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CHAPITRE XIII

BÉRANGER


I[modifier]

Jamais on n’a élevé tant de statues qu’aujourd’hui ; jamais on n’en a tant renversé ; et il semble que ce soit avec les débris des anciennes que l’on construise les nouvelles.

De toutes ces chutes de renommées, la plus éclatante, fut, je crois, celle de Béranger, car nul poète n’est tombé de plus haut et n’est peut-être, tombé plus bas.

Pourquoi ? Comment ?

Il y a là un fait d’histoire littéraire qui vaut d’être étudié.

De 1820 à 1848, Béranger a occupé dans le domaine poétique, une place absolument à part. Admiré par les classiques, applaudi par les romantiques, fêté par la jeunesse, adoré du peuple, porté au pinacle par les libéraux, honoré par les républicains, sympathique même aux socialistes, sa réputation touchait à la renommée, quand sa mort, arrivée en août 1857, la porta jusqu’à la gloire. Dès le lendemain, s’éleva dans le public un hosanna général pour celui qu’on nommait le poète national. Pendant plusieurs semaines, les journaux furent pleins de vers de Béranger, de vers à Béranger, de mots de Béranger, de traits de Béranger ; je compris là ce que c’est qu’une apothéose.

Cinq mois plus tard, à la fin de décembre, M. Perrotin, éditeur et ami de Béranger, fit paraître un dernier volume d’œuvres inédites. Parmi ces chansons nouvelles, il s’en trouvait huit consacrées à Napoléon Ier. Jamais on ne vit dans l’opinion publique un pareil « tourbillon de revirement », comme dit Saint-Simon. Toute la presse républicaine se retourna avec violence contre celui qu’elle admirait la veille. La glorification du premier empire sembla une flatterie à l’adresse du second. En vain les amis du poète répétaient-ils que ces chansons remontaient à plus de dix ans, que Béranger était étranger à leur publication ; on ne voulut rien voir, rien entendre que ce fait : Napoléon Ier glorifié sous Napoléon III ! Pelletan se mit à la tête des assaillants. Sa plume ardente de polémiste lança invectives sur invectives contre le faux républicain, le faux poète, le faux bonhomme. Les royalistes, dont la haine pour Béranger n’avait jamais désarmé, se joignirent avec passion aux républicains. Puis vint le tour des penseurs. Renan, le défenseur de toutes les aristocraties, inventa la théorie du dédain transcendant contre cette poésie bourgeoise, et cribla de ses ironies acérées la conception mesquine qu’avait Béranger de Dieu et de l’amour. La gloire du chansonnier ne put résister à de telles attaques : on n’osa plus le citer, on cessa de le lire, on eut honte de le défendre ; la jeunesse se dégoûta de lui avec la même passion qu’elle s’en était jadis engouée, et enfin, au printemps dernier, un critique aussi éminent comme professeur et comme orateur que comme écrivain, M. F. Brunetière, faisant à la Sorbonne, devant un public d’élite, le tableau de la poésie lyrique au XIXe siècle, en exclut nettement Béranger : « Je ne vous parlerai pas de Béranger, dit-il, car ce n’est pas un poète, c’est un prosateur qui a mis quelquefois des rimes à sa prose. »

Cette exclusion est-elle juste ? Je ne le crois pas.

La génération qui nous a précédés et qui nous valait bien, s’est-elle abusée au point d’appeler poète national un prosateur qui rimait à peu près ? Je ne le crois pas ; et je viens ici, aujourd’hui tout exprès, pour vous donner quelques conseils d’équité littéraire, c’est-à-dire d’admiration réfléchie, car je résumerais volontiers vos devoirs de professeurs futurs en un mot : apprenez à vos élèves à admirer. Cherchons donc ensemble, dans une double étude sur Béranger, étude littéraire et étude biographique, les raisons de son succès d’autrefois, et peut-être de son succès de demain. Les poètes que la critique enterre ne sont pas toujours aussi morts qu’ils en ont l’air. Il y a des résurrections dans ce royaume des ombres. Témoin, Alfred de Vigny, dont on est en train de relever la gloire poétique. Pourquoi n’en serait-il pas de même pour Béranger ? Qui sait ? Peut-être ne faut-il que trouver la forme et le moment ? C’est ce que nous chercherons à la fin de notre entretien.


II[modifier]

Le critique éminent dont je vous ai parlé explique la grandeur de la poésie lyrique du XIXème siècle, par son évolution successive de l’individualisme au naturalisme, du naturalisme au pessimisme, et du pessimisme au symbolisme.

Je ne conteste pas ce que cette conception peut avoir d’élevé ; mais, je l’avoue, l’étude de nos chefs-d’œuvre éveille en moi des idées différentes, moins abstraites et plus humaines, moins scientifiques et plus littéraires, et, à côté de cette définition toute philosophique, j’en vois une autre qui ne relève que de la poésie.

La grandeur de notre école lyrique au XIXème siècle, tient, selon moi, à la nouveauté et à la richesse de son programme. Regardez en arrière : les poètes du XVIIe et du XVIIIe siècles ne cherchent leurs inspirations que dans des sujets religieux et orthodoxes, ou dans des sujets d’amour, quelque peu païens. De notre temps, la poésie a pris pour thèmes tous les grands sentiments de l’âme humaine et toutes les grandes manifestations de la vie. Son domaine embrasse la foi, la nature, l’amour, l’histoire, la philosophie, la politique, et elle a mis au premier rang la patrie, l’humanité et la liberté.

Eh bien ! le droit de Béranger au titre de poète, c’est que nulle âme n’a été plus patriotique, plus humaine et plus indépendante.

Notre étude sur lui se bornera à ces trois points ; ils suffiront.

Sous la Restauration, l’amour de la patrie se produisit sous deux formes très différentes. Il était fait à la fois d’orgueil et de honte. Le souvenir de nos récents désastres nous courbait le front, le souvenir de nos anciennes victoires nous haussait le cœur. Il faut avoir vécu dans ce temps-là, il faut avoir assisté à l’entrée des alliés à Paris, avoir vu leurs soldats se promener dans nos rues, leurs cavaliers parqués dans le Bois de Boulogne, pour se rendre compte de ce qu’éveillait dans nos cœurs le nom de Waterloo. Ce nom résumait tous nos désespoirs, toutes nos rages. En voici une preuve saisissante. Quand l’assassin du duc de Berry, Louvel, parut devant la cour d’assises, le président lui demanda quel motif avait pu le pousser à un crime aussi abominable. Louvel baissa la tête et répondit d’une voix sombre : « J’entendais toujours gronder là le canon de Waterloo. » Eh bien, le croirait-on ? L’horreur générale qu’inspirait le crime s’atténua pour le criminel, par cette réponse, tant elle était d’accord avec nos sentiments intimes, tant chacun de nous sentait aussi gronder au fond de son cœur le canon de Waterloo.

Eh bien, ce sourd et sinistre grondement n’eut jamais un plus douloureux écho que dans ces stances, si oubliées aujourd’hui, intitulées : Stances sur la journée de Waterloo.

Le poète suppose que de vieux soldats lui ont dit :

 
................................
« Chante ce jour qu’invoquaient des perfides,
« Ce dernier jour de gloire et de revers.
J’ai répondu, baissant des yeux humides :
― Son nom jamais n’attristera mes vers.
Qui, dans Athène, au nom de Chéronée
Mêla jamais des sons harmonieux ?
Par la fortune Athènes détrônée
Maudit Philippe et douta de ses dieux.
Un jour pareil voit tomber notre empire,
Voit l’étranger nous apporter des fers,
Voit des Français lâchement leur sourire.
Son nom jamais n’attristera mes vers.

Mais quoi, déjà les hommes d’un autre âge
De ma douleur se demandent l’objet.
Que leur importe, en effet, ce naufrage ?
Sur le torrent leur berceau surnageait.
Qu’ils soient heureux ! Leur astre, qui se lève,
Du jour funeste efface les revers ;
Mais, dût ce n’être plus qu’un vain rêve,
Son nom jamais n’attristera mes vers.


Quelle sombre et noble douleur dans ce refrain !

Après nos désastres, nos victoires.

On peut haïr Napoléon, on peut flétrir Napoléon, on peut maudire Napoléon, on peut même, comme les hommes de ma génération, le maudire après l’avoir admiré, mais on ne peut pas nier que ses victoires n’aient été les nôtres, qu’il n’ait accru notre patrimoine de gloire. De là vient sa place immense dans la poésie lyrique au XIXe siècle. Il est impossible de parler d’elle sans parler de lui. A ne considérer Napoléon que comme sujet de vers, il n’en a jamais existé de plus beau ? Grâce à lui, l’histoire de France a ressemblé, pendant quinze ans, à un poème épique. Il a électrisé le génie de tous les poètes qui l’ont chanté, et ils l’ont tous chanté. Il a inspiré des chefs-d’œuvre, même à ceux qui lui ont jeté l’anathème. L’Idole d’Auguste Barbier vaut l’Ode à la Colonne de Victor Hugo. Béranger n’a donc fait que suivre l’exemple de tous et il suffit de rappeler le Vieux drapeau, le Vieux Sergent, le Vieux Caporal, le Cinq Mai, et tant d’autres chansons appelées justement des odes, pour marquer la place de Béranger parmi tant de coryphées illustres ; mais il est une œuvre de lui, plus originale et plus personnelle encore, ce sont les Souvenirs du Peuple.

Pour lieu de scène, une chaumière et, pour acteurs, une vieille femme, des paysans et Napoléon.

La conception est originale, mais que de difficultés dans l’exécution ! Comment éviter la déclamation ou la trivialité ? Comment laisser au langage populaire sa vérité, sa naïveté, sa vivacité, son relief, et y joindre la grandeur ? Comment être à la fois épique et familier ?

Lisons et jugeons.

Des paysans se pressent autour de la vieille femme en lui disant :

 
― Parlez-nous de lui, grand’mère ;
Parlez-nous de lui.

― Mes enfants, dans ce village,
Suivi de rois, il passa.
Voilà bien longtemps de ça ;
Je venais d’entrer en ménage.
A pied grimpant le coteau
Où, pour voir, je m’étais mise,
Il avait un petit chapeau
Avec redingote grise.

Près de lui, je me troublai ;
Il me dit : « Bonjour, ma chère,
Bonjour ma chère. »
― Il vous a parlé, grand’mère !
Il vous a parlé...


Tout l’émerveillement du peuple ne se peintil pas dans cette exclamation : « Il vous a parlé ! » et n’admirez-vous pas ces mots familiers jetés çà et là avec tant d’art, grimpant, voilà bien longtemps de ça, qui font contraste, sans dissonance, avec ce vers presque épique :

 
Suivi de rois, il passa.


La strophe suivante nous amène à Paris. C’est le jour où l’on célébrait la naissance du roi de Rome. L’empereur entrait à Notre-Dame :

 
Tous les cœurs étaient contents ;
On admirait son cortège
Chacun disait : « Quel beau temps !
Le ciel toujours le protège.
Son sourire était bien doux ;
D’un fils, Dieu le rendait père,
Le rendait père.
― Quel beau jour pour vous, grand’mère !
Quel beau jour pour vous !


Me trompé-je en voyant presque un trait de génie dans ce mot d’une naïveté et d’une émotion si sincères :

 
Quel beau jour, pour vous, grand’mère,
Quel beau jour pour vous !


Des années de triomphe nous passons aux années de désastres.


C’était dans les derniers jours de la campagne de 1814 :

 
Un soir, tout comme aujourd’hui,
J’entends frapper à la porte ;
J’ouvre : bon Dieu ! C’était lui !
Suivi d’une faible escorte :
Il s’assoit où le voilà ;
S’écriant : « Oh ! quelle guerre !
Oh ! quelle guerre ! »
― Il s’est assis là, grand’mère,
Il s’est assis là !


A cette tragique apparition succède tout à coup la vulgarité de la vie réelle :

 
« J’ai faim ; » dit-il, et bien vite
Je sers piquette et pain bis ;
Puis il sèche ses habits ;
Même à dormir le feu l’invite.
Au réveil, voyant mes pleurs,
Il me dit : « Bonne espérance !
Je cours de tous ses malheurs
Sous Paris venger la France. »


Ce réveil héroïque, ce cri de victoire à côté de ce pain bis et de cette piquette, complètent le tableau qui se termine par un merveilleux effet de mise en scène.

 
Il part, et, comme un trésor,
J’ai depuis gardé son verre,
Gardé son verre.

Vous l’avez encor, grand’mère !
Vous l’avez encor !...
― Le voici !


Comme cela est vivant ! Plus on relit ce petit poème, plus on admire sa nouveauté de pensée et de forme. Victor Hugo, voulant peindre dans les Orientales toute la grandeur tragique de l’empire et tout le prestige de l’empereur, nous le montre tour à tour aux Pyramides, à Marengo, au Kremlin, à l’île d’Elbe, à Sainte-Hélène. Il n’a pas trop de l’univers entier pour servir de cadre à cette grande figure. Béranger la circonscrit dans les quatre murailles d’une cabane et dans le cœur de quelques pauvres paysans, sans que les événements y perdent rien de leur grandeur, ni l’homme rien de sa puissance ! Peut-être même son ascendant sur les imaginations n’est-il nulle part aussi sensible, parce que nulle part son souvenir n’est aussi durable. L’histoire, le monde ont eu bien des enthousiasmes pour Napoléon ; mais le monde oublie, l’histoire juge ; tandis que le peuple, lui, se souvient et ne juge pas ! Il pardonne les fautes, les crimes, voire le mal qui lui a été fait, et quand la vieille femme dit qu’à la mort de l’empereur

 
Sa douleur fut bien amère !


ses fils répondent naïvement :

 
Dieu vous bénira, grand’mère,
Dieu vous bénira !


III[modifier]

Pendant les deux derniers siècles, notre poésie lyrique a été éminemment aristocratique. De Ronsard à André Chénier, voire à Lamartine, elle n’a guère chanté que les passions, les douleurs, les grandeurs des élus de ce monde. Il fallait payer le cens pour entrer dans ses vers.

Une des gloires de la muse moderne est d’avoir appelé à elle tout ce qui est en bas, tout ce qui souffre, tout ce qui travaille, tout ce qui peine. Le génie s’est ainsi retrempé aux sources fécondes de la pitié et de la charité. Or, qui a ouvert cette voie nouvelle ? Qui, le premier, a fait descendre l’ode et l’élégie dramatique dans la rue ? Qui les a introduites dans l’atelier, dans le taudis, dans le galetas, dans l’hôpital, dans la hutte ? Béranger. La date, ici est précise et fait foi. Le dernier recueil de Béranger, publié par lui, est de 1833. Il contient huit chansons, qui sont toutes d’un ordre d’inspiration absolument nouveau : Jacques, Jeanne la Rousse, le Vagabond, le Contrebandier, la Pauvre Femme, etc. C’est l’avènement des misérables et des travailleurs dans la haute poésie... D’autres l’ont suivi... avec quel éclat, vous le savez ! Mais aucun ne l’a dépassé, ni effacé. Parti le premier, il est resté au niveau de tous, parce qu’il est resté lui-même au milieu de tous. Les autres poètes ont chanté le peuple, mais ils n’en étaient pas. Béranger en était. C’est du peuple qu’il sortait, et il n’a jamais cessé d’être en relations intimes avec lui.

Je l’ai vu plus d’une fois, rue du Temple, dans sa très modeste salle à manger, avec sa houppelande de petit bourgeois du Marais, à côté de son poêle de fonte et déjeunant en compagnie de quelque artisan en veste de travail, ou d’une ouvrière au bonnet rond.

Si brillant que fût l’accueil qu’il recevait dans le monde, il ne s’y plaisait qu’à demi. « Tout y est faux, m’écrivait-il un jour, jusqu’au son de la voix. » Il revenait toujours aux humbles, aux travailleurs. Leur âme lui semblait plus simple, plus mâle, plus sincère, plus poétique. « Si la poésie est encore quelque part, a-t-il écrit, c’est parmi eux qu’il faut la chercher. » De là, quand il parle d’eux et de leurs douleurs, ou quand il les fait parler euxmêmes, une vérité d’accent et une intensité d’expression où nul autre poète n’est peut-être arrivé. Je n’en veux pour preuve que Jacques.

La scène se passe au fond d’un pauvre village. Une femme de campagne est assise non loin du grabat où son homme dort encore, quoique le jour soit déjà levé.

 
Jacques, il me faut troubler ton somme.
Dans le village, un gros huissier
Rôde et court, suivi du messier.
C’est pour l’impôt, las ! mon pauvre homme.
Lève-toi, Jacques, lève-toi ;
Voici venir l’huissier du roi.
Pas un sou ! Dieu ! Je crois l’entendre.
Écoute les chiens aboyer.
Demande un mois pour tout payer.
Ah ! si le roi pouvait attendre !


Comment ne pas être frappé de ce dernier vers ?

Victor Hugo a souvent cherché des traits pareils, mais, chez lui, le naturel ne va presque jamais sans affectation. Béranger reste vrai en étant naïf. Mérite rare ! Le faux vrai est une des maladies de la littérature actuelle.

 
Pauvres gens ! l’impôt nous dépouille !
Nous n’avons, accablés de maux,
Pour nous, ton père et six marmots,
Rien que ta bêche et ma quenouille


Lève-toi...

On compte, avec cette masure,
Un quart d’arpent, cher affermé,
Par la misère, il est fumé ;
Il est moissonné par l’usure.


On pourrait reprocher aux deux derniers vers d’être un peu trop poétiques, mais ils sont si expressifs que je leur pardonne. Puis le peuple a parfois un tel imprévu d’images !

 
Il entre ! O ciel ! Que dois-je craindre ?
Tu ne dis mot ! Quelle pâleur !
Hier, tu t’es plaint de ta douleur.
Toi qui souffres tant sans te plaindre !

Lève-toi, Jacques, lève-toi...

Elle appelle en vain ; il rend l’âme.
Pour qui s’épuise à travailler
La mort est un doux oreiller,
Bonnes gens, priez pour sa femme
De tels vers n’ont pas besoin de commentaires.


Quelle concision puissante ! Quelle austère grandeur ! Où trouver une image plus émouvante de cette pauvre race, dont la vie se résume en deux mots : pâtir et patienter.


IV[modifier]

Après la pitié, la charité. Elle a inspiré des chefs-d’œuvre à nos grands poètes. Qui ne se rappelle les Pauvres Gens, de Victor Hugo ? Je leur préfère pourtant encore le Juif errant de Béranger. Le sujet est plus beau, la leçon est plus forte. Est-il un plus puissant appel à la secourabilité, que la peinture de ce misérable, condamné à un supplice éternel pour avoir refusé un verre d’eau au martyr du calvaire ?

La première strophe est un cri de douleur poignante et nous met au cœur du sujet :

 
Chrétien, au voyageur souffrant
Tends un verre d’eau sur ta porte :
Je suis, je suis le Juif errant
Qu’un tourbillon toujours emporte :
Sans vieillir, accablé de jours,
La fin du monde est mon seul rêve.
Chaque soir j’espère toujours ;
Mais toujours le soleil se lève.
Toujours, toujours,
Tourne la terre où moi je cours,
Toujours, toujours, toujours, toujours.


Vient alors le tableau de cette fuite éperdue, haletante, à travers le temps et l’espace. Pour punir le méchant, Dieu lui a infligé un châtiment étrange, il l’a rendu bon ! le malheureux s’attache à tout, et est arraché à tout. La maison, prête à l’accueillir, se dérobe sous ses pas. Il n’a pas le temps de serrer la main du pauvre à qui il fait sa modique aumône. Il rencontre des enfants qui lui rappellent les siens ; il n’a pas le temps de les regarder. Il se retrouve au lieu où il est né... il voudrait s’y arrêter un instant... Passe ! passe ! dit le tourbillon qui l’emporte. Et cette lamentation terrible se termine par ces quatre vers que je ne crains pas d’appeler sublimes :

 
Vous qui manquez de charité,
Tremblez à mon supplice étrange !
Ce n’est point sa divinité,
C’est l’humanité que Dieu venge.


V[modifier]

Reste enfin un dernier point, la liberté.

Comment Béranger conciliait-il son amour pour la liberté avec son adoration pour l’empereur ? Il ne la conciliait pas. Il était inconséquent et sincère comme nous, jeunes gens de dix-huit à vingt ans, qui étions à la fois enragés bonapartistes et enragés libéraux. D’ailleurs, comment n’aurait-il pas aimé la liberté, lui qui avait un amour si farouche de l’indépendance ? Il était de la race du loup de La Fontaine ; le cou pelé lui faisait horreur. Toute l’ambition de sa vie a été de n’être rien. La Révolution de 1830 lui donna accès à toutes les places, il les refusa toutes. Nommé député malgré lui, il donna sa démission au bout de six mois. On lui offrit vingt fois un fauteuil à l’Académie. « Dieu m’en garde ! répondait-il. ― Pourquoi ? ― Parce que je me connais ! Si j’étais académicien, je me croirais obligé d’assister à toutes les séances, à toutes les commissions ! Cela m’ennuierait à mourir ! Ce serait un bout de chaîne. Je n’en veux pas. »

Tous ces sentiments se retrouvent dans une chanson que je cite tout entière, sans scrupule, car je n’y vois pas une tache, et peut-être y aura-t-il bien peu de mes lecteurs qui la connaissent :

 
LE REFUS

Un ministre veut m’enrichir,
Sans que l’honneur ait à gauchir,
Sans qu’au Moniteur on m’affiche.
Mes besoins ne sont pas nombreux ;
Mais, quand je pense aux malheureux,
Je me sens né pour être riche.

Qu’un peu d’argent pleuve en mon trou,
Vite il s’en va, Dieu sait par où !
D’en conserver je désespère.
Pour recoudre à fond mes goussets,
J’aurais dû prendre, à son décès,
Les aiguilles de mon grand’père.

Ami, pourtant, gardez votre or,
Las ! j’épousai, bien jeune encor,

La liberté, dame un peu rude.
Moi, qui dans mes vers ai chanté
Plus d’une facile beauté
Je meurs l’esclave d’une prude.

La liberté ! c’est, Monseigneur,
Une femme folle d’honneur ;
C’est une bégueule enivrée
Qui, dans la rue ou le salon,
Pour le moindre bout de galon,
Va criant : A bas la livrée !

Vos écus la feraient damner.
Au fait, pourquoi pensionner
Ma Muse indépendante et vraie ?
Je suis un sou de bon aloi ;
Mais en secret argentez-moi,
Et me voilà fausse monnaie.

Gardez vos dons : je suis peureux,
Mais, si d’un zèle généreux
Pour moi le monde vous soupçonne,
Sachez bien qui vous a vendu !
Mon cœur est un luth suspendu :
Sitôt qu’on le touche, il résonne.


J’en ai dit assez. La preuve est faite. On ne peut exclure de notre cénacle lyrique celui qui a écrit de tels vers. Achevons de le caractériser par une dernière citation.

Béranger ne savait pas le latin. Il le disait hautement, je dirais volontiers qu’il s’en vantait. Le génie romain lui était peu sympathique. Il le trouvait raide et tendu. En revanche, tout ce qui venait de la Grèce l’enchantait. Rien de plus intéressant que de l’entendre parler d’Euripide et de Sophocle, qu’il ne connaissait pourtant que dans la traduction ; et j’ai toujours cru que son goût très vif pour Mérimée tenait un peu à son respect pour le seul peut-être de nos illustres d’alors qui sût le grec.

Lisons ce passage du Voyage imaginaire :

 
Arrachez-moi des fanges de Lutèce ;
Sous un beau ciel mes yeux devaient s’ouvrir.
Tout jeune aussi, je rêvais à la Grèce ;
C’est là, c’est là que je voudrais mourir.

En vain faut-il qu’on me traduise Homère,
Oui, je fus Grec ; Pythagore a raison.
Sous Périclès j’eus Athènes pour mère ;
Je visitai Socrate en sa prison.
De Phidias j’encensai les merveilles ;
De l’Ilissus j’ai vu les bords fleurir ;
J’ai sur l’Hymette éveillé les abeilles ;
C’est là, c’est là que je voudrais mourir !


VI[modifier]

Notre étude n’est pas achevée. Nous avons, je crois, établi avec évidence que Béranger a une place légitime parmi nos poètes. Mais quelle place ? Doit-il figurer au premier rang ? Peut-on le comparer à Lamartine, à Victor Hugo, à de Musset ? Évidemment non. Lui-même a protesté contre une telle assimilation.

Béranger est un vrai poète, mais n’est qu’accidentellement un grand poète. Il lui manque une qualité maîtresse : l’afflatus, le souffle. Chez lui, l’exécution trahit trop souvent l’inspiration. Il vise plus haut qu’il ne peut atteindre. Il veut faire entrer trop de choses dans un couplet, ou dans un vers. De là, parfois, dans l’ensemble de son œuvre, quelque chose de pénible, d’obscur, qui sent l’effort. Il n’a pas pu, comme La Fontaine, effacer toute trace de travail, à force de travail. Dieu sait pourtant combien il corrigeait ! Il m’a dit un jour : « La composition ne me coûte jamais qu’un effort agréable, mais j’ai toujours la fièvre en corrigeant. »

D’où vient donc que, pendant trente ans, il a compté autant que les plus célèbres ? A quoi tient le rôle considérable qu’il a joué parmi ses contemporains ?

Ici, la biographie doit s’ajouter à l’appréciation littéraire ; car, chez Béranger, c’est l’homme qui a complété l’artiste ; c’est sa valeur individuelle qui, jointe à sa valeur poétique, a fait un personnage si considérable, d’un simple chansonnier.

VII[modifier]

Béranger a été le grand conseiller de son temps. Les hommes les plus haut placés, Manuel, Benjamin Constant, Laffitte, Thiers, ne faisaient rien sans consulter Béranger.

A la révolution de Juillet, M. de Talleyrand témoigna le désir de s’entendre avec Béranger. Mais ils étaient vis-à-vis l’un de l’autre à l’état de puissances ; ils ressemblaient aux souverains que leur dignité empêche de se rendre visite. Béranger ne voulait pas aller à l’hôtel de la rue Saint-Florentin, où s’était faite la Restauration. M. de Talleyrand ne pouvait pas monter au troisième étage de Béranger. Ils se contentèrent de causer par intermédiaires. Ils échangèrent des notes diplomatiques.

Plus tard, Béranger eut pour amis trois des plus grands esprits du dix-neuvième siècle, Chateaubriand, Lamartine et Lamennais. Il connaissait et reconnaissait leur supériorité de génie, et cependant tous trois ont subi son ascendant ; tous trois l’ont pris, dans les circonstances les plus délicates de leur vie, pour confident, pour conseiller, pour arbitre, pour intermédiaire. C’est à lui que Lamartine venait confier ses rêves de spéculations financières ; Chateaubriand ses éternelles doléances d’homme gêné ; Lamennais ses troubles de conscience. « Restez prêtre, lui répétait-il sans cesse. C’est une partie de votre honneur. Quitter l’Église, pour vous, ce n’est pas abdiquer, c’est déserter. » Lamennais lui résista sur ce point, mais sans cesser d’avoir recours à ses conseils.

Comment expliquer une telle influence ?

Par quatre qualités morales de premier ordre. D’abord, un désintéressement absolu. Sa plume eût été bien facilement une plume d’or. Les offres tentantes ne lui ont pas manqué ; mais il ne voulait devoir à la poésie que l’aisance modeste qui assure l’indépendance : faire de l’art un commerce lui semblait indigne de l’art. Une pension viagère de sept mille francs, en échange de la propriété de ses œuvres qu’il abandonna à son éditeur, composait toute sa fortune ; et il trouvait moyen de rester généreux en était presque pauvre.

Puis son admirable bonté. Je n’ai pas connu d’âme plus compatissante. Il avait toutes les charités. Aumônier de son argent, aumônier de son temps, aumônier de ses démarches. Lui si indépendant, il se faisait l’esclave volontaire des besoins de tous. Lui qui n’avait jamais sollicité pour lui-même, il passait sa vie à solliciter pour les autres. C’était un frère quêteur laïque. Quand il ne pouvait plus donner, il faisait donner. Il mettait tous ses amis à contribution. Il courait tous les ministères, à pied, par la pluie, par la neige, afin d’obtenir une pension pour celui-ci, une place pour celui-là, un secours pour un troisième ; voire, pour quelque artiste méconnu, la croix d’honneur qu’il n’avait pas, lui, parce qu’il n’avait jamais voulu l’avoir. Venir en aide aux autres était chez lui plus qu’un devoir, plus qu’une vertu : c’était une passion.

La troisième cause de l’influence de Béranger était son merveilleux bon sens. Le conseil qu’il vous donnait n’était pas seulement le meilleur qu’on pût donner, mais le meilleur qu’on pût vous donner. Personne n’a si bien su mesurer un avis au caractère, à l’intelligence, à la position, aux ressources de celui à qui il parlait. Ajoutez le caractère particulier de sa conversation. Elle était plus que charmante, piquante, amusante, elle était féconde. Une causerie avec lui avait des lendemains délicieux. J’ai maintes fois remarqué que telle idée qui, jetée par Béranger au cours de l’entretien, m’avait simplement paru juste, faisait peu à peu son chemin dans mon esprit, s’y développait, y grandissait et portait pour ainsi dire des fruits inattendus ; c’était comme un germe vivant déposé en moi.

Enfin, quatrième qualité, une franchise complète. Il ne s’en départait vis-à-vis de personne. Il n’a jamais ni trompé, ni flatté. Si réelle que fût son admiration pour Lamartine ou Victor Hugo, il a toujours gardé envers eux son franc-parler quelque peu gouailleur. Sa gouaillerie était une de ses forces ; on craignait son esprit : rien de plus solide que l’ascendant où il entre un peu de crainte.

Mais c’est surtout vis-à-vis des jeunes gens que sa sincérité était vraiment admirable. Plus de raillerie ! Plus de détour spirituel ! Une loyauté toute cordiale, toute paternelle. En général, les hommes supérieurs, consultés par les jeunes gens, ne lisent pas un seul des vers qu’on leur envoie et s’en tirent en décernant à l’auteur un brevet de grand poète : affaire de placement ; ils sèment des admirations pour récolter des admirateurs. Béranger lisait toujours, répondait toujours, et mêlait toujours à la critique le conseil et l’encouragement.

Tel fut l’homme et tel fut le poète. Quelle est la conclusion naturelle de cette double étude ? C’est qu’il est impossible de laisser périr une telle mémoire, sans la défendre. Pour moi, c’est plus qu’un besoin, c’est presque un devoir. Il m’a été si paternel, que je désirerais ardemment lui payer quelque peu de ma dette. Il ne s’agit pas de lui élever une statue ; une statue ne fait revivre que la personne ; c’est lui, c’est son talent et son âme qu’il faut perpétuer. Rien de plus simple. Un monument dont il fournira seul les matériaux ; un petit volume composé de deux parties : cent pages de vers, et cent pages de prose. Une anthologie et une biographie.

Pour la première, choisir vingt-cinq ou trente de ses chansons, d’une valeur incontestable et irréprochable. Il importe grandement que ce volume puisse être mis dans toutes les mains. Je voudrais qu’on eût droit de l’appeler le Béranger des écoles. J’y joindrais des fragments, pris çà et là ; un couplet, une moitié de couplet, parfois même un vers isolé, car aucun poète, depuis La Fontaine, n’a su faire tenir autant de poésie et de pensée dans quelques syllabes. Je ne manquerais pas de donner place à quelques-unes de ses pièces les plus gaies, ce n’est pas sa moindre originalité que d’être resté, en plein romantisme, un rieur.

Quand à sa biographie, je la demanderais un peu à tout le monde, et surtout à lui-même. Je puiserais dans sa correspondance, dans ses mémoires, dans ses préfaces. On le trouverait là, peint de sa propre main, avec la plus fine plume de prosateur, et de ce volume, ainsi composé, sortirait une des figures de poète les plus originales et les plus attachantes de notre siècle.

Mon vœu se réalisera-t-il ? Je n’en désespère pas. Un jour, au Bois de Boulogne, dans une promenade où je lui parlais de lui, de sa réputation, il s’arrêta tout à coup, me prit le main et me dit : « Savez-vous quelle serait mon ambition ? C’est qu’il restât cent vers de moi. » Il en restera davantage.

Béranger a été mis au premier rang par les plus grands hommes de son époque. Gœthe, dans ses conversations avec Eckermann, revient souvent à Béranger, et n’hésite pas à l’appeler un Poète de génie.

Chateaubriand, dans la préface de ses Études historiques, a écrit textuellement : « Sous le simple titre de chansonnier, un homme est devenu un des plus grands poètes que la France ait produits. Avec un génie qui tient de La Fontaine et d’Horace, il a chanté, quand il l’a voulu, comme Tacite écrivait. »

Dickens m’a dit, à moi : « Savez-vous quel est, parmi nos classes laborieuses et éclairées, le poète français le plus populaire ? C’est Béranger. »

Stendhal, si fort vanté aujourd’hui, a dit dans ses Promenades d’un touriste : « Béranger est un des plus grands poètes du XIXe siècle.

Pour moi, si je voulais définir Béranger, je l’appellerais un Franklin poète.

Les ressemblances entre lui et le philosophe américain sont nombreuses.

Même amour de la liberté, même patriotisme, même goût pour le progrès, même désintéressement, même humanité, même mélange d’esprit pratique et de gaîté railleuse, même simplicité d’habitude. Mais Béranger a, de plus, une qualité rare et précieuse, l’imagination. Répandue dans ses œuvres, dans sa vie, elle leur donne un charme d’idéal tout particulier. Franklin s’arrêta toujours à la raison. Il y a en tout de l’au delà chez Béranger.