Derniers essais de littérature et d’esthétique/La clôture des Arts et Métiers

La bibliothèque libre.

La Clôture des Arts et Métiers[1].

M. Walter Crane, Président de la Société des Arts et Métiers, a été accueilli hier soir par une assemblée si nombreuse qu’à un certain moment le secrétaire honoraire a été en souci sur le sort des cartons et que bien des gens n’ont point réussi à entrer.

Toutefois l’ordre s’est bientôt rétabli.

M. Cobden-Sanderson s’est avancé sur l’estrade et, en quelques phrases d’une plaisante gravité, a présenté M. Crane comme un homme, qui avait toujours été l’avocat des grandes causes impopulaires et donnait pour but à son art « la diffusion de la joie dans toute l’étendue du pays. »

M. Crane a commencé sa conférence en faisant remarquer que l’Art a deux domaines, l’aspect et l’adaptation, et que c’est essentiellement au second qu’a affaire le dessinateur, son objet n’étant point le fait littéral, mais la beauté idéale.

Le dessinateur n’a rien à voir aux effets non étudiés, accidentels, de la Nature.

Il s’est mis en quête de principes et a procédé par plan géométrique, par ligne et couleurs abstraites.

L’art pictural est isolé, et sans relation ; le cadre est le dernier vestige de l’ancienne alliance entre la peinture et l’architecture.

Mais le dessinateur n’a point pour objet premier de produire un tableau.

Il vise à faire un modèle et procède par sélection : il repousse l’idée du « trou dans le mur » et ne veut rien entendre « au sujet des fausses fenêtres d’un tableau. »

Trois choses différencient les dessins.

D’abord l’esprit de l’artiste, ce mode, cette manière, qui sépare Dürer de Flaxman, par lesquels nous reconnaissons comment l’âme d’un homme s’exprime dans la forme qui lui est propre.

Puis vient l’idée constructive, l’emplissage des espaces avec une œuvre qui plaît.

En dernier lieu, c’est la matière, que ce soit le cuir ou l’argile, l’ivoire ou le bois, matière qui souvent donne des suggestions, et toujours commande le dessin.

Quant au naturalisme, nous devons nous souvenir que nous voyons non pas seulement avec nos yeux, mais avec toutes nos facultés.

La sensation et la pensée sont des parties de la vision.

M. Crane traça alors, au tableau noir, le chêne réaliste du peintre de paysage et le chêne décoratif du dessinateur.

Il montra aussi la marguerite des champs, telle qu’elle est dans la Nature, et la même fleur traitée comme décoration de panneau.

Le dessinateur systématise et accentue, choisit et rejette, et l’œuvre décorative offre le même rapport avec la reproduction naturaliste que le langage du drame imaginatif avec le langage de la vie réelle.

Les ressources décorative du carré et du cercle furent alors représentées au tableau noir.

Il fut dit maintes choses sur la symétrie, l’alternance, et la radiation.

M. Crane décrivit ce dernier principe comme étant le « Home Rule du dessin, la perfection du self-government local » et il fit remarquer que c’était là une chose essentiellement organique, qui se manifestait dans l’aile de l’oiseau, tout aussi bien que dans la voûte en style Tudor de l’architecture gothique.

M. Crane passa ensuite à la figure humaine, « cette expressive unité de dessin » qui contient tous les principes de la décoration.

Il montra un dessin d’une figure nue tenant une hache, couchée dans un pendentif architectural, figure qui, comme il eut soin de l’expliquer, n’était point celle de M. Gladstone, malgré la présence de la hache.

Le dessinateur, laissant alors de côté le chiaroscuro, la dégradation de teintes, et « autres faits superficiels de la vie » bien capables de se défendre, et ayant toujours présente à l’esprit l’idée de la limitation d’espace, se met en devoir de faire bien ressortir la beauté de sa matière, que ce soit du métal, « avec son agréable relief » comme s’exprime Ruskin, ou du verre cerné par le plomb, avec ses belles lignes noires, ou la mosaïque avec ses cubes de gemmes, ou le métier à tisser avec ses fils qui s’entrecroisent, ou le bois avec ses jolies torsades de fibres.

Nombre d’insuccès artistiques sont dus à ce qu’un art veut faire des emprunts à un autre.

Nous avons des sculpteurs qui prétendent faire de la peinture, des peintres qui visent aux effets scéniques, des tisseurs en quête de sujets de tableaux, des ornemanistes qui veulent faire de la Vie et non de l’Art, des imprimeurs sur coton qui « attachent des bouquets de fleurs artificielles avec des flots de ruban artificiel, » et jettent tout cela sur le tissu qui n’en peut mais.

Puis vint la petite tirade de socialisme, très raisonnable et présentée fort posément.

« Comment pouvons-nous avoir du bel art, alors que le travailleur est condamné à un labeur monotone et machinal au milieu d’un entourage morne, hideux, quand cités et Nature sont sacrifiées à la rapacité mercantile, quand le Bon Marché est le Dieu de l’existence ? »

Au temps jadis, l’ouvrier manuel était dessinateur.

Il avait des journées tranquilles d’étude en sa période d’apprentissage. Le peintre lui-même débutait par le broyage des couleurs.

Il survit encore un peu d’ornement ancien, çà et là, sur les rosettes de laiton des chevaux de trait, dans les seaux à lait à Anvers, dans les cruches à eau d’Italie. Mais cela même s’en va.

« Le touriste passe et crée une demande que le commerce satisfait d’une façon insuffisante. »

Nous ne sommes point encore arrivés à un état de choses qui soit la santé.

Tottenham Court Road existe encore, on est menacé de voir renaître le mobilier Louis XVI, et l’image coloriée populaire se débat dans les mailles de l’antimacassar.

L’art est dans la dépendance de la vie.

Nous ne pouvons l’obtenir par les machines.

Et pourtant les machines ne sont mauvaises que quand elles nous gouvernent.

La presse à imprimer est une machine que l’Art apprécie, parce qu’elle lui obéit.

L’art véritable doit posséder l’énergie de la Vie elle-même, doit se colorer de ce qu’il y a de bon ou de mauvais dans la vie, doit suivre les anges de lumière ou les anges des ténèbres.

L’art du passé ne doit point être copié avec un esprit servile.

Pour un siècle nouveau, nous réclamons une forme nouvelle.

La conférence de M. Walter Crane fut fort intéressante et fort instructive.

Sur un seul point, nous serons en désaccord avec lui.

De même que M. Morris, il déprécie complétement l’art du Japon et regarde les Japonais comme des artistes naturalistes et non point décoratifs.

Il est vrai qu’ils sont souvent picturaux, mais avec leur finesse exquise de touche, l’éclat et la beauté de leur coloris, leur entente parfaite dans la façon de rendre un espace décoratif sans le décorer lui-même (point sur lequel M. Crane n’a rien dit, quoique ce soit une des choses les plus importantes dans la décoration) et par la subtilité de leur instinct dans la place à donner aux objets, les Japonais sont des artistes décoratifs d’un ordre élevé.

Il faudra que l’année prochaine quelqu’un fasse aux Arts et Métiers des conférences sur l’art japonais.

En attendant, nous félicitons M. Crane et M. Cobden-Sanderson sur l’admirable série de conférences qui a été faite à cette Exposition.

On ne saurait dire trop de bien de leur influence.

L’exposition, nous avons été heureux de l’apprendre, a été un succès financier.

Elle se ferme demain, mais elle n’est que la première d’un grand nombre d’autres, dans l’avenir.


  1. Pall Mall Gazette, 30 novembre 1888.