sœurs, y compris ce petit garçon manqué qui a achevé de leur faire perdre la tête à tous, on ne peut se créer une famille nouvelle.

— Tomy était bon enfant autrefois, reprit la jeune fille, son malheur l’a rendu triste et farouche, je ne sais pourquoi il n’est pas venu aujourd’hui.

— On dit, fit ironiquement William, qu’après avoir peu à peu vendu leur mobilier, les Podgey envoient à tour de rang leurs habits chez le revendeur.

Et le jeune homme termina sa phrase par un bruyant éclat de rire.

— Pauvres gens ! dit Colette qui était devenue sérieuse.

Ce rire insultant et cette pitié dédaigneuse firent bondir de rage le cœur de Tomy ; serrant son front à deux mains, il comprimait à grand-peine l’explosion de sa colère.

La jeune fille reprit :

— Il y a vingt ans, Jenney Podgey était une des plus jolies filles du pays ; quand elle épousa Willy, le plus beau garçon du district, qui lui eût dit qu’elle en arriverait où nous la voyons aujourd’hui.

— Eh bien ? reprit William.

— J’en tire cette conclusion qu’il vaut mieux ne pas se marier.

— Ce n’est plus la même chose, Colette, votre sort avec moi serait tout différent ; mon oncle m’a laissé une petite fortune qui, développée par mon travail et administrée par une bonne ménagère comme vous, nous assurera une large aisance ; noue n’enverrons pas nos meubles et nos habits chez le revendeur, continua-t-il avec son gros rire moqueur.

— Qui sait, fit Colette, on peut se ruiner !

— Si cela va ainsi, un riche lord même n’est pas sûr de sa fortune.

— Sans doute, William, l’avenir est plein de mystère.

— Ne plaisantez pas, Colette, ma proposition est sérieuse.

La fillette effeuillait en souriant des fleurs arrachées aux buissons, elle en jeta une poignée à son compagnon et s’enfuit en répétant un refrain populaire.

William la rejoignit et Tomy, abrité par la haie touffue, put continuer à entendre la voix moqueuse de Colette répondant aux reproches du jeune homme par les plus jolies roulades qui pussent s’échapper de son gosier.

— Colette, disait-il en essayant de fixer l’attention de la jeune fille, ce n’est point sans raison qu’on vous appelle la linotte du Greenish ; mais si votre tête est légère, votre cœur est bon.

— Monsieur William Pody, répliqua Colette en se fâchant, pourquoi recherchez-vous pour femme une fille étourdie, une tête de linotte ?

— Je n’ai pas voulu vous offenser, Colette, vous savez que personne ne vous apprécie autant que moi.

Un autre groupe se rapprocha des jeunes gens et le bruit des voix se confondit. Tomy ne put désormais suivre leur entretien, mais il ne les perdit pas des yeux. Colette boudait son compagnon, celui-ci s’épuisait en protestations tendres, afin de vaincre le ressentiment de la jeune fille. Sans doute il y parvint, car on entendit bientôt les frais éclats de rire de Colette.

À l’entrée d’un chemin aboutissant à la route, on s’arrêta ; la jeune fille dit à William qu’elle allait rentrer à son village avec les autres personnes qui l’accompagnaient. Il fit mine de vouloir la suivre, elle refusa.

Le jeune homme prit sa main et la serra tendrement.

— Au revoir, Colette, dit-il.

Elle prononça quelques paroles que Tomy n’entendit pas, mais la brise perfide lui apporta ces mots :

— À demain, Will, venez trouver mon père.

Tomy crut voir, peut-être était-ce sa vue qui se troublait, Colette poser deux doigts sur ses lèvres roses et envoyer un baiser à William qui la regardait s’éloigner.

Tous les gens de la noce se dispersèrent, les uns chantant gaiement, excités par de copieuses libations, les plus jeunes causant ou rêvant, car plus d’un emportait en son cœur un souvenir heureux.

Tomy, resté seul sur la route que les ombres du soir commençaient à envelopper, était en proie à une rage indicible, il se demandait s’il n’allait pas s’élancer sur William et lui faire expier son bonheur insolent. Il fut au moment de rejoindre Colette.

Que lui dirait-il ? Pauvre, misérablement vêtu, sans position, il ne pouvait obtenir d’elle que pitié ou raillerie.

Ce gueux de Tomy !

Oui, William avait prononcé cette parole, il avait ri de son malheur, il l’avait traité comme un vagabond, un va-nu-pieds.

À cette pensée une colère intense grondait dans l’âme du jeune homme. Il s’élança du côté où William avait disparu.

Tout à coup il cessa sa course folle.

« Que vais-je faire ? se dit-il, je suis plus fort que William, mais il n’est pas seul ; mon agression ne servirait qu’à donner à tous le spectacle de ma jalousie et de ma honte. Attendons, William Pody, fiancé de Colette, nous nous retrouverons !…

« Ah ! murmurait le pauvre garçon en se rapprochant de sa chaumière, un peu d’argent suffit à changer une vie ; quelques livres sterling et moi aussi je pourrais être heureux ; jamais, jamais !… »

Tomy atteignait une allée de peupliers et de frênes qui bordait un étang profond ; la nuit était venue, la lune se levait brillante, reflétant sur la surface unie de l’étang ses rayons argentés ; les saules de la rive penchaient sur les eaux leurs branches flexibles, agitées par la brise du soir ; dans le lointain la chaîne de montagnes se dentelait en sombres festons sur le ciel pur ; aucun bruit ne troublait le silence de la nature, si ce n’est le coassement des grenouilles parmi les roseaux ; dans les grands arbres, le rossignol solitaire saluait la nuit sereine en préludant à son harmonieux concert.

Le jeune homme s’arrêta au bord de l’étang.

Rien ne ressemble davantage à l’âme humaine que cette surface transparente où le regard le plus exercé ne parvient à rien découvrir et qui, bous un calme apparent, cache des abîmes sans fond. Si une main téméraire avait jeté dans ces eaux tranquilles un bloc de rochers, on eût vu s’élever une violente tempête, engloutissant par sa violence les roseaux de la rive et les modestes plantes qui confient à ces ondes leur existence incertaine.

C’est ce qui se passait dans le cœur du pauvre Tomy. Pendant qu’il se livrait à ses amères réflexions, un objet que l’obscurité rendait confus s’agita près de lui.

— Qu’est-ce que cela ? fit-il.

La forme devint plus distincte, c’était un enfant.

— Ketty, s’écria le jeune homme d’une voix qui effraya la petite fille, que fais-tu ici ?

Rien ne pouvait être plus désagréable en ce moment à Tomy que la vue de cette enfant ; lui et ses parents la considéraient à tort comme la cause de leur malheur.

« Ah ! se dit Tomy, si cette stupide créature n’avait pas été une fille, nous serions riches, j’épouserais Colette. »

Cette pensée évoquait dans son esprit une vision enchanteresse trop tôt évanouie. Il voyait leur chaumière fraîche, coquette, ornée de meubles neufs, leur cour propre et bien soignée, la riche lady et son bel équipage ; qu’ils avaient été heureux un mois, que de beaux rêves, que de brillantes espérances !…

Et Ketty était venue, cette enfant causerait la ruine de sa famille.

Le jeune homme abaissa un regard de haine sur la petite fille qui se tenait timidement près de lui.

— Que fais-tu ici, vagabonde ? dit-il en la secouant rudement par le bras. Voilà deux fois que je t’adresse cette question.

Ketty avait quatre ans, elle était grêle, malingre, sa figure pâle, ses grands yeux exprimaient la tristesse et la souffrance. Jamais cette jeune âme n’avait reçu une parole d’affection, les mauvais traitements étaient son partage, aussi son existence ressemblait à une sorte de végétation maladive qu’un souffle eût brisée.

— Es-tu muette autant qu’idiote, reprit violemment son frère en la serrant au point de la broyer dans ses mains de fer.

— Je ne sais pas, répondit l’enfant affolée, ne comprenant rien à cette brutale, sinon qu’elle y était accoutumée.

— Tu ne sais pas si tu es muette ? ricana le jeune homme, mais pour sûr tu es idiote. Que faisais-tu ici ? réponds où je t’arrache la langue.

— J’étais venue jouer et je ne trouvais plus le chemin de la maison.

— Tu es allée mendier ; ce n’est pas assez de porter malheur à ta famille, tu veux la déshonorer, abominable enfant !

Tomy n’était pas méchant, mais il détestait Ketty ; en ce moment, il n’avait plus sa raison et il déversait injustement sur un être faible la rage qui dévorait son cœur.

— Je n’ai pas mendié, sanglota la petite fille. Frère, laisse-moi, je n’ai rien fait de mal.

— Tu es le mal lui-même, tu es la misère, tu es la fatalité, maudit soit le jour de ta naissance, maudite soit ta vie !

Tomy souleva de ses deux mains le pauvre être sans défense, il l’éleva à la hauteur de ses yeux.

Les rayons de la lune rendaient plus blafard encore le petit visage désolé de Ketty, de grosses larmes coulaient sur ses joues, ses membres grêles semblaient prêts à se disloquer sous la pression des doigts qui l’enserraient.

Cet aspect touchant, loin d’éveiller la pitié dans le cœur du jeune homme, porta à son comble l’exaspération de son esprit.

— Misérable avorton, dit-il, je me sens une folle envie de te briser comme du verre, de t’anéantir.

Des frémissements convulsifs l’agitaient. L’enfant pleurait.

Tomy regardait l’étang, un mouvement et c’était fini de Ketty ; il posa l’enfant à terre.

— Va, dit-il durement, éloigne-toi, je sens le vertige.

Ketty voulut courir, elle trébucha et tomba en jetant des cris.

— Tais-toi, fit Tomy.

L’enfant ne pouvait se relever et pleurait toujours.

Le jeune homme, hors de lui, la poussa brusquement du pied, il faisait noir, un bruit sourd et le clapotement de l’eau annoncèrent la chute d’un corps ; l’étang avait reçu l’infortunée victime.

Tomy s’arrêta saisi d’épouvante.

— Je ne voulais pas le faire, murmura-t-il.

Il se pencha sur l’eau et ne vit rien.

— C’est un accident, reprit-il, non, je ne voulais pas le faire.

Puis effrayé, consterné, il se mit à courir vers le cottage. La lune s’était voilée de lourds nuages, l’obscurité était complète, l’étang avait repris son immobilité, le vent gémissait plaintivement dans les roseaux. Tomy se heurtait aux arbres, se blessait, l’écho répétait ses cris qui lui semblaient des voix vengeresses le poursuivant comme Caïn après son crime.

— Je ne l’aurais pas fait, non, je ne le voulais pas, répétait-il.

Des éclats de rire moqueurs répondaient à la voix de ses remords, des figures grimaçantes se dressaient à ses yeux, les démons étendaient leurs bras décharnés pour le saisir, il voulait fuir et il tombait dans les branches enlacées des taillis, il roulait sur le sol, luttant contre des ennemis invisibles.

Il atteignit enfin la route et aperçut le toit de chaun de sa demeure. À cette vue, le calme se fit dans ses sens, il se retourna, il ne vit plus rien.

— Je ne repasserai jamais le soir par cet endroit fit-il. Ketty ! Que vais-je dire ? Personne n’en saura rien, elle aurait pu tomber dans l’étang en jouant ; après tout c’est un débarras pour la famille et je ne l’ai pas fait exprès.

Quand on le vit entrer, pâle, défaillant, ses vêtements déchirés, le visage meurtri, les mains en sang, sa mère s’élança vers lui.

— Tomy, mon fils, qu’est-il arrivé ?

— Calme-toi, ma mère.

— Mais d’où viennent ses blessures ?

— Je me suis attardé, j’ai traversé le bois qui borde l’étang ; sans ma force et mon courage, je n’en serais jamais sorti.

— Tu as été attaqué ? demanda le père.

Tomy pâlit davantage encore.

— Je ne saurais dire le nombre de mes ennemis, mais voyez en quel état je suis sorti de leurs mains.

— J’ai toujours dit, mon fils, reprit Jenny, qu’il y avait danger à traverser ce bois à la nuit, il est mal fréquenté, sans parler des revenants.

Personne ne s’informa de ce qu’était devenue la petite Ketty ; quand elle ne rentrait pas à l’heure du repas, sa maigre portion ne lui était pas réservée. Plus d’une fois, elle avait passé la nuit dans une grange sans qu’on s’en occupât ; on exprimait seulement le regret de la voir revenir.




III

UN RAYON D’ESPOIR


Tomy, sombre et taciturne, toucha à peine au repas qu’on lui servit. Les événements de la journée, l’amère déception qu’il avait éprouvée et surtout le remords du crime accompli involontairement dans un coupable accès de colère, torturait son âme et ne lui permettaient pas de goûter le repos.

Ses parents ne l’interrogèrent pas, ils pensaient que le chagrin d’avoir manqué la fête à laquelle il tenait tant l’attristait ainsi.

Un bruit de pas retentit au dehors.

— Qu’est-ce donc ? s’écria Jenny.

— À cette heure ! reprit le fermier.

Mu par un vague effroi, Tomy s’élança vers la muraille, saisit le fusil de son père et l’arma. Il lui semblait que son crime était connu et que les constables venaient le prendre pour le conduire en prison.

— Holà ! vous autres, ouvrez donc ! criait-on du dehors.

— Que demandez-vous ?

— Je vous apporte un objet perdu, ricana une voix éraillée.

— Nous n’avons rien perdu, dit la femme.

— Oui-dà, ouvrez pour voir.

Le paddy, voyant qu’il n’avait affaire qu’à un homme, poussa le premier verrou.

— Prends garde, dit Jenny, c’est peut-être une ruse.

— Il est seul.

— Qui sait, les autres sont cachés ; si tu m’en croyais, tu n’ouvrirais point, il y a des malfaiteurs dans le pays.

— Allez-vous me faire passer la nuit ici, il fait froid et je suis pressé, cria le visiteur.

— Quel est votre nom ?

— James Book pour vous servir, ouvrez donc, morbleu !

Willy retira le dernier verrou et la porte grinça sur ses gonds rouillés.

— Entrez, James Book, on ne savait pas que ce fût vous.

— Vous avez bien tardé à vous en informer.

Le nouveau venu était un garçon de quinze ans, maigre, pâle, nerveux ; il pénétra dans la chaumière et, regardant Jenny en clignotant ses petits yeux verts, il dit :

— Vous prétendez n’avoir rien perdu, mère Podgey, ah ! ah ! ceci est plaisant. Sur vos huit enfants il vous en manque un et vous dites que vous n’avez rien perdu !

— Ketty n’est pas rentrée, c’est vrai.

Tomy frissonna.

James Book avait déposé sur la table un lourd paquet ; il défit avec soin la vieille couverture qui l’enveloppait : c’était la petite Ketty inanimée, ses vêtements mouillés, pâle comme une morte.

Tomy s’approcha d’elle et l’examina avec une visible anxiété.

— Vit-elle encore ? demanda-t-il.

— Oui, ma mère lui a donné les premiers soins ; maintenant il faut la changer et ta mettre au lit.

Tomy éprouva un immense sentiment de soulagement. Il dit à sa mère de s’occuper de l’enfant.

Jenny prit la petite fille d’assez mauvaise grâce, la déshabilla, la frictionna durement et la coucha sans plus de sollicitude.

— C’est bien, mon gardon, dit le fermier voyant que James restait là immobile ; on vous remercie de votre peine, bonsoir, mes compliments à votre mère.

Le jeune garçon ne bougeait point.

— Qu’attendez-vous ? demanda brusquement Jenny, voilà votre couverture ; bien obligée, James Book.

Celui-ci décidément avait pris racine dans le sol, il retournait entre ses doigts son chapeau déformé.

— Willy Podgey, commença-t-il timidement, lorsqu’on rend un service.

— Quoi ? que dites-vous ? fit le paddy se retournant vers lui et le considérant d’un air narquois.

— Oui, lorsqu’on rend un service, on a droit à un témoignage de reconnaissance.

— Cela dépend de la valeur du service rendu.

— J’ai risqué ma vie pour retirer de l’eau votre fille.

— Vous avez eu tort de vous exposer.

— J’aurais pu périr.

— C’eût été de votre faute.

— J’ai mouillé mes vêtements.

— Faites-les sécher.

— Que voulez-vous donc ? interrompit la fermière.

— Mistress Podgey, quand on a rendu un service…

— On sait le reste, vous croyez que je vous donnerai seulement un penny pour avoir tiré de l’eau un semblable poisson. Alors même que les shillings rempliraient mon armoire, je ne donnerais rien ; mon pauvre garçon, vous avez fait une mauvaise spéculation.

— Vous eussiez été plus contents, n’est-ce pas, que je laissasse l’enfant dans l’étang ! mais je n’ai pas un mauvais cœur, moi, je l’en aurais tirée quand même, oui, je l’aurais sauvée pour rien et cependant ce n’est pas ma fille, ni ma sœur. Et j’agirai toujours ainsi.

— Vous ferez bien, répliqua sèchement Willy Podgey en ouvrant la porte, maintenant bonne nuit, il est temps de rentrer chez vous.

— Je n’ai pas un mauvais cœur, moi, répétait le jeune garçon rouge de colère, j’ai six frères et sœurs et je n’en jetterais aucun dans l’étang.

Tomy devint blême ; poussant James dehors, il lui dit :

— On n’abuse pas ainsi de la patience des gens, va-t’en.

Le paddy referma la porte et poussa les deux verrous.

— Vous êtes de méchantes gens, cria James à travers la serrure, cela vous portera malheur. J’étais là, Tomy, oui, j’y étais.

— Que dit-il ? demanda la mère.

— Je ne le comprends pas, le garçon est un peu innocent.

— Ah ! bien, oui, reprit la fermière, donner mon argent pour nous avoir rendu cette petite chenille-là !

— L’argent est trop rare chez nous, ajouta Susy.

— On aurait pu au moins le remercier, dit William.

Une heure plus tard la famille était couchée. Le père ne dormait pas, il pensait qu’il ne pourrait payer son fermage et qu’il serait expulsé. Tomy ne parvenait pas non plus à fermer la paupière ; les paroles de James l’effrayaient peu, celui-ci n’avait aucune preuve contre lui ; d’ailleurs Ketty était sauvée ; ce qui le tourmentait maintenant c’était le souvenir de la scène dont il avait été témoin entre Colette et William.

Le jour le surprit dans ses douloureuses réflexions. Il se leva et s’habilla à la hâte, il lui tardait de sortir, d’être seul et de respirer l’air pur de la campagne. Avant de quitter la maison, il jeta un regard sur la couche où reposait Ketty ; elle avait la fièvre.

— Susy, dit le jeune homme, prépare de la tisane pour la petite.

Sa sœur le regarda surprise.

— Pour Ketty ? dit-elle.

Tomy comprit en ce moment combien était odieuse leur conduite à l’égard de ce pauvre être inoffensif.

— Oui, pour Ketty, répondit-il ; il faut la soigner comme une autre ; si tu veux m’être agréable, ma chère sœur, tu t’en occuperas.

— Je le ferai, frère, répondit Susy, qui aimait pardessus tout Tomy, dont elle était aussi la préférée.

Le jeune homme sortit ; ce bon mouvement avait produit un certain apaisement dans son âme, il se sentait moins malheureux en se rendant à son travail.

Il évita de passer le soir devant la prairie où se trouvait Colette, il ne la revit pas pendant huit jours.

Ketty se remit, grâce aux soins de Susy. Tomy ne la maltraitait plus, il empêcha même sa mère de la battre. Avec l’intuition des êtres souffrants, la petite fille sentit ce changement dans les manières de son frère à son égard et la frayeur qu’elle avait d’abord montrée à sa vue s’effaça rapidement.

La misère devenait chaque jour plus grande pour la pauvre famille ; le désespoir fut à son comble lorsque le bailli fit signifier à Willy Podgey qu’il était mauvais payeur, que la ferme ne rapportait pas suffisamment en ses mains et qu’il eût à chercher une position ailleurs.

Que devenir ? Louer une autre ferme ? c’était impossible. Une morne douleur régnait dans la chaumière.

— Notre seule ressource est d’aller mendier ou mourir de faim au bord d’un chemin, disait Jenny en pleurant.

Les enfants sanglotaient. Tomy, silencieux et triste, se demandait ce qu’il pourrait faire pour sa famille.

Le moment approchait où les Podgey devaient quitter leur cottage ; Willy, malgré toutes ses tentatives, ne trouvait pas à s’occuper ; Tomy n’avait plus de journées, ni l’espoir d’en avoir.

On était au mois de septembre, l’automne commençait sombre et pluvieux, l’hiver apparaissait avec ses inquiétudes cruelles pour les pauvres gens.

Un jour que Willy Podgey se tenait mélancoliquement sur sa porte, regardant autour de lui ces lieux où il avait vécu vingt ans d’une existence tourmentée, mais entremêlée cependant de quelques joies, il vit venir à lui un gentleman d’un aspect correct et grave.

— Bonjour, monsieur, dit l’étranger, vous êtes bien Willy Podgey ?

— Oui, monsieur, en quoi puis-je vous servir ?

— Je voudrais causer un peu avec vous et vous demander quelques renseignements.

— Sur cette ferme ?

— Ne la quittez-vous pas ?

— On m’en chasse, répliqua Willy d’une voix sourde.

— Le sort de l’homme attaché à la terre est intolérable en ce pays, dit l’étranger.

— Ah ! oui, bien malheureux ; nous n’avons ni avenir ni sécurité.

— Vous dites vrai, mon ami, fit le monsieur en s’asseyant près de Willy et de son fils ; pourtant sans sécurité et sans avenir un homme ne peut vivre, il gémit dans l’esclavage.

— C’est notre sort, répondit Tomy.

— À votre âge, jeune homme, je ne comprends pas que vous subissiez une loi si dure.

— Que faire, monsieur, pour m’y soustraire ?

— Lutter contre les difficultés et vous créer une position meilleure.

— Vous savez bien, monsieur, que c’est impossible, notre pays n’offre par l’intelligence et le travail aucune perspective à un pauvre diable comme moi.

— Pourquoi ne pas demander à une autre contrée ce que votre ingrate patrie vous refuse ?

— Comment cela ?

— N’avez-vous jamais entendu parler de ces pays nouveaux où la fortune sourit aux travailleurs, où la terre donne à profusion ses trésors, où la richesse et le bonheur sont le partage des courageux colons qui se vouent à sa prospérité ?

Willy et son fils écoutaient attentivement l’étranger ; celui-ci parlait avec conviction, il reprit :

— Par delà les mers, il est des pays merveilleusement fertiles, favorisés d’un climat enchanteur, des colonies superbes auxquelles il ne manque qu’un nombre suffisant d’habitants pour les exploiter. Elles tendent les bras vers le vieux monde et disent : « Venez donc avec nous, vous tous que la misère écrase, vous que le malheur broie sous un joug de fer ; venez, déclassés, proscrits, persécutés ; nous offrons à tous le travail, le relèvement, l’aisance pour vous et la richesse pour vos enfants. Vous gémissez sous l’oppression, voici des horizons de liberté, d’indépendance, de bonheur. Si vous avez encore des journées de fatigues et d’épreuves, du moins vous ne connaîtrez plus le despotisme humiliant, vous serez les égaux de tous. Enfants d’une même patrie nouvelle, vous grandirez dans la mesure de votre intelligence et de votre activité. Travaillez, la récompense est proche ; voyez parmi nos hommes heureux, nos millionnaires, nos puissants, il en est qui étaient bergers ou manœuvres et aussi pauvres que vous, leur mérite et leurs efforts courageux les ont placés au premier rang.

Tomy demanda à l’étranger :

— Quels sont ces pays dont vous parlez, monsieur ?

— Le plus beau de tous est l’Australie.

— Le connaissez-vous ? demanda Willy Podgey. Je me méfie de ces belles choses lointaines.

— Vous avez raison de vous tenir en garde contre des fictions mensongères ; il m’est facile de vous prouver la vérité de mes paroles, j’ai habité l’Australie.

— Vraiment ! fit Tomy.

— Ce que je vous dis, je l’ai vu. Je suis Irlandais aussi ; voulez-vous connaître mon histoire, elle sera la meilleure attestation en faveur de la belle et prospère Australie ?

— Nous vous écoutons avec un vif intérêt, monsieur, dit le fermier.

L’étranger commença :

— Je naquis dans un pauvre village du Munster. Je vois encore la colline sur le penchant de laquelle s’étageaient deux ou trois cents huttes de terre, dont une ouverture au toit de chaume laissait échapper la fumée du foyer. C’est dans une de ces demeures infectes, sans air, sans lumière que je vins au monde. L’étable délabrée abritait un poney poussif et une vache étique. Derrière l’habitation un petit clos, ensemencé de pommes de terre, était séparé des clos voisins par des pierres entassées formant une muraille mobile. Au-dessus du village s’élevait le clocher de la vieille église dont la mousse et le lierre soutenaient les côtés chancelants.

Mon père était un pauvre tenancier chargé de famille, accablé par les exigences du landlord, par la dîme due au ministre protestant, par les vexations de toutes sortes ; il gémissait dans la misère et mon enfance fut bien triste.

À l’âge de dix-huit ans, je résolus de m’embarquer, afin de me créer une position et de venir un peu en aide à ma famille ; je naviguai durant quelques années.

Je me trouvai un jour dans un port au moment d’un départ d’émigrés pour l’Australie ; je m’informai, on me dit les avantages qu’allaient trouver dans ce pays les infortunés qui tous fuyaient la cruelle misère.

Mon parti fut pris, je me rendis au commissariat et je signai l’engagement de résider deux ans dans la colonie.

Mes parents approuvèrent ma détermination, ils promirent de me rejoindre dès que j’aurais pu me créer une situation suffisante.

Les premiers temps de mon séjour en Australie furent tristes ; cependant je ne me laissai pas abattre, je me livrai résolûment au travail. Le pays, alors sans culture (c’était au commencement de la colonisation), n’offrait pas tous les charmes qu’il possède aujourd’hui, mais le soleil était si radieux, le climat si doux, la vie si calme que j’oubliai tout pour ne voir que les espérances d’avenir qui me souriaient.

Il fut fait une distribution de terres aux nouveaux colons, les unes louées, les autres vendues avec la facilité de payer par dixième chaque année.

J’acquis un lot de terre à cette condition ; je me construisis une petite cabane où, à défaut de confortable, je jouissais d’un air pur et salubre. Ce sol, une rare fertilité se prête à toutes les cultures : le blé, le riz, le houblon, me donnèrent bientôt un revenu suffisant, puis la vie était à si bon marché !

Je me sentais heureux, j’entrevoyais le jour prochain où je deviendrais propriétaire de mon exploitation, où des perspectives nouvelles s’ouvriraient devant moi.

J’étais dans la colonie de Victoria, non loin de Melbourne, une ville de peu d’importance alors, qui compte aujourd’hui trois cent mille habitants, et possède la richesse et les splendeurs des plus belles capitales européennes.

La campagne se peuplait de modestes villages ; sur les collines de jolis cottages miraient leur façade de briques de couleur dans les eaux transparentes de la Yarra. Les chaumières des nouveaux émigrés n’étaient point confortables, mais elles ne valaient pas moins que celles qu’ils avaient quittées et elles leur appartenaient. Là ils ne connaissaient plus la misère ni l’oppression ; ils ne souffraient ni du froid, ni de la faim ; les enfants qui jouaient devant la porte étaient en haillons, c’est vrai, mais leurs visages frais et vermeils respiraient la santé et le bien-être. Les parents souriaient en les regardant, ils entrevoyaient pour eux un bon avenir.

Avec le temps et l’économie, la position de ces fermiers grandit ; quelques années plus tard, à la place des pauvres cabanes s’élevaient de jolies maisonnettes ayant parterre et verger.

Je pus bientôt faire venir près de moi mes parents et mes frères et mes sœurs ; quelle joie d’être réunis jouissant d’une large aisance, de la liberté et du grand air !

Je n’entrerai pas dans tous les détails de notre existence, elle était douce, stable et heureuse ; une circonstance vint la changer totalement.

De riches mines d’or venaient d’être découverte à Bellarat ; l’or est un des produits du sol australien et de toutes parts on accourait vers cette nouvelle source de fortune. Je fis comme les autres, en moins de deux ans j’étais riche ; je fondai à Melbourne une maison de commerce qui prospéra ; je m’associai un de mes frères, le second resta avec nos parents dans une exploitation importante que je lui créai, le troisième monta une maison de banque ; je dotai mes trois sœurs qui se marièrent parfaitement.

— Pourquoi n’êtes-vous pas resté dans ce pays ? demanda Willy Podgey, qui avait écouté avec une grande attention le récit de l’étranger.

— Mon intention est d’y retourner bientôt ; je voyage en ce moment, pour étendre les relations commerciales de ma maison, qui fait l’exportation des laines. En Angleterre, comme en Irlande, on m’a prié de démontrer dans quelques conférences les avantages réels mais peu connus de l’émigration ; convaincu de l’utilité d’une si belle cause, je m’en suis fait volontiers l’apôtre ; je rends service à mes compatriotes que j’aime toujours et à mon pays d’adoption. Je pars prochainement pour Melbourne, heureux si je peux emmener avec moi de nombreux colons.

Hier j’ai appris que le landlord avait décidé l’expulsion de plusieurs de ses tenanciers ; j’ai cru faire un acte de philanthropie en venant vers vous qui ignorez ces choses et qu’une affreuse misère attend dans peu de jours.

— Hélas ! c’est bien la vérité, gémit le paddy.

— Tenez-vous à rester dans votre pays ? demanda l’étranger.

— Notre pays ! fit l’Irlandais d’une voix brisée, des infortunés comme nous ont-ils un pays ? Le pays c’est la terre bénie où se trouve la chaumière paternelle, où les jeunes années se sont écoulées en une joyeuse insouciance. Dans notre malheureuse patrie, ce bien nous est refusé comme tous les autres ; notre sort est semblable à celui du bœuf ou du pourceau, un caprice du maître peut à tout moment nous enlever notre position précaire. C’est ce qui nous arrive.

— Quittez donc l’Irlande et émigrez en Australie.

— Je le voudrais bien, monsieur.

— Qu’est-ce qui vous arrête donc ?

— Pour entreprendre un si long voyage il faudrait de l’argent.

— N’est-ce que cela ?

Le paddy regarda avec stupéfaction l’étranger, qui avait l’air de traiter de bagatelle une si grave question.

— Ce n’est que cela, monsieur, mais c’est assez.

— Si vous voulez émigrer pour l’Australie, il ne vous en coûtera pas un penny.

— Comment cela ?

— Chaque colonie australienne inscrit à son budget une forte somme pour provoquer l’immigration. Si vous fournissez les garanties nécessaires et signez l’engagement de résider deux ans en Australie, on vous accordera le passage gratuit, on vous nourrira, on prendra soin de vous à votre arrivée et on vous facilitera le travail qui vous conviendra le mieux. La vie est à très bon marché et les salaires très élevés, un ouvrier peut gagner par jour une demi-guinée et plus.

— C’est magnifique, reprit le paddy ; femme, qu’en dis-tu ?

Jenny s’était rapprochée depuis quelques instants et avait entendu les propositions de l’étranger.

— Je voudrais bien, répondit-elle, mais nous n’avons plus de vêtements pour nous couvrir, mes enfants sont en haillons.

— On vous donnera les objets indispensables, cela vous convient-il ?

— Oui, monsieur, oui, s’écrièrent à la fois Willy et sa femme.

Tomy gardait le silence, les offres de l’étranger lui souriaient, mais il pensait à Colette. La jeune fille ne l’aimait pas encore, cependant elle n’était pas pressée de se marier ; qui sait ? tout espoir ne lui était pas enlevé.

Ce rêve semblait impossible, mais le cœur n’a-t-il pas des raisons que la raison ne peut comprendre ? Empêchera-t-on la jeunesse de se nourrir d’illusions ?

L’étranger avait tiré de sa poche un élégant calepin, il prit les noms et les âges de tous les membres de la famille Podgey.

— C’est donc convenu, dit-il, je vais faire les démarches nécessaires. Vos fils sont-ils aussi de cet avis ? ce sont des jeunes gens d’âge à se prononcer.

— Nous consentons, dirent George et William.

— Et vous, jeune homme ? demanda l’étranger à Tomy.

— Je ne sais pas, balbutia-t-il ; je veux réfléchir.

— Mais tu ne peux faire autre chose, lui dit son père.

Tomy se demandait si Colette consentirait à le suivre en Australie ; non, sans doute, et il ne pouvait se décider à partir.

— Ton obstination causera notre perte, dit Willy.

— Non, reprit l’étranger, votre fils est maître de prendre seul une direction dans la vie, vous ne pouvez à cause de lui sacrifier l’avenir de ses frères et sœurs ; acceptez mes offres, il viendra vous rejoindre de lui-même.

— Je dois le faire, répondit le paddy, je vous remercie, monsieur, vous rendez l’espoir et la vie à une pauvre famille.

L’étranger les quitta en leur promettant bientôt de ses nouvelles.

— Tomy, demanda Susy, pourquoi ne veux-tu pas venir avec nous ?

— Je veux mûrir ma détermination.

Le jeune homme demeura songeur.

« Si Colette voulait m’attendre, pensait-il, j’irais ramasser beaucoup d’or en Australie et je reviendrais bien plus riche que William Pody. On ne sait pas, après tout, j’essaierai. »

Et Tomy écouta en souriant ses frères et sœurs exalter les avantages qui les attendaient dans cet heureux pays.




IV

LE COLLECTEUR DES DÎMES DE SA RÉVÉRENCE


C’était jour de marché au village de Greenish. Les routes qui y conduisent étaient encombrées de paddies aux vêtements délabrés, menant des troupeaux ou venant vendre leurs denrées ; beaucoup étaient montés sur les bons petits poneys du pays ; des enfants en guenilles accouraient à pied des pauvres hameaux voisins, afin de jouir des distractions de la foire.

Le marché se tenait sur une grande plaine au bas du village. Depuis le lever du jour, on y voyait une affreuse cohue de gens de toutes sortes, de charrettes, de chevaux, de bestiaux. Les clameurs de la foule, les beuglements des animaux, le claquement des fouets assourdissaient les oreilles les moins délicates.

Un pâle soleil d’automne éclairait la fête.

Comme sur tous les marchés du monde les propriétaires des étalages ambulants se disputaient à grand renfort d’éloquence les faveurs du public. Il y avait des colporteurs, des marchands d’images, des charlatans vendant des bagues préservant de la fièvre et généralement des remèdes pour tous les maux ; des Juifs, aux haillons sordides, étalant sur leurs sales éventaires les vieilles défroques dont ils vantaient la qualité.

C’est à ces boutiques que la plupart des paysans irlandais achètent les loques qui les couvrent à peine, bien peu, même en leurs plus beaux jours, ont[illisible] porté des vêtements neufs.

Il y avait aussi des salles de bal et des cabarets où de nombreux consommateurs savouraient le whiskey, cette chère liqueur nationale dans laquelle l’Irlandais noie sa misère et ses chagrins en les aggravant. De vieilles femmes, au visage bourgeonné et au nez rougi par un fréquent usage du whiskey, faisaient frire des poudings et des rissoles de porcs sur des fourneaux en plein vent. Autour d’elles beaucoup de curieux regardaient avidement en fouillant leurs poches vides.

Quelques constables, le fusil sur l’épaule, veillaient au bon ordre, tandis que le sergent recruteur, précédé d’un jeune garçon qui battait la marche sur un tambour à demi crevé, promenait triomphalement un grand diable en haillons, couvert de rubans, qu’il avait enivré la veille pour l’enrôler ; ce brillant spectacle avait pour but de représenter le bonheur de la vie militaire.

Tomy s’était rendu au marché sachant bien y rencontrer Colette ; depuis quelques jours il passait chaque soir devant la petite prairie où la jeune fille gardait ses vaches, mais sa sœur Mary la remplaçait ; Colette semblait éviter la présence de Tomy.

Le père de Colette était un petit fermier guère plus riche que les Podgey, seulement sa famille était moins nombreuse et, grâce aux pâturages qui lui permettaient de nourrir plusieurs vaches et des moutons, il ne sentait pas trop la misère et payait à peu près exactement son fermage.

Colette avait donc un sort digne d’envie parmi les autres jeunes filles du pays. Ce qui excitait toujours la jalousie de ses compagnes, c’était le bruit de son mariage avec William Pody.

William, fils d’un très petit tenancier, avait un parrain qui venait de laisser à Cork un commerce assez prospère ; si le jeune homme était à la ville un bien mince personnage, pour les pauvres habitants de son village natal, c’était un richard ; sa mise relativement élégante faisait soupirer d’envie les jeunes garçons du pays ; toutes les jeunes filles en voulaient à Colette d’absorber l’attention de William.

Colette elle-même était fière de cette préférence et tout en ayant l’air de ne pas céder de suite aux instances du jeune homme, elle n’avait garde de le laisser échapper. Tomy était plus beau garçon que William, elle le connaissait dès l’enfance et avait toujours eu de l’amitié pour lui. Tomy était pauvre tandis que William avait du bien. Des maris de ce genre ne se trouvaient pas au village et le père de Colette n’eût pas pardonné à sa fille de le refuser.

Tomy avait mis ses vêtements les moins délabrés que Susy avait passé la semaine à repriser et, monté sur le poney de son père, il fit son entrée sur la place du marché.

— Ah ! c’est Tomy Podgey, dit, avec un sourire amer, un jeune garçon vêtu d’un reste de costume militaire qui avait certainement vingt ans d’usage, comme il est élégant et fier sur son poney ! On dirait que son père est plus riche que les autres.

— Laisse ce jeune coq relever la tête, reprit un autre il ne chantera pas longtemps sur ce ton-là.

— Comment ?

— On dit que Willy Podgey a plusieurs termes en retard, sans compter les arriérés de dîme qu’il doit à Sa Révérence.

— Quel est le paddy qui n’en peut dire autant ? interrompit un homme.

— Sans doute, mais on s’attend à voir un de ces jours les Podgey expulsés de leur cottage.

— Est-ce vrai ce que tu dis, James Book ? fit une vieille femme.

— Oui, je n’invente rien ; pour mon compte je ne les plains pas, ce sont des gens sans cœur.

— Ne parle pas ainsi, méchant garçon. Willy est un honnête homme, il a une femme et huit enfants. Hélas ! mon Dieu ! pareil malheur peut nous arriver un jour ou l’autre.

— Vous avez raison, vieille mère, reprit un paddy, qui de nous ne doit rien au landlord ni à Sa Révérence ? Ce dernier surtout ne plaisante pas.

— D’ailleurs, reprit un jeune homme, si on payait, on sait bien que le landlord augmenterait les baux immédiatement.

— Oui, et ils sont déjà si excessifs que, même en se tuant de travail on n’arriverait pas à gagner le prix de son fermage ; mais ce qui est plus intolérable encore c’est de voir un ministre anglican venir prélever la dîme sur de bons catholiques romains ; la terre est au seigneur, après tout, quoiqu’il y aurait bien des choses à dire là-dessus ; mais Sa Révérence n’a rien de commun avec nous.

— Hélas ! reprit la vieille femme, voilà des siècles que le peuple d’Irlande gémit dans la persécution et dans les larmes ; le jour de la délivrance viendra-t-il jamais, mon Dieu !

— Toutes ces lamentations n’enlèvent rien à nos maux, fit un des hommes, un bon verre de whiskey fait mieux oublier les chagrins.

Le paddy, qui paraissait avoir déjà essayé ce moyen de consolation, s’éloigna avec son camarade et entra au cabaret.

Tomy avait traversé le champ de foire, adressant la parole aux uns et aux autres ; il n’apercevait pas Colette.

Il remonta l’unique rue du village ; à son extrémité il vit la jeune fille arrêtée avec quelques amis. Tomy sauta lestement à terre et, prenant son poney par la bride, il se dirigea vers elle.

— Bonjour, Colette, dit-il, il y a longtemps que je ne vous ai vue.

— C’est vrai, Tomy. Pourquoi n’êtes-vous pas venu à la noce de Patrick Yenky ?

— Je ne l’ai pas pu, fit Tomy en rougissant.

Colette eut un sourire de pitié et ses yeux se portèrent sur le pauvre accoutrement du jeune homme. Celui-ci regardait aussi la toilette de la jeune fille, jamais il ne l’avait vue habillée avec tant de luxe.

— Que vous êtes belle, Colette ! fit-il d’un ton amer.

— Mais sans doute, pourquoi ne le serais-je pas ?

— Nulle jeune fille dans la paroisse ne peut rivaliser avec vous.

— C’est ce que je désire.

— Vous êtes bien changée, Colette.

— En quoi suis-je changée ? Est-ce parce que mon père m’a apporté de Cork le joli costume que je porte.

— Votre père ?

— Oui, certainement.

Tomy secoua la tête avec découragement, il pensa que le mariage de Colette avec William était décidé, il n’y avait donc plus à espérer.

— Vous allez au marché, Colette ? demanda-t-il.

— Non, j’en reviens.

— Voulez-vous me permettre de vous accompagner ?

— Je ne peux pas vous en empêcher.

La réponse n’était point encourageante, Tomy voulait cependant s’expliquer, car dans quelques jours il avait une grave détermination à prendre.

Il resta longtemps silencieux, tourmentant la bride de son poney. Colette, oubliant presque sa présence, se mit à chanter.

— Je vois avec plaisir que la linotte de Greenish n’a rien perdu de sa joyeuse humeur.

— Pourquoi serais-je triste ?

— Sans doute, vous êtes heureuse.

— Heureuse ! je ne sais pas, enfin je n’ai pas trop à me plaindre.

— Colette, dit résolûment le jeune homme, est-il vrai que vous épousiez William Pody ?

— Qui vous l’a dit ?

— Tout le monde en parlait aujourd’hui au village.

— On parle de tant de choses au village.

— Cependant le jour de la noce de Patrick…

— Vous n’y étiez pas, Tomy, vous ignorez ce qui s’est passé.

— Je sais que William a l’approbation de votre père.

— Oui, mais il n’a peut-être pas la mienne.

— Est-ce vrai ?

— Malgré ma tête de linotte, Tomy, je réfléchis.

— William est riche ! soupira le jeune homme.

— Oui, répondit Colette.

— Vous tenez beaucoup à être riche ? demanda Tomy.

— Ce n’est pas à dédaigner ; je ne consentirais pas à entrer en ménage pour avoir la misérable existence des paddies qui nous entourent ; les privations, la faim, les guenilles et après tout cela l’expulsion.

Tomy, reprit la jeune fille d’une voix plus grave, est-il vrai que votre famille soit menacée d’un sort si cruel ?

— Oui, c’est vrai.

— Pauvres gens, fit Colette, que deviendrez-vous ?

— Mes parents émigreront en Australie, on leur fait des offres très avantageuses.

— C’est bien le mieux, et vous, Tomy, vous irez aussi ?

— Si vous vouliez, Colette, je resterais.

La jeune fille se mit à rire.

— Moi, vous empêcher de suivre vos parents, de profiter des seules chances d’avenir qui se présentent à vous, je serais folle ! Non, Tomy, je vous veux du bien je vous dis au contraire : allez dans ce pays nouveau, je suis sûre que vous y trouverez l’aisance et le bonheur.

— Le bonheur, non, Colette, je le laisserai sur cette terre d’Irlande où je vous ai connue.

— Vous êtes bien sentimental aujourd’hui, Tomy non, croyez-moi, à vingt ans, on ne laisse jamais complètement le bonheur derrière soi.

— Colette, tenez-vous beaucoup à épouser William Pody ?

— Que vous importe William Pody ? Parlons d’autre chose. Tomy, vous êtes un excellent garçon, pour lequel j’ai beaucoup d’amitié, mais vous êtes encore plus pauvre que moi, à nous deux nous ferions un triste ménage.

— Vous ne quitteriez pas votre pays, Colette ?

— Je n’ai aucune raison de le quitter.

— Vous n’auriez pas de chagrin de me voir partir ?

— Pas assez pour désirer vous suivre, répartit en riant l’espiègle.

— Vous n’avez pas de cœur.

— Je n’ai pas de cœur parce que je ne veux point abandonner ma famille pour vous suivre à l’étranger ! Ah ! Tomy, reprit la jeune fille sérieusement, quels titres avez-vous pour exiger de moi un pareil sacrifice ?

— C’est vrai, je suis un insensé, vous avez raison de me le rappeler.

On approchait du cottage de Colette, il lui tardait de terminer cette conversation.

— Je vous verrai avant votre départ ? dit-elle.

— Je ne partirai pas.

— Vous auriez tort.

— Que vous importe ?

La jeune fille paraissait indécise, Tomy se méprit sur le sujet de sa préoccupation, il lui dit :

— Colette, on assure qu’en Australie il n’y a qu’à creuser la terre pour y trouver de l’or ; en quelques années je pourrais y recueillir une fortune, voulez-vous m’attendre jusque-là ?

Colette sourit avec un peu de tristesse.

— Tomy, dit-elle, ce sont là de brillantes chimères, je fais des vœux pour votre succès, mais je vous le répète, ne songez plus à moi.

— Si j’étais plus riche que William Pody ?

— Vous ne l’êtes pas, Tomy, et on ne peut accepter vos rêves pour des réalités. Je vais vous confier un secret, il est vraiment nécessaire que je vous le dise pour mettre fin à vos espérances. Mon père s’est engagé envers William Pody et j’ai donné ma parole.

— C’est complètement décidé ?

— Le mariage se fera dans deux mois.

Le jeune homme regardait Colette avec égarement, de grosses larmes coulaient sur ses joues pâles.

— Je n’ai plus qu’à partir.

— Oui, partez, Tomy, mes vœux vous suivront ; je prierai Dieu de vous faire trouver là-bas une autre Colette, qui vous rende heureux comme vous le méritez. Adieu, séparons-nous ici.

Le jeune homme prit les mains de la jeune fille et les serra tendrement dans les siennes.

— Je vous aimais bien, murmura-t-il.

Colette s’éloigna en lui jetant un dernier regard dans lequel il vit briller une larme.

Tomy revint tristement au village, tenant toujours son poney en bride ; il était plongé dans d’amères réflexions sur sa pauvreté et son malheur.

Quand le jeune homme atteignit le petit chemin qui, par une pente assez raide, menait au cottage de son père, il s’arrêta consterné, ses chagrins personnels disparurent. Sa mère, ses frères, ses sœurs en larmes se tenaient devant la porte et son père parlait sur le ton de la supplication à un homme vêtu de noir, au visage bourgeonné, à la perruque rousse, à l’air impassible.

Le jeune homme reconnut le personnage.

« C’est le collecteur des dîmes de Sa Révérence, fit-il Un oiseau de mauvais augure ; quand le malheur est prêt à fondre sur une maison, cet être sinistre apparaît Le pasteur anglican a su sans doute que nous serions bientôt expulsés, comme un corbeau il vient disputer sa part de dépouilles. »

Tomy s’empressa de rejoindre sa famille.

— Viens, mon fils, s’écria Willy, supplie avec nous monsieur le collecteur d’obtenir l’indulgence de Sa Révérence.

— Ce serait inutile, mon père, répliqua Tomy d’une voix sourde, à quoi bon nous humilier sans profit.

— Le garçon est fier, dit le collecteur des dîmes quand on a un ton si superbe, on a sans doute de l’argent pour payer. Vous autres catholiques, vous croyez être affranchis des mis dus au ministre du culte établi et à son représentant.

— Pardonnez-lui, mon bon monsieur, reprit Jenny le chagrin le rend sauvage, il est plein de respect pour Sa Révérence et pour vous.

— Cela ne changera rien à la chose, mistress Podgey ; Willy, vous devez deux livres, dix-huit pences à Sa Révérence, pouvez-vous les payer ?

— Non.

— Eh bien ! trouvez bon que j’emporte au moins quelque chose en à-compte ; Tomy, mon garçon, donnez-moi votre poney, nous verrons si Sa Révérence veut s’en contenter pour le moment.

La pauvre famille supplia en vain ; Tomy, sombre, découragé, se laissa enlever la bride sans faire de résistance.

— Qu’importe, murmura-t-il, que ce soit à lui ou au landlord. collecteur des dîmes s’empara de l’animal et salua les malheureux qu’il dépouillait.

— À bientôt, leur dit-il, tâchez d’être en mesure de me mieux recevoir.

— Que l’enfer vous engloutisse, misérable renégat, s’écria Tomy.

Mais l’autre dédaigna de relever cette insulte et poursuivit son chemin.

— Tomy, mon fils, dit Jenny, tu as tort d’injurier ceux dont dépend notre vie.

— Ce sont des êtres sans cœur, ma mère, ils se rient de nos larmes, il nous exploitent comme de vils troupeaux. Malédiction ! le jour où le peuple d’Irlande se lèvera contre ses oppresseurs…

— Paix, mon fils, dit Willy, ce sont là de bien graves questions ; dans ma jeunesse, j’ai pris part à une tentative d’insurrection, le faible a été écrasé par le fort, et notre situation ne s’est pas améliorée.

— Mon père, n’avez-vous pas reçu de nouvelles de l’étranger ?

— Non, rien et voici huit jours ! il n’a pas obtenu ou nous a oubliés.

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’allons-nous devenir ?

— Croyez-vous, mon père, que le landlord fasse procéder à notre expulsion ?

— Je suis allé hier trouver M. le bailli, je l’ai prié d’attendre la récolte prochaine, il a refusé de rien entendre et m’a mis à la porte ; la visite que nous venons de recevoir me semble un avant-coureur du malheur qui nous attend.

Jenny et ses enfants poussèrent de bruyants gémissements ; Tomy écrasé par tant d’émotions, s’assit à l’écart et se mit à pleurer silencieusement.


V

L’EXPULSION


La famille Podgey avait compté sur les promesses de l’étranger, et la perspective d’un avenir meilleur avait adouci pour un temps les tristesses présentes ; maintenant elle voyait fuire cette dernière espérance, cet individu l’avait-il oubliée ou ses démarches causaient-elles ce long délai ? Les malheureux doutent toujours.

Willy, immobile sur le seuil de sa porte, attendait dans une complète atonie qu’on vînt le chasser de son pauvre logis.

Ce jour-là le vent était glacial, une petite brume froide attristait la campagne.

Tomy se tenait près de son père, silencieux, plongé dans d’amères pensées.

— Qu’est-ce que j’aperçois là-bas ? fit-il tout à coup.

Willy regarda attentivement.

— Je ne vois rien, le brouillard est trop épais.

— Si, mon père, à l’entrée de la route, je ne me trompe pas, il y a des larmes qui brillent.

— Ce sont eux, murmura Willy d’une voix éteinte.

— Les constables, le bailli ! cria Tomy.

Ses deux frères accoururent.

En effet, il ne s’était pas trompé, bientôt on put distinguer parfaitement le bailli du landlord qui s’avançait escorté de quatre constables en uniforme et armés de leurs fusils.

— Bonjour, Willy, bonjour, mes amis, fit le bailli l’une voix cauteleuse.

Les pauvres gens consternés ne répondirent pas.

Eh bien ! mon brave Podgey, êtes-vous en mesure de payer à mylord les termes en retard ?

— Non, monsieur le bailli, mais soyez assez bon…

— Je ne veux plus rien entendre, pouvez-vous me payer oui ou non ?

— Non, répliqua Willy.

— Alors, les amis, détalez au plus vite, je mets la saisie sur tout ce que renferme votre cottage, mobilier, volaille, cochon et poney.

— Quant au poney, fit Tomy, Son Honneur pourra le faire prendre dans les écuries de Sa Révérence.

— Quoi ! le collecteur des dîmes a passé avant moi ? le coquin ! il n’en fait jamais d’autres. Nous verrons cela, je consignerai la chose dans le procès-verbal.

Jenny tout en larmes vint avec ses plus jeunes enfants tomber aux pieds du bailli.

— De grâce, ne nous chassez pas, ayez pitié d’une pauvre mère, voyez ces petits innocents, si vous nous jetez dehors nous n’avons plus qu’à mourir de faim et de froid au bord du chemin.

— Relevez-vous, ma brave femme, toutes ces jérémiades sont inutiles ; chaque jour j’assiste à pareille scène, je dois exécuter les ordres de mylord.

Mais Jenny se traînait à ses pieds, embrassait ses genoux, pleurait, gémissait et tous ses enfants joignaient leurs cris aux siens, c’était navrant.

— À ça, allez-vous cesser de m’assourdir ainsi ! fit le bailli avec colère ; constables, faites votre métier, débarrassez-moi de tout cela au plus vite.

Le chef des constables repoussa si rudement la pauvre femme qu’elle alla rouler sur le sol.

— Vous êtes un misérable, rugit Tomy en bondissant sur lui et en lui appliquant un vigoureux coup de poing qui le renversa à terre, blessé, rendant le sang par le nez.

Ses compagnons voulurent saisir le jeune homme, mais le robuste William s’était jeté devant son frère, Georgy et Willy lui-même tombèrent sur les constables, une lutte s’engagea, il ne fallait pas leur laisser la possibilité de se servir de leurs armes.

Le chef s’était relevé, il chercha son fusil, Susy s’en était emparé et l’avait porté dans la ferme.

— Ah ! maudits pourceaux, s’écria-t-il, on vous fera payer cher cette agression.

Il n’eut pas le loisir d’injurier longtemps ses adversaires, Tomy s’étant retourné, lui asséna un coup de crosse de fusil qui l’eût assommé s’il ne l’avait paré en partie.

Le jeune homme rejoignit le bailli et voulut lui infliger une leçon bien méritée ; il le saisit à bras le corps.

— À moi ! au secours ! criait le représentant du landlord, mais les militaires occupés à se défendre ne pouvaient venir à son aide.

Tomy le renversa et le prit aux cheveux. Le bailli se dégageant prestement s’enfuit laissant sa chevelure entière aux mains de son agresseur.

— Mille tonnerres ! hurla le chef des constables, ces hommes sont des démons, je les tuerai comme des chiens.

— Approche, scélérat, dit Tomy l’ajustant avec le fusil dont il s’était emparé.

— Cela finira mal, reprit un des constables qui avait reçu plusieurs blessures, et le bailli qui a filé, le vieux lâche ! Je ne sais pas pourquoi nous nous ferions écharper lorsque lui a levé le pied.

Les constables se massant commencèrent à battre en retraite, faisant toujours face à leurs adversaires ; deux seulement avaient conservé leurs armes.

Willy et ses fils, rangés sur une ligne, restèrent là menaçants jusqu’à ce que les hommes de la police eurent disparu.

Quand on ne vit plus briller à travers le brouillard l’acier des fusils et des sabres, le fermier dit :

— Mes enfants, ceci est une mauvaise affaire pour nous, le bailli reviendra bientôt avec un renfort et nous serons arrêtés ; fuyons au plus vite, gagnons la campagne, en marchant le reste du jour, nous arriverons à la nuit à Cork ; là nous serons à l’abri des poursuites.

— Allez, dit Tomy, prenez l’avance à cause des enfants, je vous rejoindrai bientôt.

— Pourquoi ne viens-tu pas, mon fils ? dit Jenny.

— J’ai une affaire, et puis mylord n’aura pas notre cottage ; avant d’en partir, j’y mettrai le feu.

— J’y pensais, fit William, je resterai avec toi.

— C’est inutile, frère, un seul suffira, je me sauverai ensuite.

Toute la famille réunissait à la hâte le peu de provisions qui restait, partit sans retard pour échapper au malheur qu’elle avait attiré sur sa tête par une résistance inutile.

Tomy soulevant de larges brassées de fougères en disposa plusieurs tas dans l’intéripur de la chaumière ; il en remplit aussi la petite écurie où le cochon et les oies étaient enfermés.

« Ils n’auront rien, dit-il, rien, les misérables ! »

Ses préparatifs terminés, il attendit anxieusement. Trois heures s’écoulèrent, les premières ombres du soir descendaient sur la campagne, le brouillard s’était dissipé sous le souffle de l’âpre vent du nord.

« Ma famille est sauvée maintenant, je suis tranquille ; monsieur le bailli, à nous deux ! »

Un bruit semblable à un cliquetis d’armes retentit dans le lointain.

« Les voilà, dit Tomy, ah ! ils sont en nombre, faisons le feu de joie. Vive mylord ! »

Il jeta une allumette enflammée dans la fougère et, se glissant furtivement dans l’obscurité, il descendit le sentier qu’avait suivi sa famille.

Le bailli aperçut les flammes, le toit de chaume brûlait avec de sinistres crépitements, les châtaigniers qui abritaient le cottage prenaient feu et les branches embrasées tombaient une à une, les animaux qui rôtissaient dans l’étable poussaient des hurlements de douleur.

— Les malheureux ! s’écria le bailli, ils ont incendié leur cottage.

— Le feu vient d’être mis, répliqua le chef des constables, nous pourrions saisir l’auteur du crime. C’est ce garnement de Tomy Podgey, je parie ! je ne serais pas fâché de lui régler son compte.

— Et de le voir mis à la potence, continua le bailli.

Ça c’est l’affaire de la justice, je n’empiète jamais sur ses attributions. Tomy Podgey me paiera les coups que j’ai reçus de lui tantôt. Désarmer le chef des constables, morbleu ! cela s’est-il jamais vu ?

— Jamais ! répondirent en chœur ses subordonnés.

— Mille tonnerres, ce crime demande châtiment !

— Eh bien ! qu’allons-nous faire ? dit le bailli.

— Avec votre permission, reprit le chef, nous allons nous mettre à la recherche de l’incendiaire.

— Prenez alors la moitié de l’escorte je rentrerai au château avec le reste. Mais le gaillard est alerte, bien fin si vous l’attrapez.

— On fera son possible, monsieur le bailli.

Les constables contournèrent le cottage et prirent le chemin suivi par Tomy.

Celui-ci avait de l’avance et leur aurait certainement échappé sans une imprudence bien volontaire.

« Je ne veux pas quitter le pays sans dire un dernier adieu à Colette, dit-il ; son cottage est près d’ici, je peux sans danger faire ce détour, l’obscurité me protège. »

Le jeune homme arriva en courant près de l’habitation de Colette ; celle-ci se trouvait justement à l’entrée de la cour avec sa sœur Mary.

Les deux jeunes filles eurent d’abord un sentiment de frayeur en voyant un homme s’élancer vers elles à cette heure avancée.

— Ah ! fit Colette, c’est vous Tomy ? qu’y a-t-il ? un malheur est arrivé chez vous ?

— Oui, je suis proscrit, je fuis ; si la police me saisissait, je serais pendu.

— Grand Dieu ! que s’est-il passé ?

— On a tenté de nous expulser aujourd’hui, nous avons repoussé les constables, nous les avons rossés, ah ! comme il faut, je vous assure. Ma famille, à cette heure, est à l’abri ; moi, je suis resté, j’ai mis le feu à notre cottage au moment où le bailli arrivait avec un renfort. Notre malheur ne profitera pas au landlord. Je ne regrette qu’une chose, c’est d’avoir laissé mon poney aux mains du collecteur des dîmes de Sa Révérence et de n’avoir pu briser l’échine de ce vieux drôle !

— Taisez-vous, Tomy, dit la jeune fille effrayée d’une telle exaltation. Mais que faites-vous ici ? chaque minute perdue est un danger de plus. Ah ! je tremble, fuyez vite ; si l’on vous prenait, mon Dieu !

— Colette, je ne voulais pas partir sans vous dire adieu.

— Merci, mon cher Tomy, adieu, meilleure chance à l’avenir. Mais partez, partez donc, malheureux !

Tomy avait saisi les deux mains de la jeune fille, et semblait ne pas songer que sa vie était menacée.

— Colette, vous ne m’oublierez pas tout à fait ?

— Non, Tomy, nous avons grandi ensemble et notre amitié ne date pas d’hier. Je me souviendrai toujours que, dans mon enfance, je tombai à l’eau et vous me sauvâtes la vie ; nous resterons amis, je prierai pour votre bonheur. Mais de grâce, éloignez-vous !

— J’ai de mauvais pressentiments, reprit le jeune homme.

— Chassez de si tristes pensées, une vie nouvelle va commencer pour vous ; allez, Tomy, votre présence ici me cause une cruelle inquiétude.

— Fuyez, fuyez ! s’écria la petite Mary, j’entends du bruit. Ah ! mon Dieu !

— C’est trop tard ! cria une voix terrible.

Huit hommes armés apparurent tout à coup.

Tomy comprit qu’il était perdu ; les constables lui barraient le chemin ; se glissant à l’abri d’un buisson, il se prépara à faire une résistance désespérée. Être pendu ou mourir les armes à la main, ce dernier parti était encore le meilleur.

Les deux jeunes filles affolées s’étaient laissées tomber à genoux sur le sol.

— Grâce, grâce, épargnez-le ! criait Colette, croyant que ces hommes de police pouvaient être fléchis par quelque chose.

D’ailleurs leur devoir était d’arrêter le coupable.

— Fâché de vous refuser, ma belle enfant, ricana le chef des constables ; nous avons interrompu mal à propos votre causerie, hein ! Il en cuira à maître Tomy d’être resté faire l’aimable avec une jolie fille. Hé ! Hé ! il a bon goût, qu’en dites-vous, les camarades ?

Le soudard étendit le bras pour saisir la jeune fille.

Un cri rauque s’échappa de la poitrine de Tomy, une balle siffla dans l’air et le chef des constables roula dans la poussière.

La petite Mary essaya d’entraîner sa sœur, mais celle-ci était brave, elle voulait voir ce qui arriverait au malheureux dont elle causait involontairement la perte.

Les constables firent une décharge sur le buisson d’où était parti le coup, mais Tomy qui avait prévu cette riposte se glissa quelques pas plus loin ; il regarda s’il pouvait fuir à travers champs : non, le passage n’était pas libre, il allait être cerné.

« Je n’ai plus qu’à vendre chèrement ma vie, pensa-t-il ; eh bien ! je mourrai près d’elle et pour elle. »

Cette pensée ranima son courage.

Un des constables voulut franchir un fossé pour s’emparer de Tomy par derrière ; l’obscurité ne lui permit pas de voir un épais filet de pêche étendu là pour sécher, ses pieds s’embarrassèrent dans les mailles et il tomba en poussant un affreux juron.

Colette s’élança à son secours, mais soit maladresse, soit volontairement, le constable se trouva si bien enveloppé dans le filet qu’il ne pouvait s’en dégager.

— Maudite fille ! dit-il, tu prends parti pour le révolté, tu paieras cela à ton tour.

— Je ne prends parti pour personne, répondit Colette, je plains un malheureux, il est vrai ; si pareille chose vous arrivait, je ne vous refuserais pas ma pitié.

Mais Tomy avait encore à lutter contre six constables, il ne pouvait manquer de succomber tôt ou tard. En effet, après une lutte acharnée, il fut pris par les hommes de la police et emmené au village, malgré les cris et les pleurs de Colette et de sa sœur.

— Et c’est moi qui suis la cause de sa mort ! sanglotait la jeune fille.

— Non, Colette, c’est mon imprudence qui m’a perdu, ne vous reprochez rien, mon amie, ne pleurez pas, la vie m’était-elle si douce ? Adieu, ne m’oubliez pas, ma dernière pensée sera pour vous.

— Jamais je ne me consolerai d’avoir causé un si grand malheur, gémissait la pauvre enfant.

— Allons, en marche et qu’on en finisse avec ces balivernes, s’écrièrent les constables en poussant rudement leur prisonnier. Tomy jeta un dernier regard à Colette éplorée et se laissa emmener.


VI

LE COMPLOT


Colette et sœur Mary rentrèrent en pleurant dans leur chaumière.

Le père était absent ; la mère occupée à endormir un jeune enfant ne remarqua pas d’abord le chagrin de ses filles.

Colette assise au coin du foyer où expirait un feu de tourbe, pleurait silencieusement.

Mary se glissa près d’elle.

— Sœur, dit-elle, est-ce qu’on le pendra ?

Un sanglot fut la réponse de Colette.

La mère leva la tête.

— Qu’avez-vous, mes enfants ? demanda-t-elle.

Les deux sœurs se mirent à pleurer plus fort.

— Voyons, qu’y a-t-il ? parlez, je suis inquiète.

Colette raconta à sa mère le drame qui venait de se passer et dont le dénouement n’était pas douteux.

— Pauvre garçon, pauvre Tomy, dit la paysanne en essuyant une larme, on ne lui fera pas grâce, non, la justice du landlord est implacable. La même chose est arrivée à John O’Wine, un père de six enfants, rien n’y a fait, et Jack Tell et tant d’autres qui ont eu un sort semblable, non, on ne lui fera pas grâce.

L’excellente femme gémissait sur le malheur de Tomy, cependant elle se mit à consoler Colette et lui conseilla de se coucher afin de trouver dans le sommeil un peu de repos.

Mary, après avoir bien pleuré, s’endormit. Colette ne ferma pas les yeux. Avant le jour elle se leva et sortit furtivement de sa chaumière.

Qu’avait-elle décidé pendant cette nuit d’insomnie ? nous allons le savoir.

« Je ne veux pas que Tomy soit pendu, dit-elle, le bon Dieu m’aidera à le sauver. »

Sur le sol irlandais, il n’y a pas comme sur notre vieille terre d’Armorique d’antiques calvaires où le chrétien puisse s’agenouiller et prier. Là aucun signe extérieur d’un culte à peine toléré. Colette leva ses beaux yeux humides de larmes vers la voûte céleste, où réside le Dieu créateur de l’univers et, les mains jointes, elle invoqua son secours.

Que pouvait-elle, faible jeune fille, contre la justice inexorable du landlord ! C’était folie d’essayer de lutter, mais cette folie elle la commettrait. Tomy devait être jugé ce jour-là et exécuté le lendemain, Colette avait donc vingt-quatre heures pour agir.

Un brouillard épais et froid couvrait la campagne et augmentait encore l’obscurité, Colette avançait sans prendre garde à la rigueur de la température, et à la difficulté des chemins.

À un angle du sentier, des ombres surgirent, elle s’arrêta effrayée. Trois hommes s’approchèrent, elle les reconnut et frissonna. C’étaient Willy Podgey et ses deux fils.

— Colette, dit le paddy, n’ayez pas peur.

— Je vous croyais loin d’ici, répondit la jeune fille, ignorez-vous à quoi vous vous exposez ?

— Nous le savons, mais Tomy ne nous a pas rejoints hier, il lui est peut-être arrivé malheur, nous sommes revenus nous en informer.

— Hélas ! murmura la jeune fille, il a été pris.

— Ah ! mon Dieu ! gémit le pauvre père, il est perdu !

— Ce ne sera pas, s’écrièrent Georgy et William, nous irons l’arracher au bourreau.

— Et les constables, mes enfants, non, on ne peut lutter contre la force, nous avons commis une grande faute hier. Que faire, mon Dieu ! que devenir !

Le pauvre père pleurait, il était écrasé par la douleur.

— Nous ne laisserons point périr notre frère, disaient les deux jeunes gens.

— À vous seuls, mes amis, reprit la jeune fille, vous ne pouvez rien que vous perdre avec lui ; soyez donc prudents, je vous le demande, et laissez-moi agir. Je veux sauver Tomy, j’ai un plan, si je réussis vous me servirez, si j’échoue, votre intervention serait inutile et insensée.

— Que comptez-vous faire, Colette ?

— C’est mon secret. Je vais d’abord vous conduire dans un endroit sûr où la police ne pourra vous atteindre, vous resterez là jusqu’à ce que j’aille vous apprendre le résultat de mes démarches. Venez.

La jeune fille continua à suivre le chemin qu’elle avait pris. Le brouillard voilait la silhouette des montagnes peu élevées mais rendues d’un accès difficile par les accidents de terrain qui leur formaient des défenses naturelles. Cette partie montagneuse, sauvage, inhabitée était devenue le refuge des Outlaws, de tous ceux qui, ayant enfreint gravement les lois, ne peuvent plus vivre au grand jour. Ces hommes se livrent à la contrebande, ils se rient de la police et font parfois payer cher aux maîtres du pays l’ostracisme dont ils sont frappés.

Un étranger traverserait impunément ces lieux de refuge qui se trouvent dans toutes les parties de l’Irlande et y recevrait une affable hospitalité, mais malheur à l’Anglais qui oserait s’aventurer parmi ces tribus de révoltés.

Colette et ses amis franchissaient une partie marécageuse ; leurs pieds enfonçaient dans des ajoncs sous, lesquels se cachaient des flaques d’eau fétide ; habitués au pays, ils se dirigeaient sûrement au milieu de ces abîmes de boue et de vase où un faux pas pouvait les engloutir. Les premiers rayons du jour commençaient à percer l’épaisse couche de brouillard, le froid était un peu moins intense.

Au sortir des tourbières ou marchait sur un gazon court et vert, parsemé de trèfles et de fougères, on était au pied des montagnes. Adossée à un groupe de rochers, une hutte formée de terre et de chaume apparaissait dans le lointain.

À cent pas de la cabane, Colette s’arrêta.

— Attendez-moi ici, dit-elle, je préfère me présenter seule.

La jeune fille continua à marcher. Un jeune garçon d’une douzaine d’années se tenait sur le seuil de la pauvre hutte.

— C’est Colette, cria-t-il tout joyeux, en accourant vers elle.

— Bonjour, Jack, mon ami, il y a du monde chez toi ? On prend des précautions.

— On ne savait pas que ce fût vous, Colette ; à cette heure matinale, les visites ne sont pas toujours rassurantes.

— Jack, tu vas me rendre un service ?

— Parlez, j’obéirai, dit le jeune garçon simplement.

— Puis-je compter sur ton dévouement ?

— N’avez-vous pas soigné ma vieille mère ? Ne nous avez-vous pas maintes fois nourris et secourus ? N’est-ce pas à vous que nous devons d’avoir souvent échappé aux constables ?

— Bien, Jack, tu as un bon cœur. Écoute ce que j’ai à te dire.

Elle parla quelques minutes à voix basse, le jeune garçon baissa la tête en pâlissant.

— Ce sera difficile, dit-il lentement.

Après un moment de réflexion, l’enfant ajouta :

— Colette, trois montagnards sont chez nous, voulez-vous leur expliquer vous-même la chose, vous le ferez mieux que moi ?

La jeune fille hésita un instant.

— Allons, dit-elle.

Jack fit entendre un sifflement aigu auquel répondit un cri particulier.

— Suivez-moi, Colette.

Le jeune garçon et sa compagne pénétrèrent dans la cabane ; une résine fumeuse éclairait l’intérieur de ce taudis où rien ne révélait l’habitation. De la fougère fraîche étendue sur la terre servait de lits ; une vieille table placée près de la cheminée, où brûlait un feu de tourbe, était couverte de plusieurs verres et d’un pot de whiskey. Trois hommes, vêtus de peaux de chèvres, ressemblant à des bêtes fauves, entouraient la table ; les bords de leurs chapeaux cachaient leurs visages et leur donnaient un aspect encore plus menaçant.

Cette cabane, située à l’entrée de la montagne, était devenue, on le comprend, un point d’information pour les contrebandiers ; Jack leur servait d’intermédiaire dans leurs opérations prohibées et les prévenait chaque fois qu’un danger les menaçait.

Colette tremblait, non pas de crainte, elle savait qu’elle n’avait rien à redouter de ces hommes, terribles seulement pour leurs ennemis ; plus d’une fois, elle avait déjà rencontré des montagnards chez la mère Jane ; elle en connaissait quelques-uns qui étaient de Greenish et qu’une injuste condamnation avait réduits à fuir ; ce qui la troublait c’était l’étrangeté de la démarche qu’elle venait tenter.

À son entrée, aucun mouvement ne se fit parmi les buveurs. Colette était enveloppée de sa mante et ne se pressait pas de prendre la parole ; elle s’approcha du foyer où une vieille femme était assise.

— Bonjour, mère Jane, dit-elle, comment vous traite ce temps rigoureux ?

— Par Saint Patrick ! s’écria la bonne femme, Colette, est-ce bien vous, à cette heure ! qu’y a-t-il pour que vous accouriez ainsi avant le jour ?

Les buveurs firent un mouvement d’attention, sans cependant relever la tête.

— Ma bonne Jane, reprit la jeune fille, il y aura demain un malheur à Greenish, la justice du landlord s’exercera sur un pauvre Irlandais, la potence recevra une nouvelle victime.

— Encore ! murmura un des hommes.

— Qui donc, ma fille ? demanda la vieille femme.

— Tomy Podgey.

— Qu’a-t-il fait ?

Colette raconta ce qui était arrivé à la pauvre famille, son expulsion, sa lutte contre les constables, l’incendie du cottage et enfin l’arrestation de Tomy.

— Il a bien agi, dit un des montagnards prenant enfin la parole, la résistance est le meilleur parti à opposer à l’injustice qui nous gouverne.

— Oui, mais il va être pendu, fit Colette en pleurant.

— À cela, ma belle enfant, il n’y a rien à faire, répliqua philosophiquement le bandit.

— C’est malheureusement vrai, affirma la vieille femme, mais vous ne m’avez pas dit, Colette, le motif de votre visite.

— Je voudrais sauver Tomy.

— Y pensez-vous, ma fille ? Cette résolution est insensée. On ne peut rien espérer de la justice de mylord. Jamais il ne fait grâce.

— Mère Jane, dans votre impuissance, je comprends que vous raisonniez ainsi, mais des hommes ! ajouta-t-elle en se tournant vers les montagnards.

Ceux-ci levèrent la tête.

— Colette, a raison, fit le jeune garçon, si j’étais un homme, moi…

Un des buveurs, frappant amicalement sur l’épaule de Jack, lui dit d’une voix douce qui contrastait singulièrement avec son costume sauvage :

— Eh bien, enfant, que ferais-tu si tu étais un homme ?

Jack, un instant déconcerté, reprit résolûment.

— Je prendrais avec moi dix montagnards comme vous et j’enlèverais le prisonnier à la barbe des constables.

C’était le plan de Colette que le jeune garçon exprimait ainsi.

— Tu es un brave enfant, Jack, dit la jeune fille émue, que n’as-tu vingt ans !

Celui qui avait parlé à Jack s’approcha de Colette.

— Ce que Jack ferait, ne nous croyez-vous pas capable de le faire ?

Le montagnard avait enlevé son large chapeau et se présenta le visage découvert. C’était un jeune homme de vingt-cinq ans ; ses cheveux noirs, son teint bruni, ses yeux brillants et doux, ses traits accentués lui donnaient un caractère de mâle beauté qui frappait vivement ; sa physionomie était triste, il ne semblait pas fait pour l’existence qu’il menait. Dans une autre patrie, il eût été un citoyen honnête, intelligent, fidèle à son devoir ; en Irlande, une odieuse oppression l’avait poussé à une vie dangereuse.

— Clary ! fit Colette en reconnaissant le jeune homme, j’ai confiance, vous sauverez Tomy.

Le montagnard se penchant vers la jeune fille, lui dit très bas :

— C’est votre fiancé ?

— Non, répondit Colette en rougissant.

— Est-ce pour nous demander un semblable coup de main que vous êtes venue ici ? dit celui qui paraissait être le chef.

— Oui, répartit Colette.

— Nous avons trop de besogne en ce moment ; d’ailleurs il serait téméraire de braver la police en face et en plein jour. Ne savez-vous pas que celui qui se laisserait prendre subirait le sort que vous voulez épargner à Tomy Podgey ?

— Vous ne seriez pas pris.

— Qui nous le prouve ? Non, le garçon s’est mis dans un mauvais cas, nous ne pouvons l’en tirer.

Colette baissa tristement la tête. Un long silence régna dans la cabane, la mère Jane venait de jeter une brassée de tourbe pour attiser le feu, une flamme vive éclairait cette scène digne du pinceau de Rembrand. La vieille femme assise sur la marche du foyer, les trois bandits dans des attitudes différentes : le plus âgé, son chapeau rejeté en arrière, regardait à terre en fronçant ses sourcils bruns ; le second s’était rassis et sans se mêler au débat, dégustait en silence son verre de whiskey ; Clary grave et songeur considérait la jeune fille qui se trouvait en pleine lumière.

Colette était grande, élancée, elle avait rejeté sa mante et sa taille paraissait avec toute son élégance naturelle ; ses longs cheveux blonds tombaient en bandes sur ses épaules ; son visage, si frais d’ordinaire, était d’une extrême pâleur ; ses grands et beaux yeux d’azur se voilaient de larmes ; ses traits délicats, harmonieux la rendaient d’une beauté saisissante.

Clary la contemplait avec une muette extase et Jack se demandait comment ces hommes étaient assez farouches pour refuser ce que désirait Colette.

— Vous ne voulez rien faire en faveur de Tomy ? reprit la jeune fille donnant à sa voix déjà si douce l’intonation de la prière.

Le buveur avait posé son verre et regardant Colette, il dit d’un ton goguenard :

— On serait heureux de faire quelque chose pour vous plaire, la belle enfant, mais comme nous n’avons point les mêmes raisons que vous sans doute de protéger le beau Tomy, permettez que nous songions à notre sécurité.

Le visage de la jeune fille se couvrit de rougeur.

— Ne vous troublez pas pour cela, ma chère, quoique ces vives couleurs vous rendent mille fois plus belle, personne ne pense à blâmer votre intérêt pour l’heureux Tomy, on ne pourrait qu’envier son sort ; pas vrai, Clary ? ricana le bandit en se tournant vers le jeune homme dont les yeux ne quittaient pas Colette.

Celle-ci reprit aussitôt :

— Dans mon enfance, Tomy m’a sauvé la vie, je voudrais lui rendre aujourd’hui ce qu’il fit alors pour moi ; à cent pas d’ici, j’ai laissé son père et ses frères qui veulent à tout prix l’arracher à La mort.

— Nous les aiderons, dit Clary.

— Ah ça ! qui te prie de t’engager pour les autres ? répliqua le buveur.

— Je trouverai certainement dans la montagne une douzaine de garçons de cœur qui viendront avec moi secourir un des nôtres. Ne sommes-nous pas de la même patrie, frères par le malheur, ne devons-nous pas protéger les victimes de la tyrannie et au besoin les venger ?

— Paix, les amis, dit le chef, il y a un moyen de s’entendre. Je n’aime pas beaucoup ces luttes ouvertes avec l’autorité, cela pourrait attirer les habits rouges dans nos montagnes, cependant nous sommes en mesure de leur échapper et on ne peut laisser périr ce brave Tomy. Donc je ne m’oppose pas à ce que Clary prenne avec lui une douzaine des nôtres pour aller jouer ce tour à Sa Seigneurie, que Dieu confonde ! J’aimerais à être de la partie, mais je suis un morceau de trop d’importance, ma tête est mise à prix, il faut se défier des traîtres.

— Oh ! merci, merci, fit Colette, je vais porter cette bonne nouvelle à Willy Podgey. C’est bien entendu, n’est-ce pas ? Jack vous préviendra de l’heure de l’exécution, surtout ne manquez pas, un retard peut tout perdre.

Au moment du départ, Clary s’approcha de Colette et lui glissa ces mots à l’oreille : « Comptez sur moi. »

Quelques minutes après les montagnards avaient disparu, la jeune fille se trouva seule avec la vieille Jane et son fils.

— Puis-je me fier à leur parole ? demanda-t-elle.

— Oui, quand le chef a promis, on peut le croire.

— Et puis nous avons Clary pour nous, ajouta Jack à qui aucun détail de cette scène n’avait échappé.

— Mère Jane, reprit Colette, vous allez donner l’hospitalité jusqu’à demain à Willy Podgey et à ses fils ; ici, ils seront à l’abri de tout danger.

— Hum ! ma fille, notre cabane a été visitée plus d’une fois par les constables, on m’accuse, vous le savez, d’être en bonnes relations avec les gens de la montagne.

— Relations de voisinage, fit Colette en riant. N’importe, je vais installer ici les Podgey, Jack veillera à leur sécurité.

— N’ayez pas peur, dit le jeune garçon, je reconnais le pas des constables à un mille de distance et je suis familier avec les sentiers de la montagne.

— Je compte sur toi, mon ami.

Colette rejoignit les Podgey et les mit au courant de la situation. Elle les conduisit chez la vieille Jane, et après avoir enjoint à Jack de la tenir au courant de tout, elle revint vers son cottage où son absence aurait pu éveiller des inquiétudes.

La jeune fille était remplie d’espoir, Tomy serait sauvé et lui devrait la vie.

Elle sourit à la pensée de la joie de Tomy en apprenant tout ce qu’elle avait fait pour lui. Elle le devait bien, car c’était par amour pour elle qu’il s’était perdu. Colette ne pouvait se rappeler sans attendrissement la scène de la veille et les dernières paroles du jeune homme. Pendant la route l’image de Tomy l’accompagna, elle eût voulu faire connaître au pauvre garçon les tentatives de ses amis afin de diminuer son désespoir, mais il était impossible d’arriver jusqu’à lui.

Parfois un doute traversait son esprit, les montagnards viendraient-ils ? La parole de Clary la rassurait.

Avant d’aller plus loin dans notre récit, il est nécessaire de dire quelques mots de ce proscrit, qui doit y remplir un rôle important.

Clary O’Warn était le descendant d’un ancien chef de clan.

Le clan représentait en Irlande la commune moderne, avec cette différence essentielle que la commune est une agrégation de citoyens unis ensemble par un lien volontaire, purement fictif, tandis que le clan se composait des membres d’une, même famille tous rivés au clan par les liens indissolubles de la parenté.

On a souvent reproché à la commune moderne de préférer ses intérêts particuliers aux intérêts généraux du pays, on devine les inconvénients du clan, où dominaient les intérêts si vifs de la famille ; ambitieux, avides d’honneur et de richesses, les différents clans recherchaient sans cesse les moyens de s’étendre aux dépens de leurs voisins.

On comprend tout ce que ce régime féodal poussé jusqu’à ses dernières conséquences pouvait contenir de germes de division ; les désordres, les vices et les malheurs résultant de cette organisation neutralisèrent les éléments de force et de résistance que renfermait le pays et facilitèrent l’œuvre de la conquête anglaise.

Sous le règne d’Élisabeth, la famille O’Warn avait lutté contre les envahisseurs et refusé d’adopter la religion nouvelle ; ses biens connue ceux de tous les riches Irlandais furent confisqués et donnés aux vainqueurs, Les O’Warn avaient depuis vécu dans la pauvreté et avaient fini par devenir de misérables tenanciers de ces seigneurs anglais qui possédaient leur fortune.

Clary avait manifesté de bonne heure une vive intelligence et une foi ardente ; sa ferveur réjouissait l’âme du bon curé, dont il était l’élève et le fils d’adoption : le saint prêtre voyait en lui un futur lévite, un de ces anges du sanctuaire qui passent dans le monde faisant le bien, soutenait les courages, consolant toutes les douleurs au nom du Maître miséricordieux dont ils sont les disciples.

Dans les familles irlandaises il est d’usage qu’un fils soit consacré à Dieu, c’est l’honneur et la joie des parents. Si le ministère du prêtre est beau en tous pays, il est véritablement angélique en Irlande. Le prêtre est pauvre, car là où règne la misère il la partage et adoucit celle qui l’entoure en se sacrifiant lui-même. Et quels efforts ne doit-il pas faire pour calmer les haines profondes de ces esprits aigris par la souffrance et l’injustice !

Il ne fut pas donné à Clary de remplir ce rôle sublime.

Son père mourut, il perdit son frère aîné et resta seul soutient de sa mère et de sa jeune sœur.

Clary avait seize ans ; malgré son âge peu avancé, il accepta courageusement sa lourde tâche et travailla, comme l’avait fait son père, sans se lasser jamais.

La misère vint plus d’une fois s’asseoir à leur foyer, mais c’est la condition du paysans irlandais ; il est habitué à ses haillons, quand la faim ne le torture pas trop, il se trouve relativement heureux.

Deux années avant l’époque où se passent les événements que nous racontons, Clary vivait satisfait, dans son humble cottage, près de sa mère et de sa sœur Alice, âgée de dix-huit ans et douée d’une grande beauté.

Le garde-chasse du landlord, fort épris de la jeune fille, la rechercha en mariage, mais celle-ci refusa obstinément d’abjurer sa religion et d’épouser un ennemi des siens.

Furieux de cet affront, l’Anglais jura de se venger ; usant de son influence près du bailli, il obtint l’expulsion de ces gens qui l’avaient repoussé. Par une froide nuit d’hiver la pauvre famille fut jetée dehors sans qu’il lui fût permis d’emporter un seul vêtement pour se couvrir.

Alice, d’une santé délicate, ne supporta pas le froid, elle tomba malade et le chagrin acheva de la tuer ; sa mère ne lui survécut pas. Clary, fou de désespoir, n’avait plus ni famille ni asile.

Un jour le garde-chasse fut trouvé dans la forêt blessé de plusieurs coups de poignard. On chercha l’assassin, les soupçons se portèrent sur Clary, mais il s’était réfugié dans la montagne.

Colette avait connu Clary et sa sœur ; l’année précédente elle avait retrouvé le jeune homme dans une circonstance où, aidé de deux autres montagnards, il la préserva d’un grand danger.

Clary fut frappé de la beauté de Colette et, depuis, sa pensée revenait souvent sur les incidents de cette rencontre. Il n’avait pas été peu surpris de voir la jeune fille ce jour-là chez la vieille Jane et la sympathie qu’elle lui inspirait déjà s’était accrue.

Colette ignorait les sentiments du jeune homme, mais elle ne doutait pas qu’il ne tînt sa promesse ; quelque chose au fond du cœur lui disait qu’elle avait en Clary un ami dévoué.


VII

UN HARDI COUP DE MAIN


Ce jour même, Tomy parut devant ses juges, le représentant du landlord et sa Révérence, le ministre anglican. Il était coupable de rébellion et de voies de fait contre les agents de l’autorité et convaincu d’avoir incendié son cottage ; le juge lui demanda ce qu’il avait à dire pour sa défense.

— Je ne nie aucun des faits qui me sont imputés, répondit le jeune homme, je sais aussi que mes explications n’auraient pas d’influence sur la décision de la justice, je suis prêt à subir mon sort, j’ai même commis un autre crime dont vous oubliez de m’accuser, c’est d’avoir scalpé monsieur le bailli.

Tomy, tirant de sa poche la précieuse perruque, la jeta aux pieds de ses juges.

Un mouvement d’hilarité se fit dans l’auditoire, à la vue de la pièce de conviction et de l’air piteux du bailli. Tomy n’en fut pas moins condamné à être pendu.

Pour le pauvre paysan irlandais, il n’est pas de juridiction supérieure, pas de recours en grâce, pas de clémence à espérer.

L’exécution fut fixée au lendemain matin.

Le curé vint apporter au condamné ses consolations et les secours de la religion. Tomy montra beaucoup de résignation, il se prépara à la mort en vrai chrétien.

Une petite pluie fine et gelée tombait sur la campagne désolée ; le froid engourdissait les membres des nombreux spectateurs qui se pressaient, consternés, sur la place où était dressé le fatal gibet.

Tomy, grelottant lui aussi, regardait tristement la foule ; il lui semblait moins cruel de quitter la vie par une si morne température que par un ciel bleu ensoleillé.

Tout à coup il tressaillit en reconnaissant Colette, c’était la seule joie de sa courte vie, son seul amour, son unique regret.

La jeune fille, se frayant un passage dans la foule, arriva jusqu’à lui et murmura à son oreille :

— Courage, Tomy, tenez-vous prêt.

Que signifiaient ces paroles ? Le jeune homme n’en pénétrait pas le sens, mais un vague espoir ranima son cœur.

Il tendit à Colette ses deux mains enchaînées.

— Adieu, ne m’oubliez pas.

Un constable entraîna le prisonnier.

Au pied de la potence, Tomy s’agenouilla, reçut la bénédiction du prêtre et sans défaillance, il s’abandonna au bourreau.

De sourds murmures parcoururent la foule, l’indignation, la colère grondaient dans les âmes ; ces murmures, comme des flots soulevés par la tempête, s’élevaient pressés, tumultueux, menaçants. Un cri strident retentit au sein de la foule, on s’agita, on se poussa, ce fut une affreuse bousculade. Quinze hommes armés se jetèrent sur les constables ; les femmes s’enfuirent, les enfants furent renversés. C’étaient les montagnards que les paddies favorisaient de leur mieux ; Tomy, enlevé par des bras vigoureux, disparut malgré les efforts désespérés des constables qui luttaient vaillamment. Les bandits en eussent fait un effroyable carnage, si le curé ne s’était jeté entre les combattants afin d’arrêter l’effusion du sang.

La voix vénérée du pasteur fut écoutée par ces hommes sauvages qui conservaient encore, malgré leurs égarements, le respect de la religion catholique et du prêtre.

Quand le calme fut rétabli, les constables meurtris, blessés, couverts de boue, virent que leur prisonnier leur avait été enlevé ; la potence était renversée et la foule, revenue de sa frayeur, riait et se félicitait du résultat de l’aventure.

Le chef humilié rallia ses hommes ; comprenant que la poursuite était inutile, les constables, la tête basse, traversèrent le village afin de rendre compte au bailli de ce qui venait de se passer.

Colette, pâle et tremblante, n’avait pas quitté le lieu de l’exécution ; son fidèle Jack lui avait appris que toutes les dispositions étaient prises, mais son anxiété grandissait à mesure qu’approchait le moment fatal. Si le secours allait arriver trop tard ? Non, son plan avait parfaitement réussi, grâce au dévouement de Clary. La jeune fille était restée impassible pendant la durée de la lutte, elle souriait maintenant en voyant défiler piteusement les constables vaincus. Un d’eux, celui que l’avant-veille elle avait si bien enveloppé dans le filet, lui dit en passant :

— Tu peux te réjouir, belle Colette, ton amoureux a échappé, mais nous le rattraperons.

La jeune fille haussa les épaules.

— Je suis sûr que tu es pour quelque chose dans le complot, reprit le soldat furieux, je ne sais ce qui m’empêche de t’arrêter.

— Faites-le, je ne vous crains pas.

Le constable posa la main sur la jeune fille.

— Nous n’avons pas d’ordre, dit le chef, c’est aux juges qu’il appartient de découvrir les coupables. En avant et silence.

Les montagnards étaient à l’abri des poursuites de la police. Tomy, étourdi de cet incident imprévu, ne se rendit pas compte de ce qui se passait autour de lui, cependant les paroles de Colette lui revenant soudain à la mémoire, il comprit que c’était la délivrance. Dix minutes plus tard il tombait dans les bras de son père et de ses frères.

— Vous m’avez sauvé, dit-il.

— Non, répondit Georgy, seuls, nous n’aurions rien pu, c’est Colette qui a tout conduit.

— Colette ! répéta Tomy avec émotion.

Une expression de bonheur indicible se répandit sur son pâle visage.

— Où allons-nous ? demanda-t-il.

— Dans le seul refuge qui nous reste, répondit son père, là où la justice ne peut nous atteindre.

Tomy s’adressa aux montagnards :

— Je vous remercie de votre généreuse intervention, mes amis, je vous dois la vie, que Dieu récompense votre dévouement pour un inconnu.

— Nous sommes Irlandais et catholiques, nous sommes frères, Tomy Podgey, répondit la voix grave et douce de Clary.

— Qui êtes-vous ? reprit vivement Tomy, je vous connais certainement.

— Plus tard vous le saurez, ce n’est point le moment,

On arrivait à l’entrée de la montagne. Un étroit défilé, où le brouillard épais voilait les sombres parois des rochers, donnait accès à un vallon au fond duquel s’étendait la surface immobile d’un sombre lac. La végétation était maigre et rare ; sur les pentes escarpées, des chèvres et quelques vaches de petite taille passaient l’herbe humide ; plusieurs échancrures de la montagne offraient une partie moins aride, on y voyait des champs de pommes de terre et, de distance en distance, de pauvres cabanes.

Par cette froide matinée d’hiver, sous la pluie glacée qui ne cessait de tomber, la vallée offrait un aspect de désolation qui remplissait de tristesse l’âme de Tomy. Il suivait ses compagnons en silence, se demandant s’il ne valait pas mieux mourir que de vivre dans une aussi affreuse solitude.

— William, dit-il à son frère, combien de temps resterons-nous ici ?

— Je ne sais pas, Tomy, nous sommes menacés, la police nous recherche, il faut nous faire oublier.

— Notre mère et nos sœurs que sont-elles devenues ?

— Elles nous rejoindront ici.

— Ici ?

— Oui, d’autres familles de proscrits vivent dans ces cottages que tu aperçois là-bas.

On descendait une rampe très raide d’où un faux pas eût précipité dans l’abîme ; les montagnards habitués à franchir ces sentiers difficiles marchaient gaiement ; on arriva ainsi sur les bords du lac. Des groupes de rochers garnissaient le bas de la montagne et servaient d’appui à une dizaine de huttes, construites en terre et couvertes de chaume. De légers flocons de fumée s’élevaient d’un rocher, l’air était imprégné d’une forte odeur de tourbe.

— Ah ! ah ! dit un des hommes, John Buck travaille, c’est bien, il a pensé qu’on aurait besoin de se réconforter après une semblable expédition.

11 fit entendre un coup de sifflet qui reçut bientôt une réponse, et l’on vit accourir plusieurs hommes vêtus de peaux, armés de carabines.

— Amis, dirent les montagnards, les constables sont enfoncés, nous ramenons le prisonnier.

Un hourrah accueillit ces paroles.

À l’entrée d’une des cabanes, John Buck, auprès d’un bon feu, préparait du whiskey, la chère liqueur nationale. Il en remplit un pot qu’il présenta aux arrivants et tous, l’un après l’autre, y appliquèrent amoureusement leurs lèvres.

Clary s’étant approché du jeune Podgey, lui dit :

— Tomy, je vous offre l’hospitalité chez moi, vous devez avoir besoin de repos.

— Clary O’Warn, fit Willy, je vous reconnais ; j’étais du temps de votre père, je vous ai vu grandir, j’ignorais ce que vous étiez devenu après votre malheur.

— J’ai trouvé un refuge ici.

— Votre retraite n’est pas très sûre, reprit le paddy, une compagnie d’habits rouges fouillerait facilement ce vallon.

— Oh ! sans doute, si nous y restions, mais, à la moindre alarme, un signal rallie notre colonie ; derrière ces rochers est l’entrée d’un souterrain inconnu ; il a un kilomètre de profondeur, c’est un dédale où se perdrait quiconque n’en saurait pas les détours ; il aboutit par une ouverture pratiquée dans le roc à un vallon, formant une sorte de puits ; aucune issue ne permet de s’y introduire.

C’est là notre retraite inexpugnable, je défie à la police d’y pénétrer. Si notre secret était trahi, quatre hommes tiendraient en échec un régiment anglais à l’entrée de ce labyrinthe.

En temps ordinaire, cette vallée, qui n’est point trop désagréable, nous sert d’asile ; nous en sortons seulement pour les besoins de notre industrie.

Tomy était épuisé de fatigue et d’émotion, il entra dans la cabane que Clary lui désigna comme étant la sienne ; le sol était couvert de fougère fraîche, aux parois étaient suspendus des armes et des vêtements, une large pierre plate servait de table, près du foyer gisaient quelques ustensiles grossiers pour préparer les aliments, consistant en pommes de terre, en laitage et parfois en gibiers.

Le jeune homme se laissa tomber sur l’épaisse couche de fougère et s’endormit profondément.

— Il a dû manquer de sommeil la nuit dernière, fit Clary en souriant.

— Et nous n’avons guère mieux dormi, reprit Willy Podgey, c’est une rude épreuve que nous traversons depuis quelques jours.

— Hélas ! soupira Clary, nous l’avons tous subie.

— C’est vrai, mon ami, nous ne devons pas oublier qu’il y en a de bien plus malheureux que nous.

Les montagnards s’étaient dispersés, les uns avaient gagné le cottage de leur famille, ceux qui étaient seuls s’occupaient à préparer leur repas avec autant de calme que s’ils n’eussent pas quitté les bords du lac.

Quelques jours après ces événements, Willy Podgey installait sa famille dans un petit cottage abandonné que Tomy et ses frères avaient soigneusement réparé ; les pauvres gens se sentaient heureux en leurs épreuves de trouver un toit et les moyens de vivre. Leur existence avait toujours été si misérable qu’ils jouissaient d’un bien-être relatif.




VIII

LES FIANCÉS


Colette était bien joyeuse d’avoir réussi à sauver Tomy ; par Jack, son fidèle messager, elle avait des nouvelles des proscrits et le jeune Podgey lui avait fait transmettre l’expression de sa reconnaissance attendrie. Colette s’était hâtée de jeter au feu le billet de Tomy, elle commençait à devenir suspecte, il eût été dangereux de conserver une preuve de ses relations avec les rebelles.

Le landlord avait ordonné une enquête sur les faits qui venaient de considérer l’autorité de la justice, on n’avait pu recueillir aucun renseignement ; Colette interrogée déclara qu’elle ignorait tout et, malgré les soupçons qui planaient sur elle, le juge ne trouvant pas de preuves, ne put l’arrêter.

La jeune fille reprit sa vie ordinaire ; à son insu un changement s’opérait dans son cœur, la pensée de Tomy y prenait chaque jour une plus grande place ; elle ne croyait céder qu’à un sentiment de pitié, il s’y glissait cependant quelque chose de plus tendre qui la plongeait parfois dans de longues et douces rêveries.

S’étant rendue un jour à la cabane de la mère Jane, qui était malade, Colette avait rencontré là Tomy ; son costume de montagnard lui allait à merveille, sa haute taille semblait plus vigoureuse, son visage régulier et énergique avait une expression de calme et de bonheur qui le transformait complètement. Ses allures d’aventurier, jointes au prestige du malheur, lui donnaient ce cachet romanesque qui plaît à la jeunesse.

Au milieu de ces événements, Colette oubliait William Pody, son riche fiancé, et sa satisfaction fut médiocre lorsqu’elle le vit arriver à Greenish.

Elle travaillait près de la fenêtre de son cottage et ne fit pas semblant de le voir venir. Elle pensait à la rencontre de la veille, à la joie de Tomy, à ses témoignages de reconnaissance et de dévouement.

— Quel est donc le travail qui vous absorbe à ce point, ma chère Colette ? dit William d’une voix empreinte d’ironie.

Le gracieux visage de la jeune fille perdit le rayonnement de joie intérieure qui l’animait.

— Pardon, William, dit-elle en s’efforçant de sourire, vous trouvez que je ne vous fais pas assez d’honneur ?

Le jeune homme fronça les sourcils.

— Je ne demande pas d’honneur, Colette, répliqua-t-il, mais il me semble qu’un fiancé devrait être reçu avec plus d’empressement.

Un mois plus tôt la jeune fille eût accueilli ces remontrances par un éclat de rire, mais Colette était devenue sérieuse. William remarqua ce changement, il avait entendu parler au village des dernières aventures auxquelles se trouvait mêlé le nom de sa fiancée, et il était très mécontent.

— À quoi pensiez-vous donc tout-à-l’heure ? reprit-il.

— Je n’en sais rien.

— Vous paraissiez préoccupée ; faisiez-vous le plan d’une conspiration nouvelle ? car vous conspirez, paraît-il ?

— D’où vous viennent ces folles idées, William ? Un propos comme celui-là suffirait pour me compromettre.

— Soyez tranquille, ma chère amie, je serais désolé de vous nuire, j’ai trop à cœur votre intérêt qui est du reste le mien. Mais vraiment on raconte dans le village un fort joli roman dont vous êtes l’héroïne. Colette s’intéresse aux rebelles, nargue la police ; je veux croire qu’il n’y a rien de plus.

— Laissons cela, William, je vous défends de me parler ainsi ; ma conscience ne me reproche rien, vos insinuations sont des injures. Je ne comprends pas qu’un garçon qui se dit intelligent ait un assez petit esprit pour aller recueillir ainsi les cancans du village.

Colette se sentant menacée avait pris la bonne tactique qui consiste à porter la guerre sur le terrain ennemi, forçant son adversaire à reculer pour se défendre.

— Je ne m’arrête pas aux bavardages du village, Colette, reprit William froissé, j’ai toujours su me tenir au-dessus de ces choses-là ; mais je ne vous cacherai pas que votre intérêt pour Tomy Podgey a lieu de me déplaire.

— Vous eussiez préféré le voir pendu ?

— Non, je l’aurais déploré sincèrement ; cependant il avait mal agi et nous n’a vous pas à intervenir dans l’œuvre de la justice.

— Si votre parrain ne vous avait laissé ce peu de bien dont vous êtes si fier, qui peut dire que vous n’ayez pas eu le sort de ces pauvres gens que vous dédaignez maintenant ?

— Permettez-moi de vous faire observer, Colette, que votre comparaison est déplacée ; je suis un homme établi, considéré, il n’y a pas de rapport entre moi et ces va-nu-pieds qui vous occupent beaucoup trop.

— William, si je devais devenir un jour aussi orgueilleuse, je refuserais de suite votre fortune et votre nom.

— Voyons, Colette, reprit le jeune homme en changeant de ton, je vous aime, pardonnez-moi un sentiment de jalousie contre ce Tomy, que vous avez paru souvent me préférer. Donnez-moi la main et que des récriminations ne troublent pas les quelques instants que nous avons à passer ensemble.

La paix se fit pour le moment, mais ces discussions pénibles se renouvelèrent bien des fois entre les deux fiancés.

Un soir, William dit aux parents de Colette :

— Il faut songer aux préparatifs de noce, dans un mois aura lieu notre mariage.

— En plein hiver ! reprit la jeune fille qui avait pâli ; ne vaudrait-il pas mieux le remettre au printemps ?

— Mais non, fit le père, qui étais désireux de voir s’accomplir au plus tôt cet événement si inespéré pour sa famille.

William s’adressa à sa fiancée.

— Vraiment, Colette, je ne vous comprends pas, quand notre mariage a été fixé il y a deux mois, vous saviez bien qu’il aurait lieu pendant l’hiver.

— Je n’y avais pas réfléchi.

— Et c’est maintenant que vous vous en apercevez, reprit William ironiquement. Pourquoi ne proposez-vous pas de le remettre indéfiniment ?

La jeune fille le regarda d’un air qui semblait dire que cette conclusion ne la contrarierait pas trop.

— Ah ! Colette ! dit William d’un ton de reproche, je vous trouve bien changée. Vous paraissez m’épouser à regret ; personne cependant ne vous a contrainte à m’engager votre foi.

— Non certes, reprit la mère, et tu serais bien coupable, ma fille, si tu n’étais touchée de l’affection désintéressée de William et de l’honneur qu’il te fait en te choisissant de préférence à toute autre.

— À mon tour, je dirai que je n’ai pas sollicité cet honneur, répartit la jeune fille.

— Laissons cela, mistress Buckly, fit William avec une modestie apparente, je n’ai jamais songé à me faire valoir ; j’aime Colette, je la trouve riche de beauté et de vertus, je ne lui demande que son affection.

— Elle vous la doit bien, interrompit la mère.

— Hélas ! l’affection ne se commande pas, murmura William avec un soupir, j’ai l’espoir d’obtenir celle de Colette.

— Colette vous aime beaucoup, reprit mistress Buckly, mais elle n’a que seize ans et la tête un peu légère.

— La linotte de Greenish regrette sa liberté, fit Colette en souriant.

— Oh ! ma chère amie, dit William, je ne me propose pas de vous imposer un dur esclavage, vous serez libre et heureuse près de moi. J’ose dire que vous jouirez d’une position enviée. Oui, Colette, il n’est pas une jeune fille dans le pays qui n’accepterait avec joie le sort qui vous est offert. Vous échangez la pauvreté contre une situation fortunée ; sans me flatter, j’en vaux un autre, vraiment y a-t-il lieu de tant se faire prier !

Le jeune homme s’était animé, il se leva et prenant congé de la famille, il sortit fort mécontent. Colette ne dit pas un mot pour le retenir.

Ce brusque départ jeta dans la consternation mistress Buckly et son mari, Colette fut accablée de reproches.

— Voilà le résultat de ta sottise, lui dit sa mère, il ne reviendra plus, tu es une tête folle, tu ne vois pas la conséquence de ta conduite. Que deviendras-tu si William t’abandonne ? Par ta faute, ta famille languira dans la misère.

Le fermier était encore plus mécontent.

— Tout peut se réparer, dit-il, j’irai trouver William ; je ne crois pas qu’il retire sa parole, il aime notre fille, il pardonnera un moment de caprice, mais il ne faut pas que cela se renouvelle. Colette, je vais te parler sérieusement puisque tu m’y obliges. Depuis quelque temps tes manières ne me vont pas ; ton imprudence peut un jour à l’autre attirer sur les tiens de graves dangers. Tu t’absentes sans faire connaître l’endroit où tu vas, l’attention publique est éveillée à ton sujet. Ton changement à l’égard de William…

— Je n’ai jamais aimé William, interrompit Colette.

— Un jeune homme si bien ! exclama mistress Buckly en joignant les mains, et si riche !

— Il ne s’agit pas de cela, reprit brusquement le paddy. William est un parti inespéré, tu l’as accepté volontairement ; il est jeune, intelligent, beau garçon, je ne comprends pas que tu aies de la répugnance à l’épouser, sans parler de l’intérêt de ta famille qui aurait tant à gagner à ce mariage. Est-ce que Tomy Podgey serait pour quelque chose dans tout ceci ?

— Je n’ai jamais songé à épouser Tomy, fit Colette en rougissant.

— Tomy Podgey est dans le pays, j’en suis sûr, et tu le vois. Il ne sera pas dit que pour cet aventurier, échappé à la potence, tu perdras ton avenir et celui de ta famille ; à partir de ce jour tu ne sortiras plus sans mon autorisation jusqu’à ton mariage, qui aura lieu dans un mois. Pense donc que si les soupçons de la police pesaient sur nous, on nous chasserait et nous serions réduits à la mendicité.

Colette pleurait en silence, elle comprenait que son père avait raison en parlant des dangers de ses relations avec les proscrits.

— Tu m’as bien compris, reprit Buckly, je défends absolument ces visites à la vieille Jane ; cette femme est suspecte, sa cabane est fréquentée par les contrebandiers de la montagne, on n’a rien à gagner en y allant ; sois aussi désormais plus aimable pour William, si ce mariage manque ce sera de ta faute et je ne te le pardonnerai pas.

Pendant que se passait cette scène de famille, William s’en retournait furieux contre Colette, se demandant s’il ne la laisserait pas à ses dédains. Son cœur souffrait car il aimait passionément la jeune fille, mais son amour-propre n’était pas moins atteint. Lui, William Pody, le citadin, le richard, se voir presque rejeté par la fille d’un pauvre fermier ! S’il avait voulu se marier à la ville, il aurait pu le faire avantageusement ; il choisissait Colette, la plus jolie fille de Greenish, il l’élevait jusqu’à lui et au lieu d’être flattée de cet hommage inespéré, elle semblait lui faire une grâce en l’acceptant.

Le jeune homme supposait bien qu’il y avait un obstacle entre lui et sa fiancée.

— Elle ne m’aime pas, se disait-il, elle pense toujours à Tomy. Quel dommage qu’il ait échappé à la potence ! C’est elle qui l’a sauvé. Mais il ne peut plus revenir ; je saurai d’ailleurs l’écarter de mon chemin et malheur à Colette elle-même si elle persiste dans ses sentiments à mon égard !

Et d’abord je veux savoir où elle va, qui elle rencontre ; un mot à la police et je serai débarrassé de mon rival. Ah ! Colette, vous ne connaissez pas William Pody. Vous ne l’outragerez point impunément.




IX

L’ESPION


Colette, obéissant à l’ordre de son père et ne voulant pas créer d’embarras à sa famille, cessa de visiter la chaumière de Jane ; le jeune garçon lui apportait des nouvelles et, si quelque danger menaçait les proscrits, par l’intermédiaire de Jack, elle les en prévenait. Elle sortait beaucoup moins, s’absorbait dans les soins du ménage, mais la linotte de Greenish avait perdu sa gaieté, on ne l’entendait plus chanter.

William était revenu. Colette, comprenant qu’elle ne pouvait faire autrement que de l’épouser s’était résignée, toute trace de mésintelligence avait disparu entre eux. William cependant ne s’abusait pas sur les sentiment de Colette.

Un jour, la jeune fille était allée faire une commission au village, elle s’arrêta sur la place pour écouter les propos qui s’échangeaient dans un groupe nombreux.

— Oui, disait un paddy au visage fortement enluminé, je vous affirme que j’ai rencontré un constable chez la mère Coning, qui a reçu hier une provision nouvelle d’excellent whiskey et dame ! cette liqueur délierait la langue d’un mort.

— Et le constable a parlé, fit un autre personnage, ramenant l’ivrogne à la question.

— Il a dit que le landlord voulait venger l’injure faite à ses troupes, les rebelles ont dû se réfugier dans la montagne qui sera fouillée demain au point du jour par les constables ; on a demandé l’appui des postes voisins.

— On trouvera certainement les fugitifs, reprit une femme.

— Peut-être pas si facilement, dit un jeune garçon, les montagnards sont de force à faire rouler plus d’un constable dans les précipices, puis il y a tant de recoins dans la montagne.

— Il est vrai qu’on les a pourchassés plus d’une fois sans résultats.

— Il faut qu’ils aient le secret de quelque souterrain impénétrable.

— On ne les saisira qu’à la condition de les surprendre.

— C’est justement ce qu’on veut.

— Alors les constables ne devraient pas être si communicatifs.

— Que voulez-vous, après un verre de whiskey, dit Colette se mêlant au groupe.

— Je ne devrais peut-être pas répéter cela, fit d’un air craintif l’homme qui avait donné la nouvelle, après tout il ne m’a pas demandé le secret.

— C’eût été peine perdue, interrompit une femme.

— Ah ça, vieille pie, voulez-vous faire croire que je ne sais pas retenir ma langue, que je suis un bavard, un indiseret, un…

— Assez, James, assez donc, est-ce que chacun ne vous connaît pas ? répliqua la femme.

— D’ailleurs, dit Colette, d’autres que vous ont entendu ces propos.

— Par saint Patrick ! tous les ont entendus, à preuve qu’il a ajouté qu’une partie de la troupe occuperait le défilé tandis que le reste couperait la retraite par le nord.

— Et qu’a-t-il dit encore ? reprit ironiquement la femme.

— Ah ! vous voulez me faire parler, vieille Suzon, vous n’y arriverez pas ; en définitive, je ne répète que ce que chacun a entendu, je ne dis rien de plus, je ne suis pas un bavard.

— Non, le constable pourrait témoigner de votre discrétion.

— N’allez pas me dénoncer au moins, vous autres ; je n’ai rien dit, les constables font une expédition, c’est leur devoir, nous n’avons pas à nous en occuper, voilà tout ; la mère Coning a de trop bon poothen, il fait parler les gens les plus discrets.

Colette n’écouta pas davantage les divagations de l’ivrogne, prétextant une affaire, elle rentra de suite à son cottage.

Comment prévenir les proscrits ? Jack ne devait pas venir avant le lendemain, il serait trop tard. Les montagnards, surpris à l’improviste, seraient traqués et arrêtés sans pouvoir se défendre. Que faire ! La jeune fille était en proie à la plus vive anxiété.

Son père lui avait défendu d’aller à la cabane de Jane, en s’y rendant elle s’exposait à faire naître des soupçons ; d’un autre côté, elle ne pouvait confier à personne une si grave mission.

Elle trouva le cottage désert, son père ne devant rentrer de la ville, où il allait chaque semaine vendre ses denrées, qu’à la nuit, sa mère gardait les vaches en surveillant les plus jeunes enfants. Mary n’était pas encore revenue ; Colette pensa donc à utiliser ses quelques heures de liberté pour sauver ses amis. La circonstance exceptionnelle justifiait, pensait-elle, la désobéissance aux ordres de son père.

S’enveloppant de sa mante, la jeune fille se dirigea vers la chaumière de la mère de Jack.

On était au mois de décembre, le froid intense ajoutait sa rigueur aux autres souffrances des pauvres habitants du pays. La neige, tombée depuis deux jours, couvrait la terre ; une brise âpre la fixait sur le sol en blocs glacés. La campagne était morne et désolée ; les sombres cottages, les troncs des arbres dépouillés tranchaient sur la nappe éblouissante de blancheur.

Colette, ramenant sur son visage le capuchon qui lui couvrait la tête, marchait très vite, sans se soucier du froid ; elle était fort émue et laissait échapper des paroles entrecoupées. Personne ne l’entendait, ni ne pouvait la voir, elle le croyait du moins.

Comme elle quittait sa chaumière quelqu’un s’était glissé dans le chemin qu’elle avait pris et la suivait à distance. Plusieurs fois la jeune fille se retourna, elle ne vit rien. En traversant les tourbières, il lui sembla saisir le bruit de pas non loin d’elle, mais ayant regardé de tous côtés, elle n’aperçut personne.

— C’est le gémissement du vent, murmura-t-elle.

Et elle continua sa marche précipitée.

Aussitôt l’homme surgit d’un massif de roseaux où il s’était un instant blotti et recommença à suivre la jeune fille.

Colette, étant en pleine campagne, se mit à courir aussi vite que le lui permettait le sol devenu glissant ; elle aperçut enfin la cabane de la vieille Jane, les premières ombres du soir commençaient à descendre sur la terre ; les jours sont très courts en cette saison, la jeune fille craignait d’être surprise par la nuit et que son père n’arrivât avant son retour. Elle courait donc de toutes ses forces, la sueur perlait à son front, sa respiration devenait sifflante, des bourdonnements agitaient sa tête, ses membres tremblaient, ses forces s’épuisaient. Jack qui se tenait sur le seuil de sa cabane, fit un geste d’étonnement en la voyant. La jeune fille agita les bras convulsivement en s’écriant : « Jack, Jack ! » Épuisée de fatigue et d’émotion, elle s’affaissa sur le sol.

En un instant le jeune garçon fut près d’elle ; il la releva doucement et la considéra avec inquiétude.

— Colette, qu’avez-vous, mon Dieu ! vous êtes pâle et vos mains sont brûlantes.

La jeune fille revint à elle.

— Ce n’est rien, mon enfant, le temps presse, un grand danger menace nos amis.

— Je l’ai compris, en vous vous voyant accourir ; mais je vous en prie, venez chez nous vous reposer, vous êtes à bout de forces.

— Je ne puis pas, Jack, il faut que je sois rentrée avant mon père.

— Vous ne pourrez retourner chez vous en cet état ; venez, ma mère vous préparera une boisson réconfortante.

— Non, mon enfant, non, j’aurai le courage d’accomplir cette tâche ; écoute ce que j’ai à te dire, le temps presse, si je n’étais pas venue, nos amis seraient perdus.

— Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce encore ?

— Demain, au point du jour, les constables envahiront la montagne.

— Qu’ils viennent ! fit le jeune garçon en levant la tête, grâce à vous, Colette, l’alarme sera donnée ; les honnêtes policiers pourront brûler leur poudre en l’honneur des canards sauvages.

— C’est bien, Jack, voilà ce que j’avais à te dire. Va de suite les prévenir afin que, pendant la nuit, ils prennent leurs précautions.

— J’irai, Colette, soyez sans crainte. Tomy verra bien que vous pensez encore à lui.

— Est-ce qu’il en doute ? fit la jeune fille vivement.

— Il a bien du chagrin de penser que vous allez épouser William Pody.

— Hélas ! murmura lentement Colette.

— C’est donc certain ? demanda Jack.

La jeune fille répondit d’une voix étouffée :

— Oui, c’est certain ; ne parle pas de moi à Tomy… dis-lui de m’oublier… dis-lui que j’ai été heureuse de lui avoir sauvé la vie, je n’aurais pas voulu qu’il mourût à cause de moi. Voilà, Jack, ne dis pas autre chose, tu entends. Je ne m’appartiens pas, que la volonté de Dieu soit faite.

Jack, mon enfant, recommande à ta mère d’être prudente, demain surtout.

— Ah ! nous aurons aussi la visite des constables, on tâchera de les recevoir de son mieux.

— Je te quitte, Jack, tu me rendras compte de ta mission, j’ai confiance en ton dévouement et en ton intelligence.

Ramenant autour d’elles les plis de son manteau, Colette revint en toute hâte vers sa chaumière.

Cet entretien avait eu lieu près d’un groupe de rochers entouré de quelques arbres ; les deux interlocuteurs étaient si absorbés par la gravité des événements qu’ils n’aperçurent pas un homme qui rampa parmi les pierres et se plaça à l’abri d’une large roche. L’homme laissa Colette s’éloigner seule et resta immobile à la même place observant le jeune garçon qui rentrait à sa cabane.

Dix minutes plus tard Jack revint, vêtu d’un habit de peaux de chèvres et d’un bonnet de fourrure qui le garantissaient du froid ; il passa devant le groupe de rochers et l’homme quittant son poste d’observation se mit à le suivre.

Le jeune garçon traversa le défilé ; malgré la neige qui cachait les sentiers tracés, il avançait sans hésitation ; on voyait que ces lieux lui étaient familiers. Il côtoyait un étroit passage, bordant un précipice ; les branches dépouillées de feuilles secouaient sur lui les flocons blancs qui les surchargeaient ; le lac dormait sous une épaisse couche de glace, quelques touffes flétries de joncs et de roseaux formaient une végétation perçant cette surface immobile. Les cascades, malgré leur mouvement rapide, ressentaient les atteintes de l’hiver ; de longues stalactites pendaient aux rochers et obstruaient le cours de l’eau, la cime des montagnes se confondait avec le ciel blafard chargé de nuages de neige, une certaine obscurité mêlait déjà les teintes du paysage.

Jack tira de sa poche un sifflet et ce signal convenu annonça son arrivée aux proscrits. On était assez près des cabanes du bord du lac ; la fumée s’échappait des toits, un certain mouvement régnait dans cette partie de la montagne.

Deux hommes vinrent au-devant de lui ; c’étaient Tomy et Clary O’Warn.

Le jeune garçon transmit fidèlement le message de Colette et recommanda à ses amis la plus grande vigilance.

— Merci, mon enfant, dit Clary, nous ne redoutons ici qu’une surprise, ton intelligent dévouement nous en a déjà préservés plus d’une fois, toutes les dispositions seront prises pour déjouer les recherches de la police ; mais j’ai peine à croire que les constables se hasardent dans nos montagnes par un temps pareil.

— Le landlord l’a ordonné et vous savez que les difficultés de l’exécution ne l’arrêtent pas.

— Eh bien ! on fera une visite au fameux souterrain. Cela dérange un peu nos opérations ; aujourd’hui nous avons reçu un envoi considérable d’alcool, enfin nous avons le temps de le mettre à l’abri pendant la nuit.

Le jeune garçon quitta aussitôt les montagnards ; en s’en retournant, il remarqua sur la neige des empreintes de pieds beaucoup plus grands que les siens.

— J’étais suivi, se dit-il.

Il examina de plus près.

— Ce n’est pas là l’empreinte de la chaussure d’un des nôtres ; celui qui vient de passer, car ces traces sont aussi récentes que les miennes, porte des souliers assez fins. Il n’y a pas beaucoup de gens au village chaussés si élégamment, on dirait… Mais c’est impossible ! personne n’a pu me voir venir et cependant… oui, les empreintes sont à une distance égale des miennes ; j’étais suivi par un espion peut-être.

Jack réfléchit quelques instants.

— Je vais les prévenir, il faut se méfier.

Tandis qu’il redescendait l’étroit sentier, l’homme que nous avons déjà vu se cacha derrière un épais tronc d’arbre ; à la faveur de l’obscurité naissante, il put se dissimuler.

Aussitôt que Jack eut passé, il se détacha de l’arbi et n’ayant plus rien à apprendre, se glissa furtivement dans le chemin que le jeune garçon avait pris pour venir. La trace des pas guidait d’abord sa marche mais la neige recommençait à tomber, étendant sur le sol une couche immaculée, la nuit arrivait et il allait devenir bien difficile de se conduire en cet endroit désert. L’espion s’arrêta hésitant.

— Je vais me perdre, murmura-t-il ; j’eusse mieux fait d’attendre mon guide, mais il est trop tard, je ne pourrais sans danger retourner sur mes pas.

Il marchait au hasard, reculant quelquefois au lieu d’avancer ; le froid était intense, l’obscurité complète ; ses pieds enfonçaient dans la neige, il craignait sans cesse de rouler au fond d’un précipice. Cependant il fallait sortir de là, il ne pouvait passer la nuit dans la montagne ; au lever du jour, la police arriverait et il serait arrêté comme contrebandier, jugé et condamné.

À cette pensée, William Pody, nos lecteurs ont deviné que c’était lui, frissonnait d’épouvante, une sueur froide inondait son visage, ses yeux, éblouis par la teinte blafarde de tout ce qui l’entourait, voyaient des silhouettes étranges, ses oreilles percevaient des bruits lointains, il sentait le sol se dérober sous ses pas.

À quels dangers sa folle jalousie l’avait exposé. Il allait périr peut-être. Comme il maudissait sa faute et Colette qui en était la cause ! Colette n’aurait qu’indifférence pour sa perte.

Pendant une heure, il se débattit ainsi contre la nuit, la neige, l’impossibilité de reconnaître son chemin ; enfin épuisé de fatigue, de froid et de frayeur, il tomba lourdement à terre et s’évanouit.




X

LE CENTENAIRE DE LA MONTAGNE


Combien de temps resta-t-il en cet état ! Quand il reprit ses sens, il se crut en proie à un cauchemar horrible.

La faible lumière d’une lanterne sourde éclairait le sentier désert et projetait sur la neige des reflets vacillants ; quelques chênes rabougris élevaient leurs troncs noueux, garnis de branches bizarrement déchiquetées : William crut voir une troupe de démons accourant à sa rencontre ; plusieurs coups de sifflet traversèrent la montagne comme un signal terrible, l’infortuné pensait toucher à sa dernière heure.

La lumière glissait mystérieusement sur le sol, le gémissements du vent redoublaient, les génies malfaisants qui, dit-on, peuplent les montagnes agitaient convulsivement leurs bras décharnés ; du sein de la nuit surgit une apparition étrange. Elle avait une forme humaine ; une grande tunique en peaux de chèvre enveloppait son corps, une longue barbe blanche tombait jusqu’à sa ceinture, ses cheveux d’argent couvraient ses larges épaules ; le vieillard avait un front imposant, un regard inspiré, un visage pâle et vénérable ; il étendit vers le jeune homme une main osseuse ; à ce froid contact, William crut sentir l’approche du spectre de la mort. Il s’agita pour échapper à la sinistre vision et, dans sa folle terreur, il s’évanouit de nouveau.

— Que craignez-vous, mon fils ? dit l’apparition d’une voix douce.

— Grâce ! grâce ! fit le malheureux en ouvrant les yeux.

Un sourire effleura les lèvres du vieillard.

— Vous me prenez sans doute pour un fantôme ; il est vrai que j’appartiens à une époque reculée, Dieu a permis que la limite habituelle de la vie fût prolongée pour moi ; personne dans le pays n’a vu ma naissance et j’attends dans la méditation et la prière que le Seigneur me rappelle à lui.

La parole de cet homme était aussi étrange que son visage, mais c’était un être vivant et William se sentit rassuré.

— Qui que vous soyez, noble vieillard, dit-il, ayez pitié de moi. Étranger au pays où je me trouve, je me suis égaré ; la nuit qui m’environne ne me permet pas de reconnaître mon chemin. Veuillez m’indiquer la route qui me conduira hors de la montagne.

Le solitaire fixait sur le jeune homme un de ces regards scrutateurs qui pénètrent au fond des âmes.

— Comment vous trouvez-vous ici ? demanda-t-il.

William se sentit embarrassé, mais il reprit :

— Je suis un étranger, je vous l’ai dit ; ayant entendu vanter la beauté de ce paysage par une journée de neige, j’ai voulu le voir et la nuit m’a surpris, vous savez le reste.

Le vieillard secoua la tête.

— Les touristes s’aventurent rarement dans ce vallon, surtout en cette saison. Jeune homme, vos lèvres n’ont pas dit la vérité, le trouble de votre visage le prouve et vos yeux fuient le regard des miens.

— Ne voyez-vous pas, balbutia William, que l’état d’épuisement où je suis me permet à peine de vous comprendre ?

— Jeune homme, il n’est pas plus difficile de dire la vérité que le mensonge, quand on n’a rien à cacher. Vos yeux n’ont point la généreuse franchise de la jeunesse ; ils révèlent l’amertume de vos sentiments. Dans quel but êtes-vous venu ici ?

— Bon vieillard, reprit William, cessez de tourmenter un malheureux voyageur qui n’a commis aucune mauvaise action ; au nom du Dieu que nous adorons tous deux, aidez-moi à sortir de la montagne.

— Relevez-vous, mon fils, je veux vous servir pour l’amour du souverain Maître ; jurez-moi seulement que vous n’êtes pas un espion envoyé par les Anglais pour surprendre la retraite de frères malheureux.

— Je le jure, répliqua William avec une sincérité qui porta la conviction dans l’esprit du vieillard.

— Cette fois vous dites vrai, je le vois, et, si vous n’êtes pas venu pour admirer la nature, ajouta le solitaire avec une certaine ironie, du moins vous n’êtes pas un traître.

Non, William n’avait encore jamais trahi, mais si sa conscience lui permettait de l’affirmer, elle lui reprochait tout bas d’avoir été bien près de le faire. Son âme était remplie de haine, et une nature comme la sienne était capable de descendre très bas sur la pente du mal, pour satisfaire ses mauvaises passions.

Le solitaire avait approché sa lanterne du visage du jeune homme pour le mieux examiner ; une faible rougeur parut tout à coup sur son visage, son regard s’éclaira d’une sorte de flamme, il passa la main sur son front comme s’il cherchait à réunir des souvenirs épars.

Pod ! fit-il d’une voix sourde.

Le jeune homme frissonna. Ce vieillard centenaire qui depuis tant d’années n’avait pas quitté sa solitude venait de l’appeler par son nom. Avait-il le don de seconde vue ? était-ce un magicien en commerce avec les esprits de la montagne ou un dernier survivant de ces pieuses tribus de solitaires à qui Dieu permet de pénétrer les secrets de l’avenir et les mystères du passé !

Le vieillard releva le jeune homme épuisé et lui dit d’une voix grave :

— Suivez-moi.

William éprouvait une vive terreur en présence de cet être étrange qui semblait à peine appartenir à la terre ; il eût voulu fuir, mais dans cet endroit désert et au milieu des ténèbres, il se fût inévitablement perdu. Il suivit donc le vieillard et arriva à l’entrée d’une grotte formée par un groupe de rochers.

— Entrez, dit le solitaire ; un peu de repos vous est nécessaire, vous êtes hors d’état de continuer votre route, d’ailleurs j’ai à vous parler.

Il ranima le feu et prépara une boisson chaude qu’il fit prendre au jeune homme.

— Merci, dit William, je me sens bien maintenant, je voudrais partir ; il est tard, il faut absolument que je rentre à Greenish.

— Ce n’est pas prudent, passez plutôt la nuit ici, demain matin vous retournerez au village sans danger, vous n’avez rien à redouter chez moi ; nous n’avons pas de malfaiteurs dans la montagne, quoiqu’une loi inique oblige des hommes honnêtes au fond à vivre en bandits et les pousse même, hélas ! à accomplir souvent des actes condamnables. Ne craignez donc point, la cellule du serviteur de Dieu est un asile sacré, vous pouvez y reposer avec calme.

— Ne me retenez pas, noble vieillard, mon absence causerait de l’inquiétude, la nuit est peut-être avancée ; qui sait même si ma disparition n’attirera pas sur moi les soupçons de la police, il faut si peu de chose pour porter ombrage à la justice et la moindre présomption suffit à motiver un châtiment sévère.

— Je connais, mon fils, la rigueur du joug qui, depuis des siècles, pèse sur la malheureuse Irlande, je cesserai donc mes instances ; quand vous aurez repris vos forces, je vous conduirai moi-même à l’entrée du défilé. Mais, bien que les ténèbres nous environnent, la nuit n’est pas encore venue.

William chercha dans son gilet et en tira une montre d’argent qui lui venait de son parrain et constituait un luxe inouï dans le pays ; il était six heures du soir. Le jeune homme rassuré s’assit près du foyer ; la douce chaleur du feu ranimait ses membres engourdis, il recouvrait son calme et sa présence d’esprit.

Saint vieillard, dit-il, vous m’avez appelé par mon nom, comment me connaissez-vous ? Je ne suis jamais venu ici ; il me semble que depuis bien des années vous avez quitté le monde.

— Oui, un demi-siècle s’est écoulé pour moi dans la solitude, j’ai presque oublié le monde des vivants.

— Vous êtes heureux, vous jouissez du calme de l’esprit et vous goûtez la paix du cœur.

— Ne la connaissez-vous plus, mon fils ?

— Hélas ! soupira le jeune homme.

— Mon fils, reprit lentement le solitaire, tout être qui vit souffre, c’est la condition de notre nature déchue ; la douleur est la nourriture du cœur de l’homme, l’amertume son breuvage ; l’épreuve est le creuset où se purifie l’âme du juste, elle nous rapproche de Dieu. Quelquefois, ajouta le vieillard d’une voix sévère, le malheur est le châtiment d’une mauvaise action ; la justice divine s’exerce tôt un tard sur le méchant, il est des crimes qui demandent vengeance et quand la victime pardonne, c’est Dieu lui-même qui punit le coupable.

En prononçant ces paroles, le solitaire avait levé la main d’un geste menaçant, elle retomba aussitôt ; le feu de son regard s’éteignit, il murmura en se tournant vers une croix de bois qui était suspendue aux parois des rochers :

« L’heure est venue, Seigneur, que votre nom soit béni ! »

William s’étonnait des paroles du solitaire ; il pensait que son grand âge lui avait enlevé l’entière lucidité de son esprit ; cependant ses yeux brillaient d’une intelligence qui inspirait le respect et la crainte.

— Pieux ermite, reprit William, vous ne m’avez pas dit comment vous m’aviez reconnu sans m’avoir jamais vu ; votre sainteté vous met sans doute en rapport avec les esprits célestes, ils vous révèlent les secrets qui échappent aux autres hommes.

— Non, mon fils, je ne mérite pas ces grâces merveilleuses, accordées par Dieu à des solitaires que son seul amour animait et que leur vie angélique élevait au-dessus de l’humanité déchue ; je suis un pécheur, j’ai connu les passions et les luttes de la vie et mon âme, brisée par la douleur, n’a pas trouvé de suite le calme des serviteurs de Dieu. Aujourd’hui, vieux débris d’un autre siècle, mon âme plane sans entrave dans les régions d’un monde meilleur, attendant humblement qu’il plaise au Seigneur de rompre les derniers liens de mon enveloppe terrestre. Je n’ai jamais vu votre visage et cependant il m’est connu, il rappelle exactement un autre visage que cinquante ans de solitude et de prière n’ont pas suffi à effacer de mon souvenir.

— Expliquez-vous, reprit William désireux de connaître ce secret qui paraissait peser sur l’existence du vieillard, et qui se rapportait à quelqu’un des siens ; vous voulez sans doute parler de mon grand-père, on m’a souvent dit que je lui ressemblais beaucoup.

— Oui, beaucoup, affirma le vieillard.

— Je ne l’ai jamais connu, reprit William ; s’il vivait, il serait, en effet, à peu près de votre âge.

— Un peu plus jeune. Si mes calculs sont exacts, j’ai dépassé ma centième année.

— Comment pouvez-vous vous rendre compte du cours du temps ? interrompit William.

— J’ai un moyen facile. J’ai gravé sur l’angle d’un rocher la date de l’année où j’ai pris possession de cette cellule, ensuite voilà ce qui, depuis cinquante ans, a marqué pour moi la durée du temps.

Dans un enfoncement était une sorte d’armoire naturelle que masquait un battant de joncs tressés. Le solitaire l’ouvrit, en tira une corbeille de bois divisée en trois compartiments. L’un renfermait sept cailloux de forme différente et qui marquaient les jours ; quand la semaine était terminée, le vieillard plaçait une autre pierre dans le second compartiment ; lorsqu’il y en avait quatre, le compartiment des mois recevait une pierre ; à la douzième, il inscrivait l’année écoulée sur un rocher en y pratiquant une profonde entaille.

— Vous voyez, dit-il en finissant sa démonstration, que je possède un calendrier infaillible. Maintenant, jeune homme, asseyez-vons, et écoutez si vous voulez savoir ce que j’ai à vous dire. Vous connaîtrez mon histoire, elle se lie par plus d’un point à celle de votre famille qui est un peu la mienne, car une parenté éloignée nous unit.

— Parlez, noble vieillard, je vous écoute.

Le solitaire commença :

— Je naquis vers le milieu du siècle dernier dans ce même comté de Cork. L’Irlande déchirée, épuisée par ses longues résistances à l’oppression anglaise, agonisait sous le joug implacable du vainqueur qui punissait ses tentatives de révoltes par un redoublement d’intolérance et de cruauté et voulait lui arracher la vie ou la foi. Malgré les stipulations du traité de Limerick (1691) qui garantissait aux Irlandais la liberté de conscience, la persécution religieuse n’en avait pas moins continué, les biens des catholiques étaient confisqués et donnés aux Anglais protestants.

« Le parlement irlandais, composé en majorité de partisans de la maison d’Orange, loin de protéger l’Irlande à l’égard du parlement anglais et de servir de contrepoids à la tyrannie que celui-ci exerçait sur le pays, prit part à la confection de ces lois flétries par l’histoire.

« Les membres du clergé avaient été exilés en masse et ne pouvaient rentrer sous peine de mort ; une prime de cinq livres sterling était offerte à celui qui révélerait le lieu on se cachait un évêque, un prêtre ou un moine.

« Des lois aussi barbares étaient édictées contre les particuliers, opprimant toutes leurs libertés. Les parents ne pouvant placer leurs enfants que dans des écoles protestantes et n’ayant pas le droit de les faire instruire chez eux, ni de les envoyer à l’étranger, étaient forcés de les laisser dans une ignorance absolue. D’ailleurs, les emplois publics et les professions libérales étant interdites aux catholiques, ainsi que le commerce et l’industrie, l’instruction devenait moins nécessaire. L’Irlandais n’avait aucun droit civil, pas même celui d’acquérir ; sa liberté de père de famille ne lui était pas conservée, il ne pouvait être le tuteur de ses enfants, ni disposer de son bien et si un de ses fils, l’aîné surtout, se faisait protestant, il n’était plus que le fermier de ce fils et ne pouvait tester en faveur de ses autres enfants restés fidèles. L’Irlandais était donc réduit à devenir manœuvre ou tenancier de ses nouveaux maîtres.

« Telle était la position de mes parents qui avaient conservé précieusement leur foi.

« — La vie est courte, répétait souvent mon père, et l’éternité ne finira pas ; souffrons donc avec patience nos maux présents, Dieu récompensera notre constance.

« Il est mort martyr de ses convictions religieuses et patriotiques, que sa mémoire soit bénie ! »

Le solitaire s’arrêta un moment pour dominer l’émotion qui s’emparait de lui à ce souvenir, puis il reprit.

« J’avais une dizaine d’années quand un nouveau malheur s’abattit sur les pauvres paysans de notre contrée. Les grands propriétaires, voulant se créer des revenus plus considérables, commencèrent à convertir en prairie leurs terres labourables et à enclore les pâturages communs pour faire l’élevage des bestiaux. Cette mesure eut pour conséquence l’expulsion d’une foule de petits fermiers, la ruine de beaucoup de familles pauvres et la cessation de travail pour les journaliers qui étaient presque tous Irlandais et catholiques. Les laboureurs congédiés et ceux qui croyaient avoir autant de droits que le seigneur sur ces pâturages, qui de temps immémorial avaient appartenus à tout le monde, se réunirent en bandes menaçantes, s’armèrent et parcoururent la campagne brisant les clôtures, incendiant les fermes riches et rançonnant les protestants. Ils formèrent la terrible association des White-Boys (Société des Enfants blancs, ainsi nommés à cause de la souquenille blanche qu’ils portaient tous en signe de ralliement.)

« Cette association se fortifia avec le temps et devint le noyau d’un grand parti insurrectionnel. Vainement le gouvernement essaya de le disperser par les voies légales, personne n’osait déposer contre les accusés, tant la terreur qu’ils exerçaient était grande ; ceux-là même qu’ils avaient pillés n’osaient reconnaître aucun de ceux dont ils avaient à se plaindre.

« Mon père fut un des évincés, il refusa de prendre rang parmi les révoltés et eut mille difficultés à trouver une ferme où il nous fut possible de ne pas mourir de faim.

« Vous connaissez, comme moi, les événements douloureux de notre histoire nationale, je ne parlerai donc que des faits où j’ai été mêlé.

« Votre grand-père était un neveu de mon père ; resté orphelin de bonne heure mes parents l’avaient recueilli, ils l’élevèrent comme un de leurs enfants, réchauffant dans leur sein un serpent qui devait payer leurs bienfaits d’une noire ingratitude.

« Je suis fâché de vous parler en ces termes de votre aïeul, la vérité me fait un devoir de le juger ainsi.

« Une rivalité de jeunesse mit entre nous la désunion, James Pody ne me pardonna jamais de lui avoir été préféré. »

William fit un mouvement qui n’échappa pas au vieillard.

— Mon ami, reprit celui-ci, ne vous laissez pas aller à des sentiments de rancune, ni de haine ; vous ne pouvez mesurer l’abîme où tombe un homme qui ne sait pas imposer un frein à ses passions.

« Vous avez entendu parler de la terrible insurrection de 1798 dont le souvenir demeure comme une plaie encore saignante dans le long martyrologe de l’Irlande, je pris une part active à ce dernier effort de notre pays pour ressaisir son indépendance.

« L’appui de la France qui avait toujours montré une vive sympathie à nos malheurs, encouragea la révolte ; mais une épouvantable tempête empêcha l’approche de nos côtes au corps du général Hoche et l’obligea à retrouver en toute hâte en France. La lenteur que mit le Directoire à préparer une seconde expédition donna à l’Angleterre le temps de travailler à la ruine du parti irlandais ; suivant son habitude elle employa la corruption et réussit à s’emparer des plans et des chefs de l’association.

« L’Angleterre qui tenait en mains les fils de la conspiration eût pu l’étouffer de suite, elle n’en fit rien ; elle redoubla seulement l’atrocité des châtiments, afin de pousser à bout les Irlandais et de les faucher en masse sur le champ de bataille.

« Une nuit les paysans arrachèrent les gouttières des maisons pour les convertir en balles et coupèrent dans la forêt des manches de piques dont ils s’armèrent après les avoir ferrées ; trois ou quatre mille d’entre eux se portèrent à l’improviste sur Dublin et tentèrent de s’emparer de la ville où les prisons regorgeaient de prisonniers. J’étais du nombre des insurgés, James Pody aussi.

« Nous ne pûmes pénétrer dans la ville et nous dûmes nous borner à la bloquer et à intercepter ses communications avec les provinces du sud en occupant tout le pays entre Dublin et les montagnes de Wiclow, contrée où les populations des campagnes, vouées à la plus grande misère, secondaient les efforts des insurgés. Un engagement eut lieu entre les Irlandais et les Anglais sur la colline de Tara, les patriotes firent des prodiges de valeur et, si leurs chefs morts ou emprisonnés avaient été là pour les diriger, cette journée eût pu être désastreuse aux armes anglaises.

« Mais nous manquions d’artillerie et notre organisation était défectueuse. Encore une fois l’insurrection fut étouffée ; les débris des bandes armées opérèrent isolément et sans succès. La division se mit dans nos rangs et la trahison acheva le reste.

« Tout à coup on apprit qu’une expédition française était débarquée dans le comté de Mayo et s’était emparée de la petite ville de Killala ; si ce secours était venu quelques mois plutôt, l’Irlande entière eût pris les armes, mais à l’époque où vint le général Humbert, le peuple irlandais était tombé dans la torpeur du désespoir.

« Le général essaya vainement de soulever le pays et d’appeler les habitants aux armes, leur promettant la protection de la France, très peu d’Irlandais se joignirent à lui.

« Résolu à combattre jusqu’à la fin pour mon pays, j’eus l’honneur de faire partie, avec mon fils aîné alors âgé de vingt ans, de ce corps héroïque qui, s’il ne put rien pour l’Irlande, donna un nouvel éclat à la vieille renommée de la bravoure française.

« Le général Humbert, voyant qu’il n’avait à compter que sur lui-même, prit vaillamment son parti ; laissant à Killala une petite garnison, il s’avança avec onze cents hommes vers le sud où il espérait que sa présence serait de signal d’une nouvelle insurrection.

« À Castlebar, il rencontra le général Lake qui, à la tête de quatre mille hommes, lui barra le passage. Les Français attaquèrent avec une telle impétuosité qu’ils culbutèrent les Anglais du premier choc, leur tuèrent huit cents hommes et s’emparèrent de dix pièces de canon.

« Pendant la nuit qui suivit ce brillant fait d’armes, des feux furent allumés sur toutes les hauteurs, donnant le signal de l’insurrection aux habitants des environs, mais rien ne pouvait plus ranimer l’ardeur des habitants découragés.

« Humbert continua sa marche sur Dublin afin de rallier quelques bandes d’Irlandais qui guerroyaient encore dans cette partie de l’île. Prévenu qu’un corps de trente mille hommes s’avançait vers lui pour l’envelopper, le général ne se laissa pas intimider et, manœuvrant avec une habileté consommée, il réussit pendant longtemps, tout en gagnant du terrain, à empêcher les différents corps d’armée d’opérer leur jonction ; mais la lutte était trop inégale pour pouvoir se prolonger. Humbert rencontra, en effet, une armée de trente mille hommes près de Bellinamuch ; elle était commandée par le vice-roi d’Irlande, lord Cornwalis ; le général français eut l’audace d’accepter le combat et imposa tellement aux Anglais, par ses dispositions et la contenance de sa troupe, qu’il obtint pour lui et ses huit cent quarante-quatre hommes une capitulation honorable.

« Si l’insurrection d’Irlande avait été commandée par un général de cette valeur, la face des choses eût sans doute été changée.

« Quand le Parlement apprit cet événement, sans exemple peut-être dans les fastes militaires, ce fut un concert de plaintes et d’accusations contre l’inhabileté du vice-roi qui avait non seulement laissé une poignée de Français parcourir le pays en vainqueurs, mais n’avait pas su les écraser avec des forces trente fois supérieures.

« Lord Cornwalis avait refusé de comprendre les Irlandais dans la capitulation ; ils durent se replier sur Killala, mais la ville fût prise par les troupes anglaise et les Irlandais qui ne purent se réfugier dans les forêts ou dans les cavernes furent pendus ou fusillés.

« Je retrouvai alors James Pody dont j’avais été séparé pendant de longues années, notre malheur commun nous rapprocha.

« Après la capitulation du général Humbert, j’avais fui avec mon fils à travers les comtés du sud, voulant me rapprocher de ma famille dont le sort, en ces temps de guerres civiles, ne cessait de m’inquiéter.

« Un désolant spectacle m’attendait sur ce point. Du village où j’étais né, où j’avais laissé mon vieux père, ma femme et mes enfants, il ne restait plus qu’un monceau de cendres, des moissons foulées par les chevaux des vainqueurs, des ruines partout.

« Un jeune pâtre qui gardait ses moutons sur la colline déserte me dit tristement :

« — Vous cherchez le village de Ceath, regardez, voilà ce qu’en ont fait les infâmes Anglais.

« — Mais les habitants, murmurai-je haletant d’angoisse.

« — Leur sang a rougi les flancs des coteaux, leurs cris d’horreur retentissent encore la nuit dans la vallée ; les vainqueurs n’ont épargné ni les outrages, ni les supplices, ils ont juré l’extermination de notre race.

« — Quelques familles n’ont-elles pas échappé au massacre ? demandai-je espérant encore.

« — S’il en est qui ont pu fuir, et j’en doute, elles auront péri de misère et de faim.

« Je restai anéanti dans mon désespoir, maudissant nos maîtres féroces, regrettant que la mort m’eût épargné. Mon fils, qui restait seul de toute ma famille, me ranima par ses soins et son dévouement ; son affection me donna le courage de vivre. James Pody nous avait suivis, je ne me souvenais plus de sa conduite passée, je le traitais comme un ancien ami.

« Notre existence était très précaire, nous étions poursuivis par des bandes anglaises qui arrêtaient tous les insurgés et les mettaient à mort sans jugement. Traqués ainsi nous devions tôt ou tard tomber aux mains de nos persécuteurs.

« Un jour nous arriva la nouvelle de l’approche des Anglais, nous prîmes la fuite et nous nous réfugiâmes, avec beaucoup d’autres Irlandais, dans un bois situé au bas d’une montagne. James Pody avait disparu, nous ne savions ce qu’il était devenu.

« Les Anglais ignoraient le point où nous étions cachés et ils allaient passer sans s’occuper de nous, quand la trahison livra notre retraite. Nous fûmes tout à coup enveloppés d’un cordon de troupes ; pour abréger leur besogne, les soldats mirent le feu aux quatre coins du bois. Un long cri d’horreur se fit entendre ; les uns mouraient asphyxiés et brûlés au milieu d’atroces douleurs, les autres affolés se précipitaient au dehors et tombaient sur les baïonnettes anglaises.

« — Nous n’avons plus qu’à mourir, dis-je à mon fils, mieux vaut que ce soit en vendant chèrement notre vie. Nous avions des pistolets, nous nous élançâmes vers la lisière du bois. Cet endroit était moins bien gardé, nous réussîmes à faire une trouée ; mais d’autres soldats s’emparèrent de nous et nous conduisirent devant l’officier qui commandait le détachement ; il y avait là quelques prisonniers.

« Nous étions dix ; on nous interrogea sommairement, nous fûmes condamnés à mort. Deux gibets furent dressés, et, à genoux sur le sol, nous nous préparâmes à quitter la vie.

« On désigna d’abord mon fils, j’aurais voulu mourir avec lui, mais je fus obligé d’être témoin d’un aussi horrible spectacle.

« Je le vois toujours, et tant qu’il restera en moi une étincelle de vie, cette scène sera présente à ma mémoire.

« Je baisai en pleurant la jolie tête blonde de mon fils bien-aimé, on l’arracha de mes bras et on passa à son cou le nœud fatal ; je fermai les yeux afin de ne pas assister à son agonie. Mais qu’était-ce donc ! la corde s’abaissa tout à coup, mon fils respirait encore : je laissa échapper un cri de joie. Hélas ! ce n’était qu’un raffinement de cruauté.

« Le bourreau trancha la tête des infortunées victimes ; les corps, après avoir été mutilés par la soldatesque, furent jetés à la rivière ; je vis la belle et chère tête de mon fils clouée à un tronc d’arbre. »

Le vieillard s’arrêta, des larmes coulaient de ses yeux sur ses joues pâles ; William Pody frissonnait d’horreur.

« J’allais subir le même sort, heureux de rejoindre mon fils, quand soudain une voix forte s’écria :

« — Arrêtez !

« Je relevai la tête. Un officier anglais s’avança vers moi et dit aux soldats qui m’avaient saisi :

« — Rendez la liberté à cet homme, il m’a épargné la vie, je ne veux pas qu’il meure.

« En effet, quelques mois plus tôt je l’avais empêché d’être massacré par des insurgés.

« — Merci, monsieur, lui dis-je ; votre générosité me prouve qu’il y a des hommes de cœur dans tous les partis ; mais voyez, ils ont tué mon fils, ma famille entière a déjà été massacrée, la mort sera une délivrance, laissez-moi mourir.

« — Je suis venu trop tard pour sauver votre fils, je le regrette, dit-il, mais je m’oppose à votre exécution. Tenez, voici un sauf-conduit signé de moi, il vous mettra à l’abri de tout danger.

« — Monsieur, dis-je encore, nous avons été trahis, quel est le traître ?

« Une idée étrange s’était emparée de mon esprit.

« — Le voilà, dit l’officier en désignant un homme qui essayait de se dissimuler derrière les soldats.

« Je regardai, c’était James Pody. Pour avoir la vie sauve et une somme d’argent, il avait livré ses frères !

« — Ah ! m’écriai-je, c’est toi, James ! toi, recueilli et élevé par mes parents avec tant de soins, tu reconnais ces bienfaits en vouant à la mort mon dernier enfant ! James Pody, sois maudit ! Que la colère de Dieu vivant tombe sur ta tête, que ta vie ne soit qu’un long déchirement ! Puisses-tu souffrir un jour le supplice que j’ai enduré par ta faute ! Que le sang de mon fils crie vengeance contre toi. James, James, sois mille fois maudit !

« — C’est un lâche, dit l’officier anglais qui m’avait sauvé.

« Je m’éloignai, emportant la tête de mon fils qu’on m’avait rendue et que j’ensevelis avec respect au pied d’un arbre. Après avoir longtemps pleuré, je me relevai vieilli de dix ans ; j’allai au hasard, mendiant sur ma route, et j’atteignis ces montagnes, où je me fixai pour finir mes jours.

« — J’ai terminé le long récit des douleurs de ma vie ; la grotte où nous sommes a été témoin de mon affreux désespoir, de mes pensées de vengeance. Enfin la grâce divine a touché mon âme. Mes larmes sont devenues moins amères, j’ai cessé de gémir sur mes malheurs pour pleurer sur mes fautes et mes sentiments coupables. Dieu est le maître du cœur de l’homme. Il peut le broyer sous l’étreinte de la souffrance ; soumis à sa volonté sainte nous devons l’accepter sans murmurer, la révolte aigrit notre âme et n’amoindrit pas notre épreuve. Surtout ne faut-il jamais nourrir de haine contre celui qui a été l’instrument de nos maux ; rien n’arrive que par l’ordre de Dieu et Il se réserve de châtier lui-même le coupable.

« Le jour où j’ai compris cette sublime doctrine du pardon chrétien, le calme est rentré dans mon âme, les consolations de la grâce ont adouci ma vie. Le feu de l’amour divin a consumé jusqu’au dernier vestige de tout sentiment humain ; mon âme, détachée de la terre, attendait pour sa délivrance d’avoir pu prononcer sur la tête du descendant de celui qui tua mon fils, le pardon que je lui ai accordé à lui-même depuis longtemps. »

Le vieillard s’était levé, sa haute taille se redressa, son regard étant brillant, une auréole de sainteté illuminait le front majestueux du noble centenaire ; il étendit la main vers le jeune homme qui était tombé à genoux.

— William Pody, petit-fils de James Pody, je remercie le Seigneur de t’avoir conduit ici. Que Dieu relève de dessus ta tête le glaive de la justice. Celui qui n’a plus de nom parmi les hommes pardonne et te bénit.

Les faibles rayons qui s’échappaient du foyer éclairaient cette scène pleine de grandeur. Le jeune homme prosterné ne pouvait retenir ses larmes ; les malheurs et surtout la magnanimité du vieillard l’avaient profondément ému ; puis un remords s’éveillait dans son âme ; lui aussi se disposait à commettre une mauvaise action ; le sang de la trahison coulait dans ses veines. La rencontre du solitaire venait l’arrêter sur cette voie ; la bénédiction de la noble victime était une grande grâce pour William ; se montrerait-il sourd à cet avertissement du ciel ? Un cœur jeune est rarement dépourvu de bons élans, William Pody se releva plus calme, résolu de ne pas céder aux suggestions de la jalousie qui l’avaient déjà si fatalement entraîné.

— Rien ne vous retient plus maintenant, mon fils, reprit le vieillard, je vais vous conduire à l’entrée de la montagne. Quoi que vous soyez venu faire ici, j’espère que vous ne me quittez pas avec de mauvais desseins ?

— Non, mon noble et vénérable ami, je vous le jure. Votre parole a été pour mon âme la rosée du ciel, il me semble que je suis devenu meilleur.

Le vieillard prit sa lanterne et précéda William dans les sentiers où, sans lui, il se fût de nouveau perdu.

Ils atteignirent enfin l’entrée du défilé, le solitaire s’arrêta et dit au jeune homme :

— Vous arriverez maintenant sans difficulté.

— Merci, dit William, je n’oublierai jamais ma rencontre d’aujourd’hui.

— Allez, mon fils, que la force de Dieu vous soutienne, marchez toujours dans le droit chemin de l’honneur et tenez-vous en garde contre la violence de vos passions.

Le vieillard s’éloigna lentement, William écoutait le bruit de ses pas avec une religieuse émotion, il regardait sa grande taille majestueuse, ses longs cheveux blancs, sa démarche si noble ; quand le solitaire eut disparu, il revint vers le village avec des sentiments tout différents de ceux qui l’avaient guidé d’abord.

— Non, murmurait-il, je ne dirai rien, quoi qu’il arrive je ne trahirai pas. Colette, ingrate créature, tu me ferais devenir mauvais ! Je suis ton fiancé cependant, tu en aimes un autre et la vie de cet homme est entre mes mains !

À cette pensée l’âme de William se remplissait de sentiments tumultueux, mais l’influence du saint vieillard l’emporta cette fois. Il arriva chez lui assez tard et, dès le point du jour, voulant se soustraire à toute tentation, il partit pour Cork.




XI

UNE VAILLANTE EXPÉDITION


Le lendemain, au point du jour, les constables envahirent la montagne. La neige avait cessé de tomber, un vent vif et piquant soufflant en rafales, l’enlevait en tourbillons, le sol était glissant.

— Quel temps abominable pour une semblable excursion ! fit un des hommes.

— Oui, ce n’est pas une partie de plaisir, répondit un camarade.

— Pardieu ! les amis, ceux qui nous tomberont sous la main paieront tous nos désagréments.

— Doucement, mon cher, nous ne les tenons pas ; les bandits sont de fiers coquins, ils nous ont filé bien des fois entre les doigts.

— Ils ne m’échapperont pas, reprit le brigadier qui commandait le détachement. Je ne leur ai point encore donné la chasse, on verra ! J’ai débuté dans le comté de Connaugt, pays de brigandage s’il en fut. En ai-je fait débucher de ce gibier-là ! Parlotte, plus d’un me doit la corde qui l’a pendu !

— Ah ! ah ! John Macly est un fier luron, on le sait, dit un constable, c’est plaisir de marcher sous ses ordres. Par ma foi, quand je me déplace, je n’aime pas que ce soit pour rien.

— En avant, les amis, reprit John Macly, au retour il y aura bonne récompense. Par ce temps, nous saisirons les renards dans leur tanière.

— À moins qu’ils n’aient été prévenus.

— C’est impossible, l’expédition a été tenue secrète. Est-ce que par hasard l’un de vous aurait parlé ?

Tous protestèrent de leur discrétion. Patrick, le bavard de la veille, fut un des plus ardents à affirmer son silence.

— Patrick, reprit le brigadier, tu es un peu ivrogne, soit dit sans te fâcher, et quand tu as bu, tu causes volontiers.

— Je ne mérite pas ce reproche, répliqua celui-ci ; j’ai été muet comme un poisson, je défie qu’on puisse prouver le contraire.

— Au surplus, reprit Macly, qui aurait pu les avertir ?

— Leurs espions, dit un des hommes.

— Voilà les premiers sur qui il eût fallu mettre la main.

— C’est ce que j’ai eu l’honneur de dire à mes supérieurs, reprit un constable.

— Avez-vous des soupçons sur quelqu’un ?

— Il y a d’abord la cabane de la vieille Jane Mully, qui est souvent fréquentée par les bandits. Jack est toujours flânant par là.

— Vous pensez qu’ils reçoivent des secours pour leur bons offices aux contrebandiers ?

— J’en suis convaincu.

— Nous leur ferons une visite, j’ai des ordres qui les concernent. Est-ce tout ?

— Il y a aussi, mon brigadier… je ne voudrais pas porter un jugement incertain, pourtant, j’ai idée qu’il y a à Grenish une autre personne qui a ses raisons pour s’intéresser aux rebelles.

— Qui donc, mon brave ?

— Colette Buckly.

— Une belle fille, ma foi ! interrompit le brigadier en frisant sa moustache ; une fort jolie personne, même !

— Je ne dis pas le contraire, mais je n’en suis pas moins sûr qu’elle a aidé à l’évasion de Tomy Podgey.

— La belle Colette a le cœur sensible, ricana John Macly.

— Très sensible, je l’affirme.

— Ah ça ! vieux dur à cuire ; tu as l’air d’en tenir contre la belle, est-ce que tu aurais été mal reçu ?

— Sauf votre respect, mon brigadier, vous me blessez subséquemment. Je suis un homme rangé, un père de famille, un digne constable.

— La dignité des constables consiste à saisir les coquins, rien de plus ; en dehors du service, corbleu ! on a le droit de ne pas être plus farouche que d’autres, pas vrai, les amis ?

— Pardieu ! répliquèrent les constables.

— Wilson ne pardonne pas à Colette de l’avoir gracieusement emprisonné dans les mailles d’un filet, dit un camarade.

— Vraiment ! reprit John Macly en éclatant de rire, c’est là une jolie aventure. Wilson, la charmante Colette aurait-elle voulu t’apprivoiser ?

— Pading peut rire à son aise, fit le constable d’un ton bourru, que ne parle-t-il aussi de la balle qu’il a reçue pour avoir essayé de faire le galant cavalier.

— Diable ! Colette est donc terrible !

— Elle avait un défenseur dans le taillis, Tomy Podgey.

— Ah ! je commence à comprendre. Ma parole ! je ne ferai pas un crime à une jeune fille d’avoir sauvé son défenseur.

— Si elle n’avait pas été en relation avec les bandits, elle n’eût pas pu monter ce coup de main qui a été une honte pour les constables de Greenish.

— Allons, mon brave, les constables ont accompli assez d’exploits pour qu’on ne leur parle pas de leur honte ; nous aurons notre revanche et d’abord vous savez que celui qui s’emparera de Gaspard, le fameux brigand, touchera cinq livres sterling.

L’appât d’une forte récompense et l’amour-propre du métier stimulaient les constables ; malgré les difficultés du terrain, la glace, le froid intense, ils fouillèrent très avant la montagne, ils rencontrèrent quelques cabanes désertes, mais aucune trace d’habitants.

— Nous sommes floués, on les a prévenus, j’en étais sûr, fit Wilson.

— Morbleu ! s’écria le brigadier, je n’en aurai pas le démenti, je les trouverai ! Mais pour un temps raisonnable, tous les enfoncements des rochers sont encombrés de neige, on ne peut avancer davantage sous peine de disparaître dans ces fondrières.

Une même rage animait tous ces hommes, ils se sentaient humiliés de rentrer au village où les rires et les quolibets ne leur manqueraient pas.

Depuis quatre heures, ils exploraient tous les sentiers, cherchant sous la neige à découvrir les grottes qui pouvaient donner accès à des retraites souterraines mais le blanc linceul qui couvrait la terre et les rochers ne permettait de rien distinguer.

Les constables épuisés, affamés, exaspérés, se décidèrent à battre en retraite.

— Il ne sera pas dit que nous serons venus pour rien ; la vieille sorcière et son serpent de fils paieront notre course inutile, fit John Macly.

La petite troupe se dirigea vers la cabane de Jane qui ayant mis en lieu sûr ses marchandises prohibées, ne s’effraya pas de la visite de la police ; elle y était habituée. Jack comprit que les constables n’avaient rien trouvé dans la montagne, il s’en réjouit.

Les militaires envahirent la cabane et se jetèrent sur la fougère, comme des hommes harassés.

— Ah ça, la vieille, dit le brigadier, attise ton feu, car nous n’avons pas chaud, malgré cinq heures d’un dur exercice. Tu vas aussi nous servir du whiskey. Il n’a pas payé les droits, mais c’est égal, il n’en sera pas moins bon. Allons, ne me fais pas répéter.

— Monsieur, on vous a trompé ; je suis une pauvre femme, je n’ai pas le moyen de me procurer une liqueur chère.

— Bah ! tes amis de la montagne t’en fournissent abondamment. Obéis de bon gré et vite, car nous avons besoin d’être réconfortés.

— Je le voudrais bien, mais je n’ai qu’un pot de petite bière que j’ai brassée moi-même.

— Allons, les amis, dit John, à vous de découvrir la cachette.

La vieille femme resta impassible.

Les constables fouillèrent la cabane en tous sens, ils ne trouvèrent rien ; avisant au dehors un tas de tourbe assez considérable, ils eurent la fâcheuse idée d’aller creuser en cet endroit et mirent à découvert un petit baril de whiskey.

— Bravo ! fit le brigadier, une double ration à celui qui a eu l’adresse de dénicher le trésor. Pardieu ! ma bonne femme, c’est pour tenir ta liqueur au frais que tu la renfermes si soigneusement ?

Le baril fut ouvert et les constables, se plaçant à l’entour, s’abreuvèrent à longs traits ; la fumée de l’ivresse troublait déjà plus d’un cerveau, les rires, les chants, les plaisanteries grossières se croisaient, l’orgie était complète.

La vieille femme et son fils regardaient les militaires avec crainte, ils redoutaient de subir le contre-coup de leur humeur, rendue plus farouche encore par la boisson.

Quand le whiskey fut épuisé jusqu’à la dernière goutte, les constables laissèrent échapper un grognement de désappointement.

— Tu n’en a plus d’autre, la vieille, demandèrent-ils.

— Non, vous m’avez tout pris.

— N’avons-nous pas le droit de nous emparer d’une marchandise venue en fraude ?

— J’avais payé la taxe, gémit la pauvre femme.

— Tais-toi, sempiternelle pleurnicheuse. Voici le moment de s’occuper de tes affaires, reprit John Macly qui avait conservé son sang-froid, j’ai un ordre qui te concerne.

Il tira un papier de sa poche.

— Comme tu ne sais pas lire, je vais te dire ce qu’il contient. Tu es accusée de fraude et de connivence avec les bandits de la montagne, ton fils est un espion à leur service. Sa Seigneurie ne peut conserver sur le sol qui lui appartient des personnes hostiles et dangereuses pour la paix publique. Elle vous signifie de quitter à l’instant cette demeure, où sa bienveillance vous avait permis de résider jusqu’à ce jour.

La pauvre femme regardait d’un air hébété, ne pouvant croire à la possibilité d’un acte si monstrueux. En quoi elle et son enfant pouvaient-ils être un embarras pour le puissant landlord, un danger pour la paix publique !

— As-tu compris ? fit le brigadier. Dehors, vieille sorcière et vite, sinon nous allons t’aider joliment.

L’infortunée vit bien que ce n’était point une vaine menace échappée à un moment d’ivresse ; les constables agissaient en vertu d’un ordre signé des deux juges de paix du pays. Elle tomba aux pieds du brigadier, protestant de son innocence et de son dévouement au landlord.

Jack était au désespoir.

— Monsieur, tuez-moi, disait-il, mais ayez pitié de ma mère ; elle est vieille et infirme, elle se traîne péniblement, elle mourra si elle est sans asile par ce froid rigoureux. Nous n’avons rien fait à Sa Seigneurie. Grâce, au nom de ce que vous avez de plus sacré.

— Tu parles bien, jeune coq, tu aurais besoin qu’on te raccourcisse le filet, mais je n’ai pas d’ordre pour cela. Allons qu’on en finisse ! Camarades, exécutez mon commandement.

Un hourrah frénétique se fit entendre.

— Qu’est-ce cela ? demanda sévèrement Jack Macly.

— Brigadier, c’est un gallon de whiskey qu’on vient découvrir.

— La vieille nous avait affirmé qu’il n’en restait plus, vous n’êtes pas ici pour vous enivrer. Je défends qu’on touche à ce gallon avant que la besogne ne soit terminée.

Les constables, aiguillonnés par ces mots, se levèrent tous à la fois.

— Allons, allons, la vieille, détale au plus vite et toi aussi, marmaillon !

— Je ne sortirai pas, s’écria la pauvre Jane, je préfère mourir que d’être jetée dehors comme un chien.

— Un chien ou une damnée papiste, c’est tout un ; on ne doit pas plus de ménagement à un suppôt de Rome qu’à un chien galeux.

— Tuez-moi donc car je ne m’en irai pas, criait la pauvre femme se cramponnant à la table qu’elle entraîna.

Les verres et les pots se brisèrent, le gallon projeté brusquement sur le sol se rompit et le whiskey coula en entier.

— Maudite sorcière, rugirent les constables furieux à la vue de la liqueur qui leur échappait. Tu nous le paieras, oui, tu nous le paieras.

Ils étaient tous à peu près ivres, ce qui ajoutait à leur brutalité naturelle.

Les misérables s’acharnèrent sur la malheureuse femme, la poussant à coups de pieds et de poings, malgré les efforts de Jack, et l’entraînant dehors ils la jetèrent blessée, presque inanimée, sur un monceau de glace à vingt-cinq pas de la cabane.

Jack s’était élancé près de sa mère, il essayait de la soulever, il l’appelait, il la couvrait de baisers ; l’infortunée ne répondait que par un faible gémissement.

Pendant ce temps, les soudards étaient rentrés dans la cabane pour essayer de disputer au sol, qui l’absorbait, un reste de liqueur ; ils s’abreuvaient comme de véritables brutes.

Le brigadier enleva au foyer plusieurs mottes de tourbe enflammée et les lança sur la fougère qui fit entendre un vif grésillement, accompagné d’une épaisse fumée.

— Ça chauffe, crièrent les constables en se relevant, sortons, les amis. Ah ! ah ! voilà une expédition qui aurait pu être moins agréable !

La flamme s’éleva du toit de chaume, Jack et sa mère poussèrent un cri, leur cabane n’était plus qu’un brasier.

Les constables chancelants, hébétés par l’ivresse, riaient, chantaient et dansaient autour du feu en prononçant des imprécations et des blasphèmes ; l’un d’eux, plus enragé que les autres, insultait les infortunés et disait :

— Votre bon Dieu, protecteur de la veuve et de l’orphelin, vous la rendra, braves gens ; si la foi transporte des montagnes, elle peut bien aussi relever les maisons.

— Ah ! ah ! ah ! ricanaient les camarades, on voit bien que tu as été un papiste dans le temps, tu n’as pas oublié les leçons des prêtres.

— Moi, fit l’apostat avec un effroyable juron, si j’avais un prêtre ici, je lui plongerais la tête dans la fournaise, on verrait si les anges viendraient l’en délivrer. Ah ! ah ! je voudrais bien voir cela.

En disant ces mots, il simula le mouvement qu’il ferait faire à sa victime ; son pied glissa sur le sol glacé et son élan le jeta la tête la première dans le brasier. Quand on l’en retira, sa tête était déjà calcinée.

Devant cette manifestation de la colère divine, les soudards s’arrêtèrent frappés de terreur ; ils cessèrent leurs chants et leurs cris et, prenant le cadavre de leur camarade, ils s’éloignèrent sans jeter un regard de pitié à la malheureuse qui agonisait sur la glace.

La pauvre femme blessée ne pouvait bouger et ses membres s’engourdissaient rapidement. Jack, au désespoir, ne savait quel parti prendre. Aller demander du secours au village, il n’en avait pas le temps, c’était trop loin et sa mère s’affaiblissait de plus en plus.

— Jack, mon enfant, dit-elle, je vais mourir, j’aurais bien voulu voir un prêtre, je ne le puis pas, que le bon Dieu prenne pitié de moi ; je pardonne à mes bourreaux comme Il a pardonné lui-même ; je te bénis, mon fils bien-aimé, que la Providence prenne soin de toi.

Le jeune garçon la serrait dans ses bras, essayait de la ranimer par sa tendresse, mais la vie de la pauvre femme était brisée, Jack bientôt poussa un cri déchirant et s’affaissa sur le corps inanimé de sa mère.




XII

LES BANDITS


Quinze jours plus tard les cottages de la montagne étaient de nouveau occupés et des coups de feu annonçaient que les proscrits se livraient à la chasse, leur passe-temps favori.

Le lac dormait encore sous sa couche de glace, la neige blanchissait les coteaux abruptes, le vent du nord sifflait d’une façon lugubre dans les gorges profondes, on eût dit les gémissements des âmes en peine ; mais un ciel pur éclairait la campagne, les rayons du soleil souriaient parmi les buissons de houx et de pruniers sauvages.

À l’heure où les proscrits se réunissaient pour le repas du soir, on vit entrer un jeune garçon pâle, déguenillé, le visage empreint d’une morne tristesse ; ses yeux gonflés par les larmes avaient une expression de désolation navrante.

— Jack, dirent les montagnards, as-tu été malade ?

L’enfant, d’une voix brisée, fit le récit de ce qui s’était passé dans sa chaumière, il ajouta au milieu de ses sanglots :

— Je suis venu, car je n’ai plus rien à faire parmi ces méchants qui ont tué ma bonne mère. M. le curé m’a dit qu’il fallait pardonner aux bourreaux de ma mère ; mais non, continua-t-il en serrant ses deux mains sur son cœur, non, je ne puis pas. Je me suis échappé et je viens vous dire : ils ont fait mourir ma mère, vengez-la.

— Nous la vengerons, répliqua le chef d’une voix forte.

Tous les montagnards, debout, levèrent la main vers le ciel et s’écrièrent :

— Oui, nous la vengerons, nous en faisons le serment.

— Qui parle de vengeance ? fit tout à coup une voix d’un timbre étrange ; qui veut usurper le droit de Dieu puissant ?

— C’est le solitaire, murmurèrent les proscrits avec un sentiment de crainte et de respect.

Le vénérable centenaire fixait son regard profond sur le visage de ces hommes farouches.

— Mon fils, dit-il en s’adressant au chef, à quel titre t’arroges-tu le droit de justice et de représailles ? Tu veux répondre au crime par le crime ; tu flétris ton ennemi et tu imites sa conduite ! Le jour où tu rendras compte de tes actions au Seigneur, Il te dira : tu as tiré vengeance de ceux qui t’ont offensé, je ne te dois aucune réparation.

Jack, continua le vieillard, n’écoute pas ces voix dangereuses de la haine qui remplissent ton âme ; pleure, mon enfant, et prie, c’est la seule arme du chrétien ; ta mère a pardonné, détruiras-tu le mérite de son sacrifice ? Laisse à Dieu le soin de châtier le mal : tôt ou tard, l’heure du méchant viendra.

— Vraiment, fit Gaspard avec une certaine brusquerie, nos adversaires ont trop beau jeu contre nous, disciples d’une religion qui nous ordonne de tout supporter en silence ; ils peuvent nous opprimer, nous massacrer et, courbant la tête sous la hache du bourreau, nous devons dire : que la volonté de Dieu soit faite, et leur pardonner du fond du cœur. Non, morbleu ! ce ne sera pas ; ces maîtres exercés compteront avec moi, je rendrai assassinat pour assassinat, incendie pour incendie, et s’il était en mon pouvoir d’anéantir jusqu’au dernier des Anglais, je le ferais avec joie ; j’entasserais leurs cadavres dans les plaines où gisent les ossements pulvérisés de nos ancêtres et les oiseaux de proit dévoreraient leurs chairs ! Je voudrais voir en flammes leurs châteaux, leurs forêts, les parcs spacieux où s’épanouit un luxe insolent qui outrage la misère de leurs victimes ; je voudrais entendre leurs rugissements de douleur, repaître mes yeux du spectacle de leur agonie et, dans le délire de ma joie, je dirai : Ma patrie, tu es vengée ; mon père et ma mère massacrés, vous êtes vengés ; ma femme, mon fils, vous êtes vengés ; vous tous qui gémissez et qui souffrez, vous êtes vengés ! Voilà la justice, voilà la réparation, voilà le triomphe !

Le visage du bandit avait pris une expression féroce, ses yeux étincelaient, l’écume bordait ses lèvres, son poing crispé menaçait dans le vide, il était effrayant à voir.

— Horreur ! s’écria le vieillard en redressant sa haute taille. Mes enfants, je vous adjure, au nom de Dieu, de bannir de votre âme de semblables pensées. Gaspard, votre exaltation vous égare, notre sainte religion n’interdit pas la résistance légitime ; elle a béni les justes revendications de l’Irlande tant de fois écrasée, mais elle défend de conserver dans son cœur aucun sentiment de rancune. Ô mes enfants, je sais tout ce que la pratique de cette sublime vertu peut coûter à un Irlandais, mais le peuple qui a conservé sa foi à travers trois siècles de persécution est assez grand pour se montrer magnanime ; ce serait la suprême victoire de nos maîtres, s’ils arrachaient de l’âme de l’Irlandais ses vertus catholiques.

La voix du solitaire était calme, grave, sereine, elle imposait le respect à ces hommes aigris ; ses avertissements étaient presque toujours écoutés ; plus d’une fois il avait fait tomber le poignard de leurs mains. Aujourd’hui l’exaspération des montagnards était extrême devant la douleur du pauvre enfant, innocente victime dont ils avaient causé la perte. Des murmures se faisaient entendre ; la révolte grondait dans ces âmes au fond desquelles le sentiment religieux était bien affaibli.

— Noble vieillard, reprit le chef, je vous vénère pour la majesté de votre âge et la sainteté de votre vie, mais je suis bien loin d’atteindre à cette mansuétude que votre âme renferme. Plus rapproché du ciel que de la terre, votre esprit plane en de pures régions, le trouble des passions ne peut l’ébranler. Moi, je suis, encore jeune, je suis homme, j’ai le cœur rempli d’nne soif de vengeance non assouvie ; je laisse la coupe de l’iniquité se remplir goutte à goutte lorsque viendra l’heure de la justice, je frapperai ; il faut des vengeurs à l’Irlande.

— Vous n’avez pas le droit de parler ainsi, Gaspard ; sachez ceci, ô mes enfants, ce sont les péchés des Irlandais, ce sont leurs vices, ce sont des sentiments comme les vôtres qui perpétuent le malheur de notre pauvre patrie ; la consolation du Seigneur ne peut descendre sur un peuple qui nourrit des pensées de haine ; Jésus-Christ est mort sur la croix en pardonnant à ses bourreaux, il nous a donné l’exemple que nous devons suivre si nous voulons obtenir un jour l’entrée du royaume céleste.

— Jamais ! s’écria Gaspard au comble de l’exaltation, dussé-je être maudit de Dieu, j’accomplirai la tâche que je me suis donnée. Écoutez. J’avais vingt-cinq ans, j’étais heureux, car au sein de ma pauvreté rayonnait le bonheur qui embellit les plus tristes existences ; je venais d’épouser la jeune fille que j’aimais ; sa douceur, ses vertus, sa tendresse faisaient ma joie. Ma femme était belle, trop belle pour la femme d’un misérable paddy, le landlord le jugea ainsi, mais Dora était fervente catholique, elle avait une âme droite, incapable de céder aux promesses, ni aux menaces. Sous un prétexte inique, la ferme que nous occupions nous fut enlevée et je ne pus qu’à grand peine obtenir la location d’un pauvre cottage, insuffisant pour nous faire vivre. La naissance d’un fils vint nous faire oublier nos épreuves, ma femme dont la santé s’était altérée par le chagrin ne put le nourrir, mais nous avions conservé une petite vache, notre seule richesse, et notre enfant n’eut pas à souffrir ; il était superbe et sa mère en le voyant si beau retrouvait peu à peu sa gaieté et sa santé. L’hiver vint, avec lui les privations ; il nous fut impossible de payer notre fermage, nous étions aussi fort arriérés à l’égard du pasteur. Celui-là était inexorable, il avait une maison élégante à entretenir, plusieurs chevaux dans son écurie, des équipages, de nombreux serviteurs, une famille habituée à l’opulence, il fallait prélever ce luxe sur la misère des catholiques. Un jour notre vache fut emmenée et vendue par les gens du ministre pour payer quelques shillings. L’enfant qui avait besoin de cette nourriture languit et mourut, sa mère au désespoir le suivit promptement ; l’ordre d’expulsion qui nous fut signifié par la volonté du landlord lui avait porté le dernier coup. Quand j’eus conduit au cimetière la dépouille mortelle de ma femme bien-ainiée, je jurai sur sa tombe de vivre pour la venger. La justice divine mit sur mon chemin le bailli, dur serviteur d’un maître implacable, je le tuai et je vins me réfugier dans ces montagnes.

— Mon fils, interrompit le solitaire, comment pouvez-vous dire que Dieu vous ait fourni l’occasion d’accomplir un crime ? C’est un blasphème. Il a voulu éprouver votre foi et vous avez succombé à la tentation.

— Je ne m’en repens pas, non, je ne m’en repens pas. Il y a quatre ans, le pasteur anglican fut trouvé dans un fossé contusionné, le bras cassé, c’est moi qui lui envoyai ce premier avertissement. Vers la même époque, le plus jeune fils du landlord fut retiré, trop tôt malheureusement, de l’étang où je le jetai ; l’incendie qui éclata dans une aile du château, c’est moi qui l’allumai ; on a mis ma tête à prix, mais, avant qu’un traître gagne ces cinq livres sterling, Gaspard a encore quelques comptes à régler.

— Que Dieu touche votre âme endurcie, fit le vieillard en levant vers le ciel sa belle tête vénérable ; rien n’excuse le crime et l’assassin est maudit.

Le solitaire, attristé à la vue de cette perversité, regagna lentement sa pieuse retraite où il s’agenouilla et pria longtemps.

Gaspard, que cette scène avait vivement ému, se promenait de long en large, usant par un exercice violent la profonde colère qui étreignait son âme ardente et vindicative. C’était un homme de quarante ans, aux formes athlétiques ; sa tête avait été belle, une longue barbe inculte couvrait le bas de son visage, l’expression de ses traits était dure, ses yeux avaient un éclat sinistre.

Il revint vers ses compagnons et leur dit :

— Demain, une expédition se rendra à la côte, afin de recevoir le navire qui renferme notre chargement d’alcool ; quoiqu’on dise le bon solitaire, on ne peut refuser à l’Irlandais le whiskey, sa seule consolation ; nous en avons beaucoup fourni et John Buck a été obligé, m’a-t-il dit, d’éteindre ses fourneaux. Je vais désigner six d’entre vous qui partiront sous le commandement de Clary O’Warn.

Celui-ci jouissait parmi ses compagnons d’une considération due à l’ancienneté de sa race. Les Irlandais n’oublient pas ; ils vénèrent encore les descendants de leurs anciens rois ou des chefs de clans qui s’illustrèrent par leurs faits d’armes. Les O’Warn étaient fameux dans l’histoire de l’Irlande, les bardes avaient célébré leurs exploits dans des chants empreints de la douce poésie de la langue gaëlique.

Robert O’Warn le plus connu d’entre eux, vivait sous le règne d’Élisabeth, époque marquée par de si sanglantes persécutions contre les catholique irlandais, il prit part à la grande insurrection d’Hugh O’Neil, terrible conspiration que le gouvernement anglais désespéra un instant de vaincre et que l’obstination du général espagnol, allié des Irlandais, perdit à la bataille de Kinsale.

Robert O’Warn, la veille de cette bataille qu’il désapprouvait, s’entretenait avec son écuyer Davy, son frère de lait, son compagnon fidèle qui ne le quittait amais et en maintes circonstances avait exposé sa vie pour lui.

— Qu’as-tu, mon ami ? lui disait Robert, toi si gai camarade, je ne t’ai jamais vu triste à la veille d’une bataille.

— Non, cher seigneur, combattre les Anglais ne me cause pas d’amertume, demain au moment de l’action je retrouverai tout mon entrain ; mais ce soir, je ne sais pourquoi de sombres pensées envahissent mon esprit. Cher seigneur, le jour de demain sera le dernier de ma vie.

— Ne dis pas cela, Davy, tu me ferais perdre mon courage.

— Ce serait dommage, seigneur, vous brave entre tous, vous digne descendant de nos chefs respectés. Peut-être demain verrons-nous le triomphe de l’Irlande. Dieu veuille accorder le succès à nos armes.

Robert O’Warn ne se faisait point d’illusion et partageait l’inquiétude de son fidèle compagnon ; le lendemain, il commandait l’avant-garde du corps d’O’Neil, il fit des prodiges de valeur, mais il fut écrasé et obligé de se replier ; Davy tomba mortellement atteint, son pressentiment ne l’avait pas trompé, ce jour fut le dernier pour lui. O’Warn le releva, cherchant sur ses traits un espoir de vie.

— Je vais mourir, cher seigneur, mon frère bien-aimé que j’ai chéri par-dessus tout, je ne vous quitterai pas, je veillerai sur vous et chaque fois qu’un danger vous menacera, je reviendrai sur terre vous en prévenir. Je demanderai cette grâce à Dieu à qui j’offre ma vie, saint Patrick m’aidera à l’obtenir.

Davy reçut un dernier baiser de son ami et expira.

Après cette terrible bataille qui eut un résultat fatal pour la cause irlandaise, les débris de l’armée se dispersèrent. Robert O’Warn se retira dans les montagnes avec quelques Irlandais, décidés à une résistance désespérée ; il guerroya longtemps contre les Anglais et mourut dans une embuscade.

On racontait que la veille de sa mort le spectre de Davy lui apparut, le prévenant que la trahison le menaçait. Robert O’Warn ne voulut pas reculer et fut, en effet, assassiné par les Anglais à qui un Irlandais l’avait vendu.

Tous les biens de cette puissante famille furent confisqués et donnés aux vainqueurs.

Depuis lors Davy était resté le génie protecteur des O’Warn, et les avertissait lorsqu’un péril pouvait les atteindre, tous le voyaient avant leur mort.

Telle était l’histoire des O’Warn dont Clary était l’unique descendant, et cela explique l’estime particulière dont les montagnards l’entouraient, bien que, par sa nature douce et modérée, il différât de ces hommes qu’une vie aventureuse avait rendus presque des brigands.




XIII

IMPRUDENCE


Colette apprit avec consternation la mort de la vieile Jane et tout le village maudit l’autorité qui avait commis cette nouvelle exaction ; mais il fallait renfermer en soi son indignation, sous peine de s’attirer un châtiment semblable.

La jeune fille, plus triste et plus découragée que jamais, ne quittait guère son cottage. Elle était changée, une pâleur maladive couvrait son visage, ses yeux se cernaient, ses lèvres ne connaissaient plus le sourire.

William Pody s’inquiétait de la voir dépérir, il essayait de la distraire et espérait qu’en quittant Greenish elle retrouverait sa gaieté. Il était lui aussi sombre et taciturne, une ardente jalousie dévorait son âme ; il savait, à n’en pouvoir douter désormais, l’intérêt que Colette portait à Tomy et l’éloignement qu’elle éprouvait pour lui ; mais sa passion, au lieu d’en être diminuée, s’augmentait au contraire. Les deux fiancés étaient donc très malheureux et cet état de choses ne pouvait se prolonger longtemps.

— Colette, dit William, le lendemain du jour où les constables avaient visité la montagne, vous laissez trop voir, ma chère, la sympathie que vous éprouvez pour les proscrits ; chacun en parle avec des commentaires peu aimables à mon sujet et même l’attention de la police est éveillée ; prenez garde, vous savez que la justice de Mylord n’épargne pas plus les femmes que les hommes.

— Hier, on en a donné la preuve, répondit Colette. Assassiner une pauvre vieille femme malade qui ne faisait aucun mal !

— Elle était en communication avec les bandits.

— Le savez-vous ? Quand on veut commettre un crime, il est facile de trouver un prétexte. C’est horrible ! Je n’y puis penser sans frémir.

— Colette, je vous en prie, dans votre intérêt, oubliez les événements auxquels vous avez été mêlée depuis un mois et surtout ne retournez jamais du côté de la montagne.

La jeune fille tressaillit.

— Je n’y vais pas, je ne sors plus ; que peut-on trouver à reprendre dans ma conduite ?

— Colette, vous y êtes allée avant-hier, je le sais ; grâce à vous les proscrits ont pu se soustraire aux recherches de la justice.

— Quelle fable ! dit la jeune fille en haussant les épaules. Vraiment, William, avez-vous le don de seconde vue ?

— Ma simple vue suffit.

Colette cessa de plaisanter et le regarda fixement, soupçonnant la vérité.

— Si vous voulez me dénoncer, William, vous pouvez faire ; j’avoue que j’ai été à la cabane de Jane, mais pour le savoir vous m’avez donc suivie ?

— Vous êtes folle, Colette, de supposer que je pourrais vous dénoncer ; je vous préviens au contraire, afin d’éviter que d’autres que moi ne le fassent nn jour. Vous êtes injuste à mon égard, pourtant je vous témoigne une indulgence sans pareille. Je pourrais vous adresser des reproches et je ne le fais pas ; cependant ne poussez pas à bout ma patience, car, sur mon âme ! elle aurait un terme.

— Des menaces maintenant, fit Colette ; agissez comme il vous plaira, William. Je ne vous ai offensé en rien, je ne comprends pas votre colère ; épargnez seulement ma famille, quant à moi, je suis résignée à tout.

Le jeune homme frappa du pied violemment.

— Me croyez-vous capable de vous nuire, Colette ? Dites, pensez-vous que William Pody soit homme à aller livrer à la justice une fiancée qu’il aime et des parents qui ne lui font que du bien ? Je ne suis pas un misérable, un vagabond, un bandit. Quoiqu’il puisse arriver, Colette, je vous épargnerai toujours, ma vengeance saura où frapper.

— Que voulez-vous dire, reprit la jeune fille.

— Croyez-vous que j’ignore l’obstacle qui s’oppose à notre bonheur ?

— Oh ! William, vous vous abusez ; d’ailleurs je ne reverrai plus Tomy Podgey.

— Je le désire pour lui. Colette, retenez bien ces paroles : j’ai en mes mains la vie de Tomy, s’il essaie de vous revoir, il aura signé son arrêt de mort.

William se leva, prit son chapeau et quitta sa fiancée.

Colette resta atterrée ; son antipathie pour William, dont elle connaissait la nature soupçonneuse, s’accentuait de plus en plus.

— Que je serai malheureuse avec lui ! pensait-elle : j’aimerais mieux épouser un pauvre paddy, je préférerais même quitter l’Irlande, aller vivre dans une pays où l’on ne serait pas sans cesse placé entre la crainte d’une dénonciation et un caprice du landlord.

La nuit suivante, Colette rêva qu’elle s’embarquait sur un grand navire et qu’après une belle traversée, elle arrivait dans une colonie superbe où tout était verdure, fraîcheur et fleurs. Un beau jeune homme se tenait auprès d’elle et lui souriait. Ce n’était pas William. La jeune fille s’éveilla en prononçant le nom de Tomy.

Ce rêve la rendit songeuse toute la journée ; vers le soir elle sortit de sa chaumière pour aller à la prairie chercher les vaches et les ramener à l’étable. Elle vit une ombre se détacher d’un taillis, un homme de haute taille, enveloppé d’un manteau s’approcha d’elle.

— Ne craignez rien, Colette, dit-il, c’est moi.

— Tomy ! fit-elle en étouffant un cri.

Puis se rappelant les paroles de William.

— Éloignez-vous, Tomy, de grâce, votre présence ici est un danger ; déjà à cette même place…

— C’est à cette même place, Colette, que je veux vous remercier de ee que vous avez fait pour moi.

— Vous êtes un noble cœur, Tomy, je ne doute pas de votre dévouement ; mais n’essayez plus de me revoir, vous vous perdriez. Si vous saviez !…

— Je voulais vous dire un dernier adieu, Colette. La destinée nous sépare, soyez heureuse. Moi, je partirai, la vie que je mène ne me convient nullement ; ma famille désire profiter d’une occasion pour quitter l’Irlande.

— Puisse-t-elle se présenter bientôt, je serai satisfaite, Tomy, quand je vous saurai hors de tout danger. Mais partez, partez vite, il me semble que j’entends du bruit.

Tomy ne bougea pas, les deux jeunes gens causèrent quelques instants à voix basse.

— Quittez-moi maintenant, dit Colette ; si William savait que je vous ai parlé, il serait furieux. Ne revenez plus, de grâce. Tomy, vous exposez votre vie et vous pouvez attirer sur moi et les miens de grands malheurs. Je suis une honnête fille, du moment que j’ai consenti à épouser William Pody, je ne dois pas écouter les propos des autres jeunes gens. Si donc vous voulez ne point me dépaire, Tomy, éloignez-vous de suite.

— Quand a lieu votre mariage, Colette ?

— Dans trois semaines.

— Êtes-vous heureuse ?

— Certainement.

L’amertume de son sourire démentait ses paroles, le jeune homme ne s’y méprit pas ; il se rapprocha de Colette et lui prit la main.

— Adieu, dit-il, ma pensée…

Il n’acheva pas, Colette poussa un cri d’effroi, la lame d’un poignard brilla dans la demi-obscurité. La jeune fille voulut se jeter entre les deux hommes, elle n’en eut pas le temps ; une main énergique avait fait sauter le poignard de William Pody et maintenait celui-ci immobile.

— Je suis vaincu cette fois, fit-il avec rage, mais nous nous retrouverons, Tomy Podgey.

— À vos ordres, répliqua Tomy ironiquement, je vous attendrai chez moi, dans la montagne.

— J’irai, je vous le jure, je sais le chemin, je connais votre repaire, bandit, incendiaire ; oui, j’irai et je ne serai pas seul. Ah ! je saurai me venger ; Colette, je vous avais prévenue, vous l’avez voulu.

— Non, je ne l’ai pas voulu, reprit la jeune fille ; vous l’avez entendu, il va partir, je lui ai dit de ne plus revenir.

Le défenseur de Tomy, qui n’était autre que Clary O’Warn, tenait toujours l’agresseur, se demandant s’il ne ferait pas bien de le tuer. Il avait tiré son revolver et le dirigeait déjà vers William.

— Clary ! s’écria la jeune fille en saisissant le bras du proscrit, ne le touchez pas, je vous en conjure.

— Colette, je serais coupable de laisser vivre un homme qui va exercer contre nous une terrible vengeance.

— Je ne vous connais pas, je ne vous veux aucun mal, fit William.

— Je suis un proscrit et, en perdant Tomy, vous nous perdez tous ; mes compagnons ne me pardonneraient point d’avoir épargné un ennemi. Je ne suis pas un assassin, mais ici je me trouve dans un cas de légitime défense.

— Clary, vous ne le ferez pas, je vous en supplie, cet homme est mon fiancé. Tous deux vous me devez la vie, en échange de ce service, je vous demande de laisser William Pody.

— Il faut qu’il jure alors de ne pas nous dénoncer.

— Je le jure, dit William, très effrayé sous le pistolet du proscrit.

Était-il sincère en faisant ce serment ? Il n’aurait pu le dire lui-même, en ce moment de trouble.

— Peut-on se fier à sa parole ? reprit Clary.

— Oui, répondit Colette, William est emporté, jaloux, mais il n’est pas méchant.

— Nous le surveillerons d’ailleurs et, s’il essaie de nous trahir, nous saurons le retrouver.

Clary entraîna son compagnon et ils disparurent tous deux dans l’obscurité.

— Comment étiez-vous là ? demanda Tomy au jeune homme lorsqu’ils se retrouvèrent seuls.

— Je vous sais très imprudent et j’ai craint que votre désir de voir Colette ne vous mît en danger, je suis arrivé à temps. Ce Pody ne m’inspire aucune confiance, j’ai eu tort de lui faire grâce ; je n’ai pu résister à la prière de Colette.

— Vous avez bien fait, Clary, pas plus que moi vous n’aimez à verser le sang.

— Non, mais ce traître fera peut-être couler le nôtre.

— Il a juré de ne point nous trahir.

— Je ne me fie guère à son serment, cet homme a une

figure fausse et méchante. Tomy, quelque chose me dit que cette aventure nous portera malheur.

— Allons, Clary, chassez ces pensées lugubres, vous n’avez pas vu le spectre des O’Warn.

— Peut-être le verrai-je bientôt.

— Nous avons les moyens de déjouer les plus actives recherches de la police, et soyez sûr que Colette veillera sur nous.

Clary baissa la tête et s’absorba dans ses réflexions.

Tomy pensait à ce que Colette lui avait dit, et comme ses paroles ne renfermaient rien de ce qu’il aurait voulu y voir, il cherchait à donner à l’intonation de la voix de la jeune fille l’expression d’un sentiment caché qu’il croyait lire dans son cœur. Colette l’aimait, il n’en doutait plus et une inexorable nécessité allait l’enchaîner à William. Comment rompre ce mariage et arracher Colette à ec rival exécré ?

Tomy passait ses jours et ses nuits à chercher ce moyen, il ne le trouvait pas. Que pouvait-il, en effet, lui proscrit, réduit à se cacher pour échapper à la justice ? Il était mort à son pays, au bonheur, à toutes les aspirations de la vie. S’il parvenait à fuir à l’étranger, il s’éloignerait à jamais de Colette. Non, il aimait mieux vivre parmi les Outlaws de la montagne que de ne plus revoir la jeune fille.

Il était tard quand les deux amis rentrèrent près de leurs compagnons ; les contrebandiers entouraient un grand feu et causaient en fumant. Clary et Tomy rendirent compte du résultat de la mission qu’on leur avait confiée, ils se gardèrent bien de parler de l’aventure de William Pody.




XIV

LES CONTREBANDIERS


L’expédition projetée pour le lendemain fut retardée à cause du mauvais temps ; la grande accumulation des neiges rendait les chemins impraticables, il fallut attendre une quinzaine de jours.

L’hiver touchait à sa fin ; un vent tiède venant de la mer avait amené le dégel ; des hauts sommets glacés, les eaux s’écoulaient en brillantes cascades, scintillant sous les rayons du soleil ; le lac reprenait sa calme mobilité ; les arbres se dépouillaient de leur parure de givre ; dans ce mouvement de la nature échappant aux dernières étreintes de l’hiver, on entrevoyait l’espoir prochain d’une saison meilleure.

Clary partit avec six montagnards, Tomy était du nombre et il se félicitait de la diversion qui s’offrait à lui.

La côte était à peine à trots lieues de là par les routes tracées, mais la prudence commandait aux proscrits de se tenir le plus près possible de la montagne et de rechercher les bois et les endroits inhabités. Cette manière de voyager allongeait considérablement le chemin, aussi, quoique partis au point du jour, ils n’atteignirent pas la côte avant midi.

Tomy éprouvait un véritable enchantement en se trouvant pour la première fois en face de la mer.

Les côtes de l’Irlande offrent aux navires, sur toute leur étendue, des baies spacieuses et commodes, des ports sûrs, des mouillages excellents. Le port de Cork, un des plus vastes et des plus renommés de l’Europe, est situé à l’entrée du canal de St-Georges et l’Ooéan. En suivant le rivage on trouve de nombreuses petites échancrures où les flots viennent battre un sable fin et doré ; des villages de pêcheurs s’élèvent sur les falaises ou se cachent à l’abri des rochers. Il est cependant des points à peu près déserts, soit que l’atterrissage devienne dangereux à certaines époques, soit que la difficulté des communications rende le trafic impossible ; c’est sur ces côtes abandonnées que débarquent les petits navires de commerce qui font la contrebande.

Dans l’endroit où étaient attendus les montagnards, une longue ligne de rochers formait une sorte de promontoire ; les flats de la marée montante battaient les flancs de cette sombre muraille et la blanche écume jaillissait en gerbes étincelantes ; la plaine liquide reflétait toutes les couleurs du prisme, elle s’étendait à perte de vue. L’âme pacifiée oubliait tout devant ce spectacle superbe, le plus beau de la création. Tout est sublime, tout est parfait dans les œuvres de Dieu ; notre esprit n’imagine rien de supérieur au monde physique qui nous entoure ; mais la fleur se fane, l’herbe aunit, la nature meurt pour revivre et l’hiver plonge dans le deuil la campagne entière ; l’océan seul est immuable et magnifique dans toutes ses variations.

La mer n’est jamais monotone, elle offre à nos yeux une scène mouvante qui change d’aspect comme un théâtre change de décors. Calme et souriante, ses vagues sont bleues et ensoleillées ; de son sein doucement soulevé jaillissent des milliers d’étincelles et, à l’horizon, le ciel d’une teinte pure mêle sa couleur azurée à celle des flots. L’Océan est terrible dans ses colères, ses abîmes insondables pourraient seuls révéler le secret de ses effroyables déchaînements.

Tomy ne pouvait se lasser de contempler ce tableau, ses yeux se mouillaient de larmes, il joignit les mains et murmura :

« Ô Dieu, qui avez fait la création si belle, pourquoi l’homme est-il donc si malheureux. »

Grave problème que de longs volumes ont essayé d’expliquer et dont nous ne trouverons qu’au ciel la véritable solution.

La main de Clary se posa sur l’épaule de Tomy.

— Pardon, mon cher ami, si je vous arrache à votre extase, mais nous ne sommes pas venus ici admirer le merveilleux spectacle de l’Océan.

— Que c’est beau, Clary ; ne le trouvez-vous pas ?

— Mon ami, j’ai éprouvé comme vous des ravissements véritables à la vue de la mer ; j’y suis habitué maintenant et puis, vous le dirai-je, les flots exercent sur moi une attraction irrésistible ; quand je vois les vagues frangeant la rive d’une écume diamantée, que le soleil, s’abaissant à l’horizon, plonge ses rayons empourprés dans les ondes, je crois entendre des voix mystérieuses, s’élevant du fond des abîmes, qui m’appellent ; l’Océan semble s’entreouvrir devant moi. C’est une hallucination, un délire ; plus d’une fois j’ai dû me cramponner aux rochers pour m’arracher à cette dangereuse vision.

La mer, voyez-vous, pour le malheureux qui souffre serait l’oubli, la fin des maux, l’onde le bercerait sur un lit d’algues vertes et l’endormirait d’un sommeil éternel…

— Où se réveillerait-il ? interrompit Tomy.

— Hélas ! soupira le descendant des O’Warn, Dieu ne permet pas que noue rejetions notre fardeau de douleur.

Clary passa la main sur son front comme pour en écarter de sombres pensées, et, prenant le bras de son ami, il le ramena près de leurs compagnons. Parmi eux se trouvait un homme fort et vigoureux, au visage énergique, au teint halé, un véritable pêcheur.

— Bonjour, Gibs, dit Clarv, voici un nouveau camarade.

Le marin rejeta en arrière son bonnet fourré, examina Tomy et dit avec un gros rire :

— C’est bien jeune pour être déjà un gibier de potence. Ah ! ah !

Tomy se redressa.

— Faut pas vous offenser, mon petit ; dans notre pays les gibets sont souvent fréquentés par les honnêtes gens, il n’y a pas de déshonneur de les avoir approchés. Morbleu ! n’êtes-vous pas tous hors la loi ?

— C’est vrai, répondit le jeune homme, sans mes braves amis, j’aurais été pendu.

— Vous voyez bien que j’ai deviné juste. Ah ! ah ! vous avez senti la corde. On dit que c’est une jouissance d’être pendu, hein ! qu’en pensez-vous ?

— Je ne suis pas de cet avis, fit Tomy en riant.

— Par saint Patrick, je n’ait point envie d’en essayer. De l’autre côté du canal de Saint-Georges il y a, paraît-il, des gentlemen qui pour se désennuyer s’amusent à se faire pendre. Comment trouvez-vous cela ?

— Ils devraient garder ce plaisir pour eux et ne pas le faire goûter aux Irlandais, dit Clary.

— Pour moi, je ne les crains pas et je suis plus heureux dans mon indépendance qu’un fils de roi. Il est de fait qu’il existe en Irlande des descendants de nos anciens souverains ou de chefs fameux qui n’ont pas une existence aussi fortunée que la mienne.

— Vous avez raison, répartit tristement Clary O’Warn.

— Mes bons amis, dit le marin, venez donc vous reposer à mon habitation, cette longue course a dû terriblement aiguiser votre appétit ; la nuit dernière, j’ai fait une pêche merveilleuse, vous en profiterez.

Dans un enfoncement de la falaise un petit navire démâté, à demi brisé, était échoué sur le sable ; on l’avait redressé, réparé soigneusement, c’était là que le pêcheur et sa famille habitaient.

— Entrez, mes amis, dit le marin, l’hôtellerie est disposée pour vous recevoir.

Il y avait à l’intérieur du navire une jolie pièce, bien entretenue, sur laquelle ouvraient plusieurs petites cabines, c’était le logement de la famille ; dans l’entrepont un espace assez grand avait été aménagé pour recevoir des marchandises. Gibs avait étendu là de la fougère, c’était ce qu’il appelait l’hôtellerie.

Dans la cheminée de la chambre principale, un beau feu pétillait sous une grande marmite, d’où s’exhalait une forte odeur de poisson. La femme du pêcheur préparait le repas, aidée d’une jeune fille de seize à dix-sept ans, aux cheveux noirs, au teint brun, au franc sourire.

— Lizzy, dit Gibs avec bonhomie, je t’amène sept convives qui ont marché toute la matinée, c’est assez dire qu’il faut leur servir un dîner confortable.

— Ce sera facile, mon père, les provisions ne manquent pas ; j’espère que nos amis de la montagne ne te trouveront pas mal chez nous.

La jeune fille dit cela gracieusement et son regard se fixa particulièrement sur le beau visage de Clary ; celui-ci répondit en souriant :

— Nos séjours ici, Lizzy, sont toujours une fête, nous ne saurions assez reconnaître la peine que vous prenez pour nous.

— Allons, je n’aime pas les façons, dit le marin, chacun fait de son mieux, c’est tout simple. En attendant l’arrivée du navire nous tâcherons de nous distraire, le moment est favorable à la pêche ; je veux que vous portiez de ma part à vos compagnons des poissons comme vous n’en pêchez point dans vos lacs.

Une heure plus tard les proscrits prirent place autour de la grande table qui était pour eux somptueusement servie ; l’excellente soupe leur sembla savoureuse, un plat de pommes de terre fumantes, plusieurs poisons bouillis, du lait, des fromages, du pain et des galettes d’avoine composaient le repas.

Gibs servait d’intermédiaire entre les montagnards et les capitaines des navires qui débarquaient leurs marchandises en contrebande ; les profits qu’il retirait de ce commerce et le produit de sa pêche lui donnaient les moyens de vivre largement ; la visite des contrebandiers était aussi une agréable diversion à sa vie solitaire, il se montrait enchanté de les revoir.

Le bâtiment attendu ne fut signalé que le troisième jour ; Gibs mit sa barque à flot et alla au-devant de lui : le capitaine, rassuré sur l’état de la côte, aborda dans la petite anse qui s’arrondissait devant l’habitation du pêcheur ; les proscrits opérèrent rapidement le débarquement des barils d’alcool ; le capitaine, obligé attendre, pour repartir, la prochaine marée, accepte l’hospitalité de Gibs à la fille duquel il offrit quelques objets d’habillement. Lizzy les reçut avec joie car, même sur une côte ignorée, les femmes aiment la parure et le luxe. Elle les mit de suite pour faire honneur au capitaine et aussi peut-être afin de paraître plus jolie aux hôtes de son père.

C’était une belle fille que Lizzy, de plus elle s’occupait du ménage avec l’activité d’une fée ; levée dès l’aurore, elle allait les jours de marché à la ville la plus proche vendre le poisson, elle aidait sa mère à préparer les repas, entretenait les filets de son père, faisant ensuite le pain et des fromages exquis.

Tomy admirait l’air de bonheur qui épanouissait tous les visages.

— Que je voudrais vivre ainsi ! disait-il à Clary ; ces gens ont le calme, la sécurité, l’abondance, ils sont heureux.

— Ce rêve n’est pas tout à fait irréalisable, répondit O’Warn en souriant.

— Comment donc ?

— Lizzy est une honnête fille et une parfaite ménagère, son mari ne sera pas à plaindre, je crois.

— Ne plaisantez pas sur ce sujet, Clary, vous savez que mon cœur ne m’appartient plus, je ne pourrais aimer une autre femme que Colette.

— Cependant elle va se marier dans quinze jours, vous êtes bien forcé d’y renoncer.

— Je continuerai quand même à l’aimer.

Tomy n’avait que vingt ans, âge des généreuses illusions, il croyait à la constance inébranlable des sentiments humains ; il ne supposait pas qu’un autre amour pût jamais remplacer celui qu’il éprouvait pour Colette.

Clary regardait mélancoliquement le vaste Océan dont la surface mobile a souvent été prise par le poète comme l’image de l’instabilité du cœur de l’homme. Sa pensée l’entraînait par delà l’immensité, vers d’autres horizons de liberté, de bonheur.

— Comptez-vous vivre toujours dans la montagne, Clary ? lui demanda le jeune Podgey.

— Oui, je me tiens prêt pour le jour où l’Irlande secouant encore une fois le joug qui l’écrase essaiera de ressaisir son indépendance ; le dernier des O’Warn doit son sang à son pays, il ne faillira pas à son devoir, mais vous, Tomy, qui n’avez pas à soutenir un grand nom, pourquoi restez-vous dans une position si peu conforme à vos goûts ?

— Je n’en puis sortir.

— Savez-vous à quoi je pensais ? Le capitaine me disait que dans deux mois il toucherait les côtes de France en se rendre en Espagne, profitez-en donc pour quitter l’Irlande.

— Il faudrait de l’argent et nous n’en avons pas.

— Je vous donnerai le peu que j’ai, la traversée n’est point longue, le capitaine est bon enfant, on obtiendra qu’il vous prenne avec votre famille. N’est-ce pas un excellent projet ?

— Oui, sans doutes, mes parents l’accepteraient.

— Et vous ?

— Je ne veux pas quitter le pays.

Clary haussa les épaules.

— Vous regretterez ce que vous refusez, mon cher ami.

Le capitaine mit à la voile le lendemain matin et les montagnards, ayant chargé leurs barils sur les poneys qu’ils avaient amenés pour cet usage, prirent congé de leurs hôtes.

— Reviendrez-vous bientôt ? demanda Lizzy s’adressant à Clary.

— Avec l’existence incertaine qui est la nôtre, nul ne peut dire qu’il reviendra, répondit le jeune homme.

— Par saint Patrick ! s’écria le marin, on ne se quitte pas sur de si tristes paroles ; vous êtes lugubre, Clary, on dirait que vous avez toujours devant les yeux le spectre des O’Warn.

— Je l’ai vu la nuit dernière.

La jeune fille s’approcha de lui.

— Clary, c’est qu’un danger vous menace ; ne retournez pas à la montagne, restez ici, le malheur ne viendra pas vous y chercher.

— Enfant, que craignez-vous ? Le génie protecteur de ma famille n’annonce pas toujours un malheur. Non, Lizzy, je suivrai ma voie, le dernier des O’Warn ne doit pas s’endormir dans un lâche repos.

La jeune fille soupira longuement.

— Que n’êtes-vous un pauvre pêcheur tel que nous, dit-elle d’une voix presque imperceptible.

— On ne peut rien contre sa destinée, Lizzy ; ce flot qui vient de baigner le sable que nous foulons aux pieds ne se fixe jamais sur la rive qu’il embrasse ; il en est ainsi de nous, fragiles instruments, que servons à l’exécution du plan divin dans le monde. Il faut des larmes, il faut du sang, il faut des victimes, je serai de celles-là.

Quand les proscrits se furent mis en route, Tomy qui marchait près de son ami Clary, lui dit malicieusement :

— Que pensez-vous, mon cher, de la proposition que vous me faisiez hier !

— Laquelle, d’émigrer ?

— Non, de devenir l’heureux époux de la gentille Lizzy ?

— Si vous le vouliez bien…

— Je n’ai ni le désir, ni l’espoir de réussir ; mais vous même, Clary, le spectre des O’Warn vous a-t-il donc défendu de songer à tout bonheur ici-bas ?

Le jeune homme sourit tristement.

— Tomy, le cœur de l’homme est insondable, l’âme comme la nature a ses mystères, ses aspirations, ses douleurs ; ne savez-vous pas qu’il est des êtres prédestinés à la souffrance qui n’entrevoient le bonheur que pour conserver le regret de l’avoir perdu ?

— Clary, vous êtes toujours sombre, découragé. Qu’est-ce donc qui a sitôt brisé en vous l’espérance, cette flamme de la jeunesse, ce bien suprême qui n’abandonne jamais l’homme pendant la durée de son pèlerinage terrestre ? Certes, je souffre cruellement à la pensée de perdre Colette ; eh bien, envers et contre tout, j’espère encore.

— Colette vous aime, fit Clary.

— Je ne sais pas, je voudrais le croire tant je le désire.

Les deux amis causèrent longtemps, échangeant leurs pensées et y mêlant parfois une réflexion sur la campagne qu’ils traversaient.

— Il semble, disait Tomy, qu’à mesure qu’on s’éloigne de la mer, l’air se raréfie, on sent de nouveau sur ses épaules cette main terrible qui étouffe l’Irlande.

— Oui, l’aspect si gai des hameaux qu’on rencontre sur les théories de ces publicistes à courte vue, de ces sophistes qui croient avoir assuré le bonheur d’un peuple en lui donnant, pour guérir ses maux, la possession des droits politiques.

« L’Irlande, depuis 1829, possède les mêmes droits politiques que l’Angleterre, et cependant elle continue à poursuivre l’Angleterre de ses imprécations et de ses menaces ; elle commence à comprendre que le droit d’envoyer qui elle veut au Parlement est un de ces avantages précieux au fond, mais qui pourtant ne compense pas la perspective de mourir de faim.

« Ceux qui ont vu la misère irlandaise, dit le même historien, ne trouvent pas d’expression pour la décrire. Qu’on se figure un peuple couvert de haillons sous lesquels la chair perce de toutes parts, un peuple s’abritant dans des cabanes construites de boue desséchée que la pluie ramène insensiblement à son état primitif, un peuple dormant sur quelques poignées d’herbes sèches qui dissimulent à peine le sol humide et gras, un peuple vivant uniquement de pommes de terre cuites sous la cendre, dont il ne mange pas tous les jours : voilà l’état normal de la population agricole en Irlande. Heureuse et rare est la cabane qui possède un porc pour payer son fermage, et une couverture : son habitant est riche en comparaison de ses voisins.

« La misère des villes n’est pas moins effrayante : c’est elle qui tout d’abord frappe vos regards lorsque vous débarquez en Irlande ; dès lors elle vous suit partout, vous obsède sans relâche du tableau de ses plaies, du concert de ses gémissements. Tout un peuple de pauvres, c’était là un spectacle inconnu au monde ; il était réservé à l’Irlande de l’offrir. »

Il n’existe pas dans ce pays de classe moyenne. Pendant de longs siècles, les confiscations et la rapacité anglaise lui ont tout enlevé pour ne laisser subsister que le prolétariat. L’Irlande, aujourd’hui, n’appartient plus aux Irlandais, elle est devenue la proie de quelques lords anglais qui vont dévorer en Angleterre ou sur le continent tout ce que le sol irlandais peut produire, et ne sont jamais en rapport avec les malheureux qui dépendent d’eux.

L’Irlande n’ayant pas de classe moyenne ne peut avoir d’industrie. Qui lui achèterait ses produits ? Ce ne seraient pas les affamés dont nous avons dépeint la situation.

Une loi, empreinte d’un sentiment de bienveillance qui fait honneur au ministre qui l’a conçue, M. Gladstone, vient enfin d’être votée en faveur de la population agricole d’Irlande. Si cette loi est loyalement appliquée, elle mettra un terme aux maux de ce malheureux pays et rendra efficaces les mesures libérales déjà prises à l’égard de l’Irlande. Mais il est à craindre que la révolution, exploitant les souffrances réelles et la défiance hélas ! trop justifiée de ce peuple si longtemps persécuté et déçu, n’entrave l’exécution de la législation nouvelle.

Partout, en effet, depuis un siècle, l’esprit révolutionnaire, sous le spécieux prétexte de détruire les abus et de rendre la situation des peuples meilleure, arrête les réformes utiles et aggrave les maux qu’il prétend guérir.

Que veut la révolution ? Effacer de l’âme humaine la notion de Dieu et abolir dans les sociétés le principe de l’autorité sur lequel repose la stabilité indispensable à une nation qui veut vivre.


XV

JUGES ET BOURREAUX


Les proscrits trouvèrent leurs compagnons en proie à une vive exaltation ; ils réunissaient leurs armes, fourbissaient leurs carabines et le chef distribuait des cartouches.

— Que signifie tout cela ? demanda Clary ; sommes nous encore menacés ?

— O’Warn, dit Gaspard, je vous attendais pour décider le départ de notre expédition.

— Où allons-nous ?

— Patience, jeune homme, vous le saurez bientôt ; prenez d’abord quelques heures de repos avec vos camarades, ce soir il y aura un grand conseil.

Le conseil des montagnards se réunissait seulement dans les occasions très graves ; Gaspard commandait en chef absolu, mais ainsi que tous les despotes, il voulait, en certains cas, se donner des apparences de légalité : alors il réunissait les contrebandiers et les consultait d’un ton qui n’admettait guère la discussion. Imposant violemment sa volonté, il la proclamait au nom de la majorité et les opposants se taisaient, car le poignard du brigand eût sans pitié mit fin à une tentative de résistance.

Vers le soir tous les montagnards s’assemblèrent au bord du lac dans une enceinte formée de rochers à pic qu’ombrageaient pendant la belle saison des bouquets d’arbres, des herbes et des ronces ; au milieu de l’enclos un grand feu était allumé, la flamme éclairait de ses lueurs rougeâtres les visages menaçants des proscrits. Gaspard se tenait adossé à un rocher, son attitude était résolue, il posait la main sur le manche d’un poignard qui brillait à sa ceinture ; plusieurs hommes à l’aspect farouche se serraient auprès de lui, c’étaient ses lieutenants, ses créatures, ceux qui ne reculaient devant rien.

— Camarades, dit-il, l’heure de la justice a sonné, préparons-nous à frapper le grand coup. Le maître exécré qui opprime le pays a comblé la mesure. Il y a peu de jours deux paddies qui tiraient un lapin sur ses terres ont été tués comme des chiens ; d’autres célébraient une fête en dansant autour d’un feu de joie ; cela a déplu au landlord ; il a lancé plusieurs domestiques armés qui ont fait feu sur les innocents paddies et en ont blessé plusieurs grièvement ; l’un est mort, les autres gisent sans secours sur la paille infecte de leur cottage. Les malédictions s’élèvent de toutes parts, le sang répandu crie vengeance.

— Jack, mon enfant, approche-toi, parle le premier ; que devons-nous faire ?

Le jeune garçon s’avança, son pâle visage était contracté par la douleur, sa voix étouffée ne prononça qu’une seule parole :

— Vengez ma mère !

— Bien, mon enfant, tu seras satisfait. Et vous camarades, qu’en pensez-vous ?

— Vengeance ! vengeance ! s’écrièrent les bandits en agitant leurs poignards.

— Avec votre assentiment, reprit le chef, je déclare que lord Sulton a mérité la mort ! que vous en semble ?

— La mort ! la mort ! s’écrièrent les Outlaws.

Tomy, atterré, aurait voulu fuir ces hommes sanguinaires dont la société lui pesait ; il espérait du moins n’être pas désigné pour cette coupable exécution. D’autres montagnards pensaient comme lui, mais n’osaient manifester leur opinion, car si le lac eût pu entr’ouvrir ses ondes, il eût montré les cadavres de ceux qui avaient résisté à la terrible volonté du chef.

Clary, pâle, ému, mais d’une nature vaillante, prit place au milieu du cercle et dit :

— Le droit de châtier n’appartient qu’à Dieu, Il jugera les actions de cet homme ; l’assassiner, serait nous rendre aussi misérables que lui.

Gaspard bondit de colère, ses yeux lancèrent des éclairs, l’écume blanchissait ses lèvres.

— Qui ose parler ainsi ? fit-il d’une voix tonnante ; qui ose traiter d’assassins ceux que le pays arme pour sa défense ?

— Le pays ne nous a confié aucun mandat, répliqua froidement Clary ; ce crime ne servirait qu’à attirer sur lui et sur nous de nouveaux malheurs.

— Lâche, trois fois lâche ! s’écria Gaspard. Descendant dégénéré des O’Warn, tu acceptes la tyrannie de celui qui a tué les tiens ! Que faut-il de plus pour émouvoir ton âme faible ? N’y a-t-il pas eu assez de sang versé, n’entends-tu pas l’Irlande gémissante demander des vengeurs ? Clary, lève ton poignard et jure de le plonger dans le cœur du monstre.

— Jamais ! s’écria le jeune homme.

— Misérable ! rugit le chef en s’élançant vers lui.

Clary ne bougea pas.

Plusieurs proscrits se placèrent devant lui.

— Chef, dirent-ils, il n’est pas permis de verser le sang d’un O’Warn.

Gaspard s’arrêta ; le prestige de ce nom était tel qu’il n’osa pas porter sur le jeune homme une main criminelle ; il se retira lentement, dévorant en silence ce qu’il considérait comme un affront.

— Camarades, reprit-il d’une voix rude, la délibération est close ; moins Clary, vous avez tous ratifié la condamnation portée contre sa Seigneurie ; l’exécution aura lieu ce soir même, préparez-vous à partir, j’ai assuré d’avance le succès de cet acte de justice.

Les bandits approuvèrent en grand nombre et poussèrent des hourrahs frénétiques. Une large ration de whiskey leur fut servie afin d’exciter leur ardeur. Clary jeta à terre celle qu’on lui présenta.

— On ne triomphera pas de moi par l’ivresse, dit-il.

Ses compagnons ne se montrèrent pas aussi délicats, ils burent copieusement et Gaspard les encourageait par son exemple.

Le signal du départ fut donné. Douze hommes, armés jusqu’aux dents, se rangèrent autour du chef. Tomy essayait de se dissimuler, mais Gaspard lui dit :

— Podgey, tu seras des nôtres.

Le jeune homme tressaillit.

— Oh ! je sais bien que tu n’es encore qu’une poule mouillée, fit ironiquement le chef, aussi je ne compte pas sur ton assistance pour frapper le grand coup, je veux seulement que tu sois présent ; Clary, je te commande aussi de nous suivre.

— J’irai, répondit le jeune homme en prenant ses armes.

Il espérait empêcher l’acte criminel que méditaient les brigands ; d’ailleurs il fallait obéir.

La nuit avait étendu son voile sur la terre ; la lune, chassant les nuages qui couvraient le ciel, projetait sa blanche lumière sur cette scène lugubre ; malgré les beaux sentiments qu’on lui prête, l’astre des nuits éclaire aussi doucement l’assassin poignardant son semblable que l’amoureux soupirant son amour à l’oreille d’une femme aimée ; ses rayons froids et brillants semblaient ce soir-là favoriser le sinistre complot. Les sentiers de la montagne, raffermis par quelques jours secs, étaient praticables ; les bandits marchaient en silence, le bruit de leurs pas résonnait lourdement et réveillait les échos endormis ; quelques oiseaux nocturnes, troublés dans leur solitude, poussaient en s’enfuyant des cris aigus ; les cascades, grossies par les premières fontes de neige, roulaient comme la vie humaine leurs flots ininterrompus.

La petite troupe était sortie de la montagne, elle traversa les tourbières et atteignit la route de Greenish à Cork ; de là, elle gagna un chemin qui menait à l’ouverture d’un bois ; elle s’embusqua en cet endroit et attendit.

— Mon Dieu, murmurait Tomy à l’oreille de Clary, s’il pouvait passer par un autre côté.

— Le chef est sûr de ce qu’il fait, répliqua le jeune homme, ce chemin mène à l’entrée du parc.

— « C’est affreux ! dit Tomy. Oh ! si j’avais su, je ne serais pas revenu ; je partirai, je ne peux vivre au milieu d’assassins.

— Silence ! fit Gaspard, j’entends le bruit lointain de plusieurs chevaux ; tenez-vous prêts à m’obéir.

Le bruit se rapprochait insensiblement, il devint plus distinct, enfin deux cavaliers apparurent venant assez vite, car il était tard ; c’était le landlord et un domestique.

Une double détonation se fît entendre, les deux chevaux roulèrent dans la poussière ; leurs maîtres qui n’étaient pas atteints se dégagèrent vivement, mais avant qu’ils pussent se servir de leurs armes, des mains vigoureuses s’étaient emparées d’eux ; malgré leur résistance, ils furent enlevés et transportés dans l’intérieur du bois, à l’entrée d’une clairière.

Le chef fît signe à ses hommes de se ranger en cercle ; il prit place au centre ; en face de lui était le landlord, tenu par deux brigands ; le domestique avait été bâillonné et lié à un arbre.

Gaspard regardait froidement son adversaire ; ses yeux étaient l’éclat voilé de ceux de la bête fauve qui couve sa proie ; il rejeta son manteau et écarta en partie le large chapeau qui dissimulait ses traits ; sa taille semblait plus haute, plus menaçante, un sourire sinistre contractait ses lèvres.

En considérant cette assemblée d’hommes énergiques, vêtus de fourrures, dont on ne voyait presque pas le visage, on eût pu se croire au sein d’une réunion de bêtes féroces s’assemblant au plus profond de la forêt pour se disputer les lambeaux d’une proie humaine.

Lord Sulton était brave, doué de sang-froid, mais il comprit de suite que tout secours étant impossible, il allait être victime d’un guet-apens.

— Que me voulez-vous, dit-il ; ignorez-vous qui je suis ?

— Non, répliqua Gaspard d’une voix railleuse, les Irlandais qui ont le malheur de vivre dans ce pays connaissent le noble, le magnanime et humain lord Sulton.

— Pourquoi m’arrêtez-vous ? Est-ce pour me dévaliser ? Je ne refuse pas de vous donner ma bourse, rendez-moi la liberté.

— Nous ne voulons pas de ton or, il est composé de la sueur et du sang de l’Irlande dont toi et les tiens vous vous abreuver à loisir ; ta vie est entre nos mains, tu vas répondre de tous tes crimes.

Le seigneur anglais frissonna, mais il conserva son attitude digne.

— De quel droit prétendez-vous m’interroger, dit-il, vous que la justice a flétris. Êtes-vous innocents pour juger un coupable, alors même que je le serais ? Ce que vous voulez faire est un acte odieux qui attirera sur vos têtes de terribles représailles.

— Ces menaces ne m’effraient pas, lord Sulton, elles n’ajouteront rien au malheur des Irlandais ; innocents ou coupables, leur sort est le même. Tyran exécré, tu as bu à flots les pleurs de tes victimes, tu as ri de leurs gémissements, des angoisses de leur agonie. Tu les as livrés sans pitié a la faim, à la mort, tu as recueilli leurs dépouilles. Que t’avaient fait ces hommes que tes gens ont tués cruellement et sans motif l’autre jour ? Que t’avait fait cette pauvre vieille femme que les constables ont assassinée devant sa cabane en flammes ?

— Ce n’est pas moi, je n’avais point donné cet ordre, reprit le landlord.

— On sait que les excès de ce genre restent toujours impunis.

— J’ignorais ces détails, je ferai une enquête et je vous promets de châtier sévèrement ceux qui ont agi ainsi.

— Tu n’en ferais rien. Il est trop tard, tes crimes ont comblé la mesure, tu es à ma merci.

— Qui êtes-vous donc ?

— Qui je suis ? Regarde-moi.

Gaspard se plaça devant le seigneur le visage en pleine lumière ; la lune, entourée d’un cercle de nuages paraissait suivre attentivement les détails de ce drame étrange ; une forte brise agitait les branches des arbres qui semblaient frissonner d’horreur.

— Je suis Gaspard, le fameux brigand que ta police recherche depuis quinze ans et dont la tête a été estimée à cinq livres sterling, ajouta le proscrit en ricanant. M’as-tu oublié, lords Sulton ? Si le nombre de tes victimes ne te permet pas d’en conserver le souvenir, je vais te rafraîchir la mémoire.

— Je me rappelle, fit le landlord en tressaillant. Gaspard, j’ai eu tort, je réparerai le mal que je vous ai fait.

— Me rendras-tu ma femme et mon enfant morts de misère pair ta faute ?

— Pardon, murmura l’Anglais.

— Il n’y a pas de pardon, répliqua durement le brigand ; quinze années j’ai attendu l’heure de la vengeance, j’ai compté tes crimes, j’ai vu couler le sang de tes victimes, j’ai recueilli leurs plaintes et leurs suprêmes malédictions. Le moment est venu, lord Sulton, il n’y a pas de pardon pour toi.

— Tomy Podgey, ajouta le chef, approche-toi.

Le jeune homme tremblant sortit des rangs. Gaspard reprit son rôle d’accusateur.

— Lord Sulton, tu vois ce jeune homme ? Il y a vingt ans, il est plein de sève, d’intelligence, de générosité ; eh bien ! grâce à toi, il est réduit à vivre en aventurier dans la montagne. Son père avec ses huit enfants est proscrit pour n’avoir pu payer son misérable fermage et s’être laissé aller, dans un moment de désespoir, à résister à tes agents. Tomy avait été condamné à être pendu pour avoir incendié son cottage, un coup de main l’a arraché à la mort. Irlandais, il ne peut reparaître au grand jour en Irlande ; homme, il n’a plus d’avenir, plus de bonheur, plus rien à espérer dans la vie. Le témoignage que porte Tomy Podgey, cent autres peuvent le rendre. Camarades, parlez.

Les bandits s’avancèrent successivement et d’une voix menaçante accusèrent leurs griefs. L’un dit :

— Tu m’as fait battre de verges et je n’ai échappé à la mort que par la fuite, sois maudit !

Un second :

— Tu m’as chassé de la chaumière où j’étais né, tu as fait de moi un vagabond et un brigand, sois maudit !

Un autre :

— J’ai vu autour de moi mourir par la famine mes enfants et mon vieux père ; en vain comme des ombres gémissantes, les infortunés se sont traînés sur ton passage, tu les as repoussés ainsi qu’un vil troupeau, sois maudit !

Le landlord, la tête abaissée, dans l’attitude d’un criminel, écoutait ce flot de malédictions si longuement amassé. Un seul homme n’avait encore rien dit, c’était Clary. Il avait autant souffert que les autres et sa haine était vive contre l’auteur de ses maux, mais dans l’âme noble et droite du jeune homme, le malheur n’avait pu détruire le sentiment de la dignité humaine et du devoir. L’acte accompli en ce moment était un crime. L’homme n’a jamais le droit de se faire justice lui-même ; Dieu, dans ses commandements, le défend formellement.

— À ton tour, O’Warn, dit le chef.

Clary s’avança et d’une voix émue, il prononça ces paroles :

— Il serait indigne de moi de porter le dernier coup à un ennemi vaincu. Je suis prêt à combattre l’adversaire de ma race, les armes à la main sur un champ de bataille ; mais je réprouve le meurtre d’un homme sans défense, tué la nuit, dans le carrefour d’une forêt ; aucune considération ne peut excuser un pareil acte.

Lord Sulton avait relevé la tête, il examinait celui qui venait de parler. À la vue de ce beau jeune homme à l’air noble et doux, un peu d’espoir se glissa dans son âme.

— Qui êtes-vous, demanda-t-il, vous que de si généreux sentiments animent ? Votre visage m’est connu.

— Je suis le dernier des O’Warn.

Le landlord se souvenait parfaitement de cette famille.

— Vous aussi, vous avez à vous plaindre de moi. Vous êtes le digne descendant d’une noble race ; les Anglais eussent dû essayer d’attirer à eux les Irlandais au lieu de les proscrire, c’est une faute qui a amassé des haines profondes. Je travaillerai désormais à cette œuvre d’apaisement, je réparerai les injustices commises, une ère nouvelle commencera pour le pays soumis à mon autorité, je vous en fais le serment. Votre générosité, O’Warn, a eu plus d’influence sur mon âme que les menaces de ces hommes égarés.

— Mes amis, dit Clary, il est de l’intérêt de nos compatriotes de permettre la réalisation de ces promesses ; en leur obtenant à l’avenir une administration juste et bienveillante nous leur rendons un immense service, tandis qu’un crime ne ferait qu’augmenter la somme de leurs maux. Mylord s’engageera à nous rendre à tous la liberté et nous facilitera les moyens de vivre honorablement.

— Éloigne-toi, Clary, tu ne commandes pas ici, fit le chef avec une explosion de colère. Tu as une âme lâche, indigne du nom que tu portes. Retire-toi, où je mêlerai le sang de l’irlandais dégénéré à celui de l’Anglais maudit.

— Lord Sulton, tu as entendu les accusations portées contre toi, qu’as-tu à répondre ?

Le landlord essaya de se défendre ; il dit que ses ordres étaient souvent mal exécutés, qu’on lui cachait la vérité, que les réclamations de ses tenanciers ne lui arrivaient pas ou étaient dénaturées ; il promit d’adopter une meilleure administration, il fit enfin appel aux doctrines de la religion catholique, la conciliation, le pardon.

— Ah ! vraiment, exclama Gaspard, il est commode d’opprimer les consciences, de persécuter les hommes et, lorsqu’on a encouru leur juste colère, on invoque les principes qu’on a combattus pendant des siècles. Perfides Anglais, le jour approche où vous aurez à répondre de tous vos crimes. Il se forme dans le monde entier, parmi les proscrits et les déshérités, un vaste mouvement de défense commune ; un plan d’attaque contre les tyrans de quelque nom qu’on les appelle. L’orage gronde dans les bas-fonds des sociétés opprimées, il éclatera, l’heure des revendications sera terrible. La Révolution est la grande libératrice des peuples, elle marche vers nous et je la salue comme l’ère de la liberté. En attendant ce moment de suprême justice, je veux donner à l’Irlande un châtiment exemplaire. Lord Sulton, tu as mérité la mort, demande pardon à Dieu et prépare-toi à mourir.

— Grâce ! murmura l’infortuné.

— Grâce ! répétèrent les voix de Clary et de Tomy.

À un signe de Gaspard deux brigands se jetèrent sur les deux jeunes gens et arrêtèrent leur intervention.

La nature elle-même semblait protester contre l’illégalité de ce jugement ; la lune s’était voilée laissant la terre dans l’obscurité ; le vent qui soufflait avec violence tordait convulsivement les branches dénudées, elles tombaient sur le sol avec un bruit terrible ; la chouette chassée de son nid fuyait à tire d’aile jetant dans l’espace son cri strident.

— Allumez les torches, fit le chef.

Les taillis s’illuminèrent alors de reflets blafards ; la flamme vacillante projetait à l’entour des ombres bizarres ; on eût dit une bande de fantômes qui hurlaient follement dans la nuit.

Lord Sulton, les cheveux dressés, regardait avec des yeux dilatés par l’effroi. N’était-il pas victime d’un horrible cauchemar ? Les démons de l’enfer accouraient-ils consommer sa perte ? De tous les buissons surgissaient de nouveaux ennemis, le sol s’ébranlait sous ses pas, le vertige envahissait son cerveau. À l’horizon, qu’une échappée de vue permettait d’embrasser, une vive lumière surgit tout à coup, elle s’éleva, elle s’étendit, elle monta vers le ciel en colonnes de feu. Dans la vallée tout s’éclaira, des formes fantastiques couraient affolées, des clameurs lointaines remplissaient les airs, les nuages prenaient des teintes de soufre, de la terre semblaient jaillir des flammes ; c’était l’abîme sans doute qui s’entr’ouvrait pour recevoir la malheureuse victime.

Gaspard considérait ce spectacle avec une joie féroce, ses yeux avaient un éclat sinistre, il ressemblait à un prince des démons.

— Vois, lord Sulton, dit-il, cette brillante illumination ; c’est ton château qui brûle, le feu anéantira le repaire d’un monstre. À toi, maintenant.

— Grâce ! fit l’infortuné.

— Misérable, tu n’as pas le courage de mourir.

L’Anglais, revenu à lui, se redressa. Il n’était pas lâche, il avait servi dans l’armée et versé son sang sur plus d’un champ de bataille ; mais autre chose est de périr glorieusement pour une noble cause ou de tomber sous le poignard d’un assassin.

— C’est vous qui êtes des lâches, fit-il, que mon sang retombe…

Il n’acheva pas, quatre poignards s’abaissèrent sur lui ; il jeta un cri et s’affaissa sur le sol.

— Malheur à nous ! s’écria Clary en voilant son visage de ses mains.

— Quel beau spectacle ! dit Gaspard se tournant vers la demeure seigneuriale que les flammes dévoraient.

— Chef, dit un des bandits, et le domestique, qu’en ferons-nous ?

— Laissez-le là.

— S’il allait nous dénoncer ?

— Tu as raison, un homme mort ne parle plus.

Il plongea son poignard dans le cœur de l’infortuné.

— Tout est fini, partons maintenant.

Gaspard s’assura que lord Sulton ne respirait plus.

Il le heurta du pied en disant :

— Voilà notre ennemi renversé dans la poussière comme un vil paddy, que les corbeaux se disputent sa dépouille, que sa mémoire soit exécrée parmi les hommes.

Les bandits poussèrent un formidable grognement, sorte de cri guttural par lequel les Irlandais, comme les Anglais, manifestent leur colère. Quelques hommes cependant restèrent silencieux.

Un grand mouvement se faisait dans la vallée, l’alarme avait été donnée, les habitants couraient au feu. Grâce à cette diversion, les brigands purent regagner la montagne sans être inquiétés.

— Nous sommes chez nous, maintenant, dit Gaspard, nous n’avons plus rien à redouter. Ah ! John Buck va nous servir une fameuse ration de whiskey. Clary, je te conseille cette fois de ne pas faire le dédaigneux, tu as besoin de te remonter, tu es impressionnable comme une femme. Mille morts ! tu m’as causé joliment de l’embarras aujourd’hui !

Le jeune homme dédaigna de répondre, il était pâle, troublé et maudissait le sort qui l’avait placé au milieu de ces êtres pervers.

À l’entrée des cabanes, les aventuriers qui étaient restés attendaient leurs compagnons. Gaspard, d’une voix cynique, leur annonça l’heureuse réalisation de leur complot ; la nouvelle en fut accueillie par des cris de joie et, le verre en main, on célébra la délivrance du pays.

Le sens moral était perverti dans l’âme de ces hommes, arrachés violemment à la vie sociale depuis de longues années et vivant d’une existence aventureuse, isolés, ignorants, privés des douces et salutaires influences de la religion. En proscrivant le catholicisme, en essayant d’arracher du cœur de l’Irlandais le germe de la foi, l’Angleterre n’a pas compris qu’elle travaillait à sa propre perte, car s’il était possible d’enlever la notion de Dieu à ce peuple qui souffre, il se jetterait, dans sa colère, sur celui qu’il considère comme un ennemi séculaire.

Aveugle celui qui ne voit pas l’effet moralisateur de cette religion sublime, la seule qui parle à l’homme de vraie fraternité, d’union et d’amour réciproques, la seule qui impose le pardon des injures, qui enseigne à rendre le bien pour le mal, qui proscrit le vice et commande la vertu.

Les peuples catholiques ont prouvé en tout temps la vitalité qu’ils puisent dans leur foi. La Pologne et l’Irlande sont là pour l’affirmer. « Coupez un Irlandais en quatre, disait un pamphlétaire anglais au temps de Cromwell, et vous aurez quatre Irlandais vivants et entiers. » Oui, la persécution développe les forces d’un peuple au lieu de les diminuer ; aux premiers siècles chrétiens, les racines de l’Église n’ont-elles pas germé dans le sang des martyrs ?

Les drames semblables à celui que nous venons de dépeindre se sont reproduits plus d’une fois, de nos jours, dans la malheureuse Irlande ; bien que tenant compte de l’égarement des coupables, nous devons flétrir énergiquement un pareil crime au nom de la religion et de l’humanité.


XVI

LA FUGITIVE


La stupéfaction fut grande, le lendemain, lorsqu’on apprit l’assassinat du landlord. Sa Seigneurie ne laissait aucun regret dans le pays, mais les habitants savaient que ce crime serait châtié par le gouvernement et qu’il en résulterait pour eux un redoublement de mauvais vouloir de la part du nouveau propriétaire.

Avec les prompts secours arrivés du village, on avait pu arrêter l’incendie ; une aile du château seulement avait été détruite. Il y avait un lien évident entre ce crime et le meurtre du landlord.

Le fils aîné de lord Sulton, lieutenant dans la garde royale, jura sur le cadavre de son père de le venger et de purger la montagne des aventuriers qui l’habitaient.

Quand la triste cérémonie fut terminée, il fit venir le second juge de paix et le brigadier de la constabulary, et leur dit :

— Je suis obligé de retourner à Londres afin de régler quelques affaires ; en attendant mon retour prochain, vous allez ouvrir une enquête sérieuse ; ne vous pressez pas, je veux des informations certaines. Les coupables sont les brigands de la montagne, mais ils doivent avoir des complices dans le pays, c’est là ce qu’il est important d’établir ; si vous mettez la main sur quelques-uns, leurs aveux aideront à découvrir les autres. Soyez prudents, ne faites pas d’arrestation douteuse ; je veux un châtiment exemplaire, mais juste. Je vais demander à Sa Seigneurie le gouverneur général à Dublin un corps de troupes qui fouillera la montagne, et cherchera les brigands jusqu’au fond de leurs repaires.

— On l’a déjà fait, mylord.

— Fort mal, monsieur, puisqu’on n’a obtenu aucun résultat ; ce n’est pas une excursion de quelques heures au milieu des neiges qui peut livrer les retraites cachées des bandits. J’attendrai que la saison soit favorable, les troupes mettront un mois s’il le faut, mais il n’y aura pas une motte de terre qui ne soit fouillée ; je dirigerai l’expédition en personne. Il est un moyen plus sûr de réussir, c’est à vous de le tenter, je vous offre un crédit illimité à cet effet ; celui qui dénoncera les coupables ou qui fera connaître le point de refuge des brigands touchera une prime importante. Marbleu ! au milieu d’une population de misérables, avec de l’or, on peut, quand on le veut, obtenir beaucoup de choses.

Le juge de paix et le brigadier promirent d’employer toute leur activité dans cette mission délicate ; ils le firent en effet avec le zèle des subalternes qui souvent vont au delà de la volonté du maître.

Tous les habitants furent interrogés individuellement ; malgré le proverbe injuste qui dit : « Mettez un Irlandais à la broche, vous en trouverez dix pour le retourner, » on ne put obtenir aucun aveu ; cependant les bandits avaient des complices, ils n’eussent pu seuls organiser ce coup. Quand une police de cette nature ne trouve pas de vrais coupables, elle en invente ; les constables voulaient prouver leur intelligence et plaire à Mylord ; le chef ordonna à ses hommes de dresser une liste des noms des habitants suspects d’entretenir les relations avec les proscrits.

— Monbrigadier, dit Wilson, je vous signalais dans le temps des particuliers dont la conduite n’était pas claire ; conséquemment j’avais conçu des doutes qui se confirment aujourd’hui.

— Explique-toi.

— Il est patent, mon brigadier, que les bandits sont informés des agissements de la police ; ils communiquent avec les débitants et leur vendent du whiskey de contrebande. Conséquemment ils violent la loi.

— C’est l’affaire de la douane, Wilson, rentre dans la question.

— J’y reviens, mon brigadier, cette question subsidiaire a un point de rattachement à notre affaire ; on pourrait voir dans ces relations des proscrits le lien que nous cherchons.

— Camarade, sois donc précis ; de qui m’as-tu parlé ce jour-là ?

— Il y avait d’abord, mon brigadier, la cabane de la vieille Jane qui était fréquentée par les bandits.

— Elle n’existe plus, ni sa propriétaire ; une entêtée qui s’est laissée mourir de froid sur la glace plutôt que de céder de bonne volonté, murmura le brigadier à qui ce souvenir était désagréable.

— Son fils est par là et continue subséquemment son métier d’espion ; depuis le jour de l’événement on ne l’a plus revu au village.

— Si vous saisissez ce lapin-là, ne le laissez pas échapper.

— J’ai l’œil sur lui et si on a la chance de le prendre, ce sera du côté de la chaumière de Colette Buckly.

— Est-ce que décidément la belle Colette aurait des intelligences dans la montagne ?

— Oui, elle en a, c’est certain, si nous en avions autant qu’elle, nous débrouillerions mieux cette trame obscure.

— Son père est-il aussi complice ?

— Non, c’est un brave homme, il ignore que sa fille est de connivence avec les ennemis de sa seigneurie.

— Il faudrait donc la mettre en arrestation. Marbleu ! avoir fait tant de bruit pour arriver à ne saisir qu’une fille, ce serait nous couvrir de ridicule.

— À mon sens, reprit le constable, il faudrait aussi s’emparer de la personne de deux cabaretiers. On ne manquera pas de griefs à leur opposer ; qui nous empêche de dire que des hommes d’allures suspectes ont été vus chez eux le jour du crime ?

— Tu as l’esprit fertile en expédients, mon brave, j’en conférerai avec Sa Révérence ; peut-être quelques circonstances nouvelles se produiront-elles.

Les constables continuèrent à battre les buissons pour en faire sortir des conspirateurs ; enfin la veille de l’arrivée du nouveau landlord, le juge de paix et le brigadier décidèrent d’arrêter les deux cabaretiers et Colette Buckly, signalée coin me l’âme du complot ; car elle poursuivait de sa vengeance ceux qui avaient condamné Tomy Podgey. Colette était devenue tout à coup la Charlotte Corday de Greenish.

De leur côté, les proscrits veillaient ; ils avaient leurs espions dans le village, ils savaient tous les agissements de la police ; ils apprirent la décision qui devait atteindre Colette.

— Ah ! ah ! fit Gaspard, ce digne juge de paix veut aussi compter avec nous. Qu’il y prenne garde, s’il ne désire pas aller évangéliser les Anglais de l’autre monde. Lâche hypocrite, pour trouver des coupables aux yeux de son maître, il sacrifierait les innocents.

— On ne peut laisser arrêter Colette, dit Tomy qui était présent.

— Ils ne la toucheront pas, affirma Clary.

— Cette fois tu ne serais pas si miséricordieux, ricana Gaspard.

— Je n’hésiterai jamais à défendre un ami, répliqua O’Warn ; mais je refuserai toujours d’être un assassin.

— J’ai raisonné comme toi, jeune homme ; l’expérience te guérira de tes généreuses folies. En attendant, je ne veux pas que cette pauvre enfant soit victime des services qu’elle nous a rendus, j’irai plutôt moi-même l’arracher à la justice ; il faut la prévenir et lui offrir un asile dans la montagne jusqu’à ce que son innocence soit proclamée. Tomy Podgey, ta famille consentira sans doute à recevoir cette jeune fille ?

— Oh ! oui, répondit-il, et je me charge de la prévenir.

— Non, je me défie d’un amoureux, ton imprudence t’a déjà exposé à de grands dangers ; Clary, qui a rempli plus d’une mission délicate, réussira mieux que toi.

Tomy n’insista pas, il aurait voulu ne laisser à aucun autre le soin de sauver Colette et de veiller sur elle ; mais le chef ordonnait, il n’y avait rien à dire. D’ailleurs Tomy éprouvait une joie extrême à la pensée que Colette, proscrite à son tour, allait venir vivre près de lui, chez ses parents. Jamais dans ses rêves les plus insensés, il n’avait osé entrevoir un bonheur semblable. La jeune fille désormais ne pouvait épouser William Pody, elle ne rentrerait plus à son village, un sort commun allait les rapprocher, et Colette l’aimait maintenant ; devenue libre, ne consentirait-elle pas à partager sa vie, à le suivre en Australie ?

Le jeune homme, en se rendant au cottage de ses parents, contemplait avec ivresse le tableau de l’existence qui allait devenir la sienne et que son imagination paraît des plus séduisantes couleurs. Les Podgey accueillirent avec empressement la proposition de recevoir Colette ; elle avait sauvé Tomy, il était juste de faire quelque chose pour elle.

Clary, de son côté, se disposa à partir sans retard ; la nuit était venue, le moment semblait favorable. Il choisit quatre montagnards déterminés, en laissa deux à l’entrée du défilé, deux autres au centre des tourbières et s’avança seul vers le cottage des Buckly qui se trouvait à l’extérieur du village. Enveloppé de son manteau, Clary se glissa dans l’ombre, s’abritant derrière les buissons. Près de la chaumière, il s’arrêta, et réfléchit sur le meilleur parti à prendre : il n’osait entrer, ne sachant s’il trouverait la jeune fille seule ; peut-être sortirait-elle, alors il lui parlerait. En effet, Colette ne tarda pas à paraître, Clary s’avança vers elle.

— Vous ici ! dit la jeune fille. Ne savez-vous pas que toute la police est sur pied et vous cherche depuis le crime affreux de l’autre jour ?

— Je le sais, Colette, mais vous aussi vous êtes menacée et je viens vous sauver.

— Moi ! Qu’ai-je fait ?

— Rien certainement ; vos relations avec nous vous ont depuis longtemps rendue suspecte, on vous accuse de complicité dans l’assassinat du landlord.

— C’est impossible !

— L’ordre de vous arrêter a été signé aujourd’hui ; dans quelques heures peut-être, les constables seront ici.

— Oh ! mon Dieu ! gémit la jeune fille.

— Colette, il n’y a pas de temps à perdre. Avez-vous confiance en moi ?

— Oui, Clary.

— Eh bien, suivez-moi dans la montagne, le seul refuge qui vous reste désormais ; la famille Podgey vous recevra.

— Non, je n’irai pas, ce serait quitter pour toujours mes parents. Que peut-on me reprocher ? Il me sera bien facile de me justifier.

— Vous vous trompez, Colette, en ce moment les juges sont fort excités, ils veulent à tout prix déployer leur zèle et faire un exemple, vos protestations seront vaines, vous serez condamnée.

— Que faire, mon Dieu ? disait la jeune fille en pieurant.

Clary lui prit la main.

— Venez, Colette, le temps s’écoule, hâtons-nous.

Il ajouta plus bas :

— Tomy vous attend.

La jeune fille tressaillit.

— Et mon mariage qui doit avoir lieu dans quinze jours.

— Vous n’épouserez personne dans quinze jours si vous restez ici. Colette, je vous offre le seul moyen de salut possible. Si votre innocence est reconnue, vous serez libre de revenir ensuite, mais il est prudent de fuir.

— Ma mère est là, je ne veux pas sortir sans l’embrasser ; elle mourrait d’inquiétude si elle ne me voyait pas rentrer.

Colette, quittant le jeune homme, s’élança dans la chaumière, Clary la suivit. Quand la mère apprit le danger qui menaçait sa fille, elle se livra à un violent désespoir.

— Tu es perdue, Colette, ma pauvre enfant ; tu auras beau dire, on ne te croira pas et William Pody n’est pas ici !

— Il ne pourrait rien, fit Clary.

— Si, il l’emmènerait à Cork.

— Croyez-vous que la police ne l’y trouverait pas ?

— Oh ! c’est affreux, m’enlever ma fille, les misérables. Qui a pu la dénoncer ?

— Un des constables qui a opéré l’arrestation de Tomy.

— Un monstre ! que l’enfer l’engloutisse ?

Un bruit qui se rapprochait peu à peu attira l’attention de Clary ; on distingua même bientôt le cliquetis des armes.

— Écoutez, dit-il, les voilà ; Colette, venez ou vous êtes perdue.

— Et mes parents ? Si je fuis, on les arrêtera.

— Non, ils ne courent aucun danger, les constables ont déclaré que vous seule aviez des rapports avec nous et contre la volonté de vos parents ; n’avez donc aucune crainte pour eux et songez à votre sûreté.

La jeune fille réfléchit un instant.

— Je reste, dit-elle.

— Comme vous voudrez, Colette ; votre obstination nous perdra tous les deux.

Le jeune homme s’assit près de la porte.

— Que faites vous, Clary ? Si on vous prend vous êtes perdu.

— Je le sais.

— Fuyez donc, malheureux ; de grâce, partez.

— Colette, j’ai reçu la mission de vous sauver, je ne retournerai pas sans vous à la montagne. Entendez, ajouta-t-il en se levant, ils approchent, je vois briller leurs armes, quelques minutes encore et il sera trop tard. Ils ne vous toucheront point tant qu’il me restera un souffle de vie, mais lorsqu’ils m’auront égorgé sous vos yeux, Colette, que deviendrez-vous ?

La mère s’était précipitée vers la porte.

— Les voilà ! les voilà ! c’est bien vrai, je ne pouvais le croire ! Ma fille, sauve-toi, ils viennent te prendre, ils te tueront peut-être. Oh ! Clary, emmenez-la, sauvez-la. Va, mon enfant, fuis, il est temps encore.

Colette s’était jetée dans les bras de sa mère et ne pouvait se décider à la quitter. Cependant les constables arrivaient ; il n’y avait plus de doute, la chaumière allait être envahie, Clary saisit la jeune fille et l’entraîna de force après avoir dit à sa mère :

— Tâchez de les retenir un peu pour nous donner le temps de fuir.

Quand Colette et son sauveur atteignirent le petit chemin qui longeait le bas de leur champ, ils entendirent la voix du brigadier qui commandait halte ! à ses soldats.

Que se passa-t-il à la chaumière ? La pauvre femme affolée ne sut pas sans doute dissimuler son chagrin, les constables comprirent que cette fois encore la mèche était éventée, que la jeune fille avait été prévenue.

— Mort de mon âme ! rugit le brigadier qui dirigeait l’expédition en personne ; il existe une police occulte mieux avisée que la nôtre. L’oiseau s’est envolé, il faut le poursuivre.

La porte ouverte, plusieurs objets renversés dans la cour révélèrent une évasion récente. Mais de quel côté ? Comment le savoir par une telle obscurité ? Les constables n’avaient pas heureusement à leur disposition un appareil de lumière électrique pour éclairer la campagne, leur lanternes sourdes ne leur découvraient pas un vaste horizon ; ils se séparèrent en deux bandes et ils explorèrent les environs.

— Nous sommes suivis, dit tout à coup Clary, j’entends des pas, mais nous avons un peu d’avance ; Colette, bientôt nous serons à l’abri.

Les constables, eux aussi, entendaient du bruit dans cette direction ; ils prirent le pas de course. Clary entraînait Colette haletante, dont la frayeur paralysait les mouvements.

— Qui vive ! cria tout à coup une voix rude.

— Nous sommes perdus, dit la jeune fille ; Clary, laissez-moi et sauvez-vous, on ne vous poursuivra pas.

— Vous laisser Colette ! me prenez-vous pour un lâche ?

— Non, mon ami, mais vous ne pouvez pas lutter seul contre tous, vous péririez sans me sauver.

— Allons toujours, peut-être leur échapperons-nous. Voilà l’entrée des tourbières, ce chemin m’est plus familier qu’à eux.

— Qui vive ! cria-t-on une seconde fois.

Une détonation se fit entendre.

Clary avait saisi la jeune fille dans ses bras pour la préserver des balles et essayer de fuir encore.

Une seconde détonation retentit. Le jeune homme laissa échapper un gémissement de douleur, il était atteint à l’épaule.

— Vous êtes blessé, dit Colette avec effroi.

— Ce n’est rien, répondit-il.

Il ne pouvait soutenir plus longtemps la jeune fille, il s’arrêta et lança dans l’espace un cri aigu.

Les constables répondirent par un bruyant hourrah et doublèrent le pas. Un coup de sifflet, puis un second répondirent au cri de Clary ; deux bandits armés jusqu’aux dents apparurent, suivis bientôt de deux autres.

— Ça va mal, camarade, dirent-ils ; nous avions entendu les coups de feu et nous accourions. Il s’agit, je crois, de rouler les constables.

— Je suis blessé, dit Clary à l’un des montagnards en lui désignant la jeune fille ; prends-la et fuis au plus vite.

— Et vous, Clary, allez-vous rester aux mains de la police ? je ne m’éloignerai pas sans vous, reprit Colette.

— Je vous suivrai, dit le jeune homme.

— Morbleu ! fit un des bandits, il faut ralentir leur ardeur. Attention, camarades, sur une ligne, maintenant, feu !

Une violente décharge fut dirigée sur les constables qui ne s’attendaient pas à une semblable riposte. Profitant du trouble qui en résulta parmi les soldats, les proscrits s’éloignèrent en toute hâte. Quelques balles sifflèrent dans l’air, mais n’atteignirent personne.

Les constables, se sentant vaincus, n’osèrent pas s’aventurer en si petit nombre dans la campagne, ils avaient deux blessés, ils rentrèrent au village.

Les proscrits venaient de franchir l’entrée du défilé, ils étaient sauvés.

— Halte ! fit l’un d’eux, il est permis de prendre un peu de repos.

— Et de s’occuper de la blessure de Clary, ajouta la jeune fille.

— C’est peu de chose, Colette ; ne vous inquiétez pas, j’en souffre à peine.

La blessure n’avait, en effet, aucune gravité, mais Clary perdait beaucoup de sang et la fatigue aussi l’avait affaibli ; on pansa sa blessure et un peu de calme le remit.

Colette éprouvait une certaine terreur en se trouvant la nuit au fond de ce défilé, au milieu de ces hommes inconnus au visage farouche ; la présence de Clary la rassurait.

Au sortir du défilé un coup d’œil splendide s’offrit aux yeux de la jeune fille. L’astre des nuits semblait régner en maître dans cette vaste solitude. Brillante comme un globe de feu, la lune reposait mollement sur un lit vaporeux de petits nuages satinés qui se doraient de l’éclat de ses rayons ; des myriades d’étoiles charmantes fleurs de la nuit, scintillaient sur la voûte azurée, se reflétant sur le vaste lac qui dormait au fond du vallon ; les sommets des montagnes vivement éclairés dessinaient leurs bizarres festons, tandis que les ténèbres s’étendaient à leurs pieds ; des feux allumés çà et là annonçaient la présence des habitants.

Colette regardait ce beau spectacle, malgré sa tristesse elle ne pouvait s’empêcher de l’admirer. Les Irlandais ont l’esprit enclin à la poésie, c’est un peuple chez lequel le merveilleux tient beaucoup de place ; on y conserve encore les légendes du passé, les bardes y ont longtemps occupé un rang à part.

Après la chute du druidisme, le barde conserva en Irlande le prestige qu’exerce toujours le poète chez un peuple enthousiaste, avide de chants et de poésie. Les sublimes croyances du catholicisme ajoutèrent, pour ainsi dire, de nouvelles cordes à sa harpe ; et si les exploits d’Odin et les louanges de Bélus cessèrent de servir de thème à ses brillantes improvisations, au milieu des assemblées et des festins, il trouva dans les mystères de la religion et dans les naïves légendes de l’Église primitive des sujets plus dignes de la haute mission de son art.

Aussi la rapide et complète conversion du peuple irlandais au catholicisme fut-elle due en grande partie aux bardes, qui aidèrent puissamment l’œuvre commencée par les premiers missionnaires, dont ils vulgarisaient les enseignements en les revêtant de ce langage hardi, figuré et seul capable de frapper vivement un peuple chez lequel prédomine l’imagination et l’amour de la forme.

— Voyez comme notre montagne s’est faite belle pour vous recevoir, Colette, dit doucement Clary.

— Si je la visitais en amateur, je la trouverais superbe, mais je ne pourrais y vivre.

— Vous vous y ferez. Quel est le coin de terre qui ne semble beau quand le bonheur y réside ?

— Êtes-vous heureux, vous, Clary ? demanda la jeune fille.

Elle ne vit pas l’expression du visage de son compagnon. mais il y avait une amère tristesse dans sa voix lorsqu’il répondit :

— Non, le bonheur n’est pas fait pour moi.

— Pourquoi donc ? Vous êtes noble et généreux, Dieu ne peut vous refuser votre part de félicité.

— Pensez-vous que tous la reçoivent en ce monde ?

— Vous avez eu de grands malheurs, reprit la jeune fille ; vous êtes jeune, la vie est longue, elle vous ménage peut-être des jours meilleurs.

Clarv secoua négativement la tête.

— Je l’espère, moi, reprit Colette ; je prierai Dieu de toute mon âme, afin qu’il vous rende heureux. Que vous faudrait-il donc pour cela, Clary ?

— L’homme sait-il ce qu’il veut ? répondit Clary en s’efforçant de sourire.

— Vous voudriez voir l’indépendance de l’Irlande et rentrer en possession du rang qu’occupaient vos ancêtres ?

— Je donnerais ma vie pour arracher mon pays à la domination qui l’écrase, Dieu m’est témoin que mon patriotisme est pur de tout sentiment personnel. Hélas ! je ne conserve aucune illusion ; l’Irlande est anéantie, on a usé tous les ressorts de cette indomptable énergie. Comment lutter contre la puissante organisation de l’Angleterre ? on l’a essayé en vain. Les Irlandais eussent-ils réussi à s’affranchir un jour, ne seraient-ils pas retombés tôt ou tard sous la domination de leurs terribles voisins ?

Colette, voici Tomy qui vient à votre rencontre.

— Pourquoi ne vous a-t-il pas accompagné ?

— Le chef a craint que son inexpérience ne lui fît commettre une imprudence. Tomy est assez heureux pour laisser à un autre le bonheur de vous sauver.

— Je vous remercie, Clary ; vous êtes un noble cœur.

Tomy accourait avec son père et ses frères. Willy Podgey dit à la jeune fille :

— Ma chère enfant, nous sommes la cause de votre malheur, permettez du moins que nous essayions de l’adoucir ; venez sous notre toit, notre demeure sera la vôtre, ma femme et mes filles vous entoureront de soins et d’affection.

Tomy avait pris la main de Colette.

— Je devrais déplorer ce qui vous arrive, dit-il, et pourtant il m’est impossible de m’attrister en vous voyant parmi nous.

— Cependant, mes amis, reprit Colette, je ne vous cache pas que j’ai le cœur brisé de me voir à jamais séparée de tous les miens ; si Clary ne m’avait pas emmenée de force, je serais restée. Pauvre Clary, il a failli payer mes hésitations de sa vie.

— Ce n’est rien, dit le jeune homme ; j’aurai une balle de plus à rendre aux constables.

On arriva au cottage des Podgey où Colette fut reçue avec effusion. La jeune fille demeurait triste, elle accueillait assez froidement les témoignages d’amitié qu’on lui prodiguait. Tomy, surpris, se demandait s’il ne s’était pas trompé en croyant que Colette l’aimait. N’avait-elle éprouvé que de l’intérêt pour son malheur ?

La jeune fille ne se départit de sa tristesse silencieuse que pour exprimer sa reconnaissance à Clary ; Jenny Podgey possédait une pommade merveilleuse pour les blessures, elle en prépara une compresse et Colette l’aida à panser le jeune homme. La lumière terne de la lampe éclairait la tête gracieuse de Clary, son visage était pâli par la souffrance, cependant un doux sourire errait sur ses lèvres en regardant Colette ; il était si beau ainsi que Tomy en éprouva un sentiment douloureux. O’Warn lui était bien supérieur sous tous les rapports ; la distinction, l’intelligence, la bonté, la bravoure, le prestige d’un nom fameux, il possédait cela au plus haut degré. Si Colette allait s’en apercevoir ! s’il ne l’avait retrouvée que pour la perdre !

Telles étaient les idées qui tourmentaient le pauvre garçon ; son abattement devint si grand que, plus tard, quand Clary fut parti et que vint le moment de se séparer pour la nuit, Colette, retrouvant un instant son humeur enjouée, dit au jeune homme :

— C’est maintenant, mon bon Tomy, que vous paraissez compatir à mon sort ; vous avez l’air malheureux à souhait.

— Je suis triste, Colette, car vous avez l’air vraiment de ne plus me connaître.

— Eh bien, si mes juges m’en laissent le temps, nous referons connaissance, répondit-elle en souriant.

— Vous désirez retourner à Greenish ?

— Oui, le plus tôt possible. Ne me boudez pas pour cela, Tomy, je vous aime bien quand même.

Elle lui tendit la main avec un si charmant sourire que le jeune homme en fut à moitié désarmé.

Susy entraîna Colette qui devait partager sa petite chambre, bien pauvre, car les lits consistaient en une couche de fougère fraîche ; mais à seize ans on dort quand même et d’ailleurs cette literie est malheureusement la plus usitée chez les paysans irlandais.




XVII

DE PUISSANCE À PUISSANCE


William Pody, informé de l’ordre d’arrestation lancé contre Colette et de sa fuite, accourut à Greenish. Il trouva le père Buckly très courroucé contre sa fille, maudissant sa sotte imprudence, et déclarant qu’il ne la recevrait plus chez lui. William essaya de le calmer.

— Colette s’est laissée entraîner par son bon cœur, dit-il, je suis certain qu’elle n’a pas mérité les rigueurs de la justice ; je vais aller chez sa Révérence le juge de paix, et j’espère obtenir la liberté de votre fille. Les coupables sont les proscrits, cette intrigue a été conduite par Tomy Podgey ; en compromettant Colette aux yeux de la justice, il l’obligeait à se réfugier dans la montagne, c’est ce qui est arrivé. Le misérable va payer cher sa félonie.

William se rendit chez le ministre anglican, second juge de paix. C’était un homme court et gros, à la physionomie doucereuse, hypocritement bienveillante. Son teint enluminé, sa face large et un peu plate annonçaient peu d’énergie et le goût du confortable et des jouissances de la vie. Les réclamations incessantes de ses administrés troublant son précieux repos, il les écartait de son mieux, se bornant à donner des ordres sévères lorsque les dîmes ne lui étaient pas servies ponctuellement, ce qui arrivait souvent. Quant à la propagande religieuse, sa grande mollesse l’empêchait de la pousser très activement, le zèle ne l’animait guère ; il jouissait des avantages que lui procurait son ministère et, en vertu du libre examen, il laissait chacun chercher sa voie. En raison de ce caractère apathique, les habitants de Greenish n’étaient pas trop tourmentés par le prosélytisme religieux. Le pasteur catholique, homme austère, zélé, charitable, en profitait pour exercer son pieux apostolat ; il consolait les malheureux, soulageait les misères, personne ne lui disputait ce droit sublime. Quand le ministre anglican, étendu sur les coussins de sa calèche, passait près de l’humble prêtre qui se rendait à pied chez les malades, il souriait de dédain à la vue de cet homme simple, sans famille, sans richesses, n’ayant d’autres joies que la satisfaction du devoir accompli et les bénédictions de ses semblables ; ne comprenant pas la grandeur du sacerdoce, n’aspirant pas aux ineffables et éternelles jouissances de l’amour divin, il se jugeait un esprit pratique, fort supérieur eux catholiques qui l’entouraient. Comme beaucoup de protestants, sans l’avouer hautement, il se disait tout bas : Je ne sais si ma religion est la meilleure, mais à coup sûr, elle est la plus commode.

William eut quelque peine à se faire recevoir du Révérend.

— Que désirez-vous, mon ami ? demanda sir Welson d’un ton empreint de bonhomie, on vous a fait attendre, c’est le résultat des grandes occupations qui m’absorbent, car personne n’ignore que je suis d’un accès facile et que j’accueille sans distinction toutes les réclamations de mes administrés. Sa Seigneurie a daigné plus d’une fois louer mon zèle : comme magistrat, je n’épargne pas mes fatigues pour rendre à tous une justice égale ; tandis que, pasteur des âmes, j’use mes forces dans les durs labeurs de mon difficile ministère, tâche ingrate que l’obstination de beaucoup rend impossible.

William laissa le brave homme terminer son panégyrique qui, comme d’ordinaire, avait le tort d’être très fantaisiste ; le très Révérend, fort indolent dans la pratique, avait une activité très grande en parole ; peut-être prenait-il ses intentions pour des réalités et croyait-il faire ce qu’il disait.

— Eh bien ! reprit-il, vous avez à me parler. Quel est votre nom ?

— William Pody.

— Fort bien ! je suis au courant de votre affaire, vous êtes le fiancé de Colette Buckly, vous venez solliciter la grâce de cette jeune fille. La question est fort délicate et demande à être mûrement étudiée. On m’a rapporté que votre fiancée avait des relations suivies avec les bandits de la montagne, on l’accuse même d’avoir joué un rôle important dans le complot qui a abouti à ce drame exécrable qui a jeté la consternation et le deuil parmi nous. Ce forfait demande un sévère châtiment, la main de la justice ne faiblira pas, je prouverai que les coupables ne sauraient échapper longtemps à mes recherches, je suis sur la voie du complot ; Colette Buckly est un des fils de cette trame ténébreuse, il faut qu’on la retrouve et, de gré ou de force, je lui arracherai la vérité. Je regrette, jeune homme, de vous refuser, mais je ne transige jamais avec le devoir.

Sir Welson s’essuya le front, cette longue tirade lui avait causé une certaine fatigue ; il s’arrêta un instant, William en profita pour dire :

— Je ferai remarquer à sa Révérence que je n’ai sollicité d’elle aucune grâce, je venais…

— Bien, bien, je pensais… c’était très naturel, après tout, un fiancé… enfin que voulez-vous ?

William expliqua la situation de Colette telle que nous la connaissons ; il parla des intrigues de Tomy Podgey et affirma que, depuis les incidents de l’évasion du jeune homme, elle n’avait plus communiqué avec les montagnards.

Quant à admettre sa complicité dans l’odieux assassinat du landlord, ajouta-t-il, c’est une infâme calomnie, je me charge île confondre celui qui a osé la commettre.

— C’est un constable, reprit le Révérend.

— Peu importe, cet homme a parlé sans conviction, dans le seul but de faire du zèle, de se montrer plus perspicace que ses camarades.

— Attention à vos paroles, jeune homme, ayez plus de respect pour la justice que je dirige.

— Votre Révérence, je n’attaque pas la justice. Dieu m’en garde, je parle d’un agent subalterne.

— Vous semblez croire que cet homme trouverait un avantage près de nous à fausser la vérité.

— Non, mais dans son ignorance, il l’a cru. Que votre Révérence me permette de lui demander sur quelle preuve il a appuyé son dire.

— Vous n’avez pas le droit d’interroger un juge ; il vous suffira de savoir que je possède des témoignages sérieux.

— Moi, j’affirme que Colette n’a pas quitté son cottage le jour de l’assassinat de lord Sulton.

— En êtes-vous sûr ?

— Oui, je puis le prouver.

— On l’a vue cependant sur la route où s’est accompli le crime.

— Votre Révérence a été induite en erreur par un faux rapport. Je le répète, des personnes malveillantes ont cherché à nuire à ma fiancée ; les seuls coupables sont les contrebandiers de la montagne, ce sont eux que la police doit poursuivre, au lieu de concentrer ses rigueurs sur une jeune fille innocente.

Le Révérend se leva, son visage placide s’était couvert d’une vive rougeur, indice d’une colère prête à éclater.

— Monsieur, dit-il, malgré la mansuétude inaltérable de ma nature et mon ferme désir d’accorder à tous une entière justice, je ne puis tolérer plus longtemps une langage insultant pour mon caractère de magistrat. Ce n’est pas de cette façon que vous obtiendrez l’indulgence en faveur de votre indigne fiancée qui, entre nous, s’est bel et bien laissée enlever par votre rival, sons prétexte de se soustraire à une arrestation préventive, qui eût cessé si elle avait pu prouver son innocence ; je vous déclare, jeune homme, que vous méritez peu la bienveillance de l’autorité.

Certes, si William Pody avait été placé sous la juridiction de sa Révérence, il n’eût pas manqué d’être arrêté comme suspect et les preuves n’eussent point fait défaut pour établir sa connivence avec les assassins, mais le jeune homme savait qu’il ne dépendait pas de sir Welson, d’ailleurs, il avait dans son jeu de forts atouts. William était d’un tempérament violent, difficile à maîtriser ; sir Welson venait de le blesser cruellement par cette insinuation relative à la conduite de Colette à son égard ; abandonnant la réserve qu’il avait montrée jusque-là, il répondit avec emportement :

— Je ferai observer à sa Révérence que je ne sollicite nullement la bienveillance de l’autorité, je n’ai pas qualité pour vous demander une faveur, ni aucun espoir de l’obtenir. Je me présente devant la justice de Greenish, je m’adresse à sa Seigneurie et à votre Révérence, et je dis : Traitons de puissance à puissance…

— Vous êtes fou ! s’écria sir Welson en bondissant lourdement hors du fauteuil où il s’était laissé tomber. C’est un insensé qu’on a introduit près de moi. Il est peut-être dangereux, ses yeux ont un éclat sinistre. Au secours, à moi !

— Calmez-vous, Révérence, reprit William en l’empêchant de s’élancer vers la porte, je ne suis pas un homme atteint de démence ; je ne menace en rien vos précieux jours ; je vous ai prévenu que j’avais une communication importante à vous faire, si vous aviez daigné m’écouter, vous sauriez déjà de quoi il s’agit.

— Vous êtes un insolent, je vous ferai chasser ; ne croyez pas que je laisse insulter en ma personne la haute magistrature dont je suis revêtu.

— Sa Révérence me prête à tort l’intention de l’insulter, je me suis laissé emporter un instant et je la prie de me pardonner ; au surplus je ne redoute pas la prison, j’ai en ma possession une clef qui ouvrirait la porte de tous les cachots.

Le magistrat le regarda de nouveau se demandant si cet homme jouissait bien réellement de toute sa raison, et ses yeux se fixèrent sur le timbre placé non loin de lui.

William avait une physionomie sombre, presque farouche, qui pouvait justifier en partie les craintes du prudent pasteur ; son regard était brûlant, un sourire sardonique plissait ses lèvres. Une lutte terrible se livrait dans cette âme passionnée ; l’amour, la jalousie, la vengeance allaient triompher des dernières résistances de l’honneur ; au mépris d’une promesse solennelle, il deviendrait traître et assassin. Il avait espéré un instant que les recherches impartiales de la justice prouveraient l’innocence de Colette, permettraient son retour et en lui rendant sa fiancée, le dispenseraient d’user du secret fatal qu’il possédait ; mais la conduite du juge le poussait au crime. Sa conscience protestait ; il avait juré au solitaire de ne pas être un traître, il se l’était juré à lui-même, allait-il devenir parjure et meurtrier ? Hélas ! William n’était pas absolument mauvais, mais il aimait sa fiancée, il voulait à tout prix la retrouver, il eût mis l’Irlande en feu pour y arriver.

Le jeune homme était tombé dans une complète prostration ; debout, la tête baissée, comme un coupable devant son juge, il se tenait immobile, les traits crispés par la douleur. Sir Welson, revenu de son trouble, l’examinait en se frottant le menton, geste qui lui était familier dans ses moments de réflexion.

— Eh bien, jeune homme, reprit-il de sa voix mielleuse, nuancée d’ironie, vous plairait-il de nous montrer cette clef mystérieuse qui vous permet de traiter avec nous de puissance à puissance ?

William jeta au magistrat un regard qui fit pâlir celui-ci ; le Révérend étendit la main pour toucher le timbre, le jeune homme l’écarta.

— Cette clef, dit-il, c’est ce que toute votre police ne vous permet point de trouver, c’est la retraite des vrais coupables, des assassins de lord Sultan.

Le magistrat tressaillit.

— Comment la connaissez-vous ?

— Peu importe, je possède ce secret, et voilà ma puissance, Révérence, et si je l’offrais à sa Seigneurie en échange de la vôtre, croyez-vous qu’elle refuserait ?

— Vous ne ferez pas cela. Je ne vous ai nullement offensé ; j’ai écouté vos justes plaintes et s’il n’avait tenu qu’à moi, ma bienveillance est connue de tous.

— Il faut penser que sa Révérence est méconnue, car ses administrés ne la jugent pas si favorablement, répliqua durement le jeune homme heureux de faire expier à sir Welson le mal qu’il le forçait à faire.

Celui-ci sentit l’injure, mais il se contint et ne se départit pas de son ton doucereux.

— Jeune homme, dit-il, votre conduite est digne d’éloges, vous vous faites l’auxiliaire de la justice.

— Non, reprit William, je me soucie peu de la justice ; si elle existait ici, l’innocence triompherait sans le secours d’une dénonciation.

— La justice a besoin parfois d’être aidée, mon jeune ami ; révéler le nom des coupables est une action louable qui mérite les bénédictions de Dieu et l’approbation des hommes de bien. Soyez sûr que sa Seigneurie saura dignement reconnaître vos services.

— J’ai dit que nous traiterions de puissance à puissance, je dicterai mes conditions.

— Oh ! oh ! jeune homme, vous prenez les choses de haut.

— Veuillez transmettre cette offre à sa Seigneurie, j’attendrai sa réponse.

— Quelles sont vos conditions ?

— Un acte, signé de sa main, déclarant que l’innocence de Colette Cuckly a été clairement démontrée et que ni elle, ni aucun membre de sa famille, ne seront inquiétés à l’avenir pour les faits accomplis avant ce jour. Moyennant cela, je livrerai le nom des coupables et le lieu de leur retraite que la police ignore et dont j’ai surpris le secret. Colette est parmi eux, il sera fait toutes les recherches nécessaires pour la retrouver et elle me sera remise.

— Accordé ! fit le magistrat heureux d’obtenir le fameux secret à si peu de frais.

— Il me faut l’acte écrit et signé de la main de sa Seigneurie et je veux lui parler moi-même, c’est à elle seule que je révélerai mon secret.

Sir Welson se frottait le menton d’un air perplexe ; il eût bien voulu posséder personnellement le secret de William et s’en faire un mérite près du landlord, mais le jeune homme demeura inflexible.

— Je me tiens aux ordres de sa Seigneurie, dit-il, dès qu’elle daignera m’entendre ; je désire que ce soit le plus tôt possible.

Le magistrat, désappointé, promit d’en parler au landlord aussitôt son retour et de prévenir le jeune homme de la décision de sa Seigneurie.

William, en quittant sir Welson, se rendit chez les parents de Colette qui attendaient anxieusement les résultats de sa démarche.

— Eh bien ! fit Buckly en voyant la figure assombrie du jeune homme, vous n’avez pas obtenu la grâce de Colette ?

— De semblables juges, il n’y a à attendre ni clémence, ni justice.

— Cependant Colette est innocente.

— Ils veulent qu’elle soit coupable, elle le sera.

— Notre fille est perdue, nous ne la reverrons plus, gémit la mère.

— Non, reprit William, j’ai le moyen de la sauver.

— Alors agissez au plus vite.

— Je ne peux rien avant le retour du landlord, c’est à lui que je parlerai.

— Croyez-vous qu’il vous écoutera ?

— Soyez sans crainte, je suis sûr d’obtenir l’attestation de l’innocence de Colette et son retour.

— Dieu vous bénisse, William ! fit la mère avec reconnaissance.

Le jeune homme sourit amèrement et prenant congé des Buckly, il partit pour Cork triste, découragé, l’âme bourrelée de remords. Pendant les huit jours qui s’écoulèrent jusqu’à l’arrivée de lord Sulton, il hésita plus d’une fois ; au milieu des cauchemars de ses nuits tourmentées, d’étranges fantômes lui apparaissaient ; le solitaire de la montagne se dressait devant ses yeux, maudissant le petit-fils du traître, traître à son tour ; il s’éveillait haletant, les membres baignés de sueur et il chassait de son esprit les spectres sinistres ; il se rendormait et dans un rêve plus calme, il revoyait Colette, si belle, si douce, sa fiancée bien-aimée qui dans peu de jours allait devenir sa femme ; il souriait à cette douce vision ; puis paraissait près d’elle l’image détestée de Tomy et l’infortuné reprenait tous ses sentiments de vengeance.

La semaine suivante, William fut informé que sa Seigneurie était de retour et le demandait sans délai.

Le jeune homme se rendit au château ; il n’avait jamais franchi le seuil de cette somptueuse demeure réservée au maître qui jouissait de tous les raffinements du luxe, tandis qu’au tour de lui l’affreuse misère tordait sous sa dent cruelle des milliers d’infortunés.

Il n’existe peut-être pas au monde de parcs qui puissent être comparés pour l’immensité et la richesse à ceux des riches landlords anglais en Irlande. Les terres leur ayant été libéralement départies à l’époque des confiscations des biens des catholiques, ils ont pu consacrer à leur fantaisie des étendues considérables. Des montagnes et des vallées, des coteaux et des plaines sent souvent enclavés dans ces vastes enceintes. À l’entour la nature est triste, stérile et nue ; là elle est verte, fleurie, pleine d’enchantement.

Le parc de Greenish méritait d’être cité pour ses belles proportions et son ornementation. Un lac aux eaux bleues s’alimentait d’un abondant ruisseau descendant des hauteurs ; les plantations avaient l’ampleur d’une forêt ; toutes les curiosités naturelles et factices étaient réunies pour le plaisir des yeux : cascades, cours d’eau, îlots de verdure, rochers, grottes, ponts rustiques, kiosques variés, allées ombreuses, pelouses verdoyantes, parterres fleuris, et au sein de ces merveilles un élégant château gothique que de récentes réparations avaient un peu modernisé.

Lord Georges Sulton se promenait grave et soucieux sur la terrasse de son palais, il pensait aux tristes événements qui avaient porté le deuil dans sa famille et méditait les mesures à prendre pour en prévenir le retour.

Le nouveau landlord était un homme de trente-six ans, grand, mince, blond, assez beau et distingué, de cette distinction anglaise, due en partie à un maintien raide et à un flegme imperturbable

Un domestique vint annoncer à sa Seigneurie que William Pody attendait ses ordres.

Lord Sulton accueillit le jeune homme avec beaucoup d’affabilité.

— Sir Welson, dit-il, m’a appris l’entretien qu’il a eu avec vous ; je vous accorde tout ce que vous demandez et je compte vous témoigner ensuite ma reconnaissance, si vous me mettez à même de venger la mort de mon père et de purger le pays des brigands qui le désolent.

— Mylord, reprit William d’une voix émue, en me rendant chez sa Révérence, ce n’était pas dans le but de lui révéler le secret que le hasard m’a livré ; j’ai demandé le motif de l’arrestation de ma fiancée, j’ai insisté pour connaître les preuves sur lesquelles le dénonciateur a appuyé sa calomnie, sir Welson m’a méprisé, insulté, menacé ! Je faisais appel à son équité, hélas ! Greenish est administrée par un juge à qui ce sentiment est inconnu.

Lord Sulton sourit sans se fâcher. Il avait passé de longues années loin de l’Irlande, ses idées étaient un peu plus libérales, il reconnaissait en partie la justice des plaintes des Irlandais et il avait déjà signalé son autorité par quelques mesures de bienveillance.

— Sa Révérence n’a peut être pas suffisamment tenu compte, dit-il, de l’exaltation de vos sentiments, causée par une douleur que je comprends. Votre fiancée vous sera rendue, mon ami, et quant à votre rival n’en ayez pas souci, il a un compte à rendre à la justice, il ne vous embarrassera pas longtemps. J’ai un devoir sacré à remplir, je dois venger la mort de mon père.

— Je le comprends, mylord, mais la justice commande de ne frapper que des coupables.

— Je ne souffrirai pas qu’il en soit autrement, je vous en donne ma parole.

— Ma fiancée est innocente.

— Ce n’est pas prouvé ; Colette Buckly, vous ne pouvez le nier, avait des intelligences dans la montagne ; elle a organisé le coup de main qui a sauvé Tomy Podgey, c’est elle qui a prévenu les brigands de la visite des constables.

William répondit :

— Colette n’avait pas de rapports directs avec les bandits, elle a obtenu leur appui par l’intermédiaire du jeune garçon dont la mère occupait cette chaumière que les constables ont brûlée après avoir presque assassiné la pauvre femme.

— Les constables ont dépassé les ordres de mon père, reprit lord Sulton, mais l’expédition était justifiée.

— Que sa Seigneurie me permette de le lui dire, la cruauté amène les représailles ; ce fait a été le point de départ du complot odieux qui a coûté la vie à lord Sulton.

— Et Colette y a été mêlée.

— Pas directement, mylord, son bon cœur seul l’a entraînée à s’intéresser aux proscrits ; cette jeune fille est incapable d’avoir approuvé un si horrible crime, j’affirme que si elle avait pu l’empêcher, elle l’eût fait.

— Sa Révérence avait le devoir de s’en informer ; j’approuve, en principe, l’arrestation de votre fiancée, elle devait répondre de sa conduite devant la justice.

— Alors elle sera condamnée.

— Elle est donc coupable ?

— Non, mais aux yeux de la justice anglaise, un Irlandais est toujours convaincu même des crimes qu’il n’a pas commis.

— Modérez votre langage, jeune homme. Les Irlandais devraient perdre l’habitude d’accuser les Anglais de tous leurs maux et de les charger à plaisir des plus sombres couleurs.

— Qui donc a réduit l’Irlande à l’état d’avilissement où elle se trouve, qui a fait d’un peuple noble, intelligent et bon un vil troupeau qu’une caste privilégiée exploite à son profit ?

William promena son regard sur les merveilles qui l’entouraient, il reprit :

— Sa Seigneurie a-t-elle jamais pensé à comparer ces splendeurs aux misérables cottages où vivent les malheureux nés sur le sol irlandais ?

— Cette comparaison est inconvenante, jeune homme ; souvenez-vous que vous parlez à lord Sulton. Je vous témoigne une immense indulgence, n’en abusez pas.

— Que votre Seigneurie me pardonne. Dieu a-t-il créé d’un limon particulier le landlord anglais et le pauvre paddy irlandais ?

— Je ne puis vous écouter plus longtemps, William Pody ; je ne m’explique pas pourquoi vous me parlez ainsi, fit lord Sulton avec hauteur. Voulez-vous me faire payer au prix d’injures le secret que vous avez promis de me révéler ?

— Je n’ai rien promis, mylord, et s’il ne me convient pas de parler…

— Savez-vous que je puis vous faire arrêter comme complice des assassins de mon père ? Vous connaissez leur retraite et leurs agissements.

— Que votre Seigneurie me fasse arrêter si elle y trouve de l’avantage.

— Non, je ne le ferai pas, je vous promets même la liberté de votre fiancée et ma protection à l’avenir. Vous donnerez loyalement votre concours à la justice. Je veux châtier les coupables, mais ceux que vous me désignerez comme innocents seront épargnés.

Je vais demander des troupes à Dublin et organiser au plus tôt l’expédition.

— Mylord, il ne faudrait pas différer, car les brigands sont très bien informés des mouvements de la police ; s’ils avaient l’éveil de ce qui se prépare contre eux, ils ne manqueraient point de prendre les mesures nécessaires pour se mettre à l’abri et mon concours vous deviendrait peut-être inutile.

— Je le comprends, cependant avant quinze jours la montagne ne sera pas praticable.

Le jeune homme se retira emportant l’acte signé de sa Seigneurie, dans les termes où il l’avait demandé ; la trahison était consommée, il pressait maintenant de ses vœux le jour qui lui rendrait Colette.

Malgré ses instances et le désir de lord Sulton, l’envoi des troupes fut différé et, seulement un mois plus tard, l’expédition commença activement.




XVIII

LE MARIAGE


Colette était depuis six semaines dans la montagne, elle commençait à s’habituer à cette existence qui ne différait pas beaucoup de celle qu’elle menait à Greenish. Plusieurs familles de proscrits vivaient depuis des années dans cette solitude, où, à défaut d’un confortable qu’elles n’avaient jamais connu, elles jouissaient d’une aisance relative et d’une entière indépendance. Les habitants des cottages étaient rarement en rapport avec les contrebandiers qui occupaient les bords du lac et menaient une existence tout à fait à part ; cependant une bonne entente régnait entre eux et au moment du danger, tous se réunissaient dans les profondes cavernes où la police n’avait jamais pénétré.

La présence de Tomy contribuait aussi à donner du charme au séjour de Colette dans la montagne ; le penchant qu’elle éprouvait pour le jeune homme s’était transformé en sérieuse affection ; elle ne pouvait songer désormais à épouser William Pody, elle préférait mille fois vivre toujours au fond de ce lieu désert et devenir la femme de Tomy.

La famille Podgey était plus que jamais décidée à émigrer.

Quelque temps après son expulsion, l’étranger que nous avons vu au début de cette histoire était revenu à Greenish ; il se rendit à la chaumière des Podgey qu’il trouva réduite en cendres.

— Qu’est-il donc arrivé ? demanda-t-il à une vieille femme qui gardait ses oies tout auprès.

— Hélas, mon bon monsieur, répondit-elle, les pauvres gens ont été expulsés.

— Podgey m’avait dit que ce malheur le menaçait, j’espérais arriver à temps, que sont-ils devenus ?

— On ne sait pas, monsieur ; le fils aîné Tomy qui a incendié le cottage, comme vous le voyez, avait été arrêté et condamné ; il allait être pendu quand les montagnards sont venus l’arracher au bourreau.

— C’est fort heureux qu’il ait eu des amis de ce côté-là.

— Oh ! lui n’en avait pas, cela vient de Colette Buckly qui portait de l’intérêt à ce garçon-là ; c’est toute une histoire, fit mystérieusement la brave femme qui semblait très disposée à la raconter.

— Cette jeune fille pourrait me dire ce qu’est devenue la famille Podgey !

— Je le crois, monsieur, on prétend qu’elle est restée en rapport avec Tomy.

— Où habite Colette Buckly ?

— Holà ! Japy, cria la bonne femme à un jeune garçon qui jouait à quelques pas, tu vas conduire monsieur au cottage de Colette.

L’enfant bondit sur ses pieds nus et rejetant une poignée de petits cailloux avec lesquels il s’amusait, il se mit à marcher devant l’étranger.

Colette était chez elle et reçut l’inconnu dont elle avait entendu parler par Tomy.

— Ah ! monsieur, que n’êtes-vous venu plus tôt, dit-elle. Les Podgey sont tous en sûreté dans la montagne, mais comment feront-ils pour en sortir sans être arrêtés ? ils ne peuvent pénétrer dans une ville d’Irlande, ni se présenter à un bureau d’émigration.

— Il y a un moyen, reprit l’étranger ; si les Podgey réussissaient à passer en France, nous avons au Havre une succursale ; ils se présenteraient porteurs d’une lettre de moi déclarant que le comité de Dublin les avait acceptés ; on leur donnerait alors les choses nécessaires et on les embarquerait. Pouvez-vous, mon enfant, faire parvenir cette lettre à Willy Podgey ?

— Oui, monsieur, j’espère y arriver ; mon père m’a défendu d’aller du côté de la montagne, mais une circonstance imprévue peut surgir.

— Je compte que vous saurez la faire naître, répondit l’étranger en souriant.

Colette répondit par un signe d’assentiment.

Le monsieur lui remit le papier en question et une petite bourse.

— Voilà, dit-il, pour se rendre en France.

Colette n’avait pas revu Tomy, ni les montagnards depuis la visite de l’étranger ; elle se demandait comment elle ferait parvenir aux Podgey cette précieuse commission ; ce ne fut que lorsque les événements la forcèrent à les rejoindre dans la montagne qu’elle put leur transmettre cette nouvelle qui les combla de joie. Ils se décidèrent à profiter de l’occasion du navire qui faisait le trafic avec les contrebandiers.

Leur départ devait avoir lieu prochainement, Colette se demandait ce qu’elle allait devenir. Elle ne pouvait rester seule en cet endroit et elle ne devait point songer à rentrer à Greenish ; les charges les plus graves pesaient sur elle, sa fuite les avait encore confirmées. Colette, cédant enfin aux instances de Tomy, avait consenti à l’épouser et à le suivre en Australie.

Le mariage devait être célébré prochainement à un village du bord de la côte, dans la montagne on se préparait à fêter joyeusement cette heureuse union.

On était au mois de mars, l’hiver avait disparu, la nature brisant son enveloppe de froidure préparait, dans le calme, l’explosion d’une vie nouvelle. Les flocons de neige n’obscurcissaient plus l’air, le givre ne faisait plus fléchir les branches grelottantes sous la bise glacée, la blanche gelée des nuits fondait sous les rayons du soleil.

À cette époque de l’année, on assiste à un merveilleux travail dans la nature, les semences confiées à la terre germent de toutes parts, l’herbe croît dans les prairies, les arbres se couvrent de bourgeons suivis bientôt d’un tendre feuillage ; les buissons se peuplent de joyeux chanteurs, les ruisseaux coulent plus gaiement entre leurs rives verdoyantes, chaque jour la campagne se pare d’une grâce nouvelle ; ce n’est pas encore le printemps, mais c’en est l’espérance prochaine.

La montagne avait pris une teinte plus riante, la mousse couvrait le pied des rocs arides, les hautes herbes s’agitaient comme de vertes aiguilles sur les bords du lac, les cascades, grossies par les pluies récentes, jaillissaient en gerbes de cristal. En Irlande, les forêts et les prairies sont d’un vert inconnu au reste du monde et les grottes, les vallées, les chutes d’eau, les échos et les montagnes de l’Émeraude des mers offrent des beautés naturelles qui, si elles étaient visités, deviendraient aussi célèbres que celles de la Suisse.

Par une belle matinée, la famille Podgey, Colette et quelques montagnards se dirigèrent vers le village de C… L’air était pur et frais, tout imprégné des premières senteurs de la brise printanière. Colette et Tomy marchaient ensemble dans ces sentiers qui ne leur avaient jamais paru si beaux, le rayonnement de leur bonheur projetait autour d’eux les reflets d’une joie nouvelle. De la montagne à la mer il y avait de ravissants passages que le printemps rendait plus charmants.

— Qu’il ferait bon de vivre là, Tomy, dit Colette, si une loi barbare ne nous contraignait point à fuir notre patrie. Dieu a donné à l’Irlandais un véritable paradis terrestre et l’Anglais en a fait un enfer ; il nous a réduits à l’avilissement, à l’esclavage.

— Hélas ! soupira Tomy, pour nous la tristesse se mêle à toutes nos joies ; écartons un moment ces pensées douloureuses, chère Colette, et jouissons de l’immense bonheur que Dieu nous accorde.

Nos voyageurs atteignirent rapidement le village, on le voyait debout sur l’éminence d’où l’on découvrait dans le lointain la mer. À l’est, dominant l’humble hameau, une vieille église, ruine à peine restaurée d’un antique monastère, servait aux besoins du culte ; la mousse, les ronces remplissaient les interstices des pierres, de petites fleurs rouges et bleues émaillaient la verdure ; cette végétation, jaillissant des débris du vieil édifice, était bien l’emblème de la vitalité de ce culte souvent proscrit, écrasé et toujours renaissant. Persécuteurs, vous pouvez renverser la croix, abattre les temples, disperser les fidèles, la vie sortira de la mort, la foi germera dans le sang et le signe victorieux brillera encore à l’horizon de d’humanité. L’Église immortelle regarde impassible les efforts de l’impiété déchaînée, elle voit l’effondrement des empires, elle demeure intacte au milieu de toutes les ruines.

Cette modeste chapelle, enveloppée de lierre, était, pour les pauvres habitants du hameau, l’image de la patrie céleste ; un coup d’œil jeté vers ce clocher à demi démoli, où l’oiseau nocturne avait établi son nid, leur parlait des anciens temps et des saintes espérances. Là, chaque dimanche, le pieux pasteur qui partageait leur pauvreté et leurs tristesses, leur prêchait la résignation et le pardon ; il disait les ineffables consolations réservées au jour de la suprême justice, il montrait dans le ciel la couronne de gloire qui ceint le front des confesseurs de la foi réconforté par cette parole paternelle, le paysan reprenait moins tristement le poids de la vie, éloignant de son âme les pensées de haine et de vengeance.

La famile Podgey pénétra dans la chapelle, le curé montait à l’autel pour célébrer le saint sacrifice de la messe. Les deux jeunes gens s’agenouillèrent sur les dalles du temple et prièrent avec ferveur.

Appuyé à un pilastre brisé, Clary la tête inclinée était absorbée dans une profonde rêverie. Tomy, qui l’aimait sincèrement, lui avait demandé d’assister à son mariage, il y avait consenti d’autant plus que ce voyage n’était pas sans danger et que sa présence pourrait être utile à ses amis. Nature noble et généreuse, il voyait avec tristesse, mais sans envie un bonheur qui anéantissait ses propres espérances ; ce rêve de jeunesse, un instant caressé, s’évanouissait laissant dans son cœur une incurable mélancolie.

Colette s’étant retournée l’aperçut, une ombre passa sur son beau et pur visage ; elle seule avait pénétré le secret de cet amour discret, sans espoir, qui l’avait troublée tant de fois. Elle aimait Tomy, elle se croyait engagée envers lui qui avait tout sacrifié pour elle, aussi son bonheur était-il très grand en l’épousant ; elle eût voulu seulement voir Clary moins malheureux. La félicité est chose si rare que le bonheur de l’un détruit souvent celui de l’autre. Conséquence inévitable de la vie humaine avec ses luttes, ses passions, son mouvement incessant.

La messe terminée, la famille Podgey se rendit près du curé pour le prier de bénir le mariage de Tomy et de Colette. Cette simple et imposante cérémonie s’accomplit devant les témoins émus et recueillis. Le prêtre, informé des détails de la situation des jeunes mariés, leur rappela leurs devoirs réciproques. « Entrez courageusement dans votre vie nouvelle, leur dit-il, le Seigneur vous bénit, soyez-lui fidèle, lui seul peut rendre votre amour durable. Soutenez-vous mutuellement dans les difficultés de la vie. Le malheur a de bonne heure frappé vos âmes, un horizon plus vaste, éclairé par l’espérance, s’ouvre devant vous dans une contrée lointaine où vous allez chercher l’indépendance et le bonheur ; enfants de Dieu, n’oubliez pas la foi de votre baptême ; pratiquez la piété et toutes les vertus chrétiennes qui sont le fondement du vrai bonheur et nous assurent une félicité sans fin. »

Les mariés, les yeux humides de larmes, écoutaient la parole vénérée du pasteur et faisaient, dans la sincérité de leurs âmes, le serment de ne jamais trahir les engagements de ce jour béni.

Leur retour à la montagne fut l’occasion d’une véritable fête ; les habitants des cottages accoururent portant des couronnes de verdure et de fleurs, les contrebandiers eux-mêmes avaient préparé une réception digne de Colette. Des coups de fusil furent tirés en signe de réjouissance, la salle du conseil ornée de mousse, de fleurs était disposée pour le festin auquel tous les habitants étaient conviés. Des gibiers de toutes sortes, des poissons, des laitages, des fines galettes d’avoine, des pommes de terre, du pain de froment, puis de l’ale et du whiskey composèrent un repas comme jamais aucun des convives n’en avait fait. Des jeux, des danses, le soir des feux allumés sur les montagnes se prolongèrent très avant dans la soirée. Les proscrits oubliaient pour un jour leur dure condition et se réjouissaient sans souci du lendemain.

Tomy ne pouvait croire à son bonheur.

— Colette, ma femme bien-aimé, disait-il, que l’avenir est plein de mystère et que l’homme a tort d’accuser la Providence quelle que soit la voie où elle le conduit. Qui m’eût dit le jour où chassé, révolté, désespéré, je vous disais un dernier adieu, qui m’eût dit que ce malheur allait nous rapprocher et me rendre le plus heureux des hommes ? Colette, dites-moi que vous ne regrettez rien.

— Tomy, je vous aime, je vous suivrai là où il vous plaira de me conduire ; mais ne vous offensez pas s’il reste au fond de mon cœur le regret de ne pas voir près de moi, en ce jour, ma famille qu’hélas ! je ne reverrai plus.

— Ne pensez pas à cela, ma chérie, reprenait doucement Tomy, dans quelques années nous serons riches et vos parents seront peut-être satisfaits de venir nous rejoindre.

Colette souriait et tous deux se laissaient aller à de beaux rêves. Le ciel était si pur, l’air si doux, les rayons du soleil doraient si brillamment la surface du lac immense, sur les bords duquel les joncs flexibles racontaient aux plantes aquatiques de mystérieux secrets.

Byron définit la vie : un balancier oscillant toujours entre une larme et un sourire. Le regret et l’espérance se partagent le cœur de l’homme, l’avenir charme par ses promesses et l’illusion calme l’amertume du passé. Tel était le bonheur de la jeune femme dont chacun admirait la beauté ; l’ombre de mélancolie répandue sur ses traits lui donnait une grâce de plus.

— Tomy, reprit Colette après un instant de silence, il est une chose que je voudrais obtenir de vous aujourd’hui.

— Commandez, ma bien-aimée, je n’ai rien à vous refuser. Ma joie n’est-elle pas de satisfaire tous vos désirs ? Je voudrais avoir la puissance, la richesse, la gloire pour les mettre à vos pieds.

— Je n’ai pas tant d’ambition, fit la jeune femme en souriant, votre affection me suffit et je serai heureuse de vivre d’une vie simple et obscure auprès de vous.

— Que désirez-vous donc, Colette ?

La jeune femme avait attiré dans ses bras la petite Ketty qui, depuis son arrivée dans la montagne, s’était vivement attachée à elle et ne la quittait pas, trouvant toujours près d’elle un accueil affectueux auquel la pauvre enfant n’était point accoutumée. Le visage de Ketty s’était transformé à son avantage ; un air meilleur, une nourriture moins insuffisante et surtout les soins de Colette lui avaient donné la santé et la gaieté qui font le charme de l’enfance. Le bon cœur de Colette avait été ému du délaissement et de l’injustice dont souffrait Ketty, elle avait accordé généreusement sa sollicitude et sa tendresse à la petite fille abandonnée ; elle en était payée par un attachement sans bornes de la part de l’enfant. Quand Ketty fixait sur la jeune femme le doux regard de ses grands yeux bleus, on comprenait tout ce que l’influence d’une bienveillante affection avait éveillé dans l’âme de l’enfant de bons sentiments, d’intelligence et de joie.

— Tomy, reprit Colette en présentant la petite fille à son mari, je veux adopter Ketty, ce sera l’aînée de nos enfants si Dieu nous en envoie d’autres. Je veux qu’elle soit heureuse, e ne veux plus qu’elle soit soumise à la dure existence qui lui a été faite dans votre famille. Ketty m’aime, ce serait briser sa jeune existence que de la séparer de moi qui ai seule éprouvé pour elle de l’affection. N’est-ce pas, ma mignonne, ajouta Colette, tu veux bien devenir ma fille ?

Ketty jeta ses bras autour du cou de la jeune femme et la supplia de ne pas la quitter.

Tomy regardait avec émotion Colette et sa jeune sœur, elles formaient un si gracieux tableau ! Il prit la petite fille et l’embrassa avec tendresse.

— Ne crains rien. Ketty, dit-il, je ne te séparerai pas de Colette, je sais trop que, lorsqu’on l’aime, il n’est plus possible de la quitter.

La jeune femme tendit la main à son mari et le remercia d’un sourire qui eût payé le plus grand sacrifice.


XIX

TRAÎTRE ET SACRILÈGE


Bien triste fut le lendemain d’une si belle fête. La trahison poursuivait son œuvre ; cette fois l’expédition projetée par le landlord demeura tellement secrète que les montagnards ne se doutèrent point du danger qui les menaçait.

Lord Sulton, ne se fiant pas aux constables du pays, avait obtenu du gouvernement deux compagnies de troupes régulières ; les soldats arrivèrent le matin et l’ordre leur fut donné d’envahir immédiatement la montagne.

William Pody marchait à l’avant-garde servant de guide. On espérait surprendre les bandits. Le landlord avait ordonné de faire le plus de prisonniers possible et de ne tuer qu’à la dernière extrémité. Il tenait surtout à ce que le chef Gaspard lui fût amené vivant.

Les montagnards ne soupçonnant pas ce qui se passait étaient dispersés, les uns pour chasser, les autres s’absorbant dans leurs occupations habituelles. Les troupes avançaient lentement, quelques gibiers affolés fuyaient seuls à leur approche.

Une vingtaine d’hommes commandés par un lieutenant et guidés par William marchaient en éclaireurs, le gros des forces suivait à une certaine distance.

— Ce sont, je crois, des brigands imaginaire, dit l’officier ennuyé de n’avoir rien à faire.

— Leurs crimes ne sont pourtant pas imaginaires, répliqua William.

— Morbleu ! où se logent-ils donc ? on ne voit pas trace d’habitants.

— Patience, monsieur le lieutenant ; si vous croyez venir à une parade vous vous trompez.

— À la bonne heure, c’est ce que je désire. Mais qu’est-ce que cela ? j’entends du bruit.

Les soldats écoutèrent ; un froissement se fit dans le feuillage ; à l’entrée du sentier, le solitaire parut. À la vue de cet homme vénérable dont la haute taille et l’imposant visage commandaient le respect, la petite troupe s’arrêta.

— Qui êtes-vous ? demanda l’officier.

— Laissez-le, c’est un pieux ermite qui vit loin du monde dans la prière et le silence, répondit William ; ne troublons point son repos.

Au son de cette voix, le vieillard releva la tête et son regard profond se fixa sur le visage du jeune homme qui essayait vainement de se dissimuler.

— William Pody, que venez-vous faire ici ? Comme Judas vous conduisez ceux qui doivent arrêter vos frères. Le sang des traîtres coule dans vos veines, la malédiction de Dieu pèse sur vous ; j’avais pardonné cependant. Seigneur, épargnez les innocents, que les trames des impies soient impuissantes ; s’il vous faut une victime, j’offre les derniers jours d’une vie déjà bien longue.

— Qu’est-ce que ce vieux radoteur ? fit l’officier d’un ton goguenard, que parle-t-il d’innocents et de victimes, nous n’avons que faire d’une vieille carcasse comme la sienne.

Les soldats se mirent à rire de ces grossiers propos adressés à tout ce qu’il y a de plus vénérables, une noble vieillesse couronnée de vertus.

Le solitaire leva tristement vers le ciel ses mains amaigries en murmurant :

— Mon Dieu, pardonnez-leur.

Puis se tournant vers William, il lui dit d’une voix sévère :

— Jeune homme, la main du Seigneur vous frappera dans sa colère ; déjà votre trahison a été châtiée, la fiancée que vous cherchez et dont vous êtes indigne ne vous appartient plus.

William bondit vers lui.

— Où est-elle, qu’est-elle devenue ? dit-il d’une voix égarée.

Le solitaire répondit :

— Colette est aujourd’hui l’épouse de Tomy Podgey ; que Dieu les bénisse et les protège toujours.

William poussa un cri de rage.

— Tout est fini pour moi, s’écria-t-il ; il ne me reste plus que la vengeance, elle sera terrible. Tomy, j’aurai ton sang ; Colette, tu expieras ta trahison.

— Arrêtez, fit le vieillard, courbez la tête devant Dieu et ne poursuivez pas votre œuvre criminelle.

— Renoncer à les châtier, laisser Tomy jouir paisiblement du bonheur qu’il m’a ravi, jamais, jamais ! Je le poursuivrai, je connais le repaire où se cachent ces bandits dont il fait partie ; venez, mes amis, venez, traquons-les sans merci, n’épargnons personne ; le landlord m’a promis la mort de mon rival, je l’aurai. Ah ! ah ! qu’il sera doux le jour de la vengeance !

Le solitaire comprit qu’il n’arrêterait pas ces hommes acharnés, il voulut du moins faire entendre aux montagnards un appel désespéré, il s’éloigna de quelques pas et porta à ses lèvres une trompe suspendue à sa ceinture.

— Ne sonnez pas ou vous êtes mort ! s’écria l’officier. Nous épargnons votre vieillesse, n’entravez pas l’action de la justice, en permettant aux misérables que nous poursuivons de se soustraire à nos recherches.

— Pour quelques coupables que d’innocents sacrifiés, répondit le solitaire sans abaisser la trompe qu’effleuraient ses lèvres.

William Pody tremblait de voir sa vengeance lui échapper, il savait qu’il y avait dans la montagne des retraites inaccessibles, il fallait surprendre les bandits. Une ardente colère remplissait son âme et troublait son cerveau ; il dirigea son revolver sur le vieillard en s’écriant :

— Malheur à vous si vous nous trahissez !

— Qui parle de trahison ? William Pody, que mon sang retombe sur vous.

Réunissant ses dernières forces, le vieillard lança dans les airs les sons vibrants qui, d’échos en échos, jetèrent l’alarme dans la montagne.

— Malédiction ! hurla William Pody en déchargeant son arme.

Le solitaire s’affaissa lentement comme un de ces troncs centenaires qu’abat la hache du bûcheron.

Les soldats reculèrent d’horreur à la vue de l’auguste vieillard gisant inanimé sur le sol, sa longue barbe blanche couverte de sang. Cette existence d’un siècle venait d’être brisée par une main sacrilège ; le reste de vie qui animait la vénérable victime avait été généreusement offert pour le salut des proscrits innocents que le solitaire aimait et dont il était profondément respecté.

— J’avais défendu qu’on tirât sans mon ordre, fit l’officier sévèrement ; Pody, nous ne sommes pas ici pour accomplir vos vengeances, je ne veux pas commander à des assassins.

William consterné du crime qu’il venait de commettre dans un accès de rage folle, baissa la tôle et se mit A marcher silencieusement.

L’alarme était donnée, les proscrits quittaient en toute hâte leurs cottages et gagnaient les bords du lac, les montagnards répétaient le signal et se réunissaient ; malheureusement quelques-uns étaient éloignés.

— Ils vont nous échapper, dit l’officier, ils se rassemblent de tous côtés.

— Nous les rejoindrons à l’entrée de leur caverne, fit William, tâchons d’y arriver au plus tôt.

Le lieutenant envoya deux soldats informer le commandant du détachement et le prier de faire avancer rapidement ses troupes dans la direction du lac.

Gaspard, toujours calme, présidait aux dispositions prises pour sauver les habitants de la montagne.

— Nous avons été trahis, disait-il, il y aura des victimes. Nos espions n’ont rien su et nous ignorons le nombre de nos adversaires.

Un bandit qui s’était glissé en éclaireur dans les taillis revint au plus vite en disant :

— Chef, ce sont les habits rouges, il y en a beaucoup ; j’ai vu les uniformes et les armes des soldats.

— Et nos compagnons qui ne rentrent pas ! fit Gaspard inquiet.

Colette et Tomy, accompagnés de leurs frères et de quelques amis, s’étaient un peu écartés dans la montagne. La jeune femme prenait plaisir à se promener au milieu des splendeurs de cette nature sauvage qu’embellissaient les premiers charmes du printemps. Elle échangeait avec Tomy de riants projets d’avenir ; l’amour et le bonheur illuminaient de leurs doux reflets l’horizon lointain de cette patrie nouvelle qui allait devenir la leur.

Tout à coup le signal d’alarme se fit entendre.

— L’ennemi est dans la montagne, dirent les proscrits, hâtons-nous de gagner l’entrée du souterrain, nous allons être surpris.

Clary, avec plusieurs camarades, les rejoignit et ensemble ils essayèrent d’éviter la rencontre des troupes.

— Mes amis, le clairon sonne, il ne s’agit pas cette fois de constables, mais de soldats de l’armée, c’est plus grave. Tomy, tâchez de vous rendre à la caverne avec Colette, nous arrêterons ici la troupe pour quelque temps.

— Non. Clary, répondit la jeune femme, que personne s’expose pour moi ; fuyons tout s’il en est temps encore, sinon je partagerai votre sort.

— Nous avons vu d’autres dangers, s’écria un bandit. Corbleu ! messieurs de l’armée nous connaissent ; moi je ne les crains pas et j’échangerai volontiers avec eux la politesse de quelques balles, on se rouille dans l’inaction.

— La chose sera sérieuse, reprit gravement Clary, un grand malheur plane sur nous, ce jour verra la fin de la race des O’Warn.

— Mon ami, ne dites pas cela, répondit Tomy, ne vous laissez pas envahir par le découragement, nous échapperons comme nous l’avons déjà fait une fois.

Clary secoua la tête en souriant tristement.

— On n’évite pas sa destinée, dit-il. Cette nuit, le spectre des O’Warn m’est apparu ; il parcourait la vallée, son visage était triste, des larmes coulaient de ses yeux, sa main étendue vers la plaine maudissait des ennemis invisibles ; il m’a montré le ciel et j’ai senti au cœur la douleur aiguë d’une blessure. La veille du jour où a été commis le meurtre du landlord, le génie tutélaire de ma famille m’annonça le danger ; je n’ai pu le détourner, il éclate maintenant, c’est la justice de Dieu.

— Mais vous n’êtes pas coupable, fit Colette très émue, vous avez tout fait pour empêcher le crime. Marchons plus vite, j’entends du bruit, ajouta-t-elle.

Les fugitifs pressèrent le pas, malheureusement les soldats leur coupaient la retraite, ils furent aperçus tout à coup.

— Ah ! voici des brigands en chair et en os, s’écria l’officier en s’élançant vers eux suivi de ses hommes.

Les proscrits se trouvaient en face des soldats, il leur était impossible de fuir.

— Rendez-vous, fit l’officier.

— Jamais, répondirent les montagnards.

Ils savaient tous le sort qui les attendait, mieux valait donc périr les armes à la main en vendant chèrement leur vie. Tomy se plaça devant sa femme pour lui faire un rempart de son corps.

William Pody le reconnut ainsi que Colette ; fou de haine et de désespoir, il bondit en avant.

— Traître, assassin, à nous deux, cria-t-il en relevant son revolver, ta vie m’appartient ; lâche, tu mourras de ma main.

Colette pensant que sa vue apaiserait William, se découvrit soudainement, cela ne servit qu’à l’exaspérer davantage.

— À toi d’abord, fiancée infidèle, reçois le prix de ta trahison, s’écria-t-il.

Avant que personne n’ait pu le prévoir, une détonation retentit. Prompt comme l’éclair, Clary s’était jeté entre Colette et la mort ; il gisait à terre, la balle l’avait atteint en pleine poitrine.

Tomy et les bandits, ivres de rage, voulant venger la mort d’O’Warn, attaquèrent les soldats le revolver ou le poignard au poing, une lutte sanglante s’engagea.

Colette, agenouillée près de Clary expirant, essayait d’arrêter le sang qui s’échappait à flots de sa blessure ; il restait au blessé à peine un faible souffle. Le jeune homme saisit de sa main défaillante la main de Colette, l’appuya sur son cœur, il rendit à Dieu sa belle âme. La race des O’Warn était éteinte, l’Irlande perdait un de ses plus nobles enfants.

Les montagnards n’étaient que dix contre vingt, mais ils se battaient avec l’ardeur du désespoir ; les Anglais culbutés, écrasés, se replièrent en désordre vers le lieu où étaient massées les troupes.

Profitant de ce moment de déroute, les montagnards relevèrent leurs blessés et le corps de Clary et gagnèrent les bords du lac où tous les habitants des cottages étaient réunis.

Six soldats anglais gisaient blessés ou morts sur le terrain.

Les proscrits pénétrèrent tous dans le souterrain, l’entrée fut barricadée à l’intérieur par des blocs énormes ; cette longue galerie aboutissait à un enfoncement de la montagne, une sorte de trou aux bords escarpés comme ceux d’un précipice : là ils étaient à l’abri de toute poursuite.

Les troupes anglaises se rallièrent à la hâte et, conduites par William, arrivèrent devant la caverne.

— Voilà les cabanes où habitent les brigands, dit-il, et maintenant voici leur repaire ; ils se sont solidement barricadés.

Le commandant ordonna de déblayer l’entrée. À l’aide d’un levier, on souleva les blocs de pierres qui fermaient l’ouverture ; après un long travail on parvint à y pénétrer.

— La visite du souterrain sera périlleuse, dit un des officiers, car nous ne pouvons faire entrer plus de deux ou trois hommes de front, et les brigands se défendront énergiquement.

— Il faudrait cependant, répliqua le commandant, être un peu fixé sur la profondeur et les dispositions intérieures de cette caverne. Qu’on allume des torches et que dix hommes y entrent avec prudence.

Les soldats pénétrèrent dans le souterrain, ils avançaient lentement ; bientôt ils se trouvèrent au sein d’un labyrinthe où il leur était impossible de se diriger ; craignant de s’égarer, ils revinrent sur leurs pas et rendirent compte de ce qu’ils avaient vu.

— Ce souterrain est très profond, dit l’officier qui était à la tête des dix hommes, il sera impossible de fouiller tous les recoins de cet obscur dédale.

Le capitaine était indécis sur le parti à prendre. William Pody eut une inspiration digne de lui.

— Mon commandant, dit-il, vous ne pouvez espérer prendre ces hommes vivants.

— Cependant si nous n’amenons point de prisonniers on croira que nous n’avons rien fait. Mylord voudrait avoir au moins le trop fameux Gaspard, l’assassin de son père.

— On ne l’aura jamais. Cet homme sait le sort qui l’attend, il préférera mourir les armes à la main.

— Eh bien ! nous ferons le siège du souterrain.

— Mon commandant, ce sera long, les bandits sont approvisionnés pour un certain temps.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ; ils savent que leur sécurité peut être à tout moment menacée et ils tiennent cette caverne constamment en état de les recevoir.

— N’a-t-elle pas d’issue ?

— C’est impossible, elle s’enfonce dans la montagne et n’aboutit à rien ; j’ai visité le versant opposé, on n’y rencontre aucune ouverture.

— Alors arrivera un moment où, suivant le proverbe la faim fera sortir le loup du bois.

— Mon commandant, le plus simple serait d’y faire mettre le feu.

— Non, je veux faire des prisonniers.

— Je les connais mieux que vous, ils ne se rendront jamais.

— Alors, enfermons-les comme des renards.

Des cris de joie saluèrent cette proposition.

Aussitôt les soldats réunirent des branchages, des herbes, des lianes et les poussant en monceaux devant eux pour se garantir, ils pénétrèrent très avant dans la caverne et en fermèrent toutes les issues ; quand ils eurent rempli un espace assez considérable, ils y mirent le feu. La fumée et les flammes s’engouffraient sous les voûtes profondes et l’écho répétait le bruit saccadé des crépitements de l’incendie ; on eût dit les plaintes et les gémissements des victimes expirant d’une horrible mort.

William savourait les délices de la vengeance, ce plaisir des dieux, suivant les préceptes du paganisme ; il eût voulu jouir de la vue du supplice de son heureux rival ; la pensée même de Colette n’attendrissait pas son âme cruelle, il souriait d’une joie diabolique, il excitait l’ardeur des soldats, il apportait au feu des éléments.

— Morbleu ! vous n’êtes pas tendre, fit un officier en s’adressant à William. Je comprends que cette belle jeune fille vous ait préféré un autre mari ; oui, ma foi, personne ne peut l’en blâmer.

— Vous vous trompez, monsieur, répliqua Cody d’une voix sourde ; je ne suis pas méchant, c’est sa trahison qui m’a rendu mauvais. Agiriez-vous mieux, si vous aviez le cœur plein de haine et de désirs de vengeance ? Dites, vous montreriez-vous plus clément ? Ce n’est pas un Anglais qui a le droit d’accuser de cruauté un malheureux égaré par la douleur. Que vous ont fait ces Irlandais que, depuis des siècles, vous torturez sans pitié ; vous ont-ils enlevé vos fiancées, ont-ils détruit votre bonheur, votre honneur, votre vie ?

— Assez, jeune homme, interrompit froidement le commandant, vous n’avez aucun titre pour instruire le procès des Anglais ; nous avons fait ce que nous devions, notre indulgence a été souvent trop grande à l’égard de l’indigne Irlande qui a toujours répondu par la rébellion aux mesures bienveillantes du gouvernement britannique.

— C’est un mensonge, cria William qui était dans un état d’exaltation facile à comprendre ; vous êtes des tyrans, des monstres et vous vous plaignez que vos victimes ne baisent pas la main qui les frappe. Sans le joug injuste qui pèse sur l’Irlande, ma fiancée n’eût pu être arrêtée, et cette crainte ne l’eût pas forcée à fuir, à m’abandonner. C’est vous, détestables Anglais, qui avez causé mon malheur, je vous maudis, je voudrais vous voir tous anéantis dans ces flammes, pendus à tous les arbres de la montagne. Périsse votre race de traîtres ! disparaisse à jamais le dernier des Anglais !

— Mon commandant, cet homme est fou, faut-il l’arrêter ? demanda un officier.

— Non, nous n’avons aucune autorité sur lui, lord Sulton en décidera ; sans cela, croyez-vous que je ne lui eusse pas déjà cassé la tête d’un coup de mon revolver ?

— Faites-le, monsieur, je ne tiens plus à la vie ; mais ma mort vous coûterait cher et la cruauté anglaise est assez froide pour savoir calculer.

William était en proie à une véritable démence ; il avait ce jour-là accompli un acte odieux contre lequel protestait sa conscience et un premier crime en avait amené d’autres ; sa main égarée avait versé le sang du bienfaiteur de sa famille, de l’homme qui lui avait accordé un si généreux pardon, du vénérable centenaire que le temps avait respecté. Et ce noble jeune homme qui s’était sacrifié pour sauver Colette, il l’avait reconnu, c’était le proscrit qui lui avait un soir épargné la vie ; et ces malheureux, innocents pour la plupart, qui expiraient, asphyxiés ou brûlés, dans d’atroces douleurs, c’était encore lui qui les faisait mourir. Que de cris, que de larmes, que de malédictions s’élevaient contre lui !

Ces poignantes émotions troublaient son cerveau surexcité par un mois de lutte et de souffrance. La douleur, le désespoir, les regrets succédaient à la rage aveugle et les paroles des Anglais contribuaient à l’irriter davantage, car ils étaient les vrais auteurs de ses maux.

William ne craignait pas leur colère. Que lui importait de mourir désormais ? Un dernier reste de la foi, non encore complètement éteinte dans son âme, l’empêchait seul de mettre fin à une existence brisée à jamais par les souvenirs de ce jour néfaste. Le jeune homme sentait l’énormité de ses crimes et il eût tremblé devant le jugement de Dieu.

Lee Anglais, d’ailleurs, ne se seraient pas permis de le toucher, il était sous la protection de lord Sulton ; aussi William s’accordait-il l’amère satisfaction de les insulter.

Les soldats continuaient à attiser le feu, à rire et à plaisanter des souffrances de leurs victimes.

— Qu’est-ce que cela ? dit le commandant.

Un bruit semblable à un grondement de tonnerre se fit entendre, la terre s’ébranla, les rochers volèrent en éclats, les arbres arrachés du sol s’affaissèrent écrasant plusieurs soldats ; de la caverne s’échappèrent des torrents de flammes mêlés de débris de toutes sortes, roulant, parmi les Anglais affolés, comme un ruisseau de feu. Les cris des bissés, les imprécations des mourants se mêlaient au fracas des arbres et des rochers enlevés et aux rugissements souterrains ; les soldats frappés de terreur, croyant à une explosion de l’enfer, fuyaient dans toutes les directions, abandonnant sans secours les nombreuses victimes.

William n’avait pas été atteint, il pénétra de suite la cause de ce fait étrange qui causait une telle panique dans la troupe. Les contrebandiers avaient dû réunir dans leur souterrain un grand nombre de barils d’alcool et même de la poudre qui avaient été atteints par le feu et avaient sauté.

Quelques heures après seulement, les officiers purent réunir leurs hommes, et l’ordre fut donné de camper sur les bords du lac jusqu’au lendemain ; il fallait que le souterrain fût exploré et que les cadavres des brigands prouvassent leur complète extinction.

Mais les montagnards avaient si bien pris leurs précautions que les soldats s’égarèrent dans les nombreux couloirs du souterrain, ils trouvèrent çà et là des ossements noircis par le feu dont on ne distinguait plus la forme ; ils supposèrent que les brigands avaient été brûlés et que c’étaient là les restes de leurs cadavres carbonisés.

Le commandant ordonna de lever le siège de la grotte et, à la tête de ses troupes, il rentra fièrement à Greenish affirmant à lord Sulton qu’il l’avait débarrassé à jamais de ses dangereux ennemis.




XX

DENT POUR DENT


Lord Sulton, satisfait du résultat de l’expédition de la montagne, ordonna la mise en liberté de toutes les personnes qui avaient été arrêtées pour participation au complot et contre lesquelles il n’y avait pas de preuves sérieuses.

Le landlord, voulant réparer autant que possible à l’égard de la famille Buckly l’erreur de la police qui avait causé la perte de Colette, lui envoya une somme d’argent et l’assura de sa protection.

Un soir la mère de Colette se tenait dans son cottage avec sa fille Mary ; elles parlaient des récents événements et du malheur qui les avait frappés.

— Depuis son départ, je n’ai pas eu de nouvelles de Colette, disait la mère, peut-être a-t-elle péri avec les autres.

La petite Mary ne pouvait que pleurer, elle ne trouvait aucune parole pour rassurer sa mère.

Une ombre surgit tout à coup dans l’ouverture de la porte, un jeune garçon entra.

— Jack, dit Mary, c’est toi ; d’où viens-tu, sais-tu ce qu’est devenue Colette ?

L’enfant mit un doigt sur ses lèvres et s’étant assuré que les deux femmes étaient seules, il dit :

— C’est elle qui m’envoie vers vous.

— Elle vit ! s’écria la mère.

— Oui, elle est sauvée, les autres aussi ; mais n’ayez pas l’air de le savoir, car tout danger n’est pas encore passé.

— N’aie pas peur, ce n’est pas nous qui les trahirons, bien qu’ils nous aient fait beaucoup de mal.

— Les montagnards ne sont pas la cause de ce qui est arrivé, c’est la police et aussi la méchanceté de William Pody.

— Mais Colette peut revenir, le landlord a reconnu son innocence.

— C’est impossible ; écoutez ce qu’elle m’a chargé de vous dire.

Jack raconta ce qui s’était passé dans la montagne, le mariage de Colette avec Tomy et son prochain départ pour l’Australie.

La petite Mary se mit à pleurer à la pensée de ne plus revoir sa sœur ; la mère réfléchissait.

— Colette nous a parlé souvent, dit-elle, du projet d’émigration de la famille Podgey et des avantages qui lui étaient offerts ; si mon mari voulait, moi, je ne tiens pas à rester vivre dans la misère ici, j’aimerais bien mieux suivre Colette.

— Moi aussi, dit Mary.

Mylord nous a donné une jolie somme d’argent, reprit la mère, elle pourrait servir à notre voyage, Jack, que vas-tu devenir, toi ?

— Colette m’emmène avec elle.

— Eh bien ! dis à ma fille que je suis heureuse de la savoir saine et sauve ; j’approuve son mariage avec Tomy qui est un bon garçon, tandis que William s’est couvert de honte par sa trahison, et je ne voudrais pas, si Colette était libre, qu’elle devint la femme de cet homme si méchant. Dis-lui aussi de nous faire savoir de ses nouvelles ; si elle se plaît en Australie, peut-être son père se décidera-t-il à émigrer.

— Merci, répondit Jack, Colette va être bien contente de savoir tout cela ; elle n’attendait pour partir que votre assentiment ; au revoir, alors, car, j’en ai l’espoir, nous nous reverrons bientôt.

William Pody ne revint pas à Greenish ; il refusa les libéralités du landlord, réalisa sa petite fortune et quitta l’Irlande. On n’entendit plus parler de lui.

Un mois après les événements auxquels nous avons assisté, il y avait grande réception au château de Greenish. Le capitaine qui avait commandé l’expédition de la montagne venait d’obtenir, par les soins de lord Sulton, un poste important dans l’armée des Indes ; avant son départ le landlord l’avait invité à un dîner auquel assistaient les officiers qui l’avaient secondé dans cette affaire.

Au dessert de ce repas arrosé de copieuses libations, sa Seigneurie porta la santé du commandant en ces termes :

— Je bois au brave officier qui a délivré notre pays du brigandage[illisible].

Un hourrah salua ces paroles.

Au même instant des coups de feu retentirent dans la plaine ; les convives se levèrent.

Une flèche lancée par une main invisible, pénétrant dans l’appartement, s’abattit sur la table du festin, un papier y était fixé ; lord Sulton s’en empara et lut :

« Au vainqueur des brigands de la montagne. Gaspard. »

« — Mort de mon âme ! s’écria le landlord en brisant son verre ; messieurs, que signifie cette comédie ?

Les officiers consternés mirent la main à l’épée en s’écriant :

— Le misérable a échappé, il faut le poursuivre !

— C’est inutile, messieurs, cette sortie ne serait que ridicule.

Et prenant le brevet qu’il se disposait à remettre au capitaine, lord Sulton le déchira en disant :

— Si vous ne poursuivez pas mieux les ennemis de Sa Majesté, le gouvernement ferait un mauvais choix.

On entendit alors de tous côtés les cris : Au feu ! au feu ! Les communs du château brûlaient, le parc était en flammes, les arbres enduits à l’avance d’une matière résineuse se consumaient avec bruit, l’incendie gagnait du terrain, il envahissait déjà l’habitation seigneuriale, les efforts de la police et des habitants étaient impuissants contre les ravages du fléau.

Les paysans affolés couraient en désordre ; plusieurs apercevaient au-dessus du palais en feu une ombre qu’entouraient les vapeurs embrasées, elle agitait une torche que la violence du vent ne pouvait éteindre. C’était le spectre des O’Warn qui venait venger la mort du dernier de la race.

Sur un mamelon faisant face au château, les flammes, qui projetaient au loin leurs sinistres reflets, éclairaient un groupe d’une vingtaine d’hommes armés qui contemplaient cette horrible scène. Gaspard, le terrible chef de la montagne, se frottait les mains en ricanant.

— Ils ont reçu ma carte de visite, disait-il.

— Il ne restera pas pierre sur pierre du château, ajouta un bandit.

Gaspard étendit le bras vers le palais qui s’écroula et d’une voix tonnante il s’écria :

Lord Sulton, je suis vengé, je t’ai rendu dent pour dent.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


FIN