Dernière Terre (recueil)/Le Chant du pauvre

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Andrée Vernay Dernière Terre

Le Chant du pauvre


Dans quelques instants il sera revenu chanter sous ma
    fenêtre.
Il y aura dans sa voix unique toutes les voix, qu'au long
    des soirs, la sienne a réveillées.
Puis il y aura sa voix d'hier à lui, sa voix déjà passée,
    déjà pleine d'absence...
Il chantera longuement, mortellement, puisque c'est la
    longueur et la mort qu'il chante...
Il y aura ce coin de ciel dans la fenêtre aux griffes de fer
    qui répètera, dans un songe récitatif, tous les ciels...
Tous les ciels...
Et alors commencera le dialogue divin entre ce pauvre,
    ce ciel et vous.
Vous, les lointains, les dispersés et les morts...
Peut-être y aura-t-il les longues trompettes des nuits de
    pénitence et plus de bruit que je n'en entendrai.
Peut-être son chant me fera-t-il plus mal que d'habitude
    parce que j'aurai attendu avec plus de patience et plus
    d'amour l'heure où sa voix brisera des échos.
Il y aura le nimbe d'un mur.
La lustration perpétuelle des jours par les nuits, tandis
    qu'au sein de sa chair, la vie cherchera le nom de son
    désir.
J'entendrai sa voix le devancer et me parvenir, caressée,
    assourdie, déroulée, sous les voûtes des rues, et pesante
    comme une absoute sans espérance.
Que d'immensité elle contiendra, elle, la voix au timbre
    de misère et de sang, offerte à la nuit immobile !
Et cette plainte qui n'appelle personne mais que, du fond
    de leur exil, d'autres cœurs attendent peut-être avant
    de s'endormir comme un nouveau baiser maternel,
    cette plainte m'apaisera d'être là, si proche, si vivante,
    d'être l'âme qui donne chaque soir un chant aux tris-
    tesses qui ne peuvent pas finir...
Il y aura son pas traînant d'aveugle. Son bâton heurtera
    les murs et il restera longtemps, longtemps, devant la
    porte comme s'il était pris, lui aussi, par l'éternité de
    ces notes et de ces mots qui n'ont pas d'espoir, qui
    n'ont pas de réponse mais qui portent justement l'immense
    repos de ce qui n'a plus d'espoir et plus de réponse.
J'attends sa voix qui saura que j'écoute.
J'y lirai, comme dans une prophétie, les siècles et les
    siècles,
Et leur longue plainte, et leur longue monotonie...
Et de tous les coins de ma mémoire, se lèveront les doux,
    les purs, les bien-aimés visages perdus...