Derrière les vieux murs en ruines/23

La bibliothèque libre.
Calmann-Lévy, éditeurs (p. 78-81).

10 février.

Vrais joyaux des Mille et Une Nuits, les bijoux des Marocaines sont lourds et somptueux. Ils s’harmonisent avec les soieries trop magnifiques, les fards trop violents, les parfums trop enivrants, les demeures trop luxueuses.

Ils éclipsent la beauté des femmes, ils éblouissent, Ils accablent… Les khelkhall, qui s’entrechoquent au moindre pas, pèsent aux fines chevilles qu’ils enserrent. Les anneaux meurtrissent et déforment les oreilles, malgré la chaînette qui les soutient sur la tête. Les énormes pierreries jettent un éclat dont la brutalité blesse et déconcerte.

Dans les demeures en fête, il y a des femmes vêtues de brocarts et plus étincelantes que des idoles.

Des bracelets d’or ciselé chargent leurs bras ; des rangs de perles fines encerclent leurs cous bruns ; les cabochons précieux font d’étranges saillies sur leurs bagues ; les ferronnières enrichies de diamants brillent au milieu des fronts, sous l’échafaudage compliqué des turbans rehaussés de broderies et de plumes. Quelques-unes portent de hauts diadèmes où les pierreries jettent des lueurs vertes et rouges parmi les entrelacs du métal. D’autres ont la tête ceinte d’un souple bandeau en perles, d’où tombent les longs glands en rubis. Les nattes noires, encadrant le visage, sont piquées d’agates et d’améthystes. Des émeraudes scintillent sur les boucles de ceinture, délicatement ouvrées.

Étincelante d’or et de gemmes précieuses, la Marocaine tout entière est un joyau, dont on ne perçoit que le resplendissement.

Sur l’ordre de Lella Fatima Zohra, les esclaves ont apporté ses coffrets. La vieille Cherifa, en femme de traditions, résiste aux nouvelles coutumes. Ce ne sont point des boîtes européennes, vulgaires et prétentieuses, selon le goût d’aujourd’hui, mais d’anciennes cassettes peintes, rehaussées de clous aux dessins réguliers, incrustées d’ivoire ou de nacre.

Elle en tire d’invraisemblables bijoux : des colliers en grosses perles de filigrane, d’où pendent trois rosaces d’or, constellées de pierreries ; des plaques précieuses et lourdes, d’une allure toute byzantine ; des émaux rutilants comme des flammes figées ; des boucles d’oreilles dont le chaton d’émeraude se ferme d’un petit couvercle en or perforé, afin qu’on y puisse enclore les parfums qui tomberont goutte à goutte sur les épaules…

Est-ce croyable ? Tant de parures, et si merveilleuses, à une vieille femme, dédaignée de son époux, et qui ne les porte jamais !… Un trésor où la perfection du travail rivalise avec la valeur des pierres.

Lella Fatima Zohra me fait constater leur splendeur désuète.

— Ce sont, ô ma fille, de très vieilles choses, passées de mode. Elles appartinrent à la sultane Aïcha Mbarka, aïeule de Mouley Hassan. J’en fus parée moi-même dans ma jeunesse, et s’il plaît à Dieu, je t’en prêterai lorsque tu iras à des fêtes, car certains de ces colliers restent encore appréciables…

» Regarde ces perles, continua-t-elle en s’animant, ne dirait-on pas des gouttes de lune ? Et ces bagues, excellemment ciselées, réjouissantes à l’infini !… Ce bandeau, que brodent ces émeraudes plus transparentes et vertes que les ailes de sauterelles, me couronnait au jour de mes noces… Et ces bracelets me furent donnés en présent par Mouley Hassan, alors que j’étais son unique épouse.

La voix de la vieille cherifa s’est insensiblement altérée.

Émoi des souvenirs évoqués, des années où elle fut jeune et peut-être charmante ?…

Regret d’un amour qu’elle aurait éprouvé pour l’inconstant mari ?…

Ou, plus simplement, volupté des bijoux, toujours palpitante au cœur des femmes ?…

Lella Fatima Zohra resserre les cassettes et les bijoux merveilleux.

Son visage n’a point changé.

Il garde son secret sous une constante et sereine expression d’apathie.