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Dernières chansonsMichel Lévy Frères (p. 3-34).

I

On simplifierait peut-être la critique si, avant d’énoncer un jugement, on déclarait ses goûts ; car toute œuvre d’art enferme une chose particulière tenant à la personne de l’artiste et qui fait, indépendamment de l’exécution, que nous sommes séduits ou irrités. Aussi notre admiration n’est-elle complète que pour les ouvrages satisfaisant à la fois notre tempérament et notre esprit. L’oubli de cette distinction préalable est une grande cause d’injustice.

Avant tout, l’opportunité du livre est contestée. « Pourquoi ce roman ? à quoi sert un drame ? qu’avons-nous besoin ? etc. » Et, au lieu d’entrer dans l’intention de l’auteur, de lui faire voir en quoi il a manqué son but et comment il fallait s’y prendre pour l’atteindre, on le chicane sur mille choses en dehors de son sujet, en réclamant toujours le contraire de ce qu’il a voulu. Mais si la compétence du critique s’étend au-delà du procédé, il devrait tout d’abord établir son esthétique et sa morale.

Aucune de ces garanties ne m’est possible à propos du poëte dont il s’agit. Quant à raconter sa vie, elle a été trop confondue avec la mienne, et là-dessus je serai bref, les mémoires individuels ne devant appartenir qu’aux grands hommes. D’ailleurs, n’a-t-on pas abusé du « renseignement » ? L’histoire absorbera bientôt toute la littérature. L’étude excessive de ce qui faisait l’atmosphère d’un écrivain nous empêche de considérer l’originalité même de son génie. Du temps de Laharpe, on était convaincu que, grâce à de certaines règles, un chef-d’œuvre vient au monde sans rien devoir à quoi que ce soit, tandis que maintenant on s’imagine découvrir sa raison d’être, quand on a bien détaillé toutes les circonstances qui l’environnent.

Un autre scrupule me retient : je ne veux pas démentir une réserve que mon ami a constamment gardée.

À une époque où le moindre bourgeois cherche un piédestal, quand la typographie est comme le rendez-vous de toutes les prétentions et que la concurrence des plus sottes personnalités devient une peste publique, celui-là eut l’orgueil de ne montrer que sa modestie. Son portrait n’ornait pas les vitrines du boulevard. On n’a jamais vu une réclamation, une lettre, une seule ligne de lui dans les journaux. Il n’était pas même de l’académie de sa province.

Aucune vie, cependant, ne mériterait plus que la sienne d’être longuement exposée. Elle fut noble et laborieuse. Pauvre, il sut rester libre. Il était robuste comme un forgeron, doux comme un enfant, spirituel sans paradoxe, grand sans pose ; — et ceux qui l’ont connu trouveront que j’en devrais dire davantage.

II

Louis-Hyacinthe Bouilhet naquit à Cany (Seine-Inférieure) le 27 mai 1822. Son père, chef des ambulances dans la campagne de 1812, passa la Bérésina à la nage en portant sur sa tête la caisse du régiment, et mourut jeune par suite de ses blessures ; son grand-père maternel, Pierre Hourcastremé, s’occupa de législation, de poésie, de géométrie, reçut des compliments de Voltaire, correspondit avec Turgot, Condorcet, mangea presque toute sa fortune à s’acheter des coquilles, mit au jour les Aventures de messire Anselme, un Essai sur la faculté de penser, les Étrennes de Mnémosyne, etc., et après avoir été avocat au bailliage de Pau, journaliste à Paris, administrateur de la marine au Havre, maître de pension à Montivilliers, partit de ce monde presque centenaire, en laissant à son petit-fils le souvenir d’un homme bizarre et charmant, toujours poudré, en culottes courtes, et soignant des tulipes.

L’enfant fut placé à Ingouville, dans un pensionnat, sur le haut de la côte, en vue de la mer ; puis, à douze ans, vint au collège de Rouen, où il remporta dans toutes ses classes presque tous les prix, — bien qu’il ressemblât fort peu à ce qu’on appelle un bon élève, ce terme s’appliquant aux natures médiocres et à une tempérance d’esprit qui était rare dans ce temps-là.

J’ignore quels sont les rêves des collégiens, mais les nôtres étaient superbes d’extravagance, — expansions dernières du romantisme arrivant jusqu’à nous, et qui, comprimées par le milieu provincial, faisaient dans nos cervelles d’étranges bouillonnements. Tandis que les cœurs enthousiastes auraient voulu des amours dramatiques, avec gondoles, masques noirs et grandes dames évanouies dans des chaises de poste au milieu des Calabres, quelques caractères plus sombres (épris d’Armand Carrel, un compatriote) ambitionnaient les fracas de la presse ou de la tribune, la gloire des conspirateurs. Un rhétoricien composa une Apologie de Robespierre, qui, répandue hors du collège, scandalisa un monsieur, si bien qu’un échange de lettres s’en suivit avec proposition de duel, où le monsieur n’eut pas le beau rôle. Je me souviens d’un brave garçon, toujours affublé d’un bonnet rouge ; un autre se promettait de vivre plus tard en mohican, un de mes intimes voulait se faire renégat pour aller servir Abd-el-Kader. Mais on n’était pas seulement troubadour, insurrectionnel et oriental, on était avant tout artiste ; les pensums finis, la littérature commençait ; et on se crevait les yeux à lire au dortoir des romans, on portait un poignard dans sa poche comme Antony, on faisait plus : par dégoût de l’existence, Bar*** se cassa la tête d’un coup de pistolet, And*** se pendit avec sa cravate. Nous méritions peu d’éloges, certainement ! mais quelle haine de toute platitude ! quels élans vers la grandeur ! quel respect des maîtres ! comme on admirait Victor Hugo !

Dans ce petit groupe d’exaltés, Bouilhet était le poëte, poëte élégiaque, chantre de ruines et de clairs de lune. Bientôt sa corde se tendit et toute langueur disparut, — effet de l’âge, puis d’une virulence républicaine tellement naïve qu’il manqua, vers les vingt ans, s’affilier à une société secrète.

Son baccalauréat passé, on lui dit de choisir une profession ; il se décida pour la médecine, et, abandonnant à sa mère son mince revenu, se mit à donner des leçons.

Alors commença une existence triplement occupée par ses besognes de poëte, de répétiteur et de carabin. Elle fut pénible tout à fait, lorsque, deux ans plus tard, nommé interne à l’Hôtel-Dieu de Rouen, il entra sous les ordres de mon père, dans le service de chirurgie. Comme il ne pouvait être à l’hôpital durant la journée, ses tours de garde la nuit revenaient plus souvent que ceux des autres ; il s’en chargeait volontiers, n’ayant que ces heures-là pour écrire ; — et tous ses vers de jeune homme, pleins d’amour, de fleurs et d’oiseaux, ont été faits pendant des veillées d’hiver, devant la double ligne des lits d’où s’échappaient des râles, ou par les dimanches d’été, quand, le long des murs, sous sa fenêtre, les malades en houppelande se promenaient dans la cour. Cependant ces années tristes ne furent pas perdues : la contemplation des plus humbles réalités fortifia la justesse de son coup d’œil, et il connut l’homme un peu mieux pour avoir pansé ses plaies et disséqué son corps.

Un autre n’aurait pas tenu à ces fatigues, à ces dégoûts, à cette torture de la vocation contrariée. Mais il supportait tout cela gaiement, grâce à sa vigueur physique et à la santé de son esprit. On se souvient encore, dans sa ville, d’avoir souvent rencontré au coin des rues ce svelte garçon d’une beauté apollonienne, aux allures un peu timides, aux grands cheveux blonds, et tenant toujours sous son bras des cahiers reliés. Il écrivait dessus rapidement les vers qui lui venaient, n’importe où, dans un cercle d’amis, entre ses élèves, sur la table d’un café, pendant une opération chirurgicale en aidant à lier une artère ; puis il les donnait au premier venu, léger d’argent, riche d’espoir, — vrai poëte dans le sens classique du mot.

Quand nous nous retrouvâmes, après une séparation de quatre années, il me montra trois pièces considérables.

La première, intitulée le Déluge, exprimait le désespoir d’un amant étreignant sa maîtresse sur les ruines du monde près de s’engloutir :

Entends-tu sur les montagnes
Se heurter les palmiers verts ?
Entends-tu dans les campagnes
Le râle de l’univers ?

Il y avait des longueurs et de l’emphase, mais d’un bout à l’autre un entrain passionné.

Dans la seconde, une satire contre les jésuites, le style, tout différent, était plus ferme :

Ô prêtres de salons, allez sourire aux femmes ;
Dans vos filets dorés prenez ces pauvres âmes !
.....................
Et ministres charmants, au confessionnal
Tournez la pénitence en galant madrigal !
Ah ! vous êtes bien là, héros de l’Évangile,
Parfumant Jésus-Christ des fleurs de votre style
Et faisant chaque jour, martyrs des saintes lois,
Sur des tapis soyeux le chemin de la croix !
.....................
Ces marchands accroupis sur les pieds du Calvaire

Qui vont tirant au sort et lambeau par lambeau
Se partagent, Seigneur, ta robe et ton manteau ;
Charlatans du saint lieu, qui vendent, ô merveille,
Ton cœur en amulette et ton sang en bouteille !

Il faut se remettre en mémoire les préoccupations de l’époque, et observer que l’auteur avait vingt-deux ans. La pièce est datée 1844.

La troisième était une invective « à un poëte vendu » qui rentrait tout à coup dans la carrière :

À quoi bon réveiller ton ardeur famélique ?
Poursuis par les prés verts ta chaste bucolique !
Sur le rivage en fleur où dort le flot vermeil,
Archange, enivre-toi des feux de ton soleil !
Chante la Syphilis sous les feuilles du saule !
Le manteau de Brutus te blesserait l’épaule,
Et ton âme naïve et ton cœur enfantin
Viendraient, peut-être encore, accuser le Destin !
Le destin qui t’a pris.............
.....................
Va ! c’est l’âpre Plutus qui marche la main pleine
Et cote en souriant la conscience humaine !
Le Destin ! c’est le sac dont le ventre enflé d’or
Est si doux à palper dans un joyeux transport ;
C’est la Corruption qui, des monts aux vallées,
Traîne aux regards de tous ses mamelles gonflées !
C’est la Peur ! c’est la Peur ! fantôme au pied léger
Qui travaille le lâche à l’heure du danger !
.....................

Ton Apollon sans doute, en sa prudente course
Pour monter au Parnasse a passé par la Bourse ?
Dans ce ciel politique, où souvent on peut voir
Le soleil du matin s’éteindre avant le soir,
La lunette en arrêt, promènes-tu ton rêve
De Guizot qui pâlit à Thiers qui se lève,
Et, sur le temps mobile aujourd’hui règles-tu
Ta foi barométrique et ta souple vertu ?
.....................
Arrière l’homme grec dont les strophes serviles
Ont encensé Xerxès le soir des Thermopyles !

et la suite, du même ton, rudoyait fort le ministère.

Il avait envoyé cette pièce à la Réforme, dans l’illusion qu’elle serait insérée. On lui répondit par un refus catégorique, le journal jugeant inopportun de s’exposer à un procès — pour de la littérature.

Ce fut dans ce temps-là, vers la fin de 1845, à la mort de mon père, que Bouilhet quitta définitivement la médecine. Il continua son métier de répétiteur, puis, s’associant à un camarade, se mit à faire des bacheliers. 1848 ébranla sa foi républicaine ; et il devint un littérateur absolu, curieux seulement de métaphores, de comparaisons, d’images, et, pour tout le reste, assez froid.

Sa connaissance profonde du latin (il écrivait dans cette langue presque aussi facilement qu’en français) lui inspira quelques-unes des pièces romaines qui sont dans Festons et Astragales ; puis le poème de Melænis, publié par la Revue de Paris, à la veille du coup d’État.

Le moment était funeste pour les vers. Les imaginations, comme les courages, se trouvaient singulièrement aplaties, et le public, pas plus que le pouvoir, n’était disposé à permettre l’indépendance de l’esprit. D’ailleurs le style, l’art en soi, paraît toujours insurrectionnel aux gouvernements et immoral aux bourgeois. Ce fut la mode, plus que jamais, d’exalter le sens commun et de honnir la poésie ; pour pouvoir montrer du jugement, on se rua dans la sottise ; tout ce qui n’était pas médiocre ennuyait. Par protestation, il se réfugia vers les mondes disparus et dans l’extrême-Orient : de là les Fossiles et différentes pièces chinoises.

Cependant la province l’étouffait. Il avait besoin d’un plus large milieu, et, s’arrachant à ses affections, il vint habiter Paris.

Mais à un certain âge, le sens de Paris ne s’acquiert plus ; des choses toutes simples pour celui qui a humé, enfant, l’air du boulevard, sont impraticables à un homme de trente-trois ans qui arrive dans la grande ville avec peu de relations, pas de rentes et l’inexpérience de la solitude. Alors de mauvais jours commencèrent.

Sa première œuvre, Madame de Montarcy, reçue à correction par le Théâtre-Français, puis refusée à une seconde lecture, attendit pendant deux ans, et ne parvint sur la scène de l’Odéon qu’au mois de novembre 1856.

Ce fut une représentation splendide. Dès le second acte les bravos interrompirent souvent les acteurs ; un souffle de jeunesse circulait dans la salle ; on eut quelque chose des émotions de 1830. Le succès se confirma. Son nom était connu.

Il aurait pu l’exploiter, collaborer, se répandre, gagner de l’argent. Mais il s’éloigna du bruit, pour aller vivre à Mantes dans une petite maison, à l’angle du pont, près d’une vieille tour. Ses amis venaient le voir le dimanche ; sa pièce terminée, il la portait à Paris.

Il en revenait chaque fois avec une extrême lassitude, causée par les caprices des directeurs, les chicanes de la censure, l’ajournement des rendez-vous, le temps perdu, — ne comprenant pas que l’Art dans les questions d’art pût tenir si peu de place ! Quand il fit partie d’une commission nommée pour détruire les abus au Théâtre-Français, il fut le seul de tous les membres qui n’articula pas de plaintes sur le tarif des droits d’auteur.

Avec quel plaisir il se remettait à sa distraction quotidienne : l’apprentissage du chinois, car il l’étudia pendant dix ans de suite, uniquement pour se pénétrer du génie de la race, voulant faire plus tard un grand poème sur le Céleste Empire ; ou bien, les jours que le cœur étouffait trop, il se soulageait par des vers lyriques de la contrainte du théâtre.

La chance, favorable à ses débuts, avait tourné ; mais la Conjuration d’Amboise fut une revanche qui dura tout un hiver.

Six mois plus tard, la place de conservateur à la bibliothèque municipale de Rouen lui fut donnée. C’était le loisir et la fortune, un rêve ancien qui se réalisait. Presque aussitôt, une langueur le saisit, — épuisement de sa lutte trop longue. Pour s’en distraire, il essaya de différents travaux, il annotait Dubartas, relevait dans Origène les passages de Celse, avait repris les tragiques grecs, et il composa rapidement sa dernière pièce, Mademoiselle Aïssé.

Il n’eut pas le temps de la relire. Son mal (une albuminurie connue trop tard) était irrémédiable, et le 18 juillet 1869, il expira sans douleur, ayant près de lui une vieille amie de sa jeunesse, avec un enfant qui n’était pas le sien, et qu’il chérissait comme son fils.

Leur tendresse avait redoublé pendant les derniers jours. Mais deux autres personnes se montrèrent simplement atroces, — comme pour confirmer cette règle qui veut que les poëtes trouvent dans leur famille les plus amers découragements ; car les observations énervantes, les sarcasmes mielleux, l’outrage direct fait à la Muse, tout ce qui renfonce dans le désespoir, tout ce qui vous blesse au cœur, rien ne lui a manqué, — jusqu’à l’empiètement sur la conscience, jusqu’au viol de l’agonie !

Ses compatriotes se portèrent à ses funérailles comme à l’enterrement des hommes publics, les moins lettrés comprenant qu’une intelligence supérieure venait de s’éteindre, qu’une grande force était perdue. La presse parisienne tout entière s’associa à cette douleur ; les plus hostiles même n’épargnèrent pas les regrets ; ce fut comme une couronne envoyée de loin sur son tombeau. Un écrivain catholique y jeta de la fange.

Sans doute, les connaisseurs de vers doivent déplorer qu’une lyre pareille soit muette pour toujours ; mais ceux qu’il avait initiés à ses plans, qui profitèrent de ses conseils, qui enfin connaissaient toute la puissance de son esprit, peuvent seuls se figurer à quelle hauteur il serait parvenu.

Il laisse, outre ce volume et Aïssé, trois comédies en prose, une féerie, et le premier acte du Pèlerinage de Saint-Jacques, drame en vers et en dix tableaux.

Il avait en projet deux petits poèmes : l’un intitulé le Bœuf, pour peindre la vie rustique du Latium ; l’autre, le Dernier Banquet, aurait fait voir un cénacle de patriciens qui, pendant la nuit où les soldats d’Alaric vont prendre Rome, s’empoisonnent tous dans un festin, en disant la grandeur de l’antiquité et la petitesse du monde moderne. De plus, il voulait faire un roman sur les païens du ve siècle, contre-partie des Martyrs, mais avant tout son conte chinois, dont le scénario est complètement écrit ; enfin, comme ambition suprême, un poëme résumant la science moderne et qui aurait été le de Naturâ rerum de notre âge.

III

À qui appartient-il de classer les talents des contemporains, comme si on était supérieur à tous, de dire : Celui-ci est le premier, celui-là le second, cet autre le troisième ? Les revirements de la célébrité sont nombreux. Il y a des chutes sans retour, de longues éclipses, des réapparitions triomphantes. Ronsard, avant Sainte-Beuve, n’était-il pas oublié ? Autrefois Saint-Amant passait pour un moindre poëte que Jacques Delille. Don Quichotte, Gil Blas, Manon Lescaut, la Cousine Bette et tous les chefs-d’œuvre du roman n’ont pas eu le succès de l’Oncle Tom. J’ai entendu dans ma jeunesse faire des parallèles entre Casimir Delavigne et Victor Hugo ; et il semble que « notre grand poëte national » commence à déchoir. Donc il convient d’être timide. La postérité nous déjuge. Elle rira peut-être de nos dénigrements, plus encore de nos admirations ; — car la gloire d’un écrivain ne relève pas du suffrage universel, mais d’un petit groupe d’intelligences qui à la longue impose son jugement.

Quelques-uns vont se récrier que je décerne à mon ami une place trop haute. Ils ne savent pas plus que moi celle qui lui restera.

Parce que son premier ouvrage est écrit en stances de six vers, à rimes triplées, comme Namouna, et débute ainsi :

De tous ceux qui jamais ont promené dans Rome,
Du quartier de Suburre au mont Capitolin,
Le cothurne à la grecque et la toge de lin,
Le plus beau fut Paulus,

tournure pareille à cette autre :

De tous les débauchés de la ville du monde
Où le libertinage est à meilleur marché,
De la plus vieille en vice et de la plus féconde,
Je veux dire Paris, le plus grand débauché
C’était Jacques Rolla.

Sans rien voir de plus, et méconnaissant toutes les différences de facture, de poétique et de tempérament, on a déclaré que l’auteur de Mélænis copiait Alfred de Musset ! Ce fut une condamnation sans appel, une rengaine, — tant il est commode de poser sur les choses une étiquette pour se dispenser d’y revenir.

Je voudrais bien n’avoir pas l’air d’insulter les dieux. Mais qu’on m’indique, chez Musset, un ensemble quelconque où la description, le dialogue et l’intrigue s’enchaînent pendant plus de deux mille vers, avec une telle suite de composition et une pareille tenue dans le langage, une œuvre enfin de cette envergure-là ? Quel art il a fallu pour reproduire toute la société romaine d’une manière qui ne sentît pas le pédant, et dans les bornes étroites d’une fable dramatique !

Si l’on cherche dans les poésies de Louis Bouilhet l’idée mère, l’élément génial, on y trouvera une sorte de naturalisme, qui fait songer à la Renaissance. Sa haine du commun l’écartait de toute platitude, sa pente vers l’héroïque était rectifiée par de l’esprit ; car il avait beaucoup d’esprit, — c’est même une face de son talent presque inconnue ; il la tenait un peu dans l’ombre, la jugeant inférieure. Mais, à présent, rien n’empêche d’avouer qu’il excellait aux épigrammes, quatrains, acrostiches, rondeaux, bouts-rimés et autres « joyeusetés » faites par distraction, comme débauche. Il en faisait aussi par complaisance. Je retrouve des discours officiels pour des fonctionnaires, des compliments de jour de l’an pour une petite fille, des stances pour un coiffeur, pour le baptême d’une cloche, pour le passage d’un souverain. Il dédia à un de nos amis blessé en 1848, une ode sur le patron de la Prise de Namur où l’emphase atteint au sublime de l’ennui. Un autre ayant abattu d’un coup de fouet une vipère, il lui expédia un morceau intitulé : Lutte d’un monstre et d’un artiste français, qui contient assez de tournures poncives, de métaphores boiteuses et de périphrases idiotes pour servir de modèle ou d’épouvantail. Mais son triomphe c’était le genre Béranger ! Quelques intimes se rappelleront éternellement le Bonnet de coton, un chef-d’œuvre célébrant « la gloire, les belles et la philosophie », à faire crever d’émulation tous les membres du Caveau[1] !

Il avait le don de l’amusement, — chose rare chez un poëte. Que l’on oppose les pièces chinoises aux pièces romaines, Néera au Lied-normand, Pastel à Clair de lune, Chronique du printemps à Sombre Églogue, le Navire à une Soirée, et on reconnaîtra combien il était fertile et ingénieux.

Il a dramatisé toutes les passions, dit les plaintes de la momie, les triomphes du néant, la tristesse des pierres, exhumé des mondes, peint des peuples barbares, fait des paysages de la Bible et des chants de nourrice. Quant à la hauteur de son imagination, elle paraît suffisamment prouvée par les Fossiles, cette œuvre que Théophile Gautier appelait « la plus difficile, peut-être, qu’ait tentée un poëte ! » j’ajoute : le seul poème scientifique de toute la littérature française qui soit cependant de la poésie. Les stances à la fin sur l’homme futur montrent de quelle façon il comprenait les plus transcendantes utopies ; et sa Colombe restera peut-être comme la profession de foi historique du xixe siècle en matière religieuse. À travers cette sympathie universelle son individualité perce nettement ; elle se manifeste par des accents lugubres ou ironiques dans Dernière Nuit, À une femme, Quand vous m’avez quitté, boudeuse, etc., tandis qu’elle éclate d’une manière presque sauvage dans la Fleur rouge, ce cri unique et suraigu.

Sa forme est bien à lui, sans parti pris d’école, sans recherche de l’effet, souple, véhémente, pleine et imagée, musicale toujours. La moindre de ses pièces a une composition. Les rejets, les entrelacements, les rimes, tous les secrets de la métrique, il les possède ; aussi son œuvre fourmille-t-elle de bons vers, de ces vers tout d’une venue et qui sont bons partout, dans le Lutrin comme dans les Châtiments. Je prends au hasard :

― S’allonge en crocodile et finit en oiseau[2].

— Un grand ours au poil brun, coiffé d’un casque d’or.

— C’était un muletier qui venait de Capoue.

— Le ciel était tout bleu, comme une mer tranquille.

— Mille choses qu’on voit dans le hasard des foules.

Et celui-ci pour la sainte Vierge :

Pâle éternellement d’avoir porté son Dieu.

Car il est classique, dans un certain sens. L’Oncle Million entre autres, n’est-il pas d’un français excellent ?

Des vers ! écrire en vers ! Mais c’est une folie !
J’en sais de moins timbrés qu’on enferme et qu’on lie !
Morbleu ! qui parle en vers ? la belle invention !
Est-ce que j’en fais, moi ? l’imagination,
Est-ce que j’en ai, moi ? Fils de mes propres œuvres,
Il m’a fallu, mon cher, avaler des couleuvres
Pour te donner un jour le plaisir émouvant
De guetter, lyre en main, l’endroit d’où vient le vent !
Ces frivolités-là sagement entendues
Sont bonnes, si l’on veut, à nos heures perdues ;
Moi-même, j’ai connu dans une autre maison
Un commis bon enfant qui tournait la chanson.
.....................

et plus loin :

Mais je dis que Léon n’est pas même un poëte !
Lui, poëte, allons donc ! que me chantez-vous là,
Moi qui l’ai vu chez nous, pas plus haut que cela !
Comment ? qu’a-t-il en lui qui passe l’ordinaire ?
C’est un écervelé, c’est un visionnaire,
C’est un simple idiot, et je vous réponds, moi,
Qu’il fera le commerce, ou qu’il dira pourquoi !

Voilà un style qui va droit au but, où l’on ne sent pas l’auteur ; le mot disparaît dans la clarté même de l’idée, ou plutôt, se collant dessus, ne l’embarrasse dans aucun de ses mouvements, et se prête à l’action.

Mais on m’objectera que toutes ces qualités sont perdues à la scène, bref, qu’il : « n’entendait pas le théâtre ! »

Les soixante-dix-huit représentations de Montarcy, les quatre-vingts d’Hélène Peyron et les cent cinq de la Conjuration d’Amboise témoignent du contraire. Puis il faudrait savoir ce qui convient au théâtre, — et d’abord reconnaître qu’une question y domine toutes les autres, celle du succès, du succès immédiat et lucratif.

Les plus expérimentés s’y trompent, ne pouvant suivre assez promptement les variations de la mode. Autrefois on allait au spectacle pour entendre de belles pensées en beau langage ; vers 1830, on a aimé la passion furieuse, le rugissement à l’état fixe ; plus tard, une action si rapide que les héros n’avaient pas le temps de parler ; ensuite, la thèse, le but social ; après quoi est venue la rage des traits d’esprit ; et maintenant toute faveur semble acquise à la reproduction des plus niaises vulgarités.

Certainement Bouilhet estimait peu les thèses, il avait en horreur « les mots », il aimait les développements et considérait le réalisme, ou ce qu’on nomme ainsi, comme une chose fort laide. Les grands effets ne pouvant s’obtenir par les demi-teintes, il préférait les caractères tranchés, les situations violentes, et c’est pour cela qu’il était bien un poëte tragique.

Son intrigue faiblit, quelquefois, par le milieu. Mais dans les pièces en vers, si elle était plus serrée, elle étoufferait toute poésie. Sous ce rapport, du reste, la Conjuration d’Amboise et Mademoiselle Aïssé marquent un progrès ; — et, pour qu’on ne m’accuse pas d’aveuglement, je blâme dans Madame de Montarcy le caractère de Louis XIV trop idéalisé, dans l’Oncle Million la feinte maladie du notaire, dans Hélène Peyron des longueurs à l’avant-dernière scène du 4e acte, et dans Dolorès le défaut d’harmonie entre le vague du milieu et la précision du style ; enfin, ses personnages parlent trop souvent en poëtes, ce qui ne l’empêchait pas de savoir amener les coups de théâtre, exemples : la réapparition de Marceline chez M. Daubret, l’entrée de dom Pèdre au 3e acte de Dolorès, la comtesse de Brisson dans le cachot, le commandeur à la fin d’Aïssé, et Cassius revenant comme un spectre chez l’impératrice Faustine. On a été injuste pour cette œuvre. On n’a pas compris, non plus, l’atticisme de l’Oncle Million, la mieux écrite peut-être de toutes ses pièces, comme Faustine en est la plus rigoureusement combinée.

Elles sont toutes, au dénoûment, d’un large pathétique, animées d’un bout à l’autre par une passion vraie, pleines de choses exquises et fortes. Et comme il est bien fait pour la voix, cet hexamètre mâle, avec ses mots qui donnent le frisson, et ces élans cornéliens pareils à de grands coups d’aile !

C’est le ton épique de ses drames qui causait l’enthousiasme aux premières représentations. Du reste, ces triomphes l’enivraient fort peu, car il se disait que les plus hautes parties d’une œuvre ne sont pas toujours les mieux comprises, et qu’il pouvait avoir réussi par des côtés inférieurs.

S’il avait fait en prose absolument les mêmes pièces, on eût, peut-être, exalté son génie dramatique. Mais il eut l’infortune de se servir d’un idiome détesté généralement. On a dit d’abord « pas de comédie en vers ! » plus tard « pas de vers en habit noir ! » pour en venir à cet axiome: « pas de vers au théâtre ! » quand il est si simple de confesser qu’on n’en désire nulle part.

Mais c’était sa véritable langue. Il ne traduisait pas de la prose. Il pensait par les rimes, — et les aimait tellement qu’il en lisait de toutes les sortes, avec une attention égale. Quand on adore une chose, on en chérit la doublure ; les amateurs de spectacle se plaisent dans les coulisses ; les gourmands s’amusent à voir faire la cuisine ; les mères ne rechignent pas à débarbouiller leurs marmots. La désillusion est le propre des faibles. Méfiez-vous des dégoûtés ; ce sont presque toujours des impuissants.

IV

Lui, — il pensait que l’Art est une chose sérieuse, ayant pour but de produire une exaltation vague, et même que c’est là toute sa moralité. J’extrais d’un cahier de notes les trois passages suivants :

« Dans la poésie, il ne faut pas considérer si les mœurs sont vertueuses, mais si elles sont pareilles à celles de la personne qu’elle introduit. Aussi nous décrit-elle indifféremment les bonnes et les mauvaises actions, sans nous proposer les dernières pour exemple. »

Pierre Corneille.

« L’Art, dans ses créations, ne doit penser à plaire qu’aux facultés qui ont vraiment le droit de le juger. S’il fait autrement, il marche dans une voie fausse. »

Gœthe.

« Toutes les beautés intellectuelles qui s’y trouvent (dans un beau style), tous les rapports dont il est composé, sont autant de vérités aussi utiles, et peut-être plus précieuses pour l’esprit public que celles qui peuvent faire le fond du sujet. »

Buffon.

Ainsi l’Art, ayant sa propre raison en lui-même, ne doit pas être considéré comme un moyen. Malgré tout le génie que l’on mettra dans le développement de telle fable prise pour exemple, une autre fable pourra servir de preuve contraire ; car les dénoûments ne sont point des conclusions ; d’un cas particulier il ne faut rien induire de général ; — et les gens qui se croient par là progressifs vont à l’encontre de la science moderne, laquelle exige qu’on amasse beaucoup de faits avant d’établir une loi. Aussi Bouilhet se gardait-il de l’art prêcheur qui veut enseigner, corriger, moraliser. Il estimait encore moins l’art joujou qui cherche à distraire comme les cartes, ou à émouvoir comme la cour d’assises ; et il n’a point fait de l’art démocratique, convaincu que la forme pour être accessible à tous doit descendre très bas, et qu’aux époques civilisées on devient niais lorsqu’on essaye d’être naïf. Quant à l’art officiel, il en a repoussé les avantages, parce qu’il aurait fallu défendre des causes qui ne sont pas éternelles.

Fuyant les paradoxes, les nosographies, les curiosités, tous les petits chemins, il prenait la grande route, c’est-à-dire les sentiments généraux, les côtés immuables de l’âme humaine, et, comme « les idées forment le fond du style », il tâchait de bien penser, afin de bien écrire.

Jamais il n’a dit :

Le mélodrame est bon, si Margot a pleuré,

lui qui a fait des drames où l’on a pleuré, ne croyant pas que l’émotion pût remplacer l’artifice.

Il détestait cette maxime nouvelle qu’ « il faut écrire comme on parle ». En effet, le soin donné à un ouvrage, les longues recherches, le temps, les peines, ce qui était autrefois une recommandation est devenu un ridicule, — tant on est supérieur à tout cela, tant on regorge de génie et de facilité !

Il n’en manquait pas, cependant : ses acteurs l’ont vu faire au milieu d’eux des retouches considérables. L’inspiration, disait-il, doit être amenée et non subie.

La plastique étant la qualité première de l’Art, il donnait à ses conceptions le plus de relief possible, suivant le même Buffon qui conseille d’exprimer chaque idée par une image. Mais les bourgeois trouvent, dans leur spiritualisme, que la couleur est une chose trop matérielle pour rendre le sentiment ; — et puis le bon sens français, d’aplomb sur son paisible bidet, tremble d’être emporté dans les cieux, et crie à chaque minute « trop de métaphores ! » comme s’il en avait à revendre.

Peu d’auteurs ont autant pris garde au choix des mots, à la variété des tournures, aux transitions, — et il n’accordait pas le titre d’écrivain à celui qui ne possède que certaines parties du style. Combien des plus vantés seraient incapables de faire une narration, de joindre bout à bout une analyse, un portrait et un dialogue !

Il s’enivrait du rhythme des vers et de la cadence de la prose qui doit, comme eux, pouvoir être lue tout haut. Les phrases mal écrites ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.

Son libéralisme lui faisait admettre toutes les écoles ; Shakespeare et Boileau se coudoyaient sur sa table.

Ce qu’il préférait chez les Grecs, c’était l’Odyssée d’abord, puis l’immense Aristophane, et parmi les latins, non pas les auteurs du temps d’Auguste (excepté Virgile), mais les autres qui ont quelque chose de plus roide et de plus ronflant, comme Tacite et Juvénal. Il avait beaucoup étudié Apulée.

Il lisait Rabelais continuellement, aimait Corneille et Lafontaine, — et tout son romantisme ne l’empêchait pas d’exalter Voltaire.

Mais il haïssait les discours d’académie, les apostrophes à Dieu, les conseils au peuple, ce qui sent l’égout, ce qui pue la vanille, la poésie de bouzingot, et la littérature talon-rouge, le genre pontifical et le genre chemisier.

Beaucoup d’élégances lui étaient absolument étrangères, telles que l’idolâtrie du xviie siècle, l’admiration du style de Calvin, le gémissement continu sur la décadence des arts. Il respectait fort peu M. de Maistre. Il n’était pas ébloui par Proud’hon.

Les esprits sobres, selon lui, n’étaient rien que des esprits pauvres ; et il avait en horreur le faux bon goût, plus exécrable que le mauvais, toutes les discussions sur le Beau, le caquetage de la critique. Voici qui en dira plus long ; c’est une page d’un calepin ayant pour titre Notes et projets — Projets !

« Ce siècle est essentiellement pédagogue. Il n’y a pas de grimaud qui ne débite sa harangue, pas de livre si piètre qui ne s’érige en chaire à prêcher ! Quant à la forme, on la proscrit. S’il vous arrive de bien écrire, on vous accuse de n’avoir pas d’idées. Pas d’idées, bon Dieu ! Il faut être bien sot, en effet, pour s’en passer au prix qu’elles coûtent. La recette est simple ; avec deux ou trois mots : « avenir, progrès, société », fussiez-vous Topinambou, vous êtes poëte ! Tâche commode qui encourage les imbéciles et console les envieux. Ô médiocratie fétide, poésie utilitaire, littérature de pions, bavardages esthétiques, vomissements économiques, produits scrofuleux d’une nation épuisée, je vous exècre de toutes les puissances de mon âme ! Vous n’êtes pas la gangrène, vous êtes l’atrophie ! Vous n’êtes pas le phlegmon rouge et chaud des époques fiévreuses, mais l’abcès froid aux bords pâles, qui descend, comme d’une source, de quelque carie profonde ! »

Au lendemain de sa mort, Théophile Gautier écrivait : « Il portait haut la vieille bannière déchirée de tant de combats, on peut l’y rouler comme dans un linceul. La valeureuse bande d’Hernani a vécu. »

Cela est vrai. Ce fut une existence complètement dévouée à l’idéal, un des rares desservants de la littérature pour elle-même, derniers fanatiques d’une religion près de s’éteindre — ou éteinte.

« Génie de second ordre, » dira-t-on. Mais ceux du quatrième ne sont pas maintenant si communs ! Regardez comme le désert s’élargit ! un souffle de bêtise, une trombe de vulgarité nous enveloppe, prêt à recouvrir toute élévation, toute délicatesse. On se sent heureux de ne plus respecter les grands hommes, et peut-être allons-nous perdre, avec la tradition littéraire, ce je ne sais quoi d’aérien qui mettait dans la vie quelque chose de plus haut qu’elle. Pour faire des œuvres durables, il ne faut pas rire de la gloire. Un peu d’esprit se gagne par la culture de l’imagination et beaucoup de noblesse dans le spectacle des belles choses.

Et puisqu’on demande à propos de tout une moralité, voici la mienne :

Y a-t-il quelque part deux jeunes gens qui passent leurs dimanches à lire ensemble les poëtes, à se communiquer ce qu’ils ont fait, les plans des ouvrages qu’ils voudraient écrire, les comparaisons qui leur sont venues, une phrase, un mot, — et, bien que dédaigneux du reste, cachant cette passion avec une pudeur de vierge, je leur donne un conseil :

Allez côte à côte dans les bois, en déclamant des vers, mêlant votre âme à la sève des arbres et à l’éternité des chefs-d’œuvre, perdez-vous dans les rêveries de l’histoire, dans les stupéfactions du sublime ! Usez votre jeunesse aux bras de la Muse ! Son amour console des autres, et les remplace.

Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez !

Alors, quoiqu’il advienne, vous verrez les misères de vos rivaux sans indignation et leur gloire sans envie ; car le moins favorisé se consolera par le succès du plus heureux ; celui dont les nerfs sont robustes soutiendra le compagnon qui se décourage ; chacun apportera dans la communauté ses acquisitions particulières ; et ce contrôle réciproque empêchera l’orgueil et ajournera la décadence.

Puis, quand l’un sera mort — car la vie était trop belle, — que l’autre garde précieusement sa mémoire pour lui faire un rempart contre les bassesses, un recours dans les défaillances, ou plutôt comme un oratoire domestique où il ira murmurer ses chagrins et détendre son cœur. Que de fois, la nuit, jetant les yeux dans les ténèbres, derrière cette lampe qui éclairait leurs deux front, il cherchera vaguement une ombre, prêt à l’interroger : « Est-ce ainsi ? que dois-je faire ? réponds-moi ! » — Et si ce souvenir est l’éternel aliment de son désespoir, ce sera, du moins, une compagnie dans sa solitude.

Gustave Flaubert
20 juin 1870.

  1. Voir à la fin du volume.
  2. Pour décrire un ptérodactyle.