Dernières chansons/L’Amour noir

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Dernières chansonsMichel Lévy Frères (p. 139-158).


Filles de Jupiter, vierges aux longues tresses,
Je dirai de Vulcain les antiques détresses,
Et quel bâtard céleste arriva le premier
Avant l’enfant amour et le filet d’acier !

Quand Vénus au dieu Mars, sous les pins de Sicile,
Pour la première fois fut pliante et facile,
Le boiteux immortel, le forgeron divin
Jura ― les dieux puissants ne jurent pas en vain ―
Que sa vengeance atroce et fatale à connaître
Écraserait d’un coup l’enfant encore à naître,
Et qu’il imiterait, pour ce fils odieux,
Saturne aux dents de fer, dévorateur des dieux.

Phébus l’avait instruit, Phébus qui tout éclaire.

Mais l’époux, dans son cœur, enferma sa colère ;
Et quand, le soir, coupable et le visage en feu,
La déesse rentra dans la forge du dieu,
Elle le vit, de loin, qui, selon sa coutume,
Domptait les durs métaux, penché sur son enclume,
Et qui, jusqu’à la fin, ― sûr de se contenir, ―
Sans un nuage au front, la regardait venir.

Ce fut aux profondeurs d’un antre solitaire
Qu’enfanta, loin du jour, la divine adultère,
Tandis que les sylvains et les vierges des bois
Chantaient à l’unisson pour étouffer sa voix.
Cependant, par les monts et les vastes prairies,
Comme un lion qui rôde autour des bergeries,
Le dieu, le dieu jaloux qui sait le temps venu,
Tâche à surprendre un cri de l’enfant inconnu.
Un faune aux pieds fourchus et dont la voix chevrote
L’avait, tout vagissant, emporté dans sa grotte.
L’entrée en était basse et peu facile à voir ;
Un lierre la couvrait de son feuillage noir,
Et, comme des lutteurs mêlant leurs bras énormes,
Cent arbres tortueux, entrelacés, difformes,

Gardiens du seuil, abri des corbeaux croassants,
En dérobaient l’approche au regard des passants.
Cinq ans, l’enfant vécut près du faune ; les chèvres
D’elles-mêmes portaient leur tétine à ses lèvres ;
La vigne, en verts festons sur le bord des chemins,
Penchait sa grappe lourde au niveau de ses mains,
Et les abeilles d’or, formant de longues chaînes,
Le guidaient, à grand bruit, jusqu’au creux des vieux chênes.
Puis, il connut les dons de l’innocente paix,
La danse des sylvains, sous les halliers épais,
Les tambours grelottants, la flûte aux roseaux lisses,
Tous les jeux, et parfois ― l’enfance a ses malices ―
Quand midi tout en flamme invitait au sommeil,
Pour un nid de colombe, ou pour un fruit vermeil,
De leurs antres secrets sachant les avenues,
Le traître, aux chèvre-pieds, livrait les nymphes nues ;
Le vieux faune en riait dans sa barbe ; et parfois
On entendait un bruit sinistre dans les bois ―
Bruit lointain, bruit profond, qui venait de la terre ;
Et l’enfant s’arrêtait dans son jeu solitaire ;
Et le faune disait, en frissonnant aussi :
« O mon fils adoré, si tu sortais d’ici !…
« Si tu quittais nos bois !… reste sous nos bois sombres,
« Où les pins sourcilleux te couvrent de leurs ombres ! »

Mais l’enfant, malgré lui, rentrant à petits pas,
Songeait à ce bruit sourd qu’on entendait là-bas,
Curieux et mêlant, dans son âme interdite,
L’audace de son père aux langueurs d’Aphrodite.

Impatient du joug où la peur le soumet,
Seul, furtif, une nuit que le faune dormait,
Il quitta l’antre obscur, et, sans un guide au monde,
S’en alla, tout petit, par la forêt profonde,
Si léger sous les bois et respirant si bas
Que les oiseaux couchés ne se réveillaient pas.
Son pied nu, son pied blanc, dans ses vives secousses,
Comme un éclair qui passe, éclatait sur les mousses,
Quand, pareil au nageur qui rame avec ses mains,
Le Dieu fendait le flot des halliers sans chemins.
Tantôt, sans s’arrêter, la lune qui voyage
D’un regard nonchalant sondait le noir feuillage ;
Tantôt, couvrant les pins de ses voiles plus lourds,
La nuit redescendait implacable, ― et toujours,
Comme un appel lointain, comme un rendez-vous sombre,
Le grand bruit inconnu retentissait dans l’ombre.
Mais déjà, des buissons s’échappant par milliers,
Les daims, les loups chenus, les renards familiers,
Et le lézard jaunâtre et la couleuvre bleue,

Suivaient l’enfant céleste, en remuant la queue.

Or le bruit rappelait, plus clair à chaque pas,
Le choc de cent guerriers que l’on ne voyait pas.

Soudain, derrière un mont qui penchait sur la route,
Une chose effrayante apparut ― une voûte
Morne, affreuse, insondable et se tordant au bord,
Avec des jets de pourpre et des pâleurs de mort ;
Un nuage montait, ondoyant et farouche,
Comme si la montagne, ouvrant sa noire bouche,
Eût vomi, vers les dieux, tout l’enfer ; ― et c’était
De cette bouche-là que ce grand bruit sortait !

Les animaux frappés d’une terreur profonde
Avaient fui. L’enfant seul, vers la voûte qui gronde,
Entre les rocs fumeux se perdant à moitié,
Marcha, la tête haute, et ferme sur son pié ;
Et ce qu’il aperçut, dans la caverne austère,
Nul ne l’a vu, de ceux qui vivent sur la terre.

Au plus profond de l’antre, éclatant, furieux,
Tel qu’un soleil sinistre enchaîné par les dieux,
Un brasier formidable, aux vigueurs éternelles,

Flamboyait ; ― et, du gouffre horribles sentinelles,
Vingt géants soucieux qui portaient à leur front
Un œil, comme la lune, immobile et tout rond,
Dans le tressaillement de la flamme qui bouge,
Apparaissaient ― au loin ; noirs sur le foyer rouge.
Ainsi que d’une éponge, ornement de la mer,
On voit, en la pressant, sortir le flot amer,
Vingt marteaux étaient là qui faisaient, sur l’enclume,
Du fer gorgé de feu jaillir l’ardente écume ;
On entendait parfois, à quelque coin obscur,
Siffler, comme un serpent, la scie aux dents d’azur,
Ou rugir, indigné, dans sa cuve ordinaire,
Le soufre en fusion qui sera le tonnerre ;
Épouvantable ruche et ténébreux essaim…
L’enfant eut peur ; un cri s’échappa de son sein.
À ce cri frais et pur, dans la caverne sourde
Les sombres travailleurs, tournant leur tête lourde,
Sur le milieu du seuil virent, tout pâle encor,
Le petit dieu couvert de ses longs cheveux d’or,
Comme un rayon du ciel tombé dans la fournaise,
Comme un souffle des monts plein d’une odeur de fraise,
Comme un printemps fleuri qui les venait charmer.
« Qu’il est beau !… » ― Les plus forts savent le mieux aimer. ―
« Qu’il est beau !… » disaient-ils, et dans l’antre qui fume

Les marteaux oubliés s’endormaient sur l’enclume,
Et ce grand bruit de forge entendu dans les bois
S’interrompit, alors, pour la première fois !
Ce furent des éclats de joie involontaire,
Des chansons de nourrice à secouer la terre,
Quand l’enfant, déjà fait à leurs fronts surhumains,
Passa de l’un à l’autre, entre leurs larges mains.
Ils touchaient, enivrés de sa candeur divine,
Ses sourcils délicats, ses cheveux, sa peau fine
Et ses membres pareils à de frêles roseaux,
Avec les peurs qu’on a pour les petits oiseaux.
Puis, de ce même airain dont les foudres sont faites,
Ils forgeaient des anneaux et des colliers de fêtes,
Cent jouets monstrueux dont ils couvraient l’enfant ;
Et tous poussaient, en chœur, un rire triomphant
À le voir, raidissant la douceur de ses formes,
Chanceler sous le poids de ces hochets énormes.

Vulcain parut au seuil.

                                      Quand par un soir d’été,
Au bas d’un mont, non loin d’une antique cité,
Le char des moissonneurs s’arrête, lourd de gerbes,
Les propos familiers, le rire aux dents superbes,

Éclatent, les pieds nus frappent le vert gazon ;
Tout à coup un point sombre a taché l’horizon ;
Des nuages errants le groupe se rassemble,
La cime des forêts palpite, le sol tremble,
Et les jeux et les cris tombent tous à la fois,
Pour écouter des cieux rouler la grande voix.

Ainsi tonna le maître emporté dans sa rage :

« Forgerons mal appris ! ouvriers sans courage
Cœurs de cerf !… à quoi bon ces fourneaux allumés ?
Et ces fleuves de feu, sous la terre enfermés,
Qui des monts éternels brisent la rude écorce,
Si le marteau trop lourd pèse à vos bras sans force,
Ou si vous dédaignez pour de futiles jeux
L’amour des durs métaux, grave et profond comme eux ?
Songez-vous qu’ici-bas l’homme au cœur sanguinaire
Ne reconnaît le ciel qu’au bruit de son tonnerre,
Et que des vieux Titans on verrait le retour,
Si nous laissions les dieux désarmés un seul jour ?
J’ai suivi ces combats ; j’en ai su les audaces,
Au sang des immortels pleuvant dans les espaces,
Quand déjà Pélion se levait sur Ossa !
Jupiter tint de moi la foudre qu’il lança,
Car c’

est sur ma vertu que l’Olympe repose !
Assis, la coupe en main, dans une molle pose,
Les dieux ne songent guère aux armes qu’il leur faut ;
Seul, je travaille en bas, quand ils boivent en haut ! »

— Les géants consternés l’écoutaient en silence ;
Soudain, de sa poitrine, un cri rauque s’élance,
Un rire impétueux, convulsif, étouffant ;
Il sentait là sa proie, il avait vu l’enfant,
Et ce rire, inconnu dans l’antre séculaire,
Était plus effroyable encor que sa colère !

Enfin, les bras levés et le regard en feu :

« Soyez bénis sept fois, habitants du ciel bleu !
Quel qu’ait été mon zèle, aux époques passées,
Vous acquittez d’un coup les dettes amassées.
Et toi, plus que nous tous, immuable et serein,
Dieu caché, dieu puissant, dont le temple est d’airain,
Je te rends grâce, ô sort !… ton arrêt salutaire
Livre à l’époux blessé le fils de l’adultère !
Et vous, durs compagnons que j’aime tant à voir,
Gigantesques enfants de la terre au flanc noir,
Par nos travaux communs, frères, je vous adjure

D’être témoins d’un dieu qui venge son injure ! »

À ces mots, écartant les cyclopes troublés,
Il prit l’enfant divin par ses cheveux bouclés,
Et frémit, au dedans, d’une douleur amère,
À les voir doux et blonds, comme ceux de sa mère.

« Insensé ! » cria-t-il en le poussant plus fort,
« Tu n’es pas assez dieu pour affronter la mort !
Celui qui, d’un seul geste, ébranle l’empyrée,
Le fils prédestiné, sorti des flancs de Rhée,
Ne serait pas le roi de la terre et des cieux,
S’il n’avait de Saturne évité les grands yeux,
En cachant sa faiblesse au fond d’un noir repaire ;
Te crois-tu donc plus fort, issu d’un moindre père ?
Qu’il accoure à ta voix !… » ― L’enfant épouvanté
Sanglotait. ― « Qu’il arrive, à vingt chevaux porté !
Son empire, ici-bas, est fait de violences.
Il a les javelots, les carquois et les lances,
Les boucliers épais, les casques sans défauts,
Les chars de guerre armés de glaives et de faux,
Ses béliers dont la tête ouvre les forteresses,
Le bruit de ses clairons doux au cœur des déesses ;
Mais il ne pourrait pas, malgré tes cris d’effroi,

Dompter le feu divin qui n’obéit qu’à moi ! »

Alors, l’enfant en main ― sourd aux plaintes frivoles ―
Comme un frondeur grégeois dans des lanières molles,
Fait tourner une pierre à l’entour de son front.
Il décrivit dans l’ombre un formidable rond,
Et, parmi les torrents de lave incendiaire,
Le précipita nu, la tête la première.
Telle, au gouffre marin tombe une étoile d’or ;
Telle, en un tourbillon d’écume, on voit encor
Plonger, du haut des airs, la mouette aux blanches ailes.
Le soufre ardent jaillit en fauves étincelles,
Tandis qu’on entendait, sous le linceul baveux,
Siffler la chair qui brûle, et craquer les cheveux.

Cependant, par les cieux sans limite et sans voiles,
Sur des gazons semés d’une poudre d’étoiles,
Les fiers olympiens, beaux éternellement
Dans l’orgueil de la force et du contentement,
Écoutaient d’Apollon sonner la grande lyre.
Les déesses, en foule, excitant leur délire,
La blonde Hébé, Cérès, reine des champs herbeux,
Junon, dont l’œil est grand comme celui des bœufs,
Minerve, espoir des forts, Vénus, charme du monde,

Du nectar écumant vidaient l’urne profonde.
Mais, ô Cypris, la coupe échappe de tes doigts,
Tu frémis, et soudain, haletante et sans voix :
« Mon enfant ! » ― Jupiter porte aux pieds des oreilles,
Vénus, au cœur ! ― Déjà six colombes pareilles
Sont prêtes ; un frein d’or luit dans leurs becs rosés ;
Elle part, elle vole aux fourneaux embrasés.

La voûte, à son aspect, s’écarta ; ― la lumière
S’abattit d’un seul coup dans la caverne entière ;
Et, parmi les senteurs de la myrrhe et du nard,
La déesse au front pâle apparut sur son char.
Sans un mot, sans un cri, touchant du pied la terre,
Elle atteignit d’un bond la fournaise… ô mystère !…
O prodige !… la lave au reflet jaune et bleu
Vient lécher son bras nu de ses langues de feu ;
Et, soumis comme un chien qui flaire sa maîtresse,
Le brasier monstrueux doucement la caresse,
Poussant, jusqu’à ses mains, l’enfant mort à demi.

Vulcain désespéré dans son cœur a frémi ;
Son amour croît encore, en la voyant si belle.
« Mon père est roi là-haut ! tu l’apprendras, » dit-elle,
« J’y cours !… »


                              Et, dans un coin de son voile étoilé,
Elle emportait son fils hurlant et mutilé.
L’époux sentit son âme en deux parts divisée.
Déployant les douceurs d’une langue rusée,
Par des soumissions et des propos plus doux,
Va-t-il de la déesse apaiser le courroux ?
Ou, bravant tous les dieux dont la haine l’accable,
Couvrir d’un mur de fer sa forge inattaquable ?
Soudain, le souvenir de ses malheurs passés
Fait trembler sur son front ses cheveux hérissés ;
Et, retenant Vénus par sa longue tunique :

« Jupiter !… N’y va pas !… Si ma vengeance inique
A comme un ouragan sur ton fils éclaté,
C’est le destin, plus fort que notre volonté !…
N’y va pas !… n’y va pas !… Je garde la mémoire
De ce temps douloureux, si fatal à ma gloire,
Où le fils de Saturne, horrible et sans pitié,
Du haut des cieux ouverts, me lança par le pié,
Si bien que, pantelant, épouvanté, livide,
Je roulai tout un jour par le désert du vide,
Maudissant à jamais l’audace de mon cœur !
Car qui pourrait lutter avec un tel vainqueur ?
Nos projets contre lui sont vains et misérables !

Tais-toi !… je te ferai des dons considérables,
Et tu t’apaiseras, car c’est le mieux encor ;
— Les présents couvrent tout ; ― dans ses balances d’or
Thémis, dont la raison sert de règle à la nôtre,
Met d’un côté l’injure, et les présents de l’autre ;
Et c’est ainsi que vont les hommes et les dieux !
Et je te nommerai ces présents radieux,
Afin que ta poitrine en tressaille de joie ;
Pour tes cheveux flottants, où tout mon cœur se noie,
Je te ferai moi-même, en argent ciselé,
Un bandeau, sur le rond de la lune moulé ;
Et ― j’en jure le Styx, si tu crains l’imposture ! ―
Je te ceindrai les flancs d’une belle ceinture,
Si pleine de vertus et de pouvoirs cachés,
Que les astres du ciel, sur ta tête penchés,
Palpiteront d’amour, dans les hauteurs sans bornes !…
Attends !… j’ai mis ma tête au trou des antres mornes,
J’ai vu dans mes travaux à quelles profondeurs
L’escarboucle de flamme enfouit ses splendeurs,
Et, bien mieux que Mercure aux mains fallacieuses,
Je peux surprendre au nid les pierres précieuses.
À quoi bon ! Je suis lourd, je suis difforme et laid ;
Pour qu’on me veuille aimer, je n’ai pas ce qui plaît,
Et de la terre aux cieux la fable serait sue,

Si j’ornais de colliers ma poitrine bossue !
C’est toi, l’amour !… C’est toi la grâce et la beauté !…
C’est pour toi que la terre, en sa fécondité,
Étage incessamment la floraison des choses.
Par-dessous les rubis, et par-dessus les roses !…
Tais-toi !… »

                           Le petit dieu trépignait cependant.
Labouré par la flamme, à nu sous l’air mordant,
Son corps tout rabougri se tordait sur ses hanches ;
Ses yeux, sous son front noir, faisaient deux taches blanches,
Et son nez s’écrasait en large soupirail ;
Les lèvres dont la lave a terni le corail
Avançaient, comme un mufle, énormes et gonflées,
Tandis que, moutonnant à ses tempes brûlées,
Les cheveux, du zéphyr pour toujours oubliés,
Rappelaient, à les voir, la toison des béliers.

« Regarde !… » dit Vénus. ― le cœur de la déesse
Flottait entre les dons promis et sa tendresse.
Écrasé sous le poids des remords superflus,
Vulcain baissait la tête et ne répondait plus ;
Quand, se frappant le front et relevant sa face :
« J’oubliais ! Calme-toi ! J’ai l’eau qui tout efface,

L’eau de paix et d’oubli qu’on trouve chez les morts.
Son pouvoir sur le cœur s’étend peut-être au corps ?…
Le soir de notre hymen, Pluton me l’a donnée ;
Je l’ai, depuis ce temps, hélas ! Abandonnée
Dans cette peau de chèvre, au flanc large et barbu…
Heureux si tu m’aimais ― ou si j’en avais bu ! »

Et sur l’enfant tout noir dont la tête est baissée,
Il verse du Léthé l’onde épaisse et glacée ;
Vains efforts : la couleur persiste ! Seulement
Le corps a secoué son engourdissement.
Il grandit ; sur les os, dont les moelles frémissent,
Les nerfs sont déployés, les muscles s’affermissent.
Ce n’est plus l’humble enfant, ― c’est un monstre emporté
Dans sa force première et dans sa puberté.
Tous le suivaient des yeux, les narines ouvertes.
Il flairait du dehors l’odeur des forêts vertes,
Et sa bouche qui rit, ténébreuse au dedans,
Montra, comme un éclair, la pâleur de ses dents.

Vulcain trembla ; Vénus en eut peur, elle-même,
Et, de loin :

                       « O mon fils, ma douleur est extrême !

Quand j’irais de mon père embrasser les genoux,
Tu ne peux pas, si noir, habiter parmi nous !
Va-t’en vers ces pays inconnus des vieux âges,
Où le soleil plus proche a brûlé les visages.
Là vivent, dans un calme à ma gloire odieux,
Les Éthiopiens visités par les dieux,
Les Nubes vagabonds, nourris du miel des ruches,
Les mangeurs de serpents et les mangeurs d’autruches,
Et les hommes sans tête, et le peuple tout noir
Que l’on entend marcher, sous terre, sans le voir.
Un rempart sablonneux couvre au loin cette engeance.
Mon amour t’y suivra, comme aussi ma vengeance ;
Pars !… ces peuples lointains dont tu seras le roi
N’ont pas courbé leur front sous ma puissante loi.
Abandonnés sans lutte aux pentes naturelles,
Ils ignorent le nom des ardentes querelles ;
Aucun soupçon jaloux ne les vient consumer,
Nul n’a connu, chez eux, les angoisses d’aimer.
Il est temps de fléchir cet orgueil éphémère !
Tu dois un nouveau monde au culte de ta mère.
Pars !… j’armerai tes mains d’inévitables traits.
Du désert flamboyant à la nuit des forêts,
Dans la virginité des grandes solitudes,
Va semer les désirs et les inquiétudes,

Et que tout cœur dompté sente en lui des transports
Brûlants comme ces feux qui t’ont touché le corps ! »

Elle dit. ― aussitôt les colombes fidèles,
Sautelant sous leur joug, avec un grand bruit d’ailes,
Attendent, pour partir, le signal de sa voix.

Mais, rougissant alors pour la première fois,
D’un mouvement de main plein de grâce ingénue,
Cypris, aux forgerons, cache sa gorge nue ;
Et, sur son char de nacre, aux coquilles pareil,
En détournant la tête, étend son corps vermeil.
L’attelage, emporté comme un flocon de neige,
S’élance ― mille oiseaux lui font un long cortége ―
Tantôt fendant les cieux tantôt rasant le sol,
Devers Chypre, à Paphos, il dirige son vol.

Là, cent parfums choisis brûlent pour la déesse,
Là, sous un bois sacré que le zéphyr caresse,
Oublieux des clairons, Mars attend son retour,
Le cœur tout languissant d’un éternel amour…
Longtemps, le fils sans mère, immobile à sa place,
D’un regard consterné la suivit dans l’espace.
Mais quand le char, baigné par les feux du matin,
Disparut tout à coup à l’horizon lointain…


Sans un pleur de ses yeux, sans un cri de sa bouche,
Il sentit l’abandon tomber du ciel farouche ;
Et, vers ce monde étrange où le sort le conduit,
Marcha sous le soleil, sombre comme la nuit !…

— Je te salue, ô toi, premier-né d’Aphrodite,
Dont le règne est perdu dans un autre univers !
Ton histoire aux humains n’a jamais été dite ;
Nul poëte amoureux ne t’a donné ses vers !

Ton nom puissant, formé de syllabes bizarres,
Est un de ceux qu’en vain les savants chercheront.
Il n’a sonné qu’au bruit des instruments barbares,
Autour d’un feu nocturne, où l’on dansait en rond !

Tu n’es pas cet enfant qui voltige à Cythère,
Parmi les bois de myrte et les rosiers fleuris,
Et qui, sa trousse au dos, va guidant par la terre
Le frais essaim des jeux, des grâces et des ris !

Ton temple n’est ouvert, sur tes âpres rivages,
Qu’à des adorateurs prosternés et rampants ;
Car tu sais la vertu des floraisons sauvages,
Et tes dards sont trempés au venin des serpents !


Dans tes jardins, ô roi, les panthères en troupes
À côté des lions dorment sous le soleil ;
D’immenses aloès tendent, comme des coupes,
Aux pithons monstrueux, leur calice vermeil ;

Et quand, parfois armé de tes plus sûrs dictames,
Tu veux de ton empire explorer les détours,
Ton char sombre est conduit par des hippopotames
Dont on entend ronfler la narine aux poils courts.

Tu vas ; sur ton chemin, bondissent les gazelles ;
Le tigre, en miaulant, vient lécher ton pied noir ;
Les pélicans goîtreux, avec leurs lourdes ailes,
Du haut des cieux profonds descendent pour te voir.

Et pour te voir aussi, levant leurs fronts difformes,
Les crocodiles verts et les grands lézards mous
Coulent entre les pieds des éléphants énormes,
Hideux torrent d’écaille, aux sinistres remous !

Mais toi, silencieux comme la destinée,
Tu passes ― étendu sur ton lit de roseaux ―
Sans retourner jamais ta tête couronnée
De coquillages blancs et de plumes d’oiseaux !