Derrière les vieux murs en ruines/50

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 190-193).

12 juillet.

Ce ne sont, que gens las et dolents, mines creuses, regards ternes, ou brillants de fièvre, dans les visages émaciés. Les bons bourgeois replets ont perdu leur air jovial en même temps que leurs joues. Ils somnolent tout le jour au hasard des sofas et se réveillent très grognons, la bouche mauvaise et sèche. Ils se montrent tyranniques, exigeants, emportés. Les esclaves travaillent à contre-cœur avec des gestes mous ; les femmes redoublent de jalousie… Les ménages se désunissent, les meilleurs amis se brouillent ; partout on entend des disputes et des criailleries. La moindre chose irrite les nerfs trop tendus et prend la proportion d’un drame ; jamais on ne vit tant de plaideurs aux audiences du pacha. Pour un morceau de viande, pour un fruit écrasé, pour un mot, des hommes s’empoignent férocement, une lueur de meurtre au fond des yeux. Les voix s’éraillent en injures gutturales :

— Qu’Il maudisse ton père, ô fils d’esclave !

— Ô fils du fainéant cet autre !

— Qu’il maudisse ton père et ta tribu !

— Ô fils du vagabond !

— N’as-tu pas honte, ô le plus vil des hommes, qui fais des actions de femmes !

— Pourquoi rougirais-je ? Je vaux mieux que toi. Les gens me connaissent et la tribu témoignera.

— Qui es-tu ? Homme vivant au crochet des femmes ! Serviteur de p… ! qui rassemble les babouches de tes maîtresses !

— Ô Dieu ! Écoute-le ! Lui qui a prostitué sa mère à un Juif !

— Fils de brigand !

— Fils de voleur ! Fils de coupeur de routes !…

… L’éclair d’un poignard zigzague dans l’air, un peu de sang macule un burnous. Les cris sont devenus de rauques hurlements, une mêlée générale met aux prises tous les passants.

Qu’y a-t-il ?… Pourquoi cette tragique querelle ?

C’est que El Ghali, le forgeron, a pris un peu d’eau à la cruche de son voisin pour en arroser un pot de basilic…

La troupe des énergumènes s’éloigne en vociférant. Et le Pacha va faire donner cent coups de bâton à tous les combattants qui n’auront pas glissé quelques douros entre les doigts de ses mokhaznis…

La rue retombe dans sa torpeur silencieuse et chaude.

J’entre chez Si Larbi el Mekki à qui je dois remettre un message.

Le soleil flambe sur les mosaïques de la cour, l’ombre des arcades descend à peine, toute courte et cassée, au bas de la muraille. Derrière les tentares de mousseline, les femmes dorment dans le désordre des pièces ; nulle ne m’appelle au passage. Meftouha la négresse me précède toute gémissante :

— Ô mon malheur ! Que je suis lasse par ce temps ! Monseigneur Ramadan me tue !

Elle ne songe même pas à me poser les mille aimables et vaines questions d’usage, auxquelles j’aurais répondu par mille autres questions, également aimables et non moins vaines. Pourtant, au moment de m’introduire chez son maître, elle interrompt ses plaintes pour me dire d’un air mystérieux :

— Ce matin, l’intendant de Si Larbi a ramené de Fès une nouvelle esclave…

— En vérité ! Comment est-elle ?

Meftouha grimace sans répondre, elle entr’ouvre la lourde porte de cèdre.

Mes yeux éblouis ne perçoivent rien tout d’abord, en la salle somptueuse et fraîche, refermée sur l’ombre comme un coffret.

Si Larbi et quelques amis gisent affalés parmi les coussins. Hadj Hafidh ronfle avec conviction, les autres s’étirent et bâillent. À travers la croisée ils surveillent les progrès de l’ombre qui, insensiblement, allonge ses arcades sur le sol.

— Encore cinq heures jusqu’au moghreh !

La conversation languit. Ils se taquinent entre eux avec des plaisanteries toujours répétées.

— Si Mohammed ! Tu sembles altéré. Veux-tu prendre une tasse de thé ou du sirop de grenades ?…

— Allah te bénisse ! Je n’ai besoin de rien.

— Que cherches-tu ?… Ta tabatière ?… Voici la mienne.

Si Larbi, à demi soulevé de ses coussins, tend au vieillard la petite boîte de corne pleine d’odorante neffa.

Si Mohammed détourne la tête, mais ses narines palpitent et, instinctivement, il esquisse le geste du priseur…

Tentation ! Suprême et trop douloureuse tentation !

Puis, une interminable discussion use le temps, sur le point de savoir s’il reste encore quinze ou seize jours de jeûne… Les pénibles heures passent plus lentes chez les riches oisifs, prostrés dans leur fatigue, que pour les pauvres diables contraints au travail quotidien.

D’un suprême effort Si Larbi se lève, afin de me reconduire. En traversant le patio, il me désigne la nouvelle esclave, une négresse toute jeune, ferme et luisante comme un beau marbre. L’œil du maître brille et s’éteint aussitôt…

… C’est Ramadan ! Quatre heures encore jusqu’au moghreb !