Derniers essais de littérature et d’esthétique/Deux biographies de Keats

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Deux Biographies de Keats[1].

« Un poète, disait un jour Keats, est de toutes les créatures de Dieu la moins poétique ».

Que cet aphorisme soit vrai ou non, c’est certainement l’impression que donnent les deux dernières biographies qui ont paru sur Keats lui-même[2].

On ne saurait dire que M. Colvin ou M. William Rossetti[2] nous fassent mieux aimer ou mieux comprendre Keats.

Dans l’un et l’autre de ces livres, il y a beaucoup de choses qui sont comme « de la paille dans la bouche » et dans celui de M. Rossetti, il ne manque pas de ces choses qui ont « au palais l’acre saveur du cuivre ».

De nos jours, cela est, jusqu’à un certain point, inévitable.

On est toujours tenu de payer l’amende, quand on a regardé par des trous de serrure. Or, trou de serrure et escalier de service jouent un rôle essentiel dans la méthode des biographes modernes.

Toutefois, il n’est que juste de reconnaître, tout d’abord, que M. Colvin s’est acquitté de sa besogne beaucoup mieux que M. Rossetti.

Ainsi le récit de la vie de Keats adolescent, tel que le donne M. Colvin, est très agréable. De même l’esquisse du cercle des amis de Keats. Leigh Hunt et Haydon, notamment, sont admirablement dessinés.

Çà et là sont introduits de vulgaires détails de famille, sans beaucoup d’égard pour les proportions.

Les panégyriques posthumes d’amis dévoués n’ont réellement pas grande valeur pour nous aider à apprécier exactement le vrai caractère de Keats, quoique en semble croire M. Colvin.

Nous sommes convaincu que lorsque Bailey écrivait à Lord Houghton que deux traits essentiels, le sens commun et la bienveillance, distinguaient Keats, le digne archidiacre avait les meilleures intentions du monde, mais nous préférons le véritable Keats, avec son emportement capricieux et volontaire, ses humeurs fantasques et sa belle légèreté.

Ce qui fait une partie du charme de Keats comme homme, c’est qu’il était délicieusement incomplet.

Après tout, si M. Colvin ne nous a point donné un portrait bien ressemblant de Keats, il nous a certainement raconté sa vie dans un livre agréable et d’une lecture facile.

Il n’écrit peut-être pas avec l’aisance et la grâce d’un homme de lettres, mais il n’est jamais prétentieux et n’est pas souvent pédant.

Le livre de M. Rossetti est absolument raté. Et, pour commencer, M. Rossetti commet la grave erreur de séparer l’homme de l’artiste.

Les faits de la vie de Keats ne sont intéressants qu’à la condition de les montrer dans leur rapport avec son activité créatrice.

Dès qu’ils sont isolés, ils perdent tout intérêt ou même deviennent pénibles.

M. Rossetti se plaint de ce que les débuts de la vie de Keats soient dépourvus d’incidents, de ce que la dernière période soit décourageante, mais la faute est imputable au biographe et non au sujet.

Le livre s’ouvre par un récit détaillé de la vie de Keats, où il ne nous fait grâce de rien, depuis ce qu’il appelle la « mésaventure sexuelle d’Oxford » jusqu’aux six semaines de dissipation après l’apparition de l’article du Blackwood et aux propos que tenait le mourant dans son délire loquace.

A n’en pas douter, tout, ou presque tout ce que nous rapporte M. Rossetti, est vrai, mais il ne fait preuve ni de tact dans le choix des faits, ni de sympathie dans sa manière de les traiter.

Lorsque M. Rossetti parle de l’homme, il oublie le poète, et lorsqu’il juge le poète, il montre qu’il ne comprend point l’homme.

Prenez par exemple sa critique de la merveilleuse Ode à un rossignol, d’une si étonnante magie d’harmonie, de couleur et de forme.

Il commence par dire que « la première marque de faiblesse » dans la pièce est « l’abus des allusions mythologiques », assertion complètement fausse, car sur les huit stances qui composent la pièce, il n’y en a que trois qui contiennent des allusions mythologiques, et sur ce nombre, il n’en est aucune qui soit forcée ou éloignée.

Puis, lorsqu’il cite la seconde strophe :

    Oh ! une lampée de vin, qui aura été
    Pendant un long siècle dans la terre profondément fouillée,
    et qui aurait un parfum de Flore, de la danse
    sur le gazon de la campagne, et de la chanson provençale,
          et de la gaîté brunie au soleil,

M. Rossetti, dans un bel accès de Ruban bleu[3], s’écrie avec enthousiasme : « Assurément personne n’a besoin de boire du vin pour se préparer à goûter la mélodie d’un rossignol, soit au sens propre, soit au sens figuré ».

« Appeler le vin une sincère et rougissante Hippocrène » lui paraît à la fois « grandiloquent et désagréable ».

L’expression « chaînes de bulles qui clignotent sur le bord » est triviale, quoique pittoresque ; l’image « non point porté sur le chariot de Bacchus que traînent des panthères » est « bien pire ».

Une expression comme celle-ci : « Dryade des arbres, à l’aile légère » est évidemment un pléonasme, car dryade signifie réellement « nymphe du chêne ».

Et de cette superbe explosion de passion :

    Tu n’es point né pour la mort, immortel oiseau,
    Ni pour que des générations affamées te foulent aux pieds.
    La voix que j’entendis au cours de cette nuit fut entendue
    aux temps passée par l’empereur, par le paysan.

M. Rossetti nous dit que cette invocation est un solécisme palpable, ou palpaple (sic) de logique, « attendu que les hommes vivent plus longtemps que les rossignols ».

Comme M. Colvin fait une critique fort analogue à celle-là, en parlant d’« une faute de logique qui est en même temps… un défaut poétique », il valait peut-être la peine de signaler à ces deux récents critiques de l’œuvre de Keats, que Keats a voulu exprimer l’idée du contraste entre la durée de la beauté et la condition changeante et la déchéance de la vie humaine, idée qui reçoit son expression la plus complète dans l’Ode à une urne grecque.

Les autres pièces ne sortent pas moins malmenées des mains de M. Rossetti.

La belle invocation, dans Isabella :

    Portez vos plaintes vers elle, toutes, syllabes de gémissement,
      sortez des profondeurs de la gorge de la triste Melpomène
    Sortez en ordre tragique de la lyre de bronze
    Et faites vibrer en un mystère les cordes.

Cela lui paraît « une fadeur ».

La Bacchante indienne du quatrième livre d’Endymion est qualifiée de « buveuse sentimentale et tentatrice ».

Quant à Endymion, M. Rossetti déclare ne pouvoir comprendre comment « son organisme humain, avec des appareils respiratoire et digestif, continue à exister, » et il nous apprend comment Keats aurait du, d’après lui, traiter le sujet.

Un jour, un éminent critique français s’écriait avec désespoir : « Je trouve des physiologistes partout », mais il était réservé à M. Rossetti de faire des considérations sur la digestion d’Endymion et nous lui concédons volontiers la supériorité que lui donne ce point de vue.

Même lorsque M. Rossetti loue, il gâte ce qu’il loue.

Traiter Hypérion de « monument d’architecture cyclopéenne en vers » est assez mauvais, mais l’appeler un « Stonehenge de réverbération » est absolument détestable, et nous n’en savons guère plus long sur la Veille de la Saint Marc quand nous apprenons que la simplicité en est « pleine de sang et singulière ».

Puis, que signifie cette assertion que les Notes de Keats sur Shakespeare sont « un peu tendues et bouffies ? »

N’y a-t-il rien de mieux à dire de Madeline dans la Veille de la Sainte Agnès, sinon qu’elle est présentée comme une figure très charmante, très aimable, « bien quelle ne fasse autre chose de bien particulier que de se dévêtir sans regarder derrière elle et de s’en aller furtivement ».

Il n’est nullement nécessaire de suivre M. Rossetti plus loin, pour le voir barboter dans la vase qu’il a faite lui-même avec ses pieds.

Un critique, capable de dire qu’« un nombre assez faible des poésies de Keats sont dignes d’une grande admiration », ne mérite pas d’être pris au sérieux.

M. Rossetti est un homme entreprenant, un écrivain laborieux, mais il manque entièrement du sens nécessaire pour l’interprétation de la poésie telle que l’a écrite John Keats.

C’est avec un vrai plaisir qu’on revient ensuite à M. Colvin, dont les critiques sont toujours modestes et souvent pénétrantes.

Nous ne sommes point d’accord avec lui lorsqu’il accepte la théorie de M. Owen, au sujet d’un sens allégorique et mystique qui se cacherait sous Endymion. Son jugement final sur Keats, qui « serait l’esprit le plus shakespearien qui ait paru depuis Shakespeare », n’est pas très heureux et nous sommes surpris de l’entendre insinuer, sur la foi d’une anecdote assez suspecte de Severn, que Sir Walter Scott avait sa part dans l’article du Blackwood.

Mais il n’y a rien qui soit âcre, irritant, maladroit dans l’appréciation qu’il donne sur l’œuvre du poète.

Le vrai Marcellus de la poésie anglaise n’a pas encore trouvé son Virgile, mais M. Colvin fait un Stace passable.


  1. Pall Mall Gazette, 27 septembre 1887.
  2. a et b Keats par Sidney Colvin et Vie de John Keats par William Michael Rossetti.
  3. Insigne des membres de la Société de Tempérance qui se sont engagés à ne boire que de l’eau.