Derniers jours de la Bohème/Le Comte Léon

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 350-358).


LE COMTE LÉON


Voilà une monnaie fruste, une figure aux trois quarts effacée par ce que Denis Diderot appelle « les ailes du vieux Saturne ». Personne ne se rappelait plus ce nom, qui n’est qu’un tronçon du plus grand nom historique des temps modernes. Hier, l’Intermédiaire des Chercheurs l’a ressuscité tout à coup, au grand ébahissement des curieux. « Le comte Léon, qui est-ce donc ? » Tout simplement un fils naturel de César, le bâtard de celui qu’on avait surnommé l’Homme du Destin.

Le comte Léon aura été pendant trente-cinq ans une des curiosités de Paris. Qui ne l’a vu, lorgné, contemplé ou dessiné, soit au crayon, soit à la plume ? Qui n’a été admis à causer avec lui ? Très haut de taille, cinq pieds dix pouces pour le moins, se tenant droit, portant beau, il était comme une photographie vivante de Napoléon, exagérée par le grossissement. On pouvait dire de lui et l’on disait partout, en effet, qu’il montrait son acte de naissance sur sa figure.

Il y a toutefois quelque réserve à faire, tant au point de vue de l’histoire qu’en ce qui touche la question d’art.

Sur la fin du règne de Louis-Philippe, ces Sceptiques, qu’on nomme aujourd’hui les Je-m’en-foutistes, se donnaient déjà carrière. On les rencontrait un peu sur les marges du beau monde, mais surtout dans la bohème littéraire et chez les peintres. En ce temps-là, sans aucun doute, comme on était au lendemain de la translation des cendres opérée avec une grande mise en scène par le prince de Joinville, le souvenir de Napoléon ne cessait point d’être entouré d’une auréole poétique. Toute la jeunesse, ou à peu près, savait par cœur l’Ode à la Colonne de Victor Hugo.

Le peuple, ouvriers et paysans, à très peu d’exceptions près, chantait dans les guinguettes le Cinq mai de Béranger, qui, au bout du compte, a aussi le rang d’une ode et d’une des plus belles. Au Pays Latin et parmi les lettrés, on lisait, non sans émotion, le Tambour Legrand, de Henri Heine, une épopée en prose. Cependant, çà et là, à travers ce grand Paris, qui a toujours tenu à être la capitale de la Blague, il se manifestait de sourdes et moqueuses protestations. Nos Sceptiques d’alors, je ne l’ai pas oublié, se défendaient d’être chauvins et riaient en chœur en parlant de l’homme à la redingote grise.

« Il est démodé, disaient-ils. On ne parle plus de lui que dans les faubourgs. »

Pourquoi ne noterais-je pas le fait en passant ? À cette même époque, à la Chambre des pairs, dont je faisais alors le compte rendu, j’ai vu tel jeune duc, fils d’un général de l’empire, filleul de César, dissimuler son prénom, sous prétexte qu’il était descendu abondamment dans la canaille, si bien qu’il ne se faisait plus appeler que Léon. C’était aussi ce qu’avait bien soin de faire Léo Lespès, lequel, en réalité, aurait dû signer : Napoléon Lespès. Nul n’aurait osé soupçonner ce que nous réservait un prochain avenir. Je le répète parce que c’est vrai : la mode était ou d’oublier le dieu ou de se moquer de lui.

En ce temps-là, au Corsaire, journal d’avant-garde, sorte de moniteur de la moquerie, débutaient dix ou douze prosateurs ou poètes, les illustrations de l’avenir. Au milieu d’eux se voyait Théodore de Banville, alors à peu près inconnu, mais très intrépide farceur sous sa pâle figure de pince-sans-rire. Sur le coup de deux heures, il arrivait de la Rive Gauche, s’asseyait à la table de rédaction, roulait entre ses doigts une cigarette et, tout à coup, d’un ton solennel, en s’adressant à tous ceux qui se trouveraient-là, il disait :

« Messieurs, regardez bien, je vous prie. Je vais improviser un portrait, un chef-d’œuvre qui ferait pâlir ceux du père Ingres. Ainsi je ne vous demande que deux minutes, pas plus, pour faire ce que dans le commerce de l’imagerie, on appelle : le Napoléon des architectes. »

Pour lui obéir, on regardait donc ; on voyait alors le poète si sarcastique, — un Martial plutôt qu’un Horace, — sans quitter des lèvres sa cigarette, tremper sa plume dans l’encre (il y avait encore des plumes d’oie à cette époque), et la promener d’un air inspiré sur une petite feuille de papier blanc. Il commençait par formuler un rond parfait, une sorte de pleine lune. Avec un sérieux de glace, il y ajoutait de chaque côté, à droite et à gauche, un double appendice, c’est-à-dire les deux oreilles. Les yeux, le nez, la bouche, une petite mèche en manière de virgule coupait le front, et c’était tout.

Chose curieuse, cette grotesque et naïve improvisation finissait par être ressemblante. Rien que d’un coup-d’œil on reconnaissait dans cet essai, fini avec tant de hâte, la face numismatique du conquérant. Il n’y manquait plus qu’une date et une légende pour être un mascaron à coller à un palais ou à une médaille à couler en bronze, en argent ou en or.

Tous les assistants étaient émerveillés.

Quant à moi, j’éprouvais un étonnement qu’il ne m’était pas possible de taire.

« Eh ! sans doute, disais-je, c’est bien Bonaparte, mais c’est encore plus le comte Léon. »

Pour ceux qui s’occupent d’esthétique, il existe trois figures du grand homme tout à fait distinctes : — 1° Celle du superbe général de l’armée d’Italie : petit, mince, maigre, pâle, avec de longs cheveux plats retombant sur les épaules comme une crinière de lion ; c’est celle qu’on a entourée des mots bibliques : Inter fulgura surgens et tonitrua, sortant d’entre les foudres et les tonnerres. — 2° Celle du lendemain d’Austerlitz, le victorieux, sacré, couronné, dominant l’Europe et, comme l’a dit un vieil aède, posant ses pieds sur le bandeau des rois. Il est toujours pâle, mais engraissé. Il a pris du ventre ; il a les joues pleines, un peu comme Tibère. — 3° Enfin, celle du prisonnier des Anglais.

En cinq ans, il a vieilli dans la proportion d’un quart de siècle. Le feu du génie s’est assoupi. Coiffé d’un chapeau de paille pour se garantir du soleil dardant sur ce roc pelé de Sainte-Hélène, il n’existe plus que d’une vie végétative. Il dit au général Bertrand : « J’ai perdu mon regard d’aigle. » Il a tout perdu depuis qu’il n’a plus à contrecarrer qu’un geôlier, sir Hudson Love. Il a presque la figure atone d’un bourgeois de la rue du Sentier, qui s’est retiré des affaires pour aller planter ses choux à Bougival, auprès d’Emile Richebourg.

Or, ces trois figures, rassemblez-les, jetez-les dans le creuset où Benvenuto Cellini a fait fondre son Persée, et il en sortira la tête du comte Léon.

Dans son dernier numéro de novembre, l’intéressante petite revue, l’Intermédiaire des Chercheurs, parle assez longuement du comte Léon, mais sans faire le portrait de cette curieuse individualité. C’est donc qu’ils ne l’ont pas vu. Et pourtant, pendant de longues années, aucun homme ne se montrait plus volontiers en plein jour sur le pavé de Paris.

Je l’ai déjà dit, il était grand. Pour le reste c’était Napoléon tout craché. Un Napoléon avec des allures de géant, cette particularité déroute singulièrement les regards de la foule ; néanmoins, rien n’est plus vrai. Seulement, ce qu’il faut se hâter de dire, c’est que, si c’était bien le masque de l’empereur, il ne s’y trouvait pourtant ni la finesse du visage, ni cette admirable correction des contours, ni la noblesse du nez qui faisait dire à Louis David, le grand peintre : « C’est un Romain d’il y a deux mille ans qui vient de sortir des entrailles de la Révolution française ». Tout compte fait, le comte Léon paraissait plutôt être une copie du prince Jérôme, celui qui est mort à Prangins, qu’un fils de son père.

À ce sujet, une rectification. Suivant l’Intermédiaire, le comte Léon serait le fils d’une grande dame polonaise, la comtesse W... Il est évident que notre confrère confond ici les personnes. De la comtesse W... est né le comte Walewski, le même dont lady Morgan parle dans ses impressions de voyage, le même aussi dont Louis-Philippe a fait un diplomate et Napoléon III un ministre d’État. Celle qui fut la mère du comte Léon était une Allemande, que son impérial amant a faite comtesse de Luxbourg. Jeune, elle a été, paraît-il, fort jolie. Si l’on s’en rapporte aux mémoires du temps, Napoléon n’aurait passé qu’une nuit avec elle, mais en ayant soin d’en faire prendre la date sur un calepin.

On ajoute qu’il s’était dégoûté de la belle parce qu’au moment des entretiens amoureux, elle s’était mise à lui parler politique.

Bien entendu, je ne donne ce racontar que pour ce qu’il vaut.

Une chose certaine, il s’est beaucoup préoccupé de cet enfant de la main gauche, dont la ressemblance l’avait frappé. Non seulement il avait donné à la mère un titre et une pension, mais encore il avait pourvu à l’éducation du bâtard, et, à Sainte-Hélène, à l’heure où il dictait son testament, il lui léguait nominalement 100,000 francs, ce qui était encore une somme d’importance il y a quatre-vingts ans.

En juillet 1830, au retour du drapeau tricolore, le napoléonisme se mit tout à coup à refleurir. Ce fut alors qu’en se fondant rien que sur son origine, le comte Léon se fit élire colonel d’une légion de la garde nationale, dans la banlieue. Naturellement, il était très beau sous les armes. Autre point : ces fonctions faisaient de lui, une fois tous les trois mois, le commensal du roi des Barricades.

La chose plaisait d’autant plus à ce rejeton d’un demi-dieu, qu’étant par nature voluptueux, prodigue et joueur, il tapait volontiers le nouveau monarque, ce qui n’était guère du goût de ce dernier. À la fin, il y eut brouille à ce sujet, puis quelques scandales, des dettes criardes dont il est fait mention dans la Gazette des Tribunaux.

Très peu de temps avant la révolution de Février, un peu brûlé à Paris, le comte Léon était allé à Londres ; il y rencontra Louis Bonaparte retour de Ham, autre enfant du hasard, à ce qu’on disait, mais son cousin tout de même. Que se passa-t-il entre eux ? Je ne sais trop. Ce que le Times a raconté, c’est que le comte Léon provoqua le prince et que le prince ne jugea pas à propos de relever le gant. Pour ne rien celer, je dois ajouter ici que nos journaux de Paris se prirent à dire que l’aventurier, payé par les Tuileries, avait été envoyé en Angleterre pour faire tomber l’homme de Strasbourg dans un piège et pour le tuer en duel. Entre nous, l’action serait trop horrible et je ne crois pas qu’elle soit vraie.

Au reste, pour dire qu’elle n’est pas vraie, je me fonde sur ce que Louis Bonaparte, ayant égorgé la République et s’étant fait nommer empereur, son cousin vint le voir en son palais et reçut sur sa cassette une pension annuelle de 16,000 francs. — Ici, lecteur, rappelez-vous, s’il vous plait, l’étude de La Boëtie sur ces êtres dévorants qu’on appelle les Rois. Hélas ! c’est peu de payer pour eux ; il faut, de plus, payer pour tous les leurs, agnats et cognats ; il faut même payer pour leurs vices, entretenir leurs maîtresses et les fruits tombés du ventre de leurs maîtresses. La France, cette inépuisable vache à lait, a eu, depuis 1789, à nourrir ainsi les Bourbons aînés, les d’Orléans, les Bonapartes et les bâtards des uns et des autres, et elle est prête à recommencer.

Si, demain, quelque dictateur grotesque, un imitateur du 18 Brumaire, un plagiaire du 2 Décembre, venait à réussir dans un attentat, vous verriez se reproduire la même histoire.

Revenons au comte Léon — pour en finir.

Il est mort obscurément, il y a vingt-cinq ans, en pleine misère.