Derrière les vieux murs en ruines/11

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 38-41).


8 décembre.

Des babillages au-dessus de la ville, lorsque le soleil déclinant magnifie les plus humbles choses…

Les vieux remparts rougissent ainsi que des braises ; les minarets étincellent par mille reflets de leurs faïences ; les hirondelles, qui tournoient à la poursuite des moucherons, semblent des oiseaux d’or évoluant dans l’impalpable et changeante fantaisie du ciel.

Pépiements, disputes, bavardages, cris de femmes et d’oiseaux…

L’ombre de Meknès s’allonge, toute verte, sur le coteau voisin et l’envahit… Le dôme d’un petit marabout, ardent comme une orange au milieu des feuillages, n’est plus, soudain, qu’une coupole laiteuse, d’un bleu délicat. La lumière trop vive s’est atténuée, les montagnes s’enveloppent de brumes chatoyantes et pâles… seuls, les caftans des Marocaines jettent encore une note dure dans l’apaisement du crépuscule. Ils s’agitent sur toutes les terrasses. Ils sont rouges, violets, jaunes ou verts, excessivement. Leurs larges manches flottent au rythme convenu d’un langage par signes. Ainsi les femmes communiquent, de très loin, avec d’autres qu’elles n’approcheront jamais.

À cette heure, elles dominent la ville, interdisant aux hommes l’accès des terrasses. Elles surgissent au-dessus des demeures, où elles attendirent impatiemment l’instant de détente et de presque liberté, dans l’étendue que balaye le vent… Mais il est des recluses, plus recluses que les autres, les très nobles, les très gardées, qui ne connaîtront jamais les vastes horizons, ni les chaînes du Zerhoun sinuant derrière la ville, ni les voisines bavardes et curieuses… Et les Cherifat sentent leur cœur plus pesant lorsque l’ombre envahit les demeures. Elles songent à celles qui s’ébattent là-haut : les esclaves, les fillettes, les femmes de petite naissance…

Combien leur sort est enviable ! Quelques-unes se livrent aux escalades les plus hardies pour rejoindre des amies. Elles se montrent une étoffe, échangent des sucreries et des nouvelles. Rien ne saurait égaler la saveur d’une histoire scandaleuse !

Mais elles restent indifférentes à la magie du soir.

Une adolescente, ma voisine de terrasse, se tient à l’écart des groupes, toujours pensive.

Un obsédant souci contracte sa bouche aux lèvres charnues. Elle a le visage rond, les joues fermes et brunes, un nez légèrement épaté, des yeux plus noirs que les raisins du Zerhoun. Lella Oum Keltoum n’est pas belle, mais elle possède d’immenses richesses.

Son père, Sidi M’hammed Lifrani, mourut il y a quelques années. C’était un cousin de Mouley Hassan. Il ne laissa qu’une fille, héritière de sa fortune, ma sauvage petite voisine.

Je la salue :

— Il n’y a pas de mal sur toi ?

— Il n’y a pas de mal, répond-elle sans un sourire.

Le silence nous sépare de nouveau, comme chaque soir, car je n’ai pas su encore apprivoiser la taciturne. Lella Oum Keltoum détourne la tête et son regard s’en va très loin, dans le vague du ciel… Les esclaves bavardent et rient, accoutumées sans doute à cette étrange mélancolie. Une grosse négresse, flamboyante de fard, promène ses airs repus en des vêtements trop somptueux. Ses formes, d’une plénitude abusive, roulent et tanguent à chacun de ses pas. Une aimable grimace épanouit, en mon honneur, sa face de brute, tandis qu’elle s’approche de la terrasse.

— Comment vas-tu ?

— Avec le bien… Quel est ton état ?

— Grâce à Dieu !

— Qui es-tu ?

— La « maîtresse des choses » en cette demeure, répond-elle, non sans une vaniteuse complaisance.

— Je croyais que Sidi M’hammed Lifrani, — Dieu le garde en sa Miséricorde ! — n’avait laissé aucune épouse ?

— Certes ! mais moi, j’ai enfanté de lui Lella Oum Keltoum.

— Ah ! c’est ta fille… Elle semble malade, la pauvre !

— Oui, sa tête est folle… Aucun toubib ne connaît de remède à ce mal, ricane la négresse en s’éloignant.

La fillette, qui épiait notre entretien, me jette un regard malveillant. Qu’ai-je fait pour m’attirer sa rancune ?

Je voudrais l’apaiser, mais elle a disparu tout à coup, comme une chevrette effarouchée.

La cité crépusculaire se vide.

La nuit bleuit doucement, noyant d’ombre les choses éteintes. La vallée devient un fleuve ténébreux, les montagnes ne sont plus que d’onduleuses silhouettes. Un grand silence plane sur la ville.

Tous les oiseaux ont regagné leurs nids, et toutes les femmes, leurs demeures.