Derrière un grillage

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Derrière un grillage
Texte établi par Paul Brenet, Félix Thureau, Société libre d’édition des gens de lettres (p. i-ii).


PRÉFACE


DERRIÈRE UN GRILLAGE.


Voilà plus de six longs mois que le colonel Picquart est en prison. Il est en prison pour avoir refusé de s’associer à un crime ; il est en prison pour avoir crié l’innocence d’un homme, condamné au pire des supplices ; il est en prison pour avoir voulu cette chose, aujourd’hui proscrite de toute la vie : la justice. Quand, plus tard, les indifférents, les neutres, cet amas de larves humaines qu’on appelle les sages, se rendront compte de ce qu’ils ont laissé faire et laissé dire, peut-être seront-ils épouvantés !

Voilà plus de six longs mois que le colonel Picquart est en prison et les traîtres, eux, sont bien tranquilles. Ils vont et viennent librement, audacieusement. Sûrs de l’impunité, ils dictent des conditions à la justice et traitent, de pouvoir à pouvoir, avec la loi !… Ce n’est pas assez !… Par une étonnante perversion du sens patriotique, ils sont protégés, défendus, acclamés. Ils reçoivent l’accolade des princes. Des écrivains, des artistes, des philosophes, de hauts fonctionnaires, des bâtonniers fraternisent avec eux… Ce n’est pas tout !… Aux faussaires glorifiés on dresse des statues ; on leur souscrit des épées d’honneur, des rentes sur l’État, des remerciements nationaux… L’armée leur fait un triple rempart de ses fusils, de ses canons, de ses drapeaux. L’Église les exalte, et, en quelque sorte, les béatifie. Le faussaire est un saint, le traître un martyr. Le dolman de l’officier et la robe du moine, l’épée de l’un, la croix de l’autre, les couvrent pour imposer au monde le dogme nouveau de l’Immaculée Trahison d’Esterhazy. Et, de toutes parts, un cri se lève de la foule ignorante et trompée, ce cri de honte, dont la honte restera, à jamais, sur la face de la France :

— Vivent les faussaires et gloire aux traîtres !

Il suffit qu’un homme, aujourd’hui, montre de l’humanité, de la pitié, qu’il soit épris de justice, il suffit que, d’une façon ou d’une autre, il ait demandé la vérité dans l’affaire Dreyfus, pour qu’il soit disqualifié, couvert d’outrages, poursuivi par les huées, menacé de mort. Il suffit aussi qu’un homme crie, tout à coup, dans la foule : « Et moi aussi je suis un traître, moi aussi, j’ai vendu ma patrie ! » pour qu’aussitôt il soit entouré de vivats frénétiques et porté en triomphe par les patriotes :

— Vivent les faussaires et gloire aux traîtres !

N’est-ce pas une chose qui terrifie ? Le pays qui tolère de telles aberrations, n’est-il pas un pays à jamais perdu, pourri, mort ?

Et voilà plus de six mois que, de par l’effet infâme de ce cri, le colonel Picquart est en prison.

Le colonel Picquart avait le choix, entre la plus belle carrière qui se fût jamais ouverte devant un officier, et le cachot. On ne lui demandait que de se taire. Il a préféré parler et, de ce fait, il a choisi le cachot. Ce qui l’attendait, outrages mortels, calomnies effroyables, complots sinistres contre son honneur et contre sa vie, il le savait, car il sait ce que l’âme militaire contient de haine féroce, de vengeance lâche, d’audace dans le crime… Entre lui et l’armée, il savait que c’était un duel à mort, un duel où, pour se défendre et combattre, il n’avait qu’une arme : sa conscience. Comme on avait condamné Dreyfus, coupable d’être innocent, il savait qu’on condamnerait Picquart, doublement coupable d’une double innocence : celle de Dreyfus et la sienne.

Il savait tout cela, et il a choisi le cachot.

Avec ce calme admirable, ce courage ferme et tranquille qu’il met dans tous les actes de sa vie, il est venu se livrer à ses ennemis.

— Vous pouvez me condamner, semblait-il leur dire… et je suis prêt à tout subir, car mon âme est forte contre la persécution et la douleur. Elle ne se reproche rien… Ayant la vérité en moi, je serais mort de honte de ne l’avoir pas criée… Et, tant que je vivrai, sous vos outrages et dans vos geôle, je ne cesserai de le crier. Faites donc ce que vous voudrez… Allez jusqu’au bout de votre haine… Vous n’empêcherez pas que, même prisonnier, je sois libre et joyeux… Vous ne pouvez rien contre ma liberté et contre ma joie ; vous ne pouvez rien contre mon âme, puisque la vraie liberté et la vraie joie d’un homme, c’est de rester d’accord avec soi-même… puisque c’est d’entendre toujours la voix de sa conscience qui lui dit : « Tu as raison !… Tu as raison !… » Le reste n’est rien.

Et voilà plus de six mois que le colonel Picquart est au cachot. Il ne s’est pas trompé et il n’a pas trompé ses persécuteurs sur sa fermeté d’âme. Rien n’a pu entamer son énergie douce et résignée : rien n’a pu jeter une ombre de tristesse sur sa forte, paisible et sereine gaieté. Tel il était libre, tel il reste prisonnier !… Il ne se plaint jamais, et il attend… il attend la délivrance, sans fièvre ; il attend le pire sans angoisse…

Je l’ai vu, hier encore.

Le parloir est sombre. Le jour entre à peine dans cette pièce où, par l’unique fenêtre qui l’éclaire, le regard se heurte au mur très haut, très noir, infiniment triste, de la prison. Le prisonnier est au fond du parloir, entre des barreaux, dans une sorte de cage, comme une bête, séparé du visiteur par un assez large couloir grillagé. L’impression est vraiment pénible. Les mailles du double grillage sont si fines que, tout d’abord, on ne voit rien. Puis, peu à peu, on perçoit une figure indécise, qui va et vient sur le grillage, une figure lointaine, presque sans contours, une figure effacée, comme une forme qui s’enfonce dans la brume… En réalité, à de certaines heures où, par les ciels bas, les jours crasseux, comme hier, on ne distingue que les deux yeux, deux yeux clairs, limpides, heureux et qui vous font un accueil amical.

Nous causons… Et c’est, pendant la demi-heure réglementaire, un grand plaisir et un grand charme… De même que son regard a conservé sa vivacité, de même sa voix a gardé son timbre net. Aucune altération. Pas la moindre fatigue et la moindre nervosité. À mesure qu’il me parle, et, mes yeux s’habituant à la pénombre, je le vois mieux, je le vois tout à fait. Il est le même qu’il y a six mois, un peu plus pâle seulement, non d’une pâleur souffrante, mais de cette pâleur spéciale qu’ont les personnes qui ne sortent jamais… Nous causons de tout, de Carlyle et de Michelet, de Wagner et des primitifs de la musique, Clément Janequin et Goudimel… Et je sens combien son esprit, si large, si cultivé, s’est encore agrandi et orné. Ce qui me surprend, c’est qu’aucune amertume ne se glisse dans sa philosophie qui, au contraire, s’ouvre à toutes les grandes conceptions sociales et humaines. Le silence et la solitude font sa pensée plus active et plus profonde… Il s’étonne lui-même de n’avoir pas de haine… Maintenant, la conversation est à Rembrandt, et de Rembrandt, elle vagabonde à travers les siècles, sur Platon et sur Spencer, sur Nietzsche et sur Loyola. Tout cela gaiement, purement, sans affectation de calme, avec un naturel délicieux qui fait de cette visite comme un repos pour moi, comme une détente dans la vie d’angoisse fiévreuse que je vis au dehors… Oui, vraiment, chaque fois qu’il m’est donné de voir le colonel Picquart, il m’arrive toujours cette chose charmante, que je gagne du calme, de la confiance, de l’espérance, et encore plus d’amour pour cette cause de justice dont, avec notre cher Zola, il est le martyr et le héros.

Quand l’heure de partir est venue :

— Excusez-moi de ne pas vous reconduire, me dit-il, gaminement…

— Je vous en prie, ne vous dérangez pas pour moi !…

Je vois, derrière le grillage, sa main qui m’envoie un affectueux bonjour… Et son visage s’estompe, s’efface, comme s’il s’enfonçait dans le brouillard…

Hier, comme je me disposais à partir, il m’a dit :

— Alors, vous allez rentrer dans Paris !… Je vous plains… Il paraît que Paris est inhabitable avec les travaux de l’Exposition. Partout des fondrières et de la boue… Comme je suis heureux qu’on m’ait évité ces ennuis… Au revoir…

Francis de Pressensé a dit du colonel Picquart que c’était un héros. Il a inscrit ce mot en tête du livre, désormais illustre, qu’il lui a consacré. J’en demande pardon à mon cher et noble compagnon de lutte, mais moi, qui n’aime pas les héros, moi qui sais quelles brutes aveugles et sanglantes sont, tout au long de l’histoire, ces êtres néfastes et généralement militaires qu’on appelle des héros, je dirai du colonel Picquart que c’est un homme. Dans les temps de déchéance et d’avilissement que nous traversons, être un homme, cela me paraît quelque chose de plus émouvant et de plus rare que d’être un héros… L’humanité meurt d’avoir des héros ; elle se vivifie d’avoir des hommes…


Octave mirbeau.