Aller au contenu

Derniers vers (Anna de Noailles)/À Rudyard Kipling

La bibliothèque libre.


À RUDYARD KIPLING


Qu’il est beau, cet instant obscur et fortuné
Où, dans l’humilité et le silence, est né
Un de ces cœurs puissants, nouveaux et nécessaires,
Qui dilatent le globe au moment qu’ils l’enserrent,
Et donnent aux humains la joie imaginaire
Et le bonheur d’être étonnés !

Mieux que le feu des Grecs sur la montagne antique,
Annonçant les hauts faits entre l’herbe et les cieux,
L’enfant universel et cependant unique
Est un brûlant sommet par qui tout communique,
Et le monde entre dans ses yeux.


Tout est dans le poète ; il s’ajoute lui-même
Aux siècles, aux trésors, aux nations, aux lois.
L’univers languissant refleurit dès qu’il aime.
Il est fort en son cœur, et pourtant il essaime,
Étant lui seul autour de soi !

Il a tant absorbé et contenu l’espace
Que, dans sa marche ferme et sa simplicité,
Il transporte le monde alors qu’il se déplace.
On voit sur lui des flots, des astres, des cités,
On entend quand il songe, on entend quand il passe,
Se détendre l’immensité.

— Le voici donc, pareil à sa forte Angleterre,
À l’île de vigueur debout sur l’eau d’argent,
Celui qui, d’un élan natif et volontaire,
Joint au Nord obstiné l’Orient des mystères,
À la fois actif et songeant.

Si noble que l’idée ait rendu son visage,
Le ténébreux instinct parfois l’ensevelit,
Il est tout recouvert de brillants paysages,
Il ressemble au destin, il ressemble au voyage,
Et les parcours sont abolis.


Il est baigné d’embruns, et pourtant il embaume,
Sa force est d’azur froid, mais les profonds étés
L’ont saturé d’un rêve où glissent des fantômes,
Telle l’Inde où l’on voit cheminer, dans l’arome,
Des peuples aux pas veloutés.

— Comme un mol éventail de palmes qui s’inclinent,
On sent autour de lui frémir avec amour
Le cortège enivrant des contes des Collines,
Où, dans un bruit lointain de tambour vague et sourd,
Passent des corps ambrés, en blanches mousselines,
Des garçons aux yeux clairs, des filles cristallines,
Les balles de polo heurtant la paix du jour,
Les gais poneys et le vautour !

Ô somptuosité des palais de Lahore,
Gravité de l’Égypte, œil déçu des Bouddhas,
Bruit des lotus s’ouvrant dans la Chine, à l’aurore,
Et la maison anglaise où tout humain s’honore,
Paisible entre ses vérandas.

— Poète, créateur, saisons, forêts, navires,
Par lui l’animal rêve et la cime respire,
L’espace, entre son cœur et celui de Shakspeare,
Penche comme entre deux aimants.


— Que loué soit aussi le héros dont les ailes
Sont deux drapeaux penchés sur des corps endormis,
Lui qui, ressuscitant les stoïques amis,
Sur les soldats de France et d’Angleterre a mis
Des épitaphes immortelles !

Fascinés par la franche et sublime lueur,
Quel nom donnerons-nous à l’homme qu’on contemple
Avec ce long silence attentif et songeur ?
Quel terme est assez fier, quels mots sont assez amples ?
Qu’il soit nommé le Feu, l’Énergie et l’Exemple,
Qu’il soit nommé Consolateur !

Consolateur puissant pour les jours sans courage,
Consolateur secret pour les cœurs moins hardis,
Main d’airain qui, puisant dans le tombeau des âges,
A ramené soudain sur l’antique rivage
Un terrestre et frais paradis !

Veuille l’humanité, dans sa plainte infinie,
Considérer parfois cet honneur sans pareil
D’être, par ses enfants, divine et rajeunie.
Qu’elle efface les pleurs de sa face ternie,
Puisque, lorsque l’azur a de muets soleils,
La sombre terre a le génie !