Derrière les vieux murs en ruines/01

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 1-12).


DERRIÈRE
LES VIEUX MURS EN RUINES


20 novembre 1915.

De Meknès, on ne voit d’abord que des remparts et des ruines.

Les remparts déroulent, durant des heures, une ceinture farouche derrière laquelle on ne devine rien.

Parfois un palmier incline sa tête au-dessus des murailles, un olivier gris surgit dans une crevasse, quelques figuiers s’agrippent entre les cailloux.

Il semble que l’on soit destiné, comme en un conte, à longer inlassablement une cité mystérieuse et morte…

Puis, sur la colline, apparaissent les ruines. Ce sont de très vieux murs aux tons fauves, des palais à demi détruits, dont quelques arcades attestent encore les dimensions colossales ; un enchevêtrement de terrasses vétustes, de treilles, de logis abandonnés, de pierres qui ne tiennent plus et que la végétation envahit… Seuls des minarets émaillés de vert, sveltes et luisants, dominent, intacts, l’immense écroulement de la ville.

À cette heure tardive où nous arrivons, la chaîne du Zerhoun est revêtue d’une brume violette, striée de grandes ombres bleues, et les ruines, subitement, se dorent, flamboient et s’éteignent avec le crépuscule, plus grises, plus tragiques d’avoir été si lumineuses il y a quelques minutes à peine.

Le Chérif[1] nous a envoyé des esclaves et des mules. Un négrillon nous précède à travers les ruelles qui se croisent, se multiplient, s’engouffrent sous des voûtes aux ténèbres profondes. Puis elles reviennent à la faible lueur nocturne, pour nous mieux révéler l’infinie vieillesse et la mélancolie des bâtisses qui s’effondrent.

Combien de temps devrons-nous circuler dans cet impressionnant dédale, où les rares passants, enveloppés de leurs burnous, semblent des fantômes ? Ils glissent le long des murs, sans plus de bruit que le halo de leurs lanternes, dont les sautillements jaunâtres exécutent une danse de feux follets.

La ruelle se resserre, se fait plus noire et désolée, elle descend, à présent, au fond de l’ombre, par un grossier escalier de pierres, dans lequel nos mules butent à chaque pas. Le négrillon s’arrête… C’est ici ?… Cette porte derrière laquelle on aperçoit un vestibule misérable ?… Ici, la demeure du noble et richissime Chérif Mouley Hassan ?…

Le voici qui s’avance, tout de blanc drapé, avec cet air altier dont il ne se départ jamais. Des esclaves noirs l’accompagnent, car il ne se déplace qu’en grande pompe, comme le Sultan que son orgueil voudrait égaler. Mais un sourire adoucit, pour nous, la fierté de ses allures. Le Chérif nous honore d’une amitié particulière depuis que mon mari eut, au Maghzen[2], l’occasion de débrouiller une affaire de faux dont il avait été victime.

— Soyez les bienvenus chez moi ! Soyez les bienvenus ! répète-t-il.

Après mille congratulations et politesses, nous le suivons dans le vestibule aux angles brusques. Plusieurs portes, massives, blindées de fer, hérissées de clous, se succèdent avec des airs hostiles. La dernière s’ouvre… Le patio nous apparaît tout à coup, sous la caresse bleue des rayons lunaires, tandis que les salles flamboient, toutes dorées dans l’illumination des cierges de cire qui s’alignent sur les tapis.

Enchantement exquis et mystérieux de cette demeure, auquel on n’est pas préparé. Des reflets miroitent sur les murs revêtus de mosaïques, sur les ors des plafonds ciselés et peints, sur les dalles de marbre, si polies qu’elles semblent mouillées. Ils dansent en étincelles opalines au sommet du jet d’eau. Chaque gouttelette est piquée d’un reflet vert par la lune, et d’un reflet orange par la lumière des flambeaux.

Une foule d’esclaves s’empresse à nous servir. Elles apportent le thé à la menthe et les parfums, avec un luxe princier d’argenterie. D’énormes plats de Fès, aux bleus rares, des coupes de Chine et d’autres en cristal, remplies de gâteaux, de noix, de dattes, sont disposés sur une mida[3], que recouvre une soie émeraude brochée d’or. Et l’on nous verse aussi du lait d’amandes, du sirop de grenades et du café à la cannelle.

Le Chérif, nonchalamment accroupi parmi les coussins, dirige les négresses d’un signe ou d’un clignement d’œil. Elles ne passent devant lui qu’humbles, les bras collés au corps, la tête basse, dans une attitude de respect infini et de crainte. Mais leurs croupes rebondies, ondulant sous le caftan, leurs faces rondes et luisantes, leurs bras vigoureux, attestent la richesse d’une maison où l’abondance règne…

Toutes choses de ce palais, comme en un conte des Mille et Une Nuits, sont d’une incomparable somptuosité. En nulle autre demeure, je ne vis une décoration si luxueuse, des tapis si épais, des sofas si moelleux, ni pareille abondance de coussins… L’air est embaumé par les vapeurs légères et précieuses qui s’échappent des brûle-parfums ; des esclaves nous aspergent d’eau de rose, avec les mrechs d’argent au col effilé ; d’autres, agitant devant nous des mouchoirs de soie, chassent d’invisibles mouches…

Indolent et majestueux, le Chérif jouit de notre admiration, à laquelle nous savons, comme il sied, donner un tour flatteur, mais discret.

— Oui, nous dit-il, cette demeure est agréable… j’en ai bien d’autres à Fès, à Tanger, à Marrakech, cent fois plus belles, où vous serez mes hôtes un jour, s’il plaît à Dieu !…

Son orgueil est immense et magnifique. Il rivalise de faste avec le Sultan, son cousin, qu’il surpasse par la largesse de son hospitalité et l’éclat de son train.

Chacun se souvient encore du brigandage de ses ancêtres toujours en dissidence, et dont Mouley Abder Rahman[4] ne se concilia l’amitié qu’en accordant sa fille, Lella Aïcha Mbarka, au père de notre hôte.

— C’était un homme ! nous dit-il, un guerrier valeureux que nul n’a pu vaincre… Nous ne sommes point efféminés comme ces citadins aux cœurs de poules… et nous descendons, par les mâles, plus directement du Prophète que par notre alliance avec les Alaouïine[5]… Je me souviens des séjours que je fis, en mon enfance, dans nos tribus de l’Atlas… Nous partions dès l’aube à la chasse aux fauves, précédés par des centaines de rabatteurs. Il y avait de nombreuses victimes parmi eux, cela compte peu, et nous revenions chargés de trophées importants… Au reste, mes cousins, les Chorfa, qui vivent encore à Ifrane, ne recouvrent pas leurs couches avec des brocarts, mais avec des peaux de lions…

Ses yeux flambent en évoquant de tels souvenirs, sa taille se redresse, sa belle tête à barbe blanche est celle d’un chef, d’un conquérant. Mouley Hassan a raison, un sang plus brûlant court en ses veines qu’en celles des paisibles amis avec lesquels, d’habitude, nous devisons. Il ne parle guère que de lui, de ses aïeux, de ses chevaux, de ses biens et de ses exploits. Mais sa vanité devient superbe d’atteindre de telles proportions en un tel cadre ! Il veut éblouir et ne ménage rien à cet effet. Un respect émerveillé l’entoure à cause de ses richesses, des tribus qu’il domine encore dans la montagne et de l’influence extrême qu’il possède sur son impérial cousin.

L’agitation grandit parmi les esclaves, leur nombre se multiplie. À présent le patio est envahi de nègres portant les plats de cuivre coiffés de couvercles coniques. Ils les alignent à l’entrée de la salle, tandis qu’une fillette purifie nos mains sous l’eau tiède et parfumée d’une aiguière. Le Chétif s’accroupit avec nous autour de la table ronde et basse ; il rompt lui-même les pains à l’anis dont il distribue abondamment les morceaux.

— Allons ! Au nom d’Allah !

Les plats succèdent aux plats, succulents et formidables : ce sont des tagines[6] de mouton aux oignons, aux raisins secs, aux épices variées, et d’autres contenant cinq poulets rôtis, farcis ou à diverses sauces. Quelle basse-cour tout entière a-t-on sacrifiée pour notre dîner de ce soir !…

Notre accoutumance aux mœurs arabes est telle que nous ne nous étonnons plus d’un pareil repas, et savons, très correctement, selon les règles, retirer la viande entre le pouce et l’index de la main droite, ou rouler, d’un petit mouvement saccadé de la paume, les boulettes de couscous, que l’on porte à sa bouche, rondes et luisantes comme des œufs.

Mais l’excellence des mets nous surprend agréablement, habitués que nous sommes à la cuisine moins raffinée des Rbati[7].

— C’est que, nous dit notre hôte, ils n’emploient pas ainsi que nous le beurre et l’huile fine. Ces « marchands » se contentent de l’abondance, leurs gosiers n’ont point la délicatesse des nôtres… Au reste, on ne cuit bien que dans nos maisons du Maghzen et j’ai fait venir de Tétouan plusieurs négresses expertes aux tagines et à la pâtisserie… Vous ne trouverez nulle part au Maroc, pas même à Fès, une cuisine comparable à celle-ci.

La mida se couvre à présent de coupes en cristal contenant d’étranges petites salades qui témoignent d’une imagination culinaire très inventive : oranges assaisonnées de vinaigre et d’eau de rose ; persil haché dans une sauce huileuse ; patates douces relevées de piments ; rondelles de carottes à la fleur d’oranger… Par le Prophète ! ce n’est point mauvais et quelques-uns de ces mélanges ont même une succulence inattendue… Ils sont destinés à ranimer, pour la fin du repas, nos appétits défaillants. Car il convient encore de faire honneur à une dizaine de nouveaux poulets, au couscous, et à ce très délectable « turban du Cadi », qui recèle, en une pâte croustillante et mince, des amandes pilées avec du sucre. Et comme aucune boisson n’accompagne un tel festin, le thé à la menthe, dont ensuite on prend trois tasses, est le très bien venu. Mais il s’accompagne de pâtisseries auxquelles, malgré l’insistance de notre hôte, nous ne saurions toucher…

Je laisse Mouley Hassan décrire à mon mari, avec son habituelle emphase, l’étendue de ses domaines et le nombre de ses serviteurs, et, sans prononcer une parole, je me lève pour aller rendre visite à l’invisible « maîtresse des choses ».

Une négresse a compris mon désir. Elle me précède à travers le patio. Quatre massifs piliers soutiennent, au premier étage, une galerie rectangulaire précieusement dorée, peinte et sculptée. Quelques femmes chuchotent dans l’ombre, et je les sais, tapies derrière les balustrades en bois tourné, pour épier les hommes qu’elles ne doivent pas approcher…

Mais ce n’est point là-haut que nous allons. L’esclave me fait parcourir des couloirs sinueux et sombres aboutissant à un « riadh[8] » irréel dans l’enchantement azuré de la lune : les orangers, chargés de fruits, forment des masses noires, au-dessus desquelles les bananiers balancent leurs larges feuilles déchiquetées. Quelques roses tardives, étrangement blafardes, surgissent dans la verdure ; un jasmin recouvre une allée, d’une tonnelle si parfumée que l’on ne saurait s’attarder à son ombre. Des bassins étroits et profonds, affleurant le sol au milieu des mosaïques, se moirent de larges reflets, et l’on n’entend, dans le recueillement nocturne, que les petits cris étouffés des oiseaux rêvant de l’épervier ou du serpent, et le bruit cristallin d’une fontaine…

Lella Fatima Zohra m’attend, accroupie en une salle étincelant à la lumière des flambeaux. C’est une femme assez âgée, au visage grave et bon, aux gestes sobres, dont on devine, dès l’abord, la haute naissance. Pourtant elle n’a point la morgue de Mouley Hassan, et les esclaves, autour d’elle, perdent leur air de servilité craintive ; quelques-unes, même, s’adossent familières aux montants de la porte et mettent leur mot à la conversation.

La Cherifa me reçoit avec une réelle bienveillance, quoiqu’elle ne me connaisse pas encore… Et certes je suis sensible à cet accueil, car je sais les vieilles dames marocaines beaucoup plus farouches aux Nazaréens[9] que leurs époux, et souvent même hostiles.

— Sois la bienvenue chez nous, dit-elle, tu honores notre maison.

— Sur toi, la bénédiction d’Allah. C’est nous qui sommes honorés d’être reçus dans une si noble famille et une si magnifique demeure !

— Nos tapis sont indignes d’être foulés par tes pieds ; si je le pouvais, je te porterais sur mes épaules… Ô le grand jour chez nous, de vous avoir pour hôtes !

— Plus grande encore est notre réjouissance, ô Lella[10] !

— C’est la première fois que tu viens à Meknès ? Que t’en semble ?

— Je n’ai rien aperçu dans les ténèbres, mais il ne me reste plus quoi que ce soit à admirer, puisque j’ai vu ta maison.

— Elle est belle, et semble méprisable à qui n’en sort jamais…

— Le regretterais-tu ?

— Certes, je refuserais de franchir la porte si on me le proposait !… Telle est notre coutume, — et nous, gens du Maghzen, devons la suivre plus strictement que les autres. Mais je pense parfois qu’il y a des rues, des souks, des arsas[11], des montagnes… et je ne connais que ces murs…

— Ils sont d’une splendeur sans égale, et tu possèdes un riadh plein de verdure pour rafraîchir tes yeux…

— Louange à Dieu !… Je te montrerai toute la maison lorsque les hommes en seront partis. Mais ce soir tu sembles fatiguée, ô ma fille, et, malgré la joie que me donne ta compagnie, je ne veux pas, après ce long voyage, t’empêcher de prendre du repos.

— Dieu te bénisse, ô Lella ! tu n’as pas « raccourci[12] » avec moi.

— Qu’Allah te fasse dormir en son contentement !

— Puisses-tu te réveiller au matin avec le bien !

À travers les couloirs en labyrinthe, je regagne la salle des hôtes que nous occupons.

Et, sur une couche de brocart violet ramagé d’or, je perçois encore, en un demi-sommeil, le clapotis clair du jet d’eau, le glissement des pieds nus dans le patio, puis, angoissante et sublime, la clameur dont le muezzin déchire la nuit :

La prière sur toi, ô Prophète de Dieu !
La prière sur toi, ô l’Aimé de Dieu !
La prière sur toi, ô Seigneur Mohammed !…

  1. Chérif. Descendant du Prophète.
  2. Maghzen, gouvernement du Sultan.
  3. Mida, petite table ronde et très basse.
  4. Sultan contemporain de Louis-Philippe.
  5. Dynastie des sultans actuels.
  6. Mets marocains dans la composition desquels entrent toujours des viandes.
  7. Habitants de Rabat.
  8. Jardin intérieur.
  9. Nom donné aux chrétiens.
  10. Titre qui devrait être réservé aux Cherifas, mais que, par politesse, on donne indifféremment à toutes les femmes, ainsi que, en France, « Madame » ou « Mademoiselle ».
  11. Vergers marocains.
  12. Expression très courante signifiant à peu près « être généreux sans rien ménager ».