Depuis l’Exil Tome VIII Les funérailles

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J Hetzel (p. 65-79).

II

LES FUNÉRAILLES

31 mai

À l’Arc de Triomphe

Depuis l’heure où s’était répandue la nouvelle de la mort de Victor Hugo, et pendant toute la semaine où son corps était resté étendu sur le lit mortuaire, la douleur avait été immense, comme peut l’être la douleur d’un peuple.

Les funérailles eurent un tout autre caractère.

On ne sait qui, le premier, prononça le mot « apothéose », mais tout de suite ce mot fut dans toutes les bouches et dans toutes les pensées.

Après avoir pleuré son poëte, la France, dans ces deux journées suprêmes, ne pensa plus qu’à le glorifier. Ce fut comme une fête funéraire, qui prit aussitôt les proportions d’un colossal triomphe.


La mise en bière du corps de Victor Hugo avait eu lieu le samedi, à dix heures et demie du soir, en présence de la famille et d’un petit nombre d’amis.

On aurait voulu que le transport au catafalque de l’Arc de Triomphe se fît la nuit et secrètement. Mais les vingt maires de Paris demandèrent à se joindre, dans le trajet, au premier cortège intime. On laissa du moins ignorer l’heure indiquée : la première heure, cinq heures et demie du matin. La foule attendit toute la nuit dans la rue.

À six heures, la bière fut descendue de la chambre mortuaire et placée dans un fourgon des pompes funèbres, qui disparaissait sous les fleurs et les couronnes.

La famille, les amis, les maires de Paris suivirent, et traversèrent toute cette population émue et recueillie.

Là fut jeté pour la première fois, et à plusieurs reprises, ce cri qui devait souvent retentir le lendemain, et qui pouvait paraître singulier sur le passage d’un mort : Vive Victor Hugo ! Pour le peuple, son poëte était toujours vivant. Vive Victor Hugo ! cela voulait dire : Vive son œuvre et vive sa gloire !

Parmi les amis qui suivaient le convoi, un groupe à part était formé par des jeunes gens qui avaient réclamé l’honneur de veiller auprès du corps, pendant le jour et la nuit où il allait rester sous le catafalque de l’Arc de Triomphe. Quels étaient ces jeunes gens ? Les mêmes qui, quatre ans auparavant, avaient préparé la fête de l’anniversaire du 27 février 1881. On se rappelle que, ce jour-là, ils avaient assigné l’Arc de Triomphe comme point de départ au peuple qu’ils amenaient saluer Victor Hugo ; ils amenaient aujourd’hui Victor Hugo à la rencontre du peuple, au même lieu de rendez-vous.


Rien de plus grandiose que cet aspect : l’Arc de Triomphe en deuil.

Du haut du fronton, un immense crêpe noir tombe en diagonale de la corniche opposée au groupe de Rude. Le quadrige de Falguière, qui surmontait alors le monument, apparaissait aussi sous un voile noir. Aux quatre coins pendent des oriflammes. De longues draperies noires frangées de blanc, décorées d’écussons où se lisent les titres des œuvres du poëte, ferment trois des ouvertures. Sur l’une des faces latérales, l’image de Victor Hugo, portée par deux Renommées embouchant la trompette lyrique.

Sous la grande arche faisant face à l’avenue des Champs-Élysées se dresse le catafalque. Il est surélevé de douze marches et touche presque à la voûte. À la base, un grand médaillon de la République. Au-dessus, les hautes initiales V. H., que surmonte une sorte de disque lumineux aux rayons phosphorescents.

Devant le catafalque monumental, le sarcophage où sera déposé le corps, exhaussé sur un piédestal et recouvert de velours noir semé de larmes d’argent. Sur les marches, l’entassement des couronnes.

De chaque côté de l’Arc de Triomphe s’élancent deux oriflammes noires aux étoiles d’argent. Tout autour, sur le rond-point, deux cents lampadaires et torchères.

Le gaz, allumé en plein jour jette sous les crêpes noirs une lueur étrange et funèbre.

Un bataillon scolaire, relevé toutes les deux heures, formera la garde d’honneur. Quatre huissiers du sénat, en grande tenue de cérémonie, se tiennent aux coins du sarcophage. Deux rangs de cuirassiers en armes gardent l’entrée.


C’est un spectacle sans précédent dans l’histoire des honneurs rendus aux grands hommes que celui qui fut donné par cette journée, veille des funérailles de Victor Hugo.

À partir du moment où le corps fut exposé sous l’Arc de Triomphe, le peuple, que le poëte aimait, n’a cessé de l’entourer. Paris entier, non plus, comme en 1881, pendant six heures, mais pendant un jour et une nuit, a défilé ou s’est tenu devant son cercueil, consacrant par son hommage unanime l’entrée du maître, non plus dans sa quatrevingtième année, mais dans son immortalité.

Les boulevards, les rues, les avenues, présentaient, dans Paris, le même aspect singulier : des groupes et des voitures marchant dans la même direction, tous n’ayant qu’un unique objectif, l’Arc de Triomphe.

La foule répandue sur les avenues qui aboutissent à l’Étoile s’arrêtait devant le cordon ininterrompu des cavaliers de la garde républicaine entourant le monument. Ceux qui voulaient défiler devant le catafalque prenaient la file sur l’avenue Friedland. Quelle file ! longue de trois cents mètres sur toute la largeur de l’avenue ! une masse compacte, que ni le soleil, ni l’attente, ni la poussière,ne parvenaient à entamer ; des femmes, des vieillards qui ne se fatiguaient pas ; des enfants sur les épaules de leur père, d’autres mêlés à la cohue et qu’on retirait par instants à demi étouffés.

À sept heures, la foule était aussi épaisse qu’au commencement de la journée ; mais, en vertu des décisions prises, le défilé devait s’arrêter. Bon nombre de ceux qui avaient attendu pendant deux ou trois heures voulurent néanmoins passer, malgré les gardes. Il s’ensuivit un tumulte, qui heureusement n’eut pas de suite. Les milliers de citoyens venus pour honorer une dernière fois le grand mort eurent bien vite repris leur attitude calme et digne.

On avait, à ce moment, de la place de la Concorde, un coup d’œil saisissant : l’avenue des Champs-Élysées noire et grouillante de foule ; au-dessus du rond-point de Courbevoie, les derniers feux du soleil couchant empourprant l’horizon, et l’Arc de Triomphe détachant sa masse sombre sur ce fond d’or et de flamme.


L’exposition nocturne du corps de Victor Hugo fut quelque chose de plus étonnant encore que tout le reste, et ceux devant lesquels cette vision a passé ne l’oublieront jamais.

Dans la soirée, la marée de la foule était revenue, plus énorme, s’il est possible, que dans le jour. À partir de neuf heures, les Champs-Élysées et toutes les avenues rayonnant autour de l’Étoile charriaient de véritables fleuves humains.

Ce que cette foule avait sous les yeux était inimaginable.

Par un merveilleux parti pris de lumière et d’ombre, on n’avait projeté de clarté, une clarté très vive, que sur un seul côté, le côté droit, de l’Arc de Triomphe. Tout autour, dans les lampadaires allumés, brûlait une flamme verdâtre. Sur la chaussée, au pied du cénotaphe déroulant ses profils lamés d’argent sur un ciel gris et triste, s’ouvrait une double haie de cuirassiers portant des torches. Reflétées par l’acier et le cuivre des casques et des cuirasses, toutes ces lueurs tremblantes brillaient et voltigeaient fantastiquement sur ces cavaliers noirs, superbes dans leur immobilité de statues. De même, sur la face de pierre impassible et morne de l’Arc de Triomphe, les longs plis flottants des drapeaux et des oriflammes se tordaient et s’échevelaient, comme désespérés, dans le vent.

À la beauté de ce tableau, l’immense bruit que faisait autour le peuple ajoutait la vie.

De près, il y a de tout dans ce bruit ; aux paroles d’admiration, de bénédiction et de recueillement se mêlent des cris, des appels vulgaires, — marchands d’oranges, vendeurs et déclamateurs de prétendues pièces de poésie, camelots colportant des médailles commémoratives des photographies, des épingles, loueurs de chaises et d’échelles, chansons et chœurs improvisés et incohérents ; les entretiens sérieux ou touchants sur les œuvres et les actes du poëte sont troublés çà et là par des disputes, des quolibets, des huées ; de minuit à deux heures, ce tumulte confus bat son plein ; et, quand on est dans la foule même, toute cette clameur de la foule, pour ceux qui sont attendris et graves, détonne parfois choquante et grossière.

De loin, aux abords du monument, dans le silence qui enveloppe l’Arc de Triomphe, tous ces bruits se fondent en une tranquille et souveraine harmonie. Pour voir, il faut être du côté de la foule ; il faut, pour entendre, être du côté du mort. Le poëte a bien souvent comparé et confronté dans sa pensée le peuple et l’océan, qu’il aimait également tous deux. Cette vaste rumeur du peuple, dans la profonde paix qui règne autour du cercueil, n’est plus que le calme et grave retentissement de la mer, berçant pour la dernière fois Victor Hugo endormi. Et c’est avec cette douceur qu’elle arrive aux oreilles des jeunes poëtes assis sur des chaises de deuil aux angles du catafalque, qui, religieusement, veillent le père.

La foule, après deux heures, a commencé à s’éclaircir.


Toute la nuit, le ciel est resté gris et sombre. Pas une étoile, sauf une qui a brillé sur le monument au commencement de la soirée. Un nuage l’a cachée, et aucune éclaircie ne s’est produite depuis.

À trois heures, le jour point, une blancheur court vers l’orient. Aussitôt les lampadaires et la ceinture de flamme des urnes s’éteignent ; les cuirassiers soufflent leurs torches et mettent sabre au clair ; la veillée nocturne est terminée.

L’Arc de Triomphe apparaît dans le jour naissant avec des formes confuses. Paris surgit dans l’indécise clarté de l’aube. Il n’y a plus d’allumées que les lanternes de quelques voitures et les bougies des camelots sur les étalages en plein vent.

Des ouvriers se mettent à l’œuvre pour disposer les banquettes réservées aux corps officiels et aux invités et la tribune des orateurs. Des cavaliers de la garde républicaine se portent en avant pour déblayer les abords de la place, surtout du côté de l’avenue des Champs-Élysées.

Enfin le jour grandit ; une pluie fine tombe pendant un quart d’heure, puis une déchirure se fait dans le réseau nuageux et un coin de ciel bleu apparaît.

De larges bandes orangées strient l’horizon du côté du levant ; c’est le soleil.

C’est le réveil pour beaucoup de gens qui de nouveau s’empressent vers l’Arc de Triomphe. La foule, un moment diminuée, grossit rapidement. Il n’est que cinq heures, et déjà des sonneries lointaines de clairons retentissent, des sociétés de gymnastique se dirigent vers leurs rendez-vous.

L’animation s’accroît peu à peu ; les délégations se groupent aux lieux de réunion désignés par la commission des obsèques. Les musiques et les fanfares résonnent de tous côtés. De nouveaux porteurs de couronnes, les unes pendues à une perche, les autres installées sur des brancards, arrivent ajouter à celles qui jonchent les marches du catafalque. Les roses, les lilas, les bleuets, les violettes s’entassent, emmêlant leurs écharpes de soie aux inscriptions d’or.

L’air alentour s’embaume de toute cette montagne de fleurs.
1er juin

Les discours.

À onze heures, les canons du mont Valérien, par une salve de vingt et un coups, annoncent le commencement de la cérémonie.

Les groupes du cortège et la foule emplissent les avenues, mais la vaste place de l’Étoile est vide.

Devant l’Arc de Triomphe a été réservé un demi-cercle, partagé en deux moitiés égales par une allée conduisant au catafalque, et garni de bancs drapés de noir.

À gauche, prennent place : le ministère au complet, M. Henri Brisson en tête, la grande chancellerie de la Légion d’honneur, la maison militaire du président de la République, conduite par le général Pittié, le corps diplomatique ; lord Lyons, le prince de Hohenlohe, le comte Hoyos, le général Menabrea, le comte de Beyens, Nazare-Aga, sont là, l’uniforme tout chamarré d’or et la poitrine constellée de décorations. Les bureaux du Sénat et de la Chambre sont aussi de ce côté, et derrière se pressent les sénateurs et les députés, l’écharpe tricolore croisée sur la poitrine, les conseillers municipaux avec l’écharpe bleue et rouge, les membres de l’Institut avec l’habit à palmes vertes, la cour des comptes et la cour de cassation.

À droite, la famille et les amis. Derrière eux, les invités de la littérature et de la presse. Il faudrait citer tous les noms connus dans les lettres et dans les arts pour nommer ceux qui étaient là. À côté d’eux, les autorités militaires, un groupe tout resplendissant de broderies et de panaches, les maires de Paris, les tribunaux, les avocats.

L’élite de la France est autour du glorieux cercueil.

La musique de la garde républicaine fait entendre la marche funèbre de Chopin. Aussitôt après les discours officiels sont prononcés.

Une petite tribune tendue de noir passementé d’argent a été dressée à la travée de droite. C’est là, au milieu de cette foule choisie, avec la formidable rumeur des sept cent mille personnes entassées dans les avenues, sous le ciel immense auquel les nuages gris faisaient à ce moment-là un voile de deuil, devant l’un des plus grands morts que la France ait jamais pleurés, que les orateurs ont pris la parole.

Le premier discours[1] a été celui de M. Le Royer, président du Sénat. Il a débuté avec ampleur, se demandant, « en présence de cette foule immense, de toute une nation inclinée devant un cercueil, ce que le langage humain, dans son expression la plus haute, pourrait ajouter aux témoignages de douleur et d’admiration prodigués à ce prodigieux génie ». Il a terminé par ce cri : Gloire à Victor Hugo le Grand !

Le président de la chambre des députés, Charles Floquet, s’est dit saisi, lui aussi, par « la grandeur de ce spectacle, que l’histoire enregistrera : sous la voûte toute constellée des noms légendaires de tant de héros qui firent la France libre et la voulurent glorieuse, apparaît la dépouille mortelle, je me trompe, l’image toujours sereine du grand homme qui a si longtemps chanté pour la gloire de la patrie, combattu pour sa liberté ; autour de nous, les maîtres de tous les arts et de toutes les sciences, les représentants et les délégués du peuple français, les ambassadeurs volontaires de l’univers civilisé, s’inclinent pieusement devant celui qui fut un souverain de la pensée, un protecteur persévérant de toute faiblesse contre toute oppression, le défenseur en titre de l’humanité ».

M. René Goblet, ministre de l’instruction publique, parlant au nom du gouvernement, a montré la grande unité de la vie et de l’œuvre de celui qui « apparaîtra de plus en plus, dans le lointain des temps, comme le précurseur du règne de la justice et de l’humanité ! »

Émile Augier a pris la parole au nom de l’académie française. Il a dit : — « Au souverain poëte la France rend aujourd’hui les honneurs souverains… Ce n’est pas à des funérailles que nous assistons, c’est à un sacre. »

Au nom de la ville de Paris, M. Michelin, président du conseil municipal, a dit « quels liens indissolubles unissaient Victor Hugo à Paris », à Paris qu’il a toujours aimé, célébré, servi, et qui l’a toujours choisi pour son représentant dans les assemblées. M. Lefèvre, président du conseil général, a rappelé avec quels sentiments d’enthousiasme et de reconnaissance pour le justicier des Châtiments et de l’Année terrible le département de la Seine l’a acclamé sénateur.


Le cortège.

Il est onze heures et demie. Pendant que la musique militaire joue la Marseillaise et le Chant du départ, douze employés des pompes funèbres, conduits par un officier des cérémonies, viennent chercher le corps sous le catafalque. Tous les fronts sont découverts. Vingt jeunes gens de la Jeune France font une escorte d’honneur au cercueil jusqu’au corbillard.

C’est le corbillard des pauvres, le corbillard demandé par le poète dans son testament. Pour tout ornement, on pend derrière la simple voiture noire deux petites couronnes de roses blanches, apportées par George et Jeanne.

Le cortège se met en marche.

Marche triomphale ! Le soleil, juste à ce moment-là, fend les nuages et donne au prodigieux tableau tout son éclat. Par intervalles le canon tonne.

En tête, le général Saussier, gouverneur de Paris, avec un brillant état-major, précédé d’un escadron de la garde municipale et suivi d’un régiment de cuirassiers, dont les casques, les cuirasses polies et les sabres resplendissent au soleil.

Puis viennent les tambours des trois régiments qui font la haie le long du parcours, leurs tambours voilés de crêpes et battant lugubrement.

Onze chars à quatre et six chevaux, conduits à la main par des piqueurs, et chargés des couronnes et des trophées de fleurs. C’est un éblouissement.

Les chars sont encadrés par les enfants des lycées et des écoles.

Vient la députation de la ville de Besançon, avec une belle couronne, violettes et muguet. Suivent les délégations de la presse ; chaque journal est représenté par sa couronne ; les journalistes ont donné la première place au Rappel, dont la couronne est faite de palmes vertes et dorées, avec un semé d’orchidées. La Société des auteurs dramatiques et les théâtres ont aussi chacun leur couronne ; la Comédie-Française apporte une lyre d’argent aux cordes d’or, œuvre de Froment-Meurice. La Société des gens de lettres ferme cette première partie du cortège, qu’escortent dans un ordre parfait, sur deux haies par rangs de quatre, les jeunes gens des bataillons scolaires.

Le corbillard.

Autour du corbillard, six amis désignés ; à droite, MM. Catulle Mendès, Gustave Rivet, Gustave Ollendorf ; à gauche, MM. Amaury de Lacretelle, George Payelle et Pierre Lefèvre.

Derrière le corbillard, George Hugo.

À quelque distance, les parents et les amis.

La maison militaire du président de la République.

Les autorités militaires, auxquelles se sont joints quantité d’officiers, parmi lesquels beaucoup d’officiers de l’armée territoriale.

Le conseil d’état, précédé de ses huissiers, en gilet rouge.

Les membres de l’Institut, en habit à palmes vertes ; M. de Lesseps à leur tête.

Cent quatrevingt-cinq délégations de municipalités de Paris et de la province. La couronne du seizième arrondissement de Paris est si grosse qu’il a fallu la faire porter sur un char. Toulouse a envoyé une grande lyre faite avec des roses. Saint-Étienne a fait sa couronne avec ses rubans de soie, Calais avec ses dentelles. Les enfants de Veules ont envoyé une immense gerbe de toutes les roses du pays, célèbre par ses roses.

Les délégations des colonies. Le char de l’Algérie porte une couronne énorme entourant une urne funéraire, de laquelle s’échappent des flammes rouges et vertes ; sur les trois faces du char, les armes des trois grandes villes de l’Algérie, Alger, Constantine, Oran. Des arabes tiennent les cordons du char. Un arabe en turban marche devant, portant un étendard.

Les proscrits de 1851. Une couronne portée sur un socle rouge. On lit sur leur bannière : Histoire d’un crime, Napoléon le Petit, les Châtiments.

La Ligue des patriotes, avec un étendard portant en guise d’inscription : 1870-18… Une nombreuse délégation d’alsaciens-lorrains, très émus, très émouvants. Le drapeau de Thionville 1792, qui a figuré à la fête du 27 février 1881.

Cent sept sociétés de tir et de gymnastique défilent au son des clairons et des tambours. Leurs couleurs variées sont de l’effet le plus pittoresque.

Les délégations des écoles. Les élèves de l’École polytechnique ouvrent la marche ; viennent ensuite l’École normale supérieure, l’École centrale, les étudiants. Les étudiantes polonaises portent une couronne d’immortelles.

Les six Facultés sont représentées par des porteurs de palmes vertes. Les couronnes des institutrices et de la Société pour l’instruction élémentaire, dont Victor Hugo était le président d’honneur, sont portées par des jeunes filles.

On admire le bouquet monumental des jardiniers, la couronne en camélias blancs des étudiants hellènes, dont le ruban azur porte : « À l’auteur des Orientales » ; les couronnes de la république d’Haïti, de la colonie italienne ; la couronne des Monuments historiques ; la couronne des éditeurs Hetzel et Quantin et celle de l’Édition nationale ; la couronne des belges, avec cette inscription : « À Victor Hugo, les Belges protestant contre l’arrêté royal de 1871 » ; la couronne blanche de la Franche-Comté, portée par quatre enfants ; une couronne de roses blanches, avec cette inscription : « Les femmes et les mères de France à Victor Hugo ».

Il faut clore ce dénombrement homérique. On a calculé que Paris et la France avaient dépensé, ce jour-là, un, million en fleurs.

Le défilé des corporations venait à la fin, innombrable. L’armée de Paris et un escadron de garde républicaine fermaient le cortège.

Il était quatre heures quand cette troupe a défilé devant le catafalque. Le corbillard était arrivé depuis deux heures au Panthéon.


Le défilé.

Paris s’est versé tout entier sur le parcours du cortège. Le reste de la grande ville est un désert. De rares passants dans les rues silencieuses ; pas de voitures ; les boutiques fermées ; sur la devanture de la plupart, un écriteau porte : « Fermé pour deuil national ».

De l’Étoile, c’était un prodigieux panorama de contempler, tout le long de l’avenue, cet énorme cortège, tout bigarré de couleurs vives par les fleurs et les dorures, tout étincelant des reflets dont le soleil pique l’acier des armes.

De chaque côté de l’avenue se presse le flot du peuple, maintenu par la ligne et les escouades des gardiens de la paix. C’est un fourmillement de têtes. Au-dessus s’étagent d’autres groupes, juchés sur des pliants, sur les degrés des échelles, sur des estrades faites à la hâte, le long des colonnes des réverbères, aux saillies des fontaines Wallace, sur les branches des arbres de l’avenue, formant partout de véritables grappes humaines. Toutes les fenêtres de chaque côté de l’avenue sont garnies de spectateurs ; les toits, les cheminées mêmes en sont bondés. C’est un tableau vertigineux.

L’affluence est plus considérable au débouché des rues. La rue Balzac est une avalanche vivante. Les voitures, les tapissières ont été arrêtées, réquisitionnées, envahies.

Détail curieux : les agents qui maintiennent la foule sont espacés de vingt en vingt mètres ; quoique compacte et pressée, la masse ne tente sur aucun point de dépasser la ligne qui lui est assignée.

Une maison en réparation, en face de la rue de La Boëtie, a été prise d’assaut. Les échafaudages sont couverts de gens en veston et en blouse. Rue Marbeuf, la foule s’étend sur une largeur de plus de vingt mètres.

Au rond-point des Champs-Élysées, toutes les avenues qui y débouchent sont littéralement obstruées ; les balcons des cafés et des restaurants sont combles ; il n’est pas jusqu’aux vasques des squares qui ne soient occupées. La toiture du Cirque et celle du Diorama sont diaprées de groupes humains émergeant du feuillage vert des arbres.

Un incident émouvant se produit au moment où le corbillard passe devant le Palais de l’Industrie. Sur la place, se dresse le groupe de l’Immortalité, tout enguirlandé de fleurs et de feuillages, et au pied duquel trois couronnes d’immortelles, cravatées de crêpe, ont été déposées ; autour du monument, des cuirassiers forment la garde d’honneur. Le corbillard s’arrête une minute. La figure de l’Immortalité semble tendre sa palme au poète ; les clairons sonnent aux champs ; une grande rumeur court parmi la foule qui, respectueuse, se découvre.

Sur la place de la Concorde, deux pelotons de dragons, sabre au clair, mousquet au dos, forment la haie. Le tableau ici est indescriptible. Les statues des villes sont voilées bien moins par les crêpes dont on les a couvertes que par les groupes des spectateurs qui s’y sont hissés. Les bassins pleins d’eau sont mêmes envahis.

Au pont de la Concorde, cent cinquante pigeons sont mis en liberté et s’envolent à tire-d’aile au-dessus du cortège ; gracieuse idée de Léopold Hugo, le neveu du poète, en souvenir de l’affection que portait le maître aux pigeons messagers, depuis le siège de Paris.

Les abords du Palais législatif et le boulevard Saint-Germain continuent les entassements humains jusque sur les toits, sur les cheminées. Tous les édifices publics et le plus grand nombre des maisons sont pavoisés de décorations funèbres, de drapeaux mis en berne ou cravatés d’un crêpe.

Devant l’église Saint-Germain-des-Prés jusqu’au boulevard Saint-Michel, l’affluence est telle qu’elle a débordé sur la chaussée. Avant l’arrivée du cortège, la garde républicaine à cheval refoule lentement cette masse devant elle.

Elle est tumultueuse, cette foule ; elle applaudit au passage les groupes, les journaux, les personnalités qui lui sont sympathiques : le général Saussier, l’école polytechnique, les bataillons scolaires, les étudiants, les proscrits, les alsaciens-lorrains… Mais, quand le corbillard passe, tout se tait, les fronts se découvrent, il se fait un religieux silence, que rompt seulement le cri incrédule à la mort : Vive Victor Hugo !

À deux heures moins vingt minutes, la tête du cortège arrive devant le Panthéon tendu de noir. La troupe s’est rangée sur la droite du monument ; les bataillons scolaires et les députations des écoles gardent la gauche.

Les corps constitués ont pris place sur les degrés.


Au Panthéon.

À deux heures, le corbillard arrive à la grille du Panthéon.

Le cercueil est descendu et déposé au pied d’un grand catafalque dressé sous le porche.

Là, de nouveaux orateurs prennent la parole. Ceux de l’Arc de Triomphe avaient embrassé dans leur ensemble l’œuvre et l’action du poète. Ceux du Panthéon le prennent sous chacun de ses aspects et détaillent, pour ainsi dire, sa gloire.

Le sénateur Oudet parle au nom de Besançon, à qui nulle autre ville ne peut disputer l’honneur d’avoir vu naître notre Homère ; Henri de Bornier, au nom des auteurs dramatiques, s’émeut des grands drames, Hernani, Ruy Blas, les Burgraves ; Jules Claretie, pour les gens de lettres, énumère les combats et les victoires du grand lutteur pour la liberté de la forme et de la pensée ; Leconte de l’Isle, voix autorisée, salue au nom des poëtes « le plus grand des poëtes, celui dont la voix sublime ne se taira plus parmi les hommes ».

Louis Ulbach, au nom de l’Association littéraire internationale, dit ce qu’est, à l’étranger, Victor Hugo, « l’écrivain français le plus admiré hors de France » ; Philippe Jourde, pour la presse parisienne, revendique en Victor Hugo le journaliste, le rédacteur du Conservateur littéraire, le conducteur de l’Événement et du Rappel ; Madier de Montjau, au nom des proscrits de 1851, rappelle en paroles émues comment Victor Hugo fut la consolation et la lumière de ses compagnons d’exil ; le statuaire Guillaume, au nom des artistes français, glorifie, dans le poète des Orientales, « l’artiste le plus grand du siècle, le maître souverain de l’idée et de la forme ». M. Delcambre, au nom de l’Association des étudiants de Paris, dit comment Victor Hugo a été « pour tous les jeunes gens, l’initiateur et le bon guide ». Got, le grand comédien, remercie Victor Hugo, au nom de son théâtre, des grands drames dont il a honoré et enrichi la Comédie-Française.

C’est le tour des étrangers. M. Tullo Massaroni et M. Raqueni viennent associer au deuil de la France le deuil de l’Italie ; M. Boland, au nom du peuple de Guernesey, vient dire quelle trace lumineuse et douce laissera dans l’île la grande mémoire de l’exilé ; M. Lemat, un des défenseurs de Charlestown, apporte le témoignage de « la douloureuse émotion ressentie d’un bout à l’autre des États-Unis à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l’homme considérable dont la perte a rempli d’unanimes regrets l’âme du monde civilisé. » La race noire, dans la personne de M. Édouard, représentant de la République d’Haïti, « salue Victor Hugo et la grande nation française », et jette ce cri : « Jamais Athènes et Rome n’ont été le théâtre d’une si imposante solennité ! Paris dépasse aujourd’hui Rome et Athènes ! »

Pendant tous ces discours, l’immense cortège n’a pas cessé de se dérouler devant le Panthéon.

Chaque groupe, en passant, laisse sur les marches sa couronne ou son trophée de fleurs. Les degrés du vaste édifice en sont bientôt couverts du haut en bas, et jusque sur les faces latérales.

Paris viendra en pèlerinage, pendant bien des jours suivants, s’émerveiller devant cet amoncellement de fleurs.

Il est six heures et demie quand le dernier groupe a passé.

Le corps de Victor Hugo accompagné par la famille et les amis les plus proches, est alors descendu dans les cryptes du Panthéon.


Telle fut la splendeur de cette journée, qui restera comme l’une des plus belles et des plus pures de notre histoire de France.

« Cette journée parisienne, écrit le soir même Albert Wolff, apparaîtra à la postérité comme une légende invraisemblable. Si loin qu’on retourne dans le passé, elle n’a pas de précédent, et qui sait si jamais elle trouvera un pendant ? On peut dire que le peuple français tout entier a conduit aujourd’hui Victor Hugo à sa dernière demeure. La manifestation est d’une telle grandeur que notre fierté chasse la mélancolie et que le deuil prend les proportions d’une apothéose. Il meurt à peine un homme par siècle qui puisse réunir autour de son cercueil, dans un même sentiment de respect pour son génie, deux millions d’hommes résumant dans leur ensemble, par la pensée ou le travail, le génie d’une nation.

« Cette journée n’est pas triste, elle est radieuse ! À travers le deuil des parents et des innombrables amis, elle répand un sourire de satisfaction sur la grande ville qui a pu faire à Victor Hugo des funérailles dignes de son nom. »


  1. Voir les Discours aux Notes.