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Dernier carnet de route au Soudan français - La fin de la mission Klobb/08

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CHAPITRE III




SOMMAIRE
De Sokolo à Tombouctou. — Arrivée à Tombouctou. — Le Jour de l’An. — Complications Touaregs. — Irrégularités des Courriers. — Le port de Kabara. — Suppression du droit de sortie sur les grains. — Le Ramadan. — Le Poste de Goundam. — Petite incursion vers la mare de Tahakin. — Le Lac Faguibin. — Préparatifs d’une colonne dans l’Est. — Fanatisme des Musulmans. — La Colonne. — Ses Résultats. — Un Jour de repos à Bamba. — Au Bivouac de Gourou. — Mentalité d’un Chef Touareg. — Retour à Tombouctou. — Visite du chef Cheboun. — Séjour à Goundam. — Bon naturel des noirs du Soudan. — Le 14 juillet à Tombouctou. — Le Courrier arrive. — Tristes pressentiments au sujet de la France. — Le Chef des Igouadaren vient à Tombouctou et N’Gouma envoie son fils.



Soumpi, 20 décembre 1897.

Mis en route pour Tombouctou, le 15 de ce mois, à quatre heures du matin. Les bagages et ceux du détachement de spahis, commandé par un lieutenant, que j’emmène avec moi, étaient portés par douze bœufs. Trois ou quatre de ces bœufs portant mal et marchant lentement, j’avais expédié le tout dès minuit, avec une petite escorte, ne gardant avec moi que mes couvertures, mes deux noirs, Diabé et Maka, et le domestique du lieutenant. À onze heures du matin, halte à Néré. Mais point de convoi, point de vivres, et, par contre, point de déjeuner. En fait de repas, le lieutenant et moi avons dû nous contenter de fumer des cigarettes et de boire de l’eau d’un puits creusé dans une ancienne mare. Le soir, rien n’étant encore arrivé, j’ai envoyé chercher un mouton et du lait au campement voisin, et, enfin restaurés, nous avons pu nous endormir sur de la paille.

Mes bagages et mes noirs s’étaient perdus dans la brousse. Ils y sont restés pendant quarante-huit heures ; je ne les ai revus que dans la nuit du surlendemain. Le guide s’était trompé ; bêtes et gens, égarés, avaient marché pendant vingt-quatre heures sans eau, ce qui est cruel pour des noirs.

Mon voyage se poursuit : Excellente température — bonne nourriture — déjeuners seulement un peu tardifs, vers midi ou une heure ; nuits courtes, mais bonnes. Je serai à Tombouctou vers le 28 décembre.


Tombouctou, 2 Janvier 1898.

Triste jour de l’an, que celui que l’on passe seul, sans parents, sans amis. Les vœux, que j’ai reçus en grand nombre, des officiers, des Pères, de quelques commerçants blancs ou noirs, des chefs de la ville, ne valent pas les leurs. La famille ne se remplace pas.

Aujourd’hui dimanche, messe. Quelques officiers me suivent à Notre-Dame de Tombouctou, que les petits captifs, qui sont instruits par les Pères Blancs, remplissent un peu.

Arrivé le 28 décembre. Pris le commandement de Tombouctou, aujourd’hui, 2 janvier. Rien de saillant n’a marqué mon voyage. Pour bizarre que cela paraisse, je n’ai souffert et ne souffre encore que du froid et du vent. À tel point, que je me demande comment les noirs peuvent supporter une température pareille sans en mourir tous. La route que j’ai prise, qui n’est pas celle que j’avais faite en août, pour venir également à Tombouctou, est très pittoresque entre Soumpi et Goundam. Le fleuve, au plus haut de la crue, remplit une quantité de grands lacs, séparés les uns des autres par des montagnes. Le terrain accidenté est parcouru par des bandes de sangliers, de biches, d’antilopes, et même d’autruches, dont j’ai vu un couple. Les lacs sont peuplés de milliers de canards. Brochant sur le tout, sont de nombreux Touaregs, possesseurs de superbes troupeaux de bœufs et de gros moutons, fort peu polis, et ne fournissant ni guides, ni vivres. À mon approche, leurs campements ont toujours cherché à déménager, afin de ne s’exposer, ni à venir me saluer, ni à satisfaire à mes demandes.

À Tombouctou, la guerre est encore une fois dans le voisinage. Abiddin et N’Gouma, qui avaient filé devant ma colonne de septembre, sont revenus et sont à cent cinquante kilomètres de la ville. Un détachement de cent vingt tirailleurs, montés sur des chalands et des pirogues, les observe sans pouvoir leur faire grand mal. Il est plus que probable que je vais encore me mettre en marche contre eux ; il y a malheureusement, à cette époque de l’année, de grandes difficultés d’organisation pour une colonne, à cause de la hauteur des eaux et de l’inondation, qui s’étend si loin, que les bateaux peuvent difficilement communiquer avec la terre.

Je suis loin de jouir du calme de Sokolo, ici, ce ne sont que mouvements de troupes, clairons, trompettes, affaires politiques. Je possède un commissaire, un trésorier-payeur, de l’artillerie, de la cavalerie, des chameaux, et, n’ayant que de jeunes officiers pour me seconder, j’ai beaucoup de travail. Nous sommes en plein moment de mutations. Treize sous-officiers français viennent de m’arriver de Kayes, après un voyage de cinquante jours, deux capitaines, cavalerie et artillerie, et le reste, suivent sur le fleuve.


Tombouctou, Janvier 1898.

Ma tranquilité à Tombouctou continue à être des plus négative. Toutes les nuits, je suis réveillé, soit par un courrier urgent, soit par un porteur de nouvelles.

J’ai des colonnes en route de tous côtés, et moi-même, d’un moment à l’autre, je pense prendre la direction de l’Est. Abiddin et N’Gouma, s’étant séparés, m’embêtent, l’un à l’Est, l’autre à l’Ouest. Le chef des Igouadaren me berne par des négociations, en attendant que l’eau, baissant, lui permette de se joindre à Abiddin, et le chef des Berabichs m’a fait réclamer hier, assez insolemment, la réponse à sa dernière lettre. À toutes ces histoires de Touaregs, s’ajoute la présence d’un inspecteur qui vit à ma table. Je n’ai donc que peu ou point de repos.

Le voyage du ministre est terminé. Il a quitté Kayes, convaincu qu’il faudrait marcher contre Samory, mais non moins décidé à ne rien laisser faire avant les élections.

Pour me délasser de ma vie agitée, lettres urgentes, espions, émissaires, gens pressés sur des chameaux rapides, j’écris chez moi, entouré de la valetaille, qui prépare un dîner pour ce soir. Menu : soupe, bouilli de mouton avec moulouko (espèce de concombre), gras-double de Rodel, gigôt rôti avec salade, fèves accommodées de Rodel, flan et biscuit de la confection de Diabé, café, tafia, champagne. C’est superbe, mais l’ombre au tableau, c’est que je suis obligé de m’occuper de toute cette popotte, ne pouvant me fier ni à l’un, ni à l’autre de mes fidèles serviteurs, et cela m’assomme considérablement.


Tombouctou, 26 Janvier 1898.

Arrivée du courrier — très en retard — m’amenant un capitaine fou, tirant à tort et à travers coups de revolver et coups de fusil, et ayant blessé un laptot. Reçu également de bonnes lettres de mon chef. L’une, est une mise à l’ordre du jour pour la colonne de Bamba. Cette colonne de Bamba, si elle n’a pas été inutile, a été loin d’amener ce que j’aurais voulu : un combat sérieux contre toute la bande, qui m’aurait permis de râtisser un certain nombre de Touaregs. Je serais bien étonné si l’année se passait sans que je m’empoigne encore avec eux. Dans la poche du laptot blessé par le capitaine, on a trouvé une enveloppe crasseuse, contenant un télégramme officiel à mon adresse. Laptot et télégramme traînaient ainsi depuis Segou. Reçu encore, du gouverneur, confirmation, par lettre, de deux télégrammes qui ne me sont jamais parvenus. L’inspection est stupéfaite du nombre de réclamations que l’on fait et pourrait faire à ce propos. Il y a longtemps que, pour ma part, j’ai renoncé à demander et à obtenir quoi que ce soit.


Tombouctou, 11 Février 1898.

Le bruit court que le colonel doit venir à Tombouctou. J’en suis content. J’espère lui démontrer la nécessité de certaines choses. Nous ne sommes pas brillants. En ce moment, toutes les régions d’au delà du Niger, y compris la mienne, coûtent beaucoup et rapportent peu. Dans mon ancienne région du Sahel, il y a une telle pénurie de personnel, qu’il n’y a plus que des lieutenants partout. Heureusement qu’il reste encore quelques bons enragés du Soudan, qui se donnent, pour ne rien gagner, un mal du diable, et se multiplient par six pour faire marcher une boutique pour laquelle on ne donne qu’une faible partie de l’argent et des hommes nécessaires.

Ma politique va plutôt bien. Des quatre ennemis que j’avais en arrivant, j’ai nettoyé un et réduit un autre à l’impuissance : Je suis loin, oh ! bien loin du résultat final, mais je suis satisfait de celui-ci, obtenu sans bouger de Tombouctou, que je n’ai pas quitté depuis mon arrivée, le 28 décembre.


Kabara, 19 Février 1898.

Venu me mettre au vert à Kabara. J’en avais besoin. Le travail et les ennuis de mon premier mois de Tombouctou m’avaient fatigué. J’aurais préféré Goundam. Je n’ai pas osé m’éloigner autant. Les affaires de ma région ne marchent pas assez bien pour cela. Je crains toujours une de ces désagréables surprises, qui sont la monnaie courante de nos relations avec tous ces voleurs et ces traîtres de Touaregs.

Kabara est, aux hautes eaux, le port de Tombouctou ; il y arrive journellement des pirogues de toutes tailles, dont quelques-unes très grandes, et pouvant contenir cent hommes, sont remplies de mil, de riz, de tabac, de karité, de pain de singe, de calebasses, de courges, de bois, d’herbe, de paille, etc., etc. Ces grandes pirogues faites de planches cousues ensemble avec de la mauvaise ficelle, et constamment en réparations, sont construites à Dienné. J’en ai plusieurs de cette sorte dans ma flotte. L’une, entre autres, vient de couler à pic avec un détachement de trente tirailleurs et un officier. Personne, heureusement, n’a été noyé.

Tout ce qui se mange à Tombouctou, tous les bois qui sont employés aux constructions, une espèce d’herbe sucrée que font pousser les inondations, et que l’on coupe quand les eaux se retirent, tout arrive et repart de Kabara, où, en cette saison, le village et le bord de l’eau sont fort animés. Les pauvres petits ânes du pays font un métier aussi dur que les chevaux de fiacre de Paris ; ce sont eux qui, toute la journée, sont sur la route, où l’on enfonce dans le sable, et cela, en portant d’invraisemblables charges, en particulier des pièces de bois trois fois longues comme eux.

Les gens de Tombouctou et les Berabichs sont, en ce moment, très satisfaits : j’ai supprimé le droit de sortie sur les grains. C’était un véritable impôt de famine, cause en grande partie des troubles de 1897. Du coup, je me suis débarrassé d’Ould Méhémet, le chef des Berabichs, et les caravanes de sel, venant du désert, se sont mises en route dès que le dit Ould Méhémet, au reçu de ma lettre, leur en a donné l’autorisation. Cette question des Berabichs, qui ne pouvait se régler par la guerre, a fait travailler mon esprit plus d’une fois depuis le mois d’Août ; je suis tout à fait heureux de l’avoir tranchée.

Les graves affaires ne me font pas délaisser les petites : j’ai organisé une entreprise de fourniture d’herbe pour mes nombreux chevaux ; car j’ai ici trois pelotons de l’escadron de spahis ; le quatrième est à Sokolo.

À Kabara, aussi, est notre troupeau, que, d’ailleurs, je fais diminuer le plus possible, les moutons et les bœufs que l’on achète à volonté, étant beaucoup plus beaux que ceux que nous avons conservé quelque temps dedans. Un berger de louage ne sera jamais aussi bon qu’un berger qui conduit son propre troupeau.

Il fait depuis deux mois un vent qui soulève le sable et recouvre tout, vêtements, objets, ce qui se mange ou ce qui se boit, d’une poussière horrible. Le vent, déchaîné pendant le jour, cesse pendant la nuit, qui est toujours très froide, ce qui n’empêche pas le soleil de la journée d’être aveuglant. Pour un beau pays, Tombouctou ne l’est certes pas. Et je suis encore bien loin d’y avoir rempli la tâche que je pourrai, je crois, mener à bien. Car s’il faut, pour agir, savoir profiter des occasions, il faut non moins bien savoir les attendre.


Tombouctou, 23 Février 1898.

Hier au soir, fin du ramadan. Le soleil était à peine sous l’horizon, que les noirs prétendaient apercevoir le petit croissant de la lune. Personnellement, je ne l’ai guère vu qu’une demi-heure après. Mais dans leur empressement à rompre leur jeûne, ils ne m’ont pas consulté, les coups de fusil sont aussitôt partis de tous les côtés, et les tams-tams ont commencé leur infernale musique. Beaucoup de bons musulmans ne s’étaient nullement gênés, du reste, pour fumer toute la journée, tandis que d’autres buvaient l’absinthe achetée en cachette chez le traitant.

Aujourd’hui, tout Tombouctou est en liesse. Les notables : Milad, un Tripolitain, Moulaï el Bechci, Amet Baba, le cadi, et autres, m’ont dit qu’ils avaient magnifiquement habillé leurs femmes. Je suis obligé de les croire sur parole, car on ne voit pas de femmes « chic » dans les rues de Tombouctou. On ne voit guère que des captives ou des femmes de condition inférieure, toutes très sales. Nos femmes de tirailleurs et de spahis sont les plus propres. Tout ce qui est au service des blancs se lave et s’habille généralement mieux que le reste.

Je revais bien, sauf quand je pense à certaine compagnie que l’on voudrait me retirer, où alors je tombe malade de dépit.


Goundam, 18 Mars 1898.

Dans le calme du poste de Goundam, je suis venu reprendre ma bonne humeur, que toutes les affaires importantes ou insignifiantes, qui ne me laissent littéralement pas un instant de repos à Tombouctou, avaient fini par compromettre gravement. Je déteste décidément Tombouctou et ne m’y habituerai jamais ; c’est trop laid. Goundam est joli. J’ai fait hier l’ascension d’une montagne qui est à trois kilomètres du poste. Cette montagne n’a que cent mètres de haut ; mais les cailloux de toutes dimensions qui la couvrent, en rendent la montée et la descente difficiles. Après le coucher du soleil, les hyènes et les chacals, qui seuls l’habitent, nous ont salués de cris assourdissants. De là-haut, on voit, dans la direction du nord, la chaîne de montagnes qui se prolonge. Dans la direction de l’est, vers Tombouctou, la brousse grise ou verte ; au sud, le village et le poste de Goundam, au fond, les méandres du marigot de Goundam, qui est encore un fleuve en ce moment, et s’évase pour former le lac Télé ; à l’horizon, la montagne et le lac du Fati, l’un à côté de l’autre. Il n’y a pas beaucoup d’arbres dans ce tableau, c’est, néanmoins, un joli tableau. Les promenades à cheval sont meilleures aussi qu’à Tombouctou ; il n’y a pas que du sable comme autour de ma capitale. Il est, il est vrai, un autre inconvénient : les grosses mouches, nées de la baisse des eaux, qui font rage ; les pauvres chevaux en sont affolés.

Mes affaires de l’Est sont loin d’être arrangées, mais me laissent cependant un peu de répit. Je me propose donc, en conséquence, et si aucune tuile ne survient, d’aller jusqu’à Raz el Mâ.

Ici, bien que j’aie la tête pleine des Igouadarens ou des Berabichs, je me suis occupé de mon poste. J’ai passé une revue, rassemblé les miliciens, fait manœuvrer et tirer à la cible la garnison. J’ai fait faire un nouveau champ de tir, envoyé un canonnier à Tombouctou pour y apprendre la manœuvre du canon de 80, j’ai décidé la transformation du poste, la diminution de l’enceinte, la construction de magasins et d’écuries. J’ai examiné le troupeau qui est magnifique, et cherché des bergers et des vaches pour celui de Tombouctou, qui est affreux. Bref, j’ai mis trois jours à faire ce qu’à Tombouctou j’aurais dû expédier en moins d’un. Aussi, je me porte bien, d’autant mieux que j’ai reçu un courrier spécial du colonel[1], me laissant trois bateaux auxquels je tenais beaucoup, et m’affirmant que cinquante spahis et des tirailleurs, auxquels je tenais non moins, ne me seraient demandés que tout à fait provisoirement. La satisfaction que m’ont causée ces bonnes paroles, n’a pas manqué d’avoir sur ma santé la plus heureuse répercussion.


Raz el Mâ, 2 Avril 1898.

Sur l’annonce d’une incursion des Kel Antsars, je suis parti avec un petit détachement pour la mare du Tahakin ; de là, je suis revenu au sud du lac Faguibin, que j’ai longé jusqu’à Raz el Mâ, où j’ai un poste et où je m’arrête. Dans sa partie large, le lac Faguibin, qui est une curiosité du pays, est absolument comme la mer. Un vent violent souffle ordinairement dessus, et des vagues viennent déferler sur la plage de sable fin. Les dimensions du lac, que trois inondations du Niger ont constitué, depuis un siècle, varient tous les ans. Actuellement, l’eau qui finit d’être abondante, est en baisse, laissant des terres fertiles, que les noirs et les nomades se disputent. En revanche, la mare de Tahakin, au nord du lac Faguibin, n’a pas reçu d’eau depuis quatre ans. Partout le terrain est excellent ; le blé en est la culture principale, nous sommes en pleine moisson, et c’est la récolte de ce blé qui attire en ce moment les Kel Antsars de N’Gouma. Je repasserai par le même chemin pour retourner à Tombouctou.

À Raz el Mâ, on est dans le sable blanc. Le poste se compose de quelques paillottes entourées d’une triple haie d’épines. Il n’y a aucun village, ni à Raz el Mâ, ni dans les environs. C’est le bout du lac Faguibin ; seuls de nombreux campements de nomades, Maures et Touaregs, sont dans les environs. Presque tous mes chameaux sont ici ; je les avais envoyés à cause des mouches qui sévissent après la crue du Niger ; je vais en remmener une partie dans l’Est avec moi. Mes chameaux sont un point sur lequel j’ai beaucoup de peine à obtenir un résultat ; les noirs n’y connaissent rien, et des nomades, de ceux qui y connaissent, on ne peut obtenir aucun service fixe — surtout pour nous. — Nous ne ferons jamais rien de ces oiseaux-là. Ils sont pauvres comme Job, mais ne veulent pas travailler.

La région est tranquille. Je vais hâter, par une colonne dans l’Est, la conclusion de la paix, aux conditions que j’ai imposées aux Igouadarens. Il y a toujours des intrigues sans nombre entre tous les Touaregs, dont les chefs viennent de tenir de multiples palabres. Ils me paraissent cependant assez calmes en ce moment.


Raz el Mâ, 5 Avril 1898.

Sur ma dune de sable blanc, près des quelques mauvaises paillottes, entourées des trois baies d’épines qui clôturent le village des femmes, les parcs à moutons, à bœufs et à chameaux, et le petit marché où une douzaine de diaoulas installent leurs petites pacotilles, je suis toujours.

Les nuits sont encore froides ; le matin, au point du jour, je me lève vivement de dessus ma natte ; quelques minutes après le lever du soleil, la température s’élève et je suis réchauffé. Je monte immédiatement à chameau ; j’ai assez bien réussi dans ce sport, que je cherche à mettre à la mode, car, j’en attends beaucoup, au point de vue militaire.

D’une façon générale, Raz el Mâ est un bon séjour. La viande n’y manque pas, gibier et autre, non plus que les légumes ; le jardin qui est près du lac produit salade, betteraves, choux, navets, tomates. Mais le fond de la nourriture est viande, lait et riz fourni par la région et excellent. L’eau est donnée par le lac Faguibin, à trois kilomètres, sur lequel volent d’énormes canards, trop gros pour être tués avec un fusil de chasse. Le Faguibin est malheureusement rempli de caïmans.


Tombouctou, 15 Avril 1898.

Rentré à Tombouctou, je prépare de suite ma colonne dans l’Est, pour défaire d’avance le gros rezzou qui se forme contre Tombouctou. Je dégarnis la ville à peu près complètement, et je risque le gros coup. Si, cette fois-ci, les Touaregs fuient encore devant moi, leur prestige subira une rude atteinte. Mais j’espère bien les joindre, et les battre ou les razzier.


Tombouctou, 23 Avril 1898.

Un inconvénient assez sérieux retarde mon départ : les mouches à chameaux qui n’ont pas encore disparu le long du fleuve. Mes chameaux, si je les mettais en route dans ces conditions, seraient affolés et éreintés en quelques jours.

Ce fléau des mouches, décroissant à mesure que l’eau baisse, sera fini, j’espère, dans les quelques jours que j’ai devant moi, et qui me séparent de la fête du sacrifice des musulmans. Ce serait à cette date, le 2 Mai, que se mettraient en route, sur la ville, une masse de Hoggars, d’Igouadarens, de Maures, de Touaregs, qui veulent y arriver pour la piller disent-ils, avant que Samory, qui vient du Sud, n’y soit venu lui-même. Or, je ne me soucie pas d’attendre ces gens derrière les murs de mon fort.

Je me réjouis de l’obligation de faire cette colonne. Tous ces nomades commencent à m’échauffer les oreilles. Tout individu qui est bien avec les Français, et en relations avec eux, leur est suspect. Un pauvre diable, porteur d’une lettre qui m’était adressée par le chef de Bamba, a été arrêté par un Touareg, qui l’a conduit chez un marabout pour voir ce qu’il y avait dans la lettre. Le marabout a prononcé la sentence suivante : « Cet homme est un bon musulman, c’est vrai ; mais tout homme qui porte une lettre pour les Français, fût-il bon musulman, doit être tué. » Mon homme s’est échappé. Ça a été une chance.

Ce matin, des hommes d’un village du fleuve voisin de Tombouctou, sont venus me voir pour me raconter qu’ils avaient été jusqu’à Bourom, coude est du Niger, pour rechercher leurs gens pris par le rezzou, l’année dernière ; ils ont pu en racheter douze et les ramener sans encombre, en naviguant pendant la nuit seulement, et en se cachant pendant le jour. Un des deux hommes ne sait pas ce que sont devenus sa femme et ses enfants, échus sans doute en partage à Abiddin, qui les aura emmenés dans son désert. Nos opérations, au commandant Goldschoen et à moi, ont rendu bien de ces pauvres gens à leur village, mais il en reste encore beaucoup dehors.

Politiquement, ma colonne est bien préparée ; j’ai détaché des Igouadarens leurs vassaux, dont l’infanterie avait fait beaucoup dans le carnage de nos malheureux spahis, en Juin dernier. Je me suis assuré aussi la neutralité des Berabichs, qui, il est vrai, n’avaient pas pris les armes contre nous l’année dernière, mais qui en étaient bien près, quand je suis arrivé à Tombouctou, en Janvier. Bref, j’ai épuisé toutes les ressources de la diplomatie. Il me faut maintenant, pour pouvoir m’avancer encore, un succès militaire. Puissé-je l’avoir, ce succès ! Tombouctou reste à peu près sans garnison, à la grâce de Dieu. Je compte, pour préserver la ville, sur le respect que les Touaregs ont pour les murailles. Hier, j’ai fait faire une surprise de mon infanterie par la cavalerie. Mon infanterie n’a pu tirer que deux salves avant d’être abordée, et aurait été infailliblement enfoncée. Il serait cependant temps que j’inflige à nos adversaires un échec dont seuls les noirs des villages du Niger se réjouiraient. Pour les autres, d’un bout à l’autre de la région, y compris Tombouctou, tous seraient enchantés de nous voir mis à la porte.


Tombouctou, 11 Mai 1898.

Que croire des nouvelles qui m’arrivent de mes ennemis ? Ce que je me plais à imaginer, d’après ce que je reçois, c’est que j’ai réussi à les diviser.

Et là-dessus, je me mets en route, pour vingt à trente jours, avec ma colonne, laissant Tombouctou gardée, en tout et pour tout, par quatre-vingts hommes arrivés de Dienné, et soixante miliciens. Mais Tombouctou n’a rien à craindre de sérieux pendant que je suis dans l’Est, et ne me préoccupe guère. Ce que sera l’état sanitaire de la petite troupe que j’emmène m’inquiète beaucoup plus. Je prévois des malades, car malgré les grandes chaleurs dans lesquelles nous sommes, et le terrible vent d’harmathan, il fait assez froid la nuit. Or, il est impossible de coucher, dans les cases chauffées à blanc pendant la journée, il y a donc beaucoup de rhumes, de refroidissements, etc. Un médecin suivra sur le fleuve. Je le ferai partir quelques jours après moi, escomptant qu’au début tout ira bien.


En colonne.  
Près Bamba, 20 Mai 1898.

Cette fois encore, Abiddin et son rezzou ne feront pas grand mal. J’ai obtenu la soumission de deux fractions de Kel Antsars ; les autres sont partis je ne sais où, et les Igouadarens ont filé dans l’Est chez les Aouellimidens. Sans aucune affaire, les deux rives du fleuve sont à moi : les villages seuls sont restés, les nomades ont fui. Les Kel Antsars toutefois, ne sont pas loin ; leurs cavaliers à cheval et à chameau circulent tous les jours autour de moi, mais je n’ai pu encore en prendre aucun. Ceux qui ont fait leur soumission ont peut-être aussi l’intention de me trahir ; je leur ménage dans ce cas un ratissage complet à mon retour. Ce sont de vrais princes que ces Touaregs, lors même que, leur soumission faite, ils sont forcés d’apporter leurs moutons, leur attitude n’a rien de plat.

Ma colonne est moins forte que celle de l’an dernier. J’ai environ 350 hommes dont 40 spahis, 2 canons de 80 de M. et une quarantaine de chameaux. Si je ne puis obtenir une rencontre un peu sérieuse, je diviserai mon monde en deux pour occuper les deux rives à la fois, et pour empêcher les troupeaux de venir boire. Je resterai en campagne jusqu’aux pluies. À ce moment, les nomades trouvant des mares dans l’intérieur, quitteront les bords du fleuve. Je n’aurai plus rien à y faire.

Ma petite troupe se renforce de trois gros bateaux : le Mage, le Niger et le Lespiau, et de neuf grandes pirogues de Dienné, que j’ai achetées avec des bœufs et des moutons de prise. La dernière, que j’ai achetée cent quarante francs, provenait de la succession d’un juif mort récemment à Tombouctou. Détail non sans pittoresque : de son vivant, tout le monde faisait du commerce avec le juif. À sa mort, on n’a pas trouvé de captif qui voulût bien l’enterrer !


Bamba, 11 Juin 1898.

Jour de repos, pris sur une petite dune de sable légèrement ombragée. À peu près au milieu de mon camp, ma tente sous un arbre. Sous le même arbre, un poste, un factionnaire et un prisonnier. Derrière moi, la campagne ; devant moi, un petit bras du Niger ; entre le bras du Niger et ma tente, les chevaux, — au nombre de soixante-quinze — le parc à moutons, avec six mille cinq cents bêtes, qui, en ce moment, paissent avec deux cent quarante ânes et quarante vaches. À ma droite, les chameaux, quelques prisonniers, hommes et femmes. Entre le petit bras du fleuve et le fleuve, une île, dans laquelle j’ai un détachement, avec encore des porcs et des prisonniers. Enfin, sur le grand fleuve lui-même, à un kilomètre de moi environ, mes bateaux — une quinzaine — dont deux armés de canons-revolvers, avec mes vivres, les prises en sel et autres, le médecin, quelques malades. Plus loin encore, toujours devant moi, de l’autre côté du Niger, la grande île de Bamba, qui a deux ou trois kilomètres de large, et où est le village ; enfin, de l’autre côté de l’île, la dune blanche de la rive gauche, qui a été le point terminus de ma colonne de Septembre.

Cette fois, j’ai été plus heureux que l’année dernière et j’ai été plus loin. Les Touaregs des deux rives se sont sauvés avec leurs tentes, leurs femmes et leurs troupeaux : les Kel Antsars sur la rive gauche, les Igouadarens sur la rive droite. Les Igouadarens avaient tant annoncé qu’ils m’attendraient, que j’avais fini par le croire. J’ai été très désappointé de les voir se dérober. Le 22 Mai, je suis passé sur la rive droite du fleuve avec toute ma colonne, chameaux compris, qui ont nagé comme des poissons, et j’ai couru derrière les Igouadarens. Ceux-ci sortis de leur territoire, ont emmené avec eux les blancs qui tous étaient coupables, ayant, sans exception, marché contre Tombouctou en 1897. À Zonghoï, mes bateaux n’ont plus pu avancer, faute d’eau. Les Touaregs de la rive gauche, se sentant moins poursuivis, ont ralenti un peu. Un détachement que j’ai fait passer les a surpris, leur a tué du monde et pris des troupeaux. Le lendemain, même scène sur la rive droite.

Le 27, avec quatre jours de vivres, qui, hélas ! ont dû en faire huit, je suis parti sur mes chameaux. J’ai marché nuit et jour, j’ai dépassé Tossaye, Bouroum, et à Hâ, sur la branche descendante du Niger, j’ai encore attrapé la queue des Igouadarens, que j’ai canonnés au moment où ils venaient de repasser sur l’autre rive. Je ne les ai pas suivis pour plusieurs raisons ; la principale est que je n’avais rien à manger, ayant mes convois en arrière ; une autre, est qu’ils se sont réunis à Madidou et que j’ai les ordres les plus formels pour ne pas embêter Madidou — parce que Madidou, à son tour, pourrait embêter la région Macina. En revenant, j’ai encore une fois surpris des Touaregs, en passant le fleuve la nuit, ils ont eu pas mal de tués et beaucoup de troupeaux pris.

Je ne sais encore ce que pensent les Touaregs de tout cela ; mais, le fait d’avoir vu une colonne française les talonner de Tombouctou jusque entre Bouroum et Gao, a dû les faire réfléchir. Avec un peu plus d’eau dans le Niger, et le secours des bateaux, j’irais jusqu’au bout, à Say ou ailleurs. Si le colonel Audéoud veut bien, ce sera pour plus tard.

Je croyais connaître le désert, je me suis aperçu que je ne le connaissais pas du tout ; maintenant, je suis fixé. Le Niger le traverse à un ou deux jours à l’est de Bamba. Jusque-là, il y a encore, pas trop loin du fleuve, quelques arbres et des épines. Après, plus rien. Mes pauvres chameaux qui ont beaucoup marché et peu mangé, ont souffert. J’en ai cinq qui sont bien compromis. Mes chevaux sont fatigués aussi, je crois cependant m’être arrêté à temps pour éviter des pertes. Je ménage extrêmement ma cavalerie. Tout le monde, moi le premier, fait chaque jour dix kilomètres à pied. J’ai quelques malades, mais ni tués, ni blessés. J’ai atteint les Touaregs quatre fois ; je les ai surpris deux fois ; cela doit les étonner, car ils m’entourent de cavaliers et de méharistes. J’ai quelques opérations secondaires à faire avant de rentrer. Je ne pourrai aller vite, traînant à ma suite dix mille moutons que je ne peux faire marcher sans manger.


Bivouac Gourou, 25 Juin 1898.

Calme et paisible est le bivouac d’où j’écris. Mes prisonniers et mes troupeaux regagnent Tombouctou. Je n’ai gardé que quelques bœufs et que quelques moutons comme viande sur pied. Je cours en ce moment après les Touaregs qui ne se sont pas sauvés dans l’Est avec les autres, et qui, sans doute, voudraient passer inaperçus. J’ai eu de la peine à trouver des guides pour venir où je suis, au sud du Niger. J’espère que demain je ferai aux Imedediens la douce surprise de les découvrir, eux et leurs bœufs. Il faut qu’ils paient leur rezzou de l’année dernière contre Tombouctou.

Je serai à Tombouctou dans cinq jours environ. Les tirailleurs commencent à beaucoup parler de leurs Fatmata ; maintenant qu’il n’y a plus d’ennemis sérieux en présence, et que, par conséquent, les marches et le service de garde sont moins pénibles, le veuvage de près de cinquante jours que j’ai dû leur imposer, leur pèse lourdement. La pluie tombe depuis la nouvelle lune, pas au point cependant d’être gênante ; quelques officiers ou sous-officiers commencent aussi à être malades ; bref, pour tout le monde il sera bon de rentrer. Quant à moi, je n’aime pas assez Tombouctou pour m’y installer, et je n’y resterai que pour me débarrasser du travail accumulé derrière moi.

Reçu hier l’un des chefs que j’ai maltraités et qui est venu demander la paix. Ce chef m’a franchement avoué tous ses méfaits — ou au moins ce que, comme commandant français, je suis obligé de considérer comme méfait. Car piller des villages, pour un Touareg, c’est ce qu’était piller ses serfs pour un noble chevalier du moyen âge, rien de plus. Par ailleurs, faire la guerre aux Français, c’est être agréable à Dieu. Je lui rendrai ses femmes, au chef, moyennant rançon. Il y en a de jeunes et de vieilles, avec une collection complète d’enfants. Cette smalah serait difficile à nourrir, il lui faudrait beaucoup de lait, et Tombouctou n’a de pâturages que pendant les pluies. C’est donc presque moi qui ferai la bonne affaire en me montrant magnanime.


Tombouctou, 5 Juillet 1898.

Trouvé Tombouctou, où je ne suis rentré que le 3, plus affreux que jamais. Les gens sont enchantés de mon expédition, d’autant plus que, de mes négociations préalables avec les Berabichs, sont résultés des arrivages de sel énormes. Tous viennent me dire qu’ils sont contents, que les affaires marchent bien, qu’ils prient Dieu que je reste longtemps, et ainsi de suite. En outre, vingt mille francs de prises que j’ai faites paieront mes dépenses supplémentaires. L’argent est le nerf de la guerre. Tout sera bien. Hier au soir, nous est tombée une tornade comme il y en a rarement. Les maisons de la ville, construites en terre sablonneuse, ont coulé comme du sucre sous l’action de l’eau ; deux hommes ont été tués par des chutes de matériaux. Ma maison neuve a fondu ; je regardais les pilotis diminuer peu à peu de volume pendant que l’eau inondait tout par terre. Ce matin, les habitants réparent leurs maisons. Leur consolation sera de voir pousser les koukani, espèce de pastèque sans goût, à peu près la seule chose qui vient bien dans le sable, et qu’ils sèment dans leurs dunes.

Nous attendons le courrier. Bonne occasion de philosopher : chacun a un motif important pour le désirer, et chaque motif est différent, bien entendu ; les préoccupations de l’un sont complètement étrangères à l’autre. Et tous s’arment de jumelles, pour voir s’il n’arrive pas sur la route de Kabara, le bienheureux sac, avec tout ce qu’ils souhaitent dedans !

J’écris de moins en moins. Le temps me manque pour mes lettres particulières et cependant, les journées ont vingt-quatre heures à Tombouctou comme partout ailleurs. Quand on est si loin, d’ailleurs, on n’a jamais les réponses à temps, et les lettres ne constituent plus une conversation, mais un rapport ; on finit par les supprimer.

Reçu ce matin la visite du chef Cheboun avec ses Touaregs. C’est la troisième fois que je le vois depuis mon arrivée. Précédemment, il n’était venu qu’une fois. Il voulait avoir quelques tuyaux sur les conditions de paix que je vais faire aux Igouadarens. J’espère que Sakaoui, leur chef, viendra en personne me demander la paix. Ce résultat qui ne paraît rien, est cependant quelque chose, car, de tous les chefs, il n’en est qu’un qui ait consenti à venir chez les blancs : Cheboun, déjà nommé ; les autres font la paix ou la guerre, mais ne veulent pas nous voir ; ils traitent par des intermédiaires, comme des potentats.


Goundam, 1er Septembre 1898.

Après avoir terminé tout ce que je pouvais faire à Tombouctou, je me suis mis en route, à petites journées, pour Goundam. Brousse délicieuse, feuillage tendre, sable recouvert d’un joli gazon vert, petites fleurs jaunes et blanches, mimosas embaumant, hiros, arbres qui n’ont pas d’épines, répandant une odeur de « sauvage » tout à fait agréable. Mes compagnons de route, un lieutenant et l’interprète français, se sont livrés à des chasses fructueuses ; au tableau, canards, biches, oiseaux divers. Mais à eux deux, et bien que nous en ayons rencontré au moins cinquante, ils n’ont pas été capables de tuer d’outardes. Les outardes sont d’énormes oiseaux, gros comme des autruches, et ressemblant, dans une certaine limite, à des poules. Avec mes mauvais yeux, je ne les reconnais que lorsqu’ils volent, car ils se tiennent d’ordinaire fort loin.

En arrivant à Goundam, cérémonial ordinaire : revue de tirailleurs, examen du poste, visite des magasins, des armes, etc., etc…, à la suite duquel on m’a apporté mon courrier, avec des masses de petits bleus à l’adresse du « lieutenant-colonel Klobb ». — Le poste tout entier a manifesté sa joie en apprenant ma nomination. Mes bons troupiers noirs m’aiment beaucoup, parce qu’ils me connaissent depuis longtemps, que je parle leur langue, et parce qu’ils voient que, moi aussi, je les aime bien. Ces noirs ont, peut-être, tous les défauts qu’on voudra, mais ils sont bons comme du pain ; ils n’ont ni méchanceté, ni rancune, surtout les Bambaras, les Malinkés, et aussi les noirs de la région, les Songhaïs, dont malheureusement, je ne parle pas la langue.

La crue du Niger, qui a commencé le 1er juillet à Kabara, n’est pas encore arrivée ici. Résultat : privation des bains que l’on ne peut prendre qu’aux hautes eaux.


Tombouctou, 3 Septembre 1898.

Je ne montais pas un cheval noir, à la revue du 14 juillet, mais bien mon bon gris rouanné qui est devenu le rêve. Le capitaine Robbe me présentait les troupes. Je suis sorti du fort au galop, et j’ai ainsi dégringolé la pente qui conduit à la plaine. J’avais beaucoup de troupes, et j’avais fait sortir — ce qui ne s’était jamais vu — tous les canons qui sont ordinairement perchés sur les bastions, c’est-à-dire sept, qui ont tiré une salve en l’honneur de la France. Les trois couleurs flottaient comme tous les jours sur la maison que j’habite, et, de plus, sur les bastions des deux forts, sur la tour de Notre-Dame de Tombouctou, ainsi que sur la maison du commerçant Colas. L’après-midi, il y a eu réjouissances diverses, mais je n’ai pu rien faire d’exceptionnel. J’étais sans fonds. Le petit crédit alloué d’ordinaire pour célébrer la fête, ne m’a été notifié que le 13 août. J’ai eu bien envie de l’employer à célébrer la fête de l’Empereur !

Les courriers, que nous venons de recevoir, vont vite en ce moment — quarante à quarante-cinq jours. Vers la fin de Septembre, nous retomberons aux soixante jours. L’écrasement des Espagnols, qui ne manquent cependant pas de courage, et qui sont de fameux soldats, me cause un chagrin, d’autant plus profond, que j’y vois un avertissement pour les moins riches, les moins nombreux ou les plus mal gouvernés. Dans dix ou vingt ans, nous réunirons complètement ces trois conditions. Les colonies où nous nous esquintons y passeront. La roue de la fortune peut encore tourner pour la France. Puissé-je ne pas m’en aller dans l’autre monde avant d’avoir assisté à notre relèvement !

Ici, mes affaires marchent bien. J’ai réussi à faire venir à Tombouctou même, pour me demander la paix, le chef des Igouadarens. Je lui ai fait des conditions qu’il a bien été obligé d’accepter, et dont la plupart existaient de fait. Il est réduit à merci. Le chef des Kel Antsars, le fameux N’Gouna, m’a envoyé son fils pour me demander la paix ; je lui ai répondu que je ne traiterais que si son père venait lui-même.




  1. Colonel Audéoud.