Derniers essais de littérature et d’esthétique/Primavera

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Primavera[1].


Pendant le trimestre d’été, Oxford enseigne l’art exquis de la flânerie, une des choses les plus importantes que puisse enseigner une Université, et il vient de paraître dans cette aimable ville, un mignon et charmant volume, œuvre de quatre amis, qui peut-être forme les prémices de cette rêverie sous le cloître gris, dans le silencieux jardin, qui a pour effet de former ou de perdre un homme.

Ces quatre nouveaux poètes sont M. Laurence Binyon, qui vient de gagner le prix de Newdigate ; M. Manmohan Ghose, jeune hindou distingué par son érudition, et par ses grands progrès en littérature qui donnent quelque éclat à Christ Church ; M. Stephen Phillips, qui a récemment joué le rôle du Fantôme dans Hamlet au Théâtre du Globe, avec une dignité et un talent de diction si admirables ; et M. Arthur Cripps, de Trinity.

Un intérêt particulier s’attache naturellement à l’œuvre de M. Ghose.

Né aux Indes, de parents de pure race hindoue, il a été élevé uniquement en Angleterre.

Il a reçu son éducation à l’École de Saint Paul, et ses vers nous montrent avec quelle promptitude et quelle finesse se forment les sympathies intellectuelles de l’esprit oriental et nous indiquent combien est étroit le lien qui, peut-être un jour, unira l’Inde à nous par d’autres moyens que le commerce et la force des armes.

Il y a quelque chose de charmant à trouver un jeune Hindou qui emploie notre langue avec autant de souci de la mélodie et des termes que le fait M. Ghose.

Voici une de ses pièces.

Par dessus ta tête, en joyeux détours,
à travers les vastes espaces du ciel, librement
les oiseaux volent avec de la musique dans les ailes,
Et de la mer bleue, rude
les poissons brillent et bondissent.
Il y a une vie des choses les plus charmantes
Sur toi, en ton sommeil si profond.

Aux profondeurs de l’Orient les cieux deviennent plus célestes
D’un soir à l’autre et encore
les glorieuses étoiles se souviennent de paraître ;
Les roses, sur la colline
sont parfumées comme avant.
Seulement ta figure, chère entre toutes choses,
Je ne la verrai jamais plus.

Il y a là des défauts ; il y a beaucoup de défauts.

Mais les vers que nous avons mis en italique sont charmants.

Le tempérament de Keats, les états d’esprit de Matthew Arnold ont influencé M. Ghose : pouvait-il y avoir une influence meilleure pour un débutant.

Voici quelques stances d’une autre poésie de M. Ghose.

Sous une ombre épaisse je m’étendrai, et sous l’ombre plus épaisse encore
de la nuit, où pas une feuille ne connaît ses voisines ;
Oubliant l’éclat des étoiles, oubliant
La visite printanière de la rose ;
Et loin de tous les délices, préparant le repos à mon cœur.

Oh ! n’implore pas le silence, toi ! trop tôt, trop sûrement
L’automne viendra, et pleurera à travers ces branches :
Quelques oiseaux se tairont, des fleurs ne vivront plus
Et tu glisseras malgré toi tristement sous le sol.
Et tu seras silencieux dans ce sommeil éternel.

Il y a de la verdure encore, là où s’égare la blonde déesse :
Alors suis-la, jusqu’à ce que tout se flétrisse autour de toi.
Ne perds pas une vision de sa figure passagère.
Ne perds pas un bruit de sa robe moëlleuse, quand ici
Elle traîne sur les feuilles humides de l’année en son déclin rapide.

Le second vers est très beau, et l’ensemble annonce de la culture, du goût et du sentiment.

M. Ghose arrivera un jour à se faire un nom dans notre littérature.

M. Stephen Phillips a une Muse plus solennelle, plus classique.

Son œuvre la meilleure est son Oreste.

La Justice m’a appelé dans des pays lointains, la froide reine

parmi les morts, qui après la chaleur et la hâte
enfin trouve le loisir pour sa voix forte et ferme
qui puise du calme dans les grandes profondeurs de l’enfer.
Elle m’a appelé, me disant : « J’ai entendu un cri pendant la nuit ?
Va et ne fais pas de question ; dans ta demeure
ma volonté attend l’exécution.
....................
........ Et elle gît là,
ma mère ! oui, encore ma mère. Ô chevelure
avec laquelle j’ai joué dans cette demeure ! Ô yeux
qui m’ont reconnu un instant à mon arrivée,
et se sont éclairés et ont battu d’affection ;
et l’instant d’après ont été éteints par ma main ! Oh ! malheur à moi !
Vous ne vous poserez plus sur moi en ce monde.
Pourtant tu seras peut-être plus heureuse, si tu vas
En quelque terre de vent et de feuilles agitées,
dormir sous une étoile ; mais quant à moi,
l’Enfer a faim, et les Furies infatigables attendent.

Milton et le procédé de la tragédie grecque, telles sont les influences qui ont agi sur M. Phillips, et ici encore nous allons dire : quelles influences meilleures pouvaient agir sur un jeune poète ?

Son vers a de la dignité et de la distinction.

M. Cripps a parfois de la mélodie, et M. Binyon, le récent lauréat d’Oxford, nous prouve dans son Ode lyrique sur la jeunesse, qu’il sait manier adroitement un mètre difficile, et que, dans le sonnet suivant, il est capable de saisir les doux échos qui dorment dans les sonnets de Shakespeare :

Je ne puis relever mes paupières, quand s’en va le sommeil

sans être visité par des pensées de vous.
Le repos n’a rien dont la fraîcheur soit à moitié aussi profonde
Que le doux matin, qui réveille de nouveau mon cœur.
Je ne puis éloigner le trivial souci de la vie
que vous ne veniez aussitôt, furtivement, avec votre charme, vers moi ?
Mes plus purs moments sont votre fidèle miroir ;
Ma plus profonde pensée trouve en vous la vérité la plus brillante.
Vous êtes la charmante reine qui règne sur mon esprit,
le ciel constant pour la mer toujours agitée ;
pourtant puisque c’est vous qui régnez sur moi, comment ne pas trouver
une plus douce liberté en une telle tyrannie.
Si les anxieux royaumes du monde étaient ainsi gouvernés,
leurs souffrances s’effaceraient, leur plainte s’éteindrait à demi.

En somme, Primavera est un agréable petit livre, et nous nous empressons de lui souhaiter la bienvenue.

Il est « établi » d’une façon charmante, et les étudiants de l’Université gagneront à le lire pendant les heures de leçon.

FIN

  1. Pall Mall Gazette, 24 mai 1890.