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Dernières chansons/L’Abbaye

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Dernières chansonsMichel Lévy Frères (p. 199-208).
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I

Une ruine immense et formidable à voir !

Le jour qui se levait, sur les tours au flanc noir
Étalait sa lumière, et, comme une ironie,
Faisait lutter sa joie avec cette agonie.

Pareille à quelque monstre oublié par les eaux
Dont le temps, sur la grève, a rongé les grands os,
La vieille basilique, avec des bruits funèbres,
Parfois, dans l’herbe haute égrenant ses vertèbres,
Livrait à la pitié du passant inconnu
La désolation de ses côtes à nu !…
Le toit, dont le squelette aux décombres s’appui

e,
Ployait sous huit cents ans de soleil et de pluie ;
Les fenêtres, au loin, dans les murs élevés,
S’ouvraient horriblement, comme des yeux crevés,
Tandis que ― dominant la montagne prochaine,
Empanaché de lierre et plus touffu qu’un chêne,
Avec ses chérubins qui se penchaient sur nous,
Ses diables grimaçants, ses docteurs à genoux ―
Le grand clocher muet, debout dans les airs libres,
Gardait, miné d’en bas, d’effrayants équilibres ;
Si bien qu’on avait peur, en passant sous l’arceau,
D’un souffle de la brise ou du poids d’un oiseau.
Des enfants se roulaient, au pied des murs, dans l’herbe ;
Mille insectes cachés faisaient un bruit superbe ;
Les genêts d’or ouvraient leur bouquet éclatant,
Tout riait, tout chantait, tout vivait ; et pourtant,
Des gazons répandus en touffes inégales,
Du rire des enfants et du cri des cigales,
Des fleurs, des nids joyeux, des buissons chevelus,
Quelque chose montait des temps qui ne sont plus.
Comme une odeur de tombe emplissait la vallée !

Une cloche tinta, misérable et fêlée.

C’était pour une morte, un doux être emporté

Qui dormait là, depuis un an, tout à côté,
Dans l’enclos qui verdoie, avec ceux du village.
Or, vers le bout du chœur moins effondré par l’âge,
Comme un radeau survit au vaisseau naufragé,
Quelques planches aidant, on avait ménagé
Un coin d’asile au culte, une chapelle, un bouge.
Trois femmes en haillons, sur le vieux seuil qui bouge,
Avec un mendiant hâve et défiguré,
Le rosaire à la main, attendaient le curé ;
Et rêveur, à pas lents, pris de pitié sincère,
J’entrai. J’étais venu pour cet anniversaire.


II

Près du catafalque en drap noir
Jauni par des lueurs de cierge,
Un vieux bedeau me fit asseoir,
Un vieux bedeau vêtu de serge ;

Et vers l’autel tout crevassé,
Entre deux drôles en galoches,
Le prêtre, œil cave et front glacé,
Se hâtait, au bruit faux des cloch

es.

Pendant que, du fond de son cœur,
Il versait le flot des prières,
On entendait siffler en chœur
Tous les nids cachés dans les pierres.

Un pinson des plus étourdis
Mêlait, perché sur un saint-georges,
Aux sanglots du De profundis
La chanson des blés et des orges.

D’autres, malgré l’événement
De cette pompe mortuaire,
Se balançaient joyeusement
À la lampe du sanctuaire.

Et, changeant son rôle aujourd’hui,
Plein de caquets et de bruits d’aile,
Chaque pilier servait d’appui
À la maison d’une hirondelle.

Le pauvre confessionnal
Se cachait, triste et taciturne,
N’ayant plus à son tribunal
Que l’aveu du hibou nocturne.


Sur l’autel aux maigres décors,
Un grand christ oublié des masses
Montrait, tout le long de son corps,
Le baiser visqueux des limaces ;

Et des insectes, étonnés
De ce tumulte avant dimanche,
Parmi les vieux bouquets fanés,
Se traînaient sur la nappe blanche,

Tandis qu’un frêne aux jets ardents,
Crevant la muraille entr’ouverte,
Pour voir ce qu’on fait là dedans,
Passait, en haut, sa tête verte !…

— Les trois femmes et le vieillard,
Agenouillés au fond de l’antre,
Répondaient d’un ton nazillard
Au fausset enroué du chantre.

Et je songeais au siècle fort
Où, loin du doute et des scandales,
De ce vieux temple à demi mort
Un peuple entier baisait les dalles.


III

Voilà que tout à coup, dans l’air, autour de moi,
Sur mon front, sous mes pieds tout chancelants d’effroi,
Un changement se fit, ― énorme et sans exemple :
La chapelle à grand bruit s’abîma dans le temple !
Et le temple lui-même, avec ses cent piliers,
Ses cent lustres pendus à ses cent madriers,
Sa voûte formidable où l’encens fait des ondes,
Son orgue, au loin, tonnant sur les foules profondes,
Dans toute sa grandeur, comme au jour qu’il est né,
Parut debout, vivant, terrible, illuminé !…

À deux pas de l’autel, sous le banc des chanoines,
Fume, dans l’air glacé, le troupeau gras des moines
Qui tous, la corde aux reins et le capuce au front,
Songent aux espaliers où les fruits mûriront,
Et, les yeux demi-clos, ruminent les histoires
Des longs repas servis dans les grands réfectoires,
Quand le carillon clair s’élance jusqu’au ciel
Pour quelque épiphanie ou pour quelque N

oël.
Seul, au plus haut du chœur, dans ses habits de fête,
Sous un dais de brocart, crosse en main, mitre en tête,
L’abbé, de son fauteuil dont les deux bras sont d’or,
Se soulève à moitié pour le Confiteor ;
Et, promenant partout son regard pacifique,
Dans un redoublement d’encens et de musique,
Au peuple, par bonté, se laisse voir un peu,
Rose comme une vierge ― et calme comme un dieu.

Et là-bas, tout là-bas, comme au fond d’un abîme,
Laboureurs et manants sur qui pèse la dîme,
Garde-chasses étranglés dans l’étroit hoqueton,
Maigres pasteurs, debout sous leurs peaux de mouton,
Bons archers guerroyant pour les droits de l’église,
Tous ceux qu’au même joug la misère égalise,
Contemplent, éperdus ainsi que des enfants,
Les beaux surplis brodés, les drapeaux triomphants,
Les vitres de couleur d’où les saints vous regardent ;
Si bien que le temps pèse et que les heures tardent
Pour s’en aller, plus haut que le séjour mortel
Oublier leur néant, dans la grandeur du Ciel !…

Les hymnes, cependant, sous la nef emportées
S’élargissent au loin, par cent voix répétées,

Et, du portail plein d’ombre au chœur étincelant,
Dans l’écho des piliers remontent en roulant, ―
Choc des vents déchaînés, bond d’une mer immense,
Bruit qui tantôt s’arrête et tantôt recommence
Selon le rhythme antique ― ou l’ordre souverain
Du chantre aux grands poumons qui mugit au lutrin.


IV

Non, c’est un rêve ! C’est un rêve !
Le temps ne se retourne pas !
Dans sa main de glace il enlève
Toutes les choses d’ici-bas.

Rentrez en foule sous ces dalles,
Pour ne plus jamais revenir,
Spectres de moines à sandales
Dont ne veut plus notre avenir !

Croulez, nefs où sont les vertiges,
Et que la splendeur du ciel bleu,
O cierges, sur vos longues tiges
Fasse pâlir vos fleurs de fe

u !

Assez de nuit et de mensonge !
Assez de peuples à genoux !
Deux mille ans… c’est trop pour un songe !
Réveillons-nous, réveillons-nous !

Vent des monts aux bruyantes ailes,
Voisin des astres radieux,
Pousse, au fond des noires chapelles,
Ton air libre où meurent les dieux !

À moi glaïeuls, genêts, orties !
À l’assaut, les verts escadrons !
Plantez au dos des sacristies
Vos échelles de liserons !

Grimpez sans peur au mur qui penche,
Noirs mulots, lézards aux pieds froids ;
Sifflez, pinsons ! ― c’est la revanche
Des prés, des ondes et des bois.

Et toi, la mère universelle ;
Toi, la nourrice aux larges flancs,
Dont le lait pur à flots ruisselle
Du haut des cieux étincelants ;


Toi, qui marches fière et sans voiles
Sur les cultes abandonnés,
Et, par pitié, dans tes étoiles
Caches les dieux découronnés ;

Toi, qui réponds aux calomnies
Des aveugles niant le jour,
Par des tonnerres d’harmonies
Et des cataclysmes d’amour ;

Toi, qui proposes dès l’enfance,
À notre faible humanité,
Pour symbole ta confiance,
Pour évangile ta beauté,

Entre, ô nature, avec ta joie,
Ton soleil et ton mouvement ―
Et qu’on te laisse cette proie
À dévorer tranquillement !…