Depuis l’Exil Tome VI Obsèques d’Edgar Quinet

La bibliothèque libre.




J Hetzel (p. 115-118).

XXIII

OBSÈQUES D’EDGAR QUINET

(29 mars 1875.)

Je viens, devant cette fosse ouverte, saluer une grande âme.

Nous vivons dans un temps où abondent glorieusement les écrivains et les philosophes. La pensée humaine a de très hautes cimes dans notre époque, et, parmi ces cimes, Edgar Quinet est un sommet. La clarté sereine du vrai est sur le front de ce penseur. C’est pourquoi je le salue.

Je le salue parce qu’il a été citoyen, patriote, homme ; triple vertu ; le penseur doit dilater sa fraternité de la famille à la patrie et de la patrie à l’humanité ; c’est par ces élargissements d’horizon que le philosophe devient apôtre. Je salue Edgar Quinet parce qu’il a été généreux et utile, vaillant et clément, convaincu et persistant, homme de principes et homme de douceur ; tendre et altier ; altier devant ceux qui règnent, tendre pour ceux qui souffrent. (Applaudissements. — Cris de : Vive la république !)

L’œuvre d’Edgar Quinet est illustre et vaste. Elle a le double aspect, ce qu’on pourrait appeler le double versant, politique et littéraire, et par conséquent la double utilité dont notre siècle a besoin ; d’un côté le droit, de l’autre l’art ; d’un côté l’absolu, de l’autre l’idéal.

Au point de vue purement littéraire, elle charme en même temps qu’elle enseigne ; elle émeut en même temps qu’elle conseille. Le style d’Edgar Quinet est robuste et grave, ce qui ne l’empêche pas d’être pénétrant. On ne sait quoi d’affectueux lui concilie le lecteur. Une profondeur mêlée de bonté fait l’autorité de cet écrivain. On l’aime. Quinet est un de ces philosophes qui se font comprendre jusqu’à se faire obéir. C’est un sage parce que c’est un juste.

Le poëte en lui s’ajoutait à l’historien. Ce qui caractérise les vrais penseurs, c’est un mélange de mystère et de clarté. Ce don profond de la pensée entrevue, Quinet l’avait. On sent qu’il pense, pour ainsi dire, au delà même de la pensée. (Mouvement.) Tels sont les écrivains de la grande race.

Quinet était un esprit ; c’est-à-dire un de ces êtres pour qui la vieillesse n’est pas, et qui s’accroissent par l’accroissement des années. Ainsi ses dernières œuvres sont les plus belles. Ses deux ouvrages les plus récents, la Création et l’Esprit nouveau, offrent au plus haut degré ce double caractère actuel et prophétique qui est le signe des grandes œuvres. Dans l’un et dans l’autre de ces ouvrages, il y a la Révolution qui fait les livres vivants, et la poésie qui fait les livres immortels. (Bravos.) C’est ainsi qu’un écrivain existe à la fois pour le présent et pour l’avenir.

Il ne suffit pas de faire une œuvre, il faut en faire la preuve. L’œuvre est faite par l’écrivain, la preuve est faite par l’homme. La preuve d’une œuvre, c’est la souffrance acceptée.

Quinet a eu cet honneur, d’être exilé, et cette grandeur, d’aimer l’exil. Cette douleur a été pour lui la bienvenue. Être gênant au tyran plaît aux fières âmes. (Sensation.) Il y a de l’élection dans la proscription. Être proscrit, c’est être choisi par le crime pour représenter le droit. (Acclamations. — Cris de : Vive la république ! vive Victor Hugo !) Le crime se connaît en vertu ; le proscrit est l’élu du maudit. Il semble que le maudit lui dise : Sois mon contraire. De là une fonction.

Cette fonction, Quinet l’a superbement remplie. Il a dignement vécu dans cette ombre tragique de l’exil où Louis Blanc a rayonné, où Barbès est mort. (Profonde émotion.)

Ne plaignez pas ces hommes ; ils ont fait le devoir. Être la France hors de France, être vaincu et pourtant vainqueur, souffrir pour ceux qui croient prospérer, féconder la solitude insultée et saine du proscrit, subir utilement la nostalgie, avoir une plaie qu’on peut offrir à la patrie, adorer son pays accablé et amoindri, en avoir d’autant plus l’orgueil que l’étranger veut en avoir le dédain (applaudissements), représenter, debout, ce qui est tombé, l’honneur, la justice, le droit, la loi ; oui, cela est bon et doux, oui, c’est le grand devoir, et à qui le remplit qu’importe la souffrance, l’isolement, l’abandon ! Avec quelle joie, pour servir son pays de cette façon austère, on accepte, pendant dix ans, pendant vingt ans, toute la vie, la confrontation sévère des montagnes ou la sinistre vision de la mer ! (Sensation profonde.)

Adieu, Quinet. Tu as été utile et grand. C’est bien, et ta vie a été bonne. Entre dans toutes les mémoires, ombre vénérable. Sois aimé du peuple que tu as aimé.

Adieu.

Un dernier mot.

La tombe est sévère. Elle nous prend ce que nous aimons, elle nous prend ce que nous admirons. Qu’elle nous serve du moins à dire les choses nécessaires. Où la parole sera-t-elle haute et sincère si ce n’est devant la mort ? Profitons de notre douleur pour jeter des clartés dans les âmes. Les hommes comme Edgar Quinet sont des exemples ; par leurs épreuves comme par leurs travaux, ils ont aidé, dans la vaste marche des idées, le progrès, la démocratie, la fraternité. L’émancipation des peuples est une œuvre sacrée. En présence de la tombe, glorifions cette œuvre. Que la réalité céleste nous aide à attester la réalité terrestre. Devant cette délivrance, la mort, affirmons cette autre délivrance, la Révolution. (Applaudissements. — Vive la république !) Quinet y a travaillé. Disons-le ici, avec douceur, mais avec hauteur, disons-le à ceux qui méconnaissent le présent, disons-le à ceux qui nient l’avenir, disons-le à tant d’ingrats délivrés malgré eux (mouvement), car c’est au profit de tous que le passé a été vaincu, oui, les magnanimes lutteurs comme Quinet ont bien mérité du genre humain. Devant un tel sépulcre, affirmons les hautes lois morales. Écoutés par l’ombre généreuse qui est ici, disons que le devoir est beau, que la probité est sainte, que le sacrifice est auguste, qu’il y a des moments où le penseur est un héros, que les révolutions sont faites par les esprits, sous la conduite de Dieu, et que ce sont les hommes justes qui font les peuples libres. (Bravos.) Disons que la vérité, c’est la liberté. Le tombeau, précisément parce qu’il est obscur, à cause de sa noirceur même, a une majesté utile à la proclamation des grandes réalités de la conscience humaine, et le meilleur emploi qu’on puisse faire de ces ténèbres, c’est d’en tirer cette lumière. (Acclamations unanimes. — Cris de : Vive Victor Hugo ! Vive la république !)