Derrière les vieux murs en ruines/73

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Calmann-Lévy, éditeurs (p. 291-294).


24 février.

— Avoue-le, Saïd, tu es retourné chez tes sœurs aujourd’hui.

— Ô ma mère, tue-moi si je les ai vues !

— Tu mens ! Kaddour vient de t’apercevoir sortant de chez elles.

— Par le Dieu Clément ! profère l’enfant, je n’ai pas même passé dans le vent de leur quartier !

— Et comment Kaddour t’y a-t-il reconnu ?

— Fais attention, ô ma mère, que Kaddour a pu se tromper. N’y a-t-il pas d’autres enfants de ma taille à Meknès ?

Saïd a le raisonnement subtil et prompt. Plus tard, s’il devenait un lettré, il excellerait aux discussions oiseuses et à la controverse.

— Prends garde surtout de ne point aller chez tes sœurs.

— Ô ma mère, ta parole est sur ma tête ! Comment irais-je puisque tu me l’as défendu ? Et puis, qu’ai-je à faire avec ces chiennes ? Se sont-elles souvenues de moi quand mon père m’a chassé ?

— Bien. Va jouer avec Rabha.

Saïd descend l’escalier en s’aidant de ses mains pour franchir les marches hautes. Il est encore si petit ! Puis il se dirige vers la cuisine.

À cette heure il n’y a peut-être personne, et Saïd, seul à la cuisine, c’est le prélude assuré d’une indigestion.

Je veux l’y chercher, Yasmine m’arrête un moment au passage, et, quand j’arrive, Saïd est déjà grimpé sur le fourneau, parmi les casseroles. Il examine leur contenu, tellement affairé qu’il ne m’entend pas. Du reste, j’ai marché sans bruit afin de le surprendre dans son vol. Mais, à mon étonnement, au lieu de pêcher un morceau, Saïd tire de sa petite sacoche un papier et, dans la marmite élue, jette une sorte de poudre.

— Que fais-tu là ? dis-je brusquement.

— Ô ma mère !… Avec ce temps froid, je me chauffais.

— Et cette poudre que tu as versée ? Qu’est-ce que cette poudre ?

Cette fois Saïd ne saurait nier, la moitié du paquet est encore dans sa main. Il se met à trembler, tandis qu’une crainte passe en mon esprit…

— Ô ma mère ! pardonne-moi. Je ne sais pas ce qu’est cette poudre… Mes sœurs me l’ont donnée ce matin. Elles m’ont promis des oranges si je la mettais, sans être vu, dans votre nourriture, là où il y aurait de la tomate… Ô ma mère, je ne croyais pas mal faire, pardonne-moi !

Pour la première fois, Saïd a dit la vérité, car elle lui paraît moins effrayante que le mensonge. Une angoisse me trouble tandis que les paroles de Larfaoui reviennent à ma mémoire… Il n’est pas besoin que Kaddour confirme ce que, déjà, j’ai deviné…

— Ô Puissant ! s’écrie-t-il après avoir examiné la poudre que je lui tends, c’est du rahj[1], ce maléfice que l’on vendait au souk avant l’arrivée des Français !… Par le Prophète ! est-ce possible ? Ce fils de péché voulait vous empoisonner !

Saïd a pris un air tellement candide que je ne sais même pas s’il comprend l’action que ses sœurs ont voulu lui faire commettre… Mais que ne commettrait-il pour une orange ?

Kaddour est devenu bien jaune, et ses yeux noircissent à la limite des ténèbres. Sans un mot, il saisit l’enfant et lui, toujours indulgent à ses fautes, tendrement habile à leur trouver des excuses, il se met à le battre avec rage.

Saïd pousse d’épouvantables rugissements. Kaddour a la main si dure !

— Ô mon père ! crie l’enfant, ô mon père, secours-moi !… Je veux retourner chez toi ! Viens me prendre, ô mon père !… Ils veulent me tuer ! ô mon père !

Je parviens, toute tremblante, à arrêter Kaddour qui frémit.

— C’en est assez ! Emmène-le à son père !… Et qu’on ne le revoie jamais !… Ses sœurs, tu les conduiras au pacha. S’il plaît à Dieu, elles expie ront leurs méfaits… Ne touche plus à ce démon. Que le potier se débrouille avec ce qu’il a engendré !

Kaddour s’éloigne, traînant Saïd en pleurs. La misérable petite chose qui était entrée dans notre vie s’en détache…

Délivrée de Saïd, que l’existence paraît donc savoureuse et facile !

  1. Arsenic.