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Dernières pensées/Chapitre 5

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Ernest Flammarion (p. 143-162).


CHAPITRE V

LES MATHÉMATIQUES ET LA LOGIQUE

Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’exposer certaines idées sur la logique de l’infini ; sur l’emploi de l’infini en Mathématiques, sur l’usage qu’on en fait depuis Cantor ; j’ai expliqué pourquoi je ne regardais pas comme légitimes certains modes de raisonnements dont divers mathématiciens éminents avaient cru pouvoir se servir[1]. Je m’attirai naturellement de vertes répliques; ces mathématiciens ne croyaient pas s’être trompés, ils croyaient avoir eu le droit de faire ce qu’ils avaient fait. La discussion s’éternisa, non pas que l’on vît sans cesse surgir de nouveaux arguments, mais parce qu’on tournait toujours dans le même cercle, chacun répétant ce qu’il venait de dire, sans paraître avoir entendu ce que l’adversaire avait dit. À chaque instant, on m’envoyait une nouvelle démonstration du principe contesté, pour se mettre, disait-on, à l’abri de toute objection ; mais cette démonstration, c’était toujours la même, à peine maquillée. On n’est donc arrivé à aucune conclusion ; si je disais que j’en ai été étonné, je donnerais une triste idée de ma pénétration psychologique.

Dans ces conditions, convient-il de répéter une fois de plus les mêmes arguments, auxquels je pourrais peut-être donner une forme nouvelle, mais auxquels je ne pourrais rien changer dans le fond, puisqu’il me semble qu’on n’a pas même essayé de les réfuter. Il me semble préférable de rechercher quelle peut être l’origine de cette différence de mentalité qui engendre de telles divergences de vues. Je viens de dire que ces divergences irréductibles ne m’avaient pas étonné, que je les avais prévues dès la première heure, mais cela ne nous dispense pas d’en chercher l’explication ; on peut prévoir un fait, à la suite d’expériences répétées, et être pourtant très embarrassé pour l’expliquer.

Cherchons donc à étudier la psychologie des deux écoles adverses, à un point de vue purement objectif, comme si nous étions nous-mêmes placés en dehors de ces écoles, comme si nous décrivions une guerre entre deux fourmilières; nous constaterons d’abord qu’il y a chez les mathématiciens deux tendances opposées dans la façon d’envisager l’infini. Pour les uns, l’infini dérive du fini, il y a un infini parce qu’il y a une infinité de choses finies possibles ; pour les autres l’infini préexiste au fini, le fini s'obtient en découpant un petit morceau dans l'infini.

Un théorème doit pouvoir être vérifié, mais comme nous sommes nous-mêmes finis, nous ne pouvons opérer que sur des objets finis ; lors donc même que la notion d'infini joue un rôle dans l'énoncé du théorème, il faut que dans la vérification il n'en soit plus question ; sans quoi cette vérification serait impossible. Je prendrai comme exemples des théorèmes comme ceux-ci : la suite des nombres premiers est illimitée, la série est convergente, etc. ; chacun d'eux peut se traduire par des égalités ou des inégalités où ne figurent que des nombres finis. Ces théorèmes participent de l'infini, non parce qu'une des vérifications possibles en participe elle-même, mais parce que les vérifications possibles sont en nombre infini.

En énonçant le théorème, j'affirme que toutes ces vérifications réussiraient ; bien entendu, on ne les fait pas toutes ; il y en a que j'appelle possibles parce qu'elles n'exigeraient qu'un temps fini, mais qui seraient pratiquement impossibles parce qu’elles demanderaient des années de travail. Il me suffit qu'on puisse concevoir quelqu'un d'assez riche et d’assez fou pour la tenter en payant un nombre suffisant d'auxiliaires. La démonstration du théorème a précisément pour but de rendre cette folie inutile.

Un théorème qui ne comporte aucune conclusion vérifiable a-t-il un sens ? ou plus généralement un théorème quelconque a-t-il un sens en dehors des vérifications qu'il comporte ? C'est ici que les mathématiciens diffèrent. Ceux de la première école, ceux que j'appellerai les Pragmatistes (puisqu'il faut bien leur donner un nom) répondent non, et quand on leur apporte un théorème sans leur donner un moyen de le vérifier, ils n'y voient que de la bouillie pour les chats. Ils ne veulent envisager que des objets qui peuvent être définis en un nombre fini de mots ; quand dans un raisonnement on leur parle d'un objet satisfaisant à certaines conditions, ils sous-entendent un objet qui satisfait à ces conditions quels que soient d'ailleurs les mots dont on se servira pour achever de le définir, pourvu que ces mots soient en nombre fini.

Ceux de l'autre école, que j'appellerai, pour abréger, les Cantoriens, ne veulent pas admettre cela ; un homme, quelque bavard qu'il soit, ne prononcera jamais dans sa vie plus d'un milliard de mots ; et alors allons-nous exclure de la Science les objets dont la définition contient un milliard et un mots ? et si nous ne les excluons pas, pourquoi exclurions-nous ceux qui ne peuvent être définis que par une infinité de mots, puisque la construction des uns est comme celle des autres au-dessus de la portée de l’humanité ?

Cet argument laisse bien entendu les Pragmatistes froids; quelque bavard que soit un homme, l'humanité sera plus bavarde encore et comme nous ne savons pas combien de temps elle durera, nous ne pouvons pas limiter d'avance le champ de ses investigations ; nous savons seulement que ce champ restera toujours limité ; et quand même nous pourrions fixer la date de sa disparition, il y a d'autres astres qui pourraient reprendre l'œuvre inachevée sur la Terre ; les Pragmatistes n'auraient d'ailleurs pas de répugnance à imaginer une humanité beaucoup plus bavarde que la nôtre, mais conservant encore quelque chose d'humain ; ils se refusent à raisonner sur l'hypothèse de je ne sais quelle divinité infiniment bavarde et susceptible de penser une infinité de mots en un temps fini. Et les autres pensent au contraire que les objets existent, dans une sorte de grand magasin, indépendamment de toute humanité ou de toute divinité qui pourrait en parler ou y penser; que dans ce magasin nous pouvons faire notre choix, que sans doute nous n'avons pas assez d'appétit ou assez d'argent pour tout acheter ; mais que l'inventaire du magasin est indépendant des ressources des acheteurs. Et de ce malentendu initial résultent toutes sortes de divergences de détail.

Prenons pour exemple le théorème de Zermelo, d'après lequel l'espace est susceptible d'être transformé en un ensemble bien ordonné ; les Cantoriens seront séduits par la rigueur, réelle ou apparente, de la démonstration ; les Pragmatistes lui répondront : Vous dites que vous pouvez transformer l'espace en un ensemble bien ordonné ; eh bien ! transformez-le. — Ce serait trop long. — Alors montrez-nous au moins que quelqu'un qui aurait assez de temps et de patience pourrait faire la transformation. — Non, nous ne le pouvons pas parce que le nombre des opérations à faire est infini, il est même plus grand que Alephzéro. — Pouvez-vous montrer comment on pourrait exprimer en un nombre fini de mots la loi qui permettrait d'ordonner l'espace ? — Non — et les Pragmatistes concluent que le théorème est dénué de sens, ou faux, ou tout au moins indémontré.

Les Pragmatistes se placent au point de vue de l'extension et les Cantoriens au point de vue de la compréhension. Quand il s'agit d'une collection finie, cette distinction ne peut intéresser que les théoriciens de la logique formelle ; mais elle nous apparaît comme beaucoup plus profonde en ce qui concerne les collections infinies. Si on se place au point de vue de l'extension, une collection se constitue par l'adjonction successive de nouveaux membres ; nous pouvons en combinant les objets anciens construire des objets nouveaux, puis avec ceux-ci des objets encore plus nouveaux, et si la collection est infinie, c'est parce qu'il n'y a pas de raison pour s'arrêter.

Au point de vue de la compréhension au contraire, nous partons de la collection où se trouvent des objets préexistants, qui nous apparaissent d'abord comme indistincts, mais nous finissons par reconnaître quelques-uns d'entre eux parce que nous y collons des étiquettes et que nous les rangeons dans des tiroirs ; mais les objets sont antérieurs aux étiquettes, et la collection existerait quand même il n'y aurait pas de conservateur pour la classer.

Pour les Cantoriens la notion de nombre cardinal ne comporte pas de mystère. Deux collections ont le même nombre cardinal quand on peut les ranger dans les mêmes tiroirs ; rien de plus facile puisque les deux collections préexistent, et qu'on peut regarder également comme préexistante une collection de tiroirs indépendante des conservateurs chargés d'y ranger les objets. Pour les Pragmatistes, il n'en va pas de même ; la collection ne préexiste pas, elle s'enrichit chaque jour: de nouveaux objets s'y adjoignent sans cesse qu'on n'aurait pu définir sans s'appuyer sur la notion des objets déjà antérieurement classés et sur la façon dont ils sont classés. A chaque nouvelle acquisition, le conservateur peut être forcé de bouleverser ses tiroirs pour trouver le moyen de la caser : on ne saura jamais si deux collections peuvent se ranger dans les mêmes tiroirs, puisqu'on peut toujours craindre qu'il soit nécessaire de les déranger.

Par exemple, les Pragmatistes n'admettent que les objets qui peuvent être définis en un nombre fini de mots ; les définitions possibles, étant exprimables par des phrases, peuvent toujours être numérotées avec des numéros ordinaires depuis un jusqu'à l'infini. À ce compte il n'y aurait qu'un seul nombre cardinal infini possible, le nombre Alephzéro ; pourquoi disons-nous alors que la puissance du continu n'est pas celle des nombres entiers ? Oui, étant donnés tous les points de l'espace que nous savons définir avec des mots en nombre fini, nous savons imaginer une loi, exprimable elle-même par un nombre fini de mots, qui les fait correspondre à la suite des nombres entiers ; mais considérons maintenant des phrases où figure la notion de cette loi de correspondance ; tout à l'heure elles n'avaient aucun sens puisque cette loi n'était pas encore inventée, et elles ne pouvaient servir à définir des points de l'espace ; maintenant elles ont acquis un sens, elles vont nous permettre de définir de nouveaux points de l'espace ; mais ces nouveaux points ne trouveront plus de place dans la classification adoptée, ce qui nous contraindra à la bouleverser. Et c'est cela que nous voulons dire, d'après les Pragmatistes, quand nous disons que la puissance du continu n'est pas celle des nombres entiers. Nous voulons dire qu'il est impossible d'établir entre ces deux ensembles une loi de correspondance qui soit à l'abri de cette sorte de bouleversement ; au lieu qu'on peut le faire par exemple quand il s'agit d'une droite et d'un plan.

Et alors les Pragmatistes ne sont pas certains qu'un ensemble quelconque ait, à proprement parler, un nombre cardinal ; ou bien qu'étant donnés deux ensembles on puisse toujours savoir s'ils ont la même puissance, ou si l'un a une puissance plus grande que l'autre. Ils en viennent ainsi à douter de l'existence d'Aleph-un.

Une autre source de divergence vient de la façon de concevoir la définition. Il y a plusieurs sortes de définitions ; la définition directe qui peut se faire soit par genus proximum et differentiam specificam soit par construction.

Notons en passant qu'il y a des définitions incomplètes en ce sens qu'elles définissent non pas un individu, mais un genre tout entier ; elles sont légitimes et ce sont même celles dont on fait le plus fréquemment usage; mais d'après les Pragmatistes, on doit sous-entendre l'ensemble des individus qui satisfont à la définition et qu'on pourrait achever de définir en un nombre fini de mots ; pour les Cantoriens cette restriction est artificielle et dénuée de signification.

S'il n'y avait que des définitions directes, l'impuissance de la logique pure ne saurait être contestée ; on pourrait alors dans une proposition quelconque remplacer chacun des termes par sa définition ; quand on aurait terminé cette substitution, ou bien la proposition ne se réduirait pas à une identité et alors elle ne serait pas susceptible d'une démonstration purement logique ; ou bien elle se réduirait à une identité et alors elle ne serait qu'une tautologie plus ou moins habilement déguisée.

Mais nous avons encore une autre sorte de définitions, les définitions par postulats ; généralement nous saurons que l'objet à définir appartient à un genre, mais quand il s'agira d'énoncer la différence spécifique, on ne l'énoncera pas directement, mais à l'aide d'un « postulat » auquel l'objet défini devra satisfaire. C'est ainsi que les mathématiciens peuvent définir une quantité par une équation explicite , ou par une équation implicite .

La définition par postulat n'a de valeur que quand on a démontré l'existence de l'objet défini ; dans le langage mathématique, cela veut dire que le postulat n'implique pas contradiction; on n'a pas le droit de négliger cette condition ; il faut ou bien admettre l'absence de contradiction comme une vérité intuitive, comme un axiome, par une sorte d'acte de foi; mais alors il faut se rendre compte de ce qu'on fait et savoir qu'on a allongé la liste des axiomes indémontrables; ou bien il faut construire une démonstration en règle, soit par l'exemple, soit par l'emploi du raisonnement par récurrence. Ce n'est pas que cette démonstration soit moins nécessaire quand il s'agit d'une définition directe, mais elle est généralement plus facile.

Certains Pragmatistes seront plus exigeants : pour qu'ils regardent une définition comme légitime, il ne leur suffira pas qu'elle ne conduise pas à des contradictions dans les termes, il leur faudra encore qu'elle ait un sens, à leur point de vue particulier que j'ai cherché à définir plus haut.

Quoi qu'il en soit, la logique restera-t-elle stérile, après l'introduction des définitions par postulats ? Nous ne pouvons plus, étant donnée une proposition, y remplacer un terme par sa définition; tout ce que nous pouvons faire, c'est d’éliminer ce terme entre la proposition et le postulat qui lui sert de définition. Si cette opération, faite d'après ce qu'on pourrait appeler les règles de l'élimination logique, ne nous conduit pas à une identité, c'est que la proposition est indémontrable par la logique pure; si elle conduit à une identité, c'est que la proposition n'est qu'une tautologie. Nous n'avons rien à changer à nos conclusions de tout à l'heure.

Mais il y a une troisième sorte de définitions, ce qui est l'origine d'un nouveau malentendu entre les Pragmatistes et les Cantoriens. Ce sont encore des définitions par postulat, mais le postulat est ici une relation entre l'objet à définir et tous les individus d'un genre dont l'objet à définir est supposé faire lui-même partie (ou bien dont sont supposés faire partie des êtres qui ne peuvent être eux-mêmes définis que par l'objet à définir). C'est ce qui arrive si nous posons les deux postulats suivants :

(objet à définir) a telle relation avec tous les individus du genre .
fait partie du genre G.
ou bien les trois postulats suivants :
a telle relation avec tous les individus du genre .
a telle relation avec .
fait partie de .

Pour les Pragmatistes une pareille définition implique un cercle vicieux. On ne peut définir sans connaître tous les individus du genre , et par conséquent sans connaître qui est un de ces individus. Les Cantoriens n'admettent pas cela ; le genre nous est donné, par conséquent nous en connaissons tous les individus, la définition a pour but seulement de discerner parmi ces individus celui qui a avec tous ses camarades la relation énoncée. Non, répondent leurs adversaires, la connaissance du genre ne vous fait pas connaître tous ses individus, elle vous donne seulement la possibilité de les construire tous, ou plutôt d'en construire autant que vous voudrez. Ils n'existeront qu'après qu'ils auront été construits, c'est-à-dire après qu'ils auront été définis; n'existe que par sa définition qui n'a de sens que si l'on connaît d'avance tous les individus de et en particulier . Il ne servirait à rien de dire, ajoutent-ils, que ce n'est pas un cercle vicieux de définir par sa relation avec , que cette relation est en somme un postulat qui peut servir à définir  ; car il faudrait établir au préalable que ce postulat n'implique pas contradiction, mais ce n'est pas d'ordinaire ce qu'on fait dans ce genre de définitions. On démontre d'abord que quel que soit le genre , dont tous les individus sont supposés connus, il existe un être qui a avec ce genre la relation en question ; c'est-à-dire que l'existence de cet être n'entraîne pas la contradiction ; il resterait à faire voir qu'il n'y a pas contradiction entre l'existence de cet être et l'hypothèse que cet être fait lui-même partie du genre.

Le débat pourrait se poursuivre longtemps ; mais le point que je voudrais mettre en évidence, c'est que si ce genre de définitions était admis, la logique ne serait plus stérile, et la preuve c'est qu'on a bâti de la sorte une foule de raisonnements destinés à démontrer des propositions qui n'étaient nullement des tautologies puisqu'il y a des gens qui se demandent si elles ne sont pas fausses. Et alors on admire le pouvoir que peut avoir un mot. Voilà un objet dont on n'aurait rien pu tirer, tant qu'il n'était pas baptisé ; il a suffi de lui donner un nom pour qu'il fît des merveilles. Comment cela se fait-il ? C'est parce qu'en lui donnant un nom, nous avons affirmé implicitement que l'objet existait (c'est-à-dire était pur de toute contradiction) et qu'il était entièrement déterminé. Or, cela nous n'en savons rien à ce que prétendent les Pragmatistes. Quel est donc le mécanisme qui rend la démonstration féconde ? c'est bien simple, on nie la proposition à démontrer et on montre qu'on se trouve en contradiction avec l'existence de l'objet  ; et cela n'est légitime que si l'on est certain de cette existence, et d'autre part, si l'on sait que l'objet est entièrement déterminé. Et en effet si se déduit du genre par la définition, que si ensuite on complète le genre en y adjoignant l'objet et les autres individus du même genre qui peuvent en dériver ; que si l'on appelle le genre ainsi complété et ce qui se déduirait de par la définition de la même façon que s'est déduit de , il faut qu'on soit sûr que est identique à . S'il n'en était pas ainsi et qu'en niant la proposition à démontrer, on fût conduit à deux énoncés contradictoires



comment saurait-on que c'est bien le même qui figure dans l'une et dans l'autre ? Si figurait dans l'une et dans l'autre, les deux propositions s'écriraient



et ne seraient plus contradictoires en général.

Pourquoi donc les Pragmatistes font-ils cette objection ? C'est parce que le genre ne leur apparaît que comme une collection susceptible de s'accroître indéfiniment, à mesure qu'on construira de nouveaux individus, possédant les caractères convenables; c'est ainsi que ne peut jamais être posé ne varietur, comme le font les Cantoriens, et qu'on n'est pas sûr que, par de nouvelles annexions, il ne deviendra pas .

Je me suis efforcé d'expliquer aussi clairement et aussi impartialement que je l'ai pu en quoi consistent les divergences entre les deux écoles de mathématiciens ; et il me semble que nous en apercevons déjà la véritable cause ; les savants des deux écoles ont des tendances mentales opposées ; ceux que j'ai appelés les Pragmatistes sont des idéalistes, les Cantoriens sont des réalistes.

Il y a une chose qui nous confirmera dans cette manière de voir. Nous voyons que les Cantoriens (qu'on me passe ce vocable commode bien que je veuille parler ici non des mathématiciens qui suivent la voie ouverte par Cantor, ni peut-être même des philosophes qui se réclament de lui, mais de ceux qui ont les mêmes tendances d'une façon indépendante), que les Cantoriens, dis-je, parlent constamment d'épistémologie, c'est-à-dire de la science des sciences ; et il est bien entendu que cette épistémologie est tout à fait indépendante de la psychologie ; c'est-à-dire qu'elle doit nous apprendre ce que seraient les sciences s'il n'y avait pas de savants ; que nous devons étudier les sciences, non sans doute en supposant qu'il n'y a pas de savants, mais du moins sans supposer qu'il y en a. Ainsi non seulement la Nature est une réalité indépendante du physicien qui pourrait être tenté de l'étudier, mais la physique elle-même est aussi une réalité qui subsisterait s'il n'y avait pas de physiciens. C'est bien là du réalisme.

Et pourquoi les Pragmatistes refusent-ils d'admettre des objets qui ne pourraient être définis par un nombre fini de mots ? C'est parce qu'ils considèrent qu'un objet n'existe que quand il est pensé, et qu'on ne saurait concevoir un objet pensé indépendamment d'un sujet pensant. C'est bien là de l'idéalisme. Et comme un sujet pensant c'est un homme, ou quelque chose qui ressemble à l'homme, que c'est par conséquent un être fini, l'infini ne peut avoir d'autre sens que la possibilité de créer autant d'objets finis qu'on le veut.

Et alors on peut faire une remarque assez curieuse. Les réalistes se placent d'ordinaire au point de vue physique ; ce sont les objets matériels, ou les âmes individuelles, ou ce qu'ils appellent les substances, dont ils affirment l'existence indépendante. Le monde pour eux existait avant la création de l'homme, avant même celle des êtres vivants ; il existerait encore même s'il n'y avait pas de Dieu ni aucun sujet pensant. Cela, c'est le point de vue du sens commun, et ce n'est que par la réflexion qu'on peut être amené à l'abandonner. Les partisans du réalisme physique sont en général finitistes; dans la question des antinomies kantiennes, ils tiennent pour les thèses ; ils croient que le monde est limité. Telle est par exemple la manière de voir de M. Evellin. Au contraire les idéalistes n'ont pas les mêmes répugnances et sont tout prêts à souscrire aux antithèses.

Mais les Cantoriens sont réalistes, même en ce qui concerne les entités mathématiques ; ces entités leur paraissent avoir une existence indépendante; le géomètre ne les crée pas, il les découvre. Ces objets existent alors pour ainsi dire sans exister, puisqu'ils se réduisent à de pures essences ; mais comme, par nature, ces objets sont en nombre infini, les partisans du réalisme mathématique sont beaucoup plus infinitistes que les idéalistes ; leur infini n'est plus un devenir, puisqu'il préexiste à l'esprit qui le découvre; qu'ils l'avouent ou qu'ils le nient, il faut donc qu'ils croient à l'infini actuel.

On reconnaît là la théorie des idées de Platon ; et cela peut paraître étrange de voir Platon classé parmi les réalistes ; rien n'est pourtant plus opposé à l'idéalisme contemporain que le platonisme, bien que cette doctrine soit également très éloignée du réalisme physique.

Je n'ai jamais connu de mathématicien plus réaliste, au sens platonicien, qu'Hermite, et pourtant je dois avouer que je n'en ai pas rencontré de plus réfractaire au Cantorisme. Il y a là une apparente contradiction, d'autant plus qu'il répétait volontiers : Je suis anticantorien parce que je suis réaliste. Il reprochait à Cantor de créer des objets, au lieu de se contenter de les découvrir. Sans doute à cause de ses convictions religieuses considérait-il comme une sorte d'impiété de vouloir pénétrer de plain-pied dans un domaine que Dieu seul peut embrasser et de ne pas attendre qu'il nous en révèle un à un les mystères. Il comparait les sciences mathématiques aux sciences naturelles. Un naturaliste qui aurait cherché à deviner le secret de Dieu, au lieu de consulter l'expérience, lui aurait paru non seulement présomptueux mais irrespectueux pour la majesté divine ; les Cantoriens lui paraissaient vouloir agir de même en mathématiques. Et c'est pourquoi, réaliste en théorie, il était idéaliste en pratique. Il y a une réalité à connaître et elle est extérieure à nous et indépendante de nous ; mais tout ce que nous en pouvons connaître dépend de nous, et n'est plus qu'un devenir, une sorte de stratification de conquêtes successives. Le reste est réel mais éternellement inconnaissable.

Le cas d'Hermite est d'ailleurs isolé et je ne m'y étends pas davantage. De tout temps, il y a eu en philosophie des tendances opposées et il ne semble pas que ces tendances soient sur le point de se concilier. C'est sans doute parce qu'il y a des âmes différentes et qu'à ces âmes nous ne pouvons rien changer. Il n'y a donc aucun espoir de voir l'accord s'établir entre les Pragmatistes et les Cantoriens. Les hommes ne s'entendent pas parce qu'ils ne parlent pas la même langue et qu'il y a des langues qui ne s'apprennent pas.

Et pourtant en mathématiques ils ont coutume de s'entendre ; mais c'est justement grâce à ce que j'ai appelé les vérifications ; elles jugent en dernier ressort et devant elles tout le monde s'incline. Mais là où ces vérifications font défaut, les mathématiciens ne sont pas plus avancés que de simples philosophes. Quand il s'agit de savoir si un théorème peut avoir un sens sans être vérifiable, qui pourra juger puisque par définition on s'interdit de vérifier ? On n'aurait plus de ressource que d'acculer son adversaire à une contradiction. Mais l'expérience a été faite et elle n'a pas réussi.

On a signalé beaucoup d'antinomies, et le désaccord a subsisté, personne n'a été convaincu ; d'une contradiction, on peut toujours se tirer par un coup de pouce ; je veux dire par un distinguo.

  1. Voir chap. IV.