Aller au contenu

Depuis l’Exil Tome VI Le déjeuner des enfants de Veules

La bibliothèque libre.




J Hetzel (p. 39-41).

I

LE DÉJEUNER DES ENFANTS DE VEULES

— 25 septembre. —

Chaque automne, depuis trois ans, Victor Hugo veut bien accepter l’hospitalité chez Paul Meurice, à Veules, près Saint-Valery-en-Caux, tout au bord de la mer. Dans le village il est connu, vénéré, aimé ; aimé des enfants surtout, qu’il a gagnés par son sourire.

En 1884, il veut faire pour les enfants de Veules ce qu’il faisait pour les enfants de Guernesey. Avant de partir, il donnera un banquet aux cent petits les plus pauvres de la commune. Ceux qui n’ont pas trois ans n’en participeront pas moins à la fête ; il auront un billet pour la tombola de cinq cents francs qui suivra le repas. Tous les billets gagneront ; les moins heureux auront une pièce de vingt sous toute neuve ; les autres 2 francs, 5 francs, 10 francs, 20 francs. Il y aura un gros lot de cent francs.

Le 25 septembre, pendant que la musique de Veules exécute la Marseillaise, Victor Hugo fait son entrée à l’hôtel Pelletier. Deux tables ont été dressées parallèlement dans la grande salle, et les murs disparaissent sous les guirlandes et les drapeaux. M. Bellemère, le maire de Veules, adresse au poëte, en quelques phrases simples et émues, le remerciement qui est dans tous les cœurs. L’instituteur M. Deschamps, s’avance vers Victor Hugo, à la tête de ses élèves, et lui dit :

J’apporte à votre cœur, interprète soumis,
Doux et vénéré maître à qui l’enfance est chère,
Les hommages, les vœux de vos jeunes amis,
Et je viens présenter les enfants au grand-père.

Tous un jour ils diront : Je l’ai vu ! De vos yeux
À leurs fronts peut jaillir une secrète flamme
Et pour eux votre vue être un éveil des cieux.
Je leur apprends les mots, vous leur enseignez l’âme.

Victor Hugo serre la main de l’excellent maître d’école et dit à son tour :

Mes chers enfants,

À Veules, je suis chez vous ; accueillez-moi donc comme m’accueillent chez moi mes petits-enfants Georges et Jeanne. Vous aussi, vous êtes des petits-enfants, et, au milieu de vous, qu’est-ce que je veux être et qu’est-ce que je suis ? Le grand-père.

Vous êtes petits, vous êtes gais, vous riez, vous jouez, c’est l’âge heureux. Eh bien, voulez-vous — je ne dis pas être toujours heureux, vous verrez plus tard que ce n’est pas facile — mais voulez-vous n’être jamais tout à fait malheureux ? Il ne faut pour ça que deux choses, deux choses très simples : aimer et travailler.

Aimez bien qui vous aime ; aimez aujourd’hui vos parents, aimez votre mère ; ce qui vous apprendra doucement à aimer votre patrie, à aimer la France, notre mère à tous.

Et puis travaillez. Pour le présent, vous travaillez à vous instruire, à devenir des hommes, et, quand vous avez bien travaillé et que vous avez contenté vos maîtres, est-ce que vous n’êtes pas plus légers, plus dispos ? est-ce que vous ne jouez pas avec plus d’entrain ? C’est toujours ainsi ; travaillez, et vous aurez la conscience satisfaite.

Et quand la conscience est satisfaite, et que le cœur est content, on ne peut pas être entièrement malheureux.

Pour le moment, mes chers petits convives, ne pensons qu’à nous réjouir d’être ensemble, et faites, je vous prie, honneur à mon déjeuner de tout votre appétit. Je désire que vous soyez seulement aussi contents d’être avec moi que je suis heureux d’être avec vous.

Toutes les petites mains battent joyeusement. Victor Hugo s’assied, seule « grande personne », au milieu de ses soixante-quatorze jeunes convives, garçons et petites filles, qui sont servis par Mlles Pelletier et par les trois filles de Paul Meurice.

Après le repas, la loterie. Le sort a été intelligent ; le gros lot est gagné par une pauvre femme restée veuve avec quatre enfants, qui vient en pleurant de joie recevoir le lot de sa petite fille endormie dans ses bras.