Des Césars
Traduction de N. A. Dubois
DE TITE-LIVE, JUSQU’AU DIXIÈME CONSULAT DE CONSTANCE AUGUSTE,
ET LE TROISIÈME DE JULIEN CÉSAR.I. Auguste.
[modifier]Vers l’an sept cent vingt-deux de la fondation de la ville, on reprit, à Rome, l’usage d’obéir entièrement à un seul chef. Octavien, fils d’Octavius, et adopté par César, son grand-oncle ; Octavien, qu’un sénatus-consulte surnomma bientôt Auguste, cause de sa clémence après la victoire dans une guerre civile, gagna d’abord les soldats par ses largesses, le peuple par l’espoir des distributions de vivres, et soumit ensuite sans peine les autres citoyens. Il exerça ainsi le pouvoir pendant près de quarante-quatre ans, et mourut de maladie à Nole, après avoir ajouté à l’empire la Rhétie et l’Illyrie, et dompté la fougue indomptable des nations étrangères, à l’exception de la Germanie. Cependant, vainqueur d’Antoine, il fut le troisième, depuis Numa, qui ait fermé le temple de Janus, coutume observée chez les Romains lorsque les guerres laissaient quelque repos à la république. Auguste était populaire et enjoué, mais trop passionné pour l’excès des plaisirs, pour les jeux et pour l’intempérance, qui te provoquait au sommeil. Protecteur dévoué des savants, qui furent nombreux sous son règne, il avait pour ses proches une affection très vive ; enfin au goût de l’éloquence il unissait la piété la plus admirable. Sa clémence lui mérita le titre de Père de la patrie et la paissance tribunitienne à perpétuité ; puis, comme à un dieu, dans Rome, dans toutes les provinces et dans les principales villes de l’empire, avant et après sa mort, on lui consacra des temples et des collèges sacerdotaux. Son bonheur fut si grand (excepté toutefois du côté de ses enfants et de sa femme), que les Indiens, les Scythes, les Garamantes et les Bactriens lui envoyèrent des ambassadeurs pour implorer son alliance.
II. Claudius Tibère Néron.
[modifier]Ensuite Claudius Tibère Néron, beau-fils d’Auguste, et son fils adoptif par adrogation, lorsqu’il se vit suffisamment rassuré contre les craintes des révoltes, prit l’empire, tout en refusant par ruse le nom d’empereur. Artificieux et impénétrable, simulant presque toujours de l’aversion pour ce qu’il désirait le plus, et une préférence insidieuse pour les objets de sa haine ; d’une vivacité d’esprit qu’inspirait toujours mieux le moment présent, il devint, après de bons commencements, le fléau de la république. Poussant jusqu’aux derniers raffinements l’excès de la débauche, presque sans distinction d’âge et de sexe, il punissait avec une atroce barbarie les innocents, fussent-ils Romains ou étrangers.
Par exécration pour les villes et par misanthropie, il avait choisi l’île de Caprée pour le repaire de ses turpitudes. Il paralysa les forces de l’art militaire : ce qui fit perdre à l’empire presque toutes ses conquêtes, dont il ne resta plus rien que la Cappadoce, réduite en province romaine, et cela au commencement du règne de Tibère, qui éloigna du trône le roi Archelaüs ; on réprima aussi les brigandages des Gétules, qui, sous les ordres de Tacfarinas, avaient fait çà et là des irruptions. Avant Tibère, les cohortes prétoriennes étaient dispersées dans les villes municipales voisines, ou logeaient à Rome même dans les maisons des citoyens : il les établit dans un camp voisin de la capitale, et éleva leur chef à la dignité de préfet du prétoire : car Auguste avait institué pour sa garde et pour celle de la ville d’autres soldats nommés appariteurs.
III. Caius César Caligula.
[modifier]Tibère, dont la mort fut ou naturelle ou violente, après un règne de vingt-trois années, et à l’âge de soixante-dix-neuf ans, eut pour successeur Caïus César, surnommé Caligula, que les vœux de Rome entière appelèrent au trône, en mémoire de ses aïeux et de son père. En effet, du côté maternel, arrière-petit-fils d’Auguste et petit-fils d’Agrippa, Caïus avait pour aïeul paternel Drusus, père de Germanicus, dont il était né. Les vertus modestes et la mort prématurée de ces princes, tous moissonnés avant le temps, à l’exception d’Auguste, la fin tragique de la mère et des frères de Caligula, que Tibère avait fait périr au milieu de leur carrière, inspiraient au peuple les plus touchants souvenirs. Aussi, c’était à qui adoucirait le deuil d’une si noble famille, dans l’espoir que faisait revivre son jeune rejeton, né au milieu des camps, où il avait pris son surnom d’une chaussure militaire, et où il était l’idole des légions. Enfin chaque homme sensé croyait qu’il ressemblerait à ses parents, malgré cette loi toute contraire de la nature, qui souvent, comme à dessein, fait maître de l’homme vertueux le méchant, l’ignorant de l’homme instruit, ainsi du reste, et réciproquement : exemple qui a fait penser à bien des sages qu’il était plus avantageux de n’avoir pas d’enfants. Au reste, la bonne opinion qu’on s’était formée de Caligula n’était pas sans quelque fondement de vérité ; en effet, il avait d’abord si bien déguisé ses vices monstrueux, soit par pudeur, soit par hypocrisie de soumission, que l’on répétait partout avec justice, qu’il n’y avait jamais eu de meilleur esclave ni de plus mauvais maître que lui. Enfin, parvenu au pouvoir, et fort habile, comme ces sortes de caractères, à dissimuler les sentiments de son âme, il fit d’abord plusieurs actions agréables au peuple, au sénat et aux troupes : un jour même qu’on lui dénonçait une conspiration, comme s’il eût refusé d’y croire, il dit hautement qu’il était à peine vraisemblable que l’on pût rien tenter contre celui dont l’existence n’était ni à charge ni nuisible à personne. Mais tout à coup il fait périr, par des forfaits divers, un petit nombre de personnes innocentes, et dès lors tel qu’une bête farouche qui s’est abreuvée de sang, il s’abandonne à toute la férocité de son naturel aussi, à partir de ce moment, pendant trois années, il souilla l’univers du massacre toujours nouveau des sénateurs et des citoyens les plus vertueux. À ces crimes il ajoute l’inceste avec ses propres sœurs, et l’adultère avec les plus nobles Romaines ; il s’avance paré du costume des dieux, il se vante d’être Jupiter, à cause de son triple inceste avec ses sœurs ; puis, dans ses orgies et dans ses bacchanales, il affirme qu’il est le dieu Bacchus. Toutefois, au milieu de ses désordres, il rassemble en un seul corps toutes les légions, et leur donne l’espoir de passer en Germanie ; mais bientôt elles reçoivent l’ordre de recueillir, sur les côtes de l’Océan, des coquillages et de petits cailloux : lui-même il préside à cette opération, tantôt revêtit d’une robe flottante et avec les attributs de Vénus, tantôt, armé de toutes pièces, il ne cesse de répéter qu’il emporte, non point les dépouilles des hommes, mais celles des dieux ; sans doute parce qu’il s’emparait de ces sortes de coquillages, que les Grecs, toujours passionnés pour l’exagération, appellent des yeux de nymphes. Fier de tels exploits, il essaye de prendre le titre de seigneur et d’orner son front du royal diadème. Aussi, tous les citoyens qui avaient conservé l’antique vertu romaine, animés par Chéréa, résolurent d’affranchir, par la mort du tyran, la république d’un fléau si pernicieux : et cette action éclatante aurait eu le même résultat que l’héroïsme de Brutus, qui chassa Tarquin, si les Romains eussent encore été alors les seuls soldats de Rome. Mais du moment où l’indolence et la mollesse avaient forcé les citoyens à ne composer leurs légions que d’étrangers et de barbares, la corruption des mœurs anéantit la liberté, et la passion des richesses ne connut plus de bornes, Tandis que, sur un décret du sénat, des gens aminés poursuivent la famille impériale et tous ses membres, sans exception même des femmes, le hasard voulut qu’un Epirote, faisant partie des cohortes qui gardaient les postes les plus importants du palais, vint à découvrir Tib. Claude, qui se tenait caché dans un coin des plus obscurs : il l’en tira brusquement, et se mit à crier à ses compagnons : « Si vous êtes sages, voici un empereur. » En effet, la stupidité de Claude le faisait paraître plein de douceur à ceux qui ne le devinaient pas ; déjà elle lui avait été d’un grand secours auprès de son oncle Tibère, l’humeur intraitable, et l’avait préservé de la jalousie de son neveu Caligula ; je dirai plus : il s’était concilié le peuple et les soldats, en raison même du mépris de l’état misérable dans lequel il avait vécu sous le règne tyrannique des deux précédents empereurs. Tandis que la plupart des assistants rappellent de telles circonstances, tout à coup les troupes alors présentes l’environnent, sans que personne s’y oppose ; en même temps accourent le reste des soldats et une grande foule de peuple. À cette nouvelle, les sénateurs envoient promptement réprimer la tentative. Mais lorsqu’ils voient la ville entière et tous les ordres de l’État déchirés par des séditions violentes, qui ont chacune un but différent, ils se soumettent, comme s’ils en avaient reçu le commandement. Ainsi le pouvoir suprême d’un seul fut de nouveau consolidé Rome, et l’on reconnut alors, d’une manière bien évidente, que les efforts des mortels sont impuissants lorsque la fortune ne les seconde pas.
IV. Claude.
[modifier]Claude, esclave ignoble de sa gloutonnerie, imbécile et sans mémoire, poltron et plus que lâche, ne laissait pas, à cause même de sa pusillanimité, de prendre souvent d’excellentes déterminations, surtout par les conseils des nobles, pour qui la crainte lui inspirait de la déférence : car les esprits stupides agissent d’après les impulsions qu’ils reçoivent. Ce fut d’après l’influence des hommes sages qu’il arrêta le débordement des vices ; qu’il abolit, dans la Gaule, les infimes superstitions des druides ; qu’il fit les lois les plus avantageuses aux Romains ; qu’il introduisit dans l’armée les réformes les plus consciencieuses ; qu’il conserva ou étendit les frontières de l’empire, en lui donnant pour limites, à l’orient, la Mésopotamie ; au nord, le Rhin et le Danube ; au midi, la Mauritanie, qui n’eut plus de rois après Juba. Il tailla en pièces les hordes des Musalamiens ; enfin il soumit les parties les plus occidentales de la Grande-Bretagne, pour laquelle il s’embarqua au port d’Ostie, et la seule province où il parut en personne : car ses généraux assurèrent les autres conquêtes. Il fit encore cesser la famine causée par Caligula, qui, jaloux d’élever un théâtre sur la mer et d’y faire rouler des chars, avait, au grand détriment de la république, rassemblé des vaisseaux de toutes les parties du monde.
Ajoutons cela qu’ayant rétabli le cens et la censure, il chassa du sénat plusieurs de ses membres ; il y laissa toutefois un jeune débauché, dont le père avait attesté la bonne conduite, et il ajouta judicieusement, à ce sujet qu’un père doit être aussi le censeur de ses enfants. Mais lorsque les caresses de Messaline, sa femme, et les propos adulateurs des affranchis qui le gouvernaient également, l’eurent entraîné au mal, il ne se contenta pas de commettre les crimes d’un tyran, il osa tous ceux qu’une femme de la dernière abjection et les plus vils esclaves pouvaient suggérer un fou qui était le maître. Son épouse se livra d’abord à tous les genres d’adultère, pêle-mêle, comme si elle eût usé d’un droit, immolant presque toujours, avec ses complices, ceux qui, par honneur ou par crainte, s’abstenaient de répondre à ses désirs ; or, à l’aide d’artifices familiers aux femmes de cette espèce, elle accusait d’avoir voulu la séduire ceux mêmes qu’elle avait tenté de corrompre. Enflammée ensuite d’une lubricité plus odieuse, elle prostituait avec elle, comme de viles courtisanes, les femmes mariées et les jeunes filles les plus nobles ; les hommes étaient forcés d’assister à ce hideux spectacle ; et si quelqu’un manifestait de l’horreur pour de telles turpitudes, on inventait une accusation, et l’on sévissait contre lui, contre toute sa famille. Comme Claude, ainsi que nous venons de le dire, était la pusillanimité même, c’était presque toujours de la crainte de quelque conspiration mise en avant que l’on épouvantait le trop timide empereur : la même fable servait de texte aux affranchis pour accabler tous ceux qu’ils voulaient perdre. D’abord complices des forfaits de leur protectrice, dès qu’ils eurent acquis une autorité égale à la sienne, ils la firent périr elle-même par leurs satellites, comme si leur maître, qui ignorait tout, leur en eût cependant donné l’ordre. Messaline avait poussé l’infamie à un excès tel que, pendant un voyage de Claude au port d’Ostie pour se distraire avec des courtisanes, elle contracta à Rome un nouveau mariage : ce qui mit le comble à sa mauvaise réputation, et chacun s’étonna que, sous un empereur, l’impératrice aima mieux épouser un homme quelconque que l’empereur lui-même. Ainsi les affranchis, devenus plus puissants que jamais, souillaient tout de débauches infâmes, d’exil, de meurtre et de proscriptions ; enfin ils poussèrent leur maître stupide, malgré sa vieillesse, à convoiter sa nièce en nouvelles noces. Bien qu’Agrippine passât pour être beaucoup plus inexpérimentée que la première femme de Claude, et que ce motif même lui fit redouter le sort de Messaline, elle empoisonna son mari. Claude avait régné quatorze ans ; la sixième année de son empire, on célébra à Rome, avec une rare magnificence, la huitième année séculaire de la fondation de la ville : puis apparut en Égypte le phénix, oiseau merveilleux qui, d’un vol rapide, accourt, dit-on, tous les cinq cents ans, des parages renommés de l’Arabie. À la même époque, une île immense surgit tout à coup de la mer Égée, pendant une nuit où il y avait eu éclipse de lune. La mort violente de Claude, comme autrefois celle de Tarquin l’Ancien, resta longtemps cachée ; car les gardes du palais, corrompus par les artifices d’Agrippine, firent passer l’empereur pour malade, et supposèrent qu’en attendant sa guérison, il avait confié le soin de la république à son beau-fils, qu’il avait tout récemment admis au nombre de ses enfants.
V. L. Domitius Néron.
[modifier]Ainsi devint empereur L. Domitius, car Néron s’appelait Domitius, du nom de son père. Quoique fort jeune, lorsque commença son règne, qui fut aussi long que celui de son beau-père, il se montra si grand pendant les cinq premières années, il mit surtout tant de soin à embellir la ville de Rome, que Trajan affirmait souvent avec raison que tous les empereurs étaient bien loin des cinq premières années de Néron. Ce fut alors qu’avec l’assentiment du roi Polémon, il réduisit en province romaine le Pont, appelé depuis cette circonstance Pont Polémoniaque : il en fut de même des Alpes Cottiennes après la mort du roi Cottius. Néron prouva d’une manière assez évidente que l’âge n’est point un obstacle à la vertu, mais qu’elle ne résiste pas à la licence qui corrompt le caractère, et que, pour s’être soustrait d’abord à cette loi qu’impose en quelque sorte la jeunesse, on ne reprend ensuite la vie de désordre qu’avec une ardeur plus pernicieuse encore. En effet, il passa le reste de ses jours dans un opprobre tel, qu’on aurait honte et regret de raconter que jamais le plus simple particulier soit descendu si bas, à plus forte raison le maître du monde. On le vit d’abord, à la manière des Grecs, disputer, dans les assemblées publiques, la couronne, prix du chant ; ensuite, il en vint au point que, sans ménagement ni pour son honneur ni pour celui des autres, revêtant à la fin le voile nuptial des vierges, après avoir ouvertement convoqué le sénat, il se fit compter une dot, et, au milieu des fêtes que le peuple célébrait en pareille occasion, il donna sa main à un affranchi, qu’il eut soin de choisir entre tous les plus infâmes débauchés. Mais ce fut là le moindre des forfaits de Néron. Couvert de la peau d’une bête fauve, il faisait lier ensemble, comme des criminels, deux personnes de sexe différent, touchait et retouchait du visage leurs parties génitales, puis excitait ce couple à des turpitudes plus flétrissantes encore. Plusieurs historiens vont même jusqu’à l’accuser d’inceste avec sa mère, qui, dévorée de la soif de dominer, voulait assujettir son fils par quelque crime que ce fût. Pour moi, quoique d’autres écrivains aient nié le fait, je le crois irrécusable ; car, dès que les vices ont fait invasion dans le cœur de l’homme, blasée bientôt sur les attentats à la pudeur des personnes étrangères, sa lubricité habituelle marche à des forfaits contre nature plus monstrueux encore ; il lui faut quelque chose de neuf pour rendre la jouissance plus douce : aussi finit-elle par se porter à tous les excès, même sur les parents les plus proches. Triste vérité, que prouva bien clairement la conduite de Néron et d’Agrippine : on voit, en effet, celle-ci procéder au mal comme par gradation : ce sont des adultères avant son mariage avec son oncle, des tortures envers des étrangers avant l’assassinat de son mari. Néron, à son tour, suit la même progression : d’abord il viole une prêtresse de Vesta, puis il se prostitue lui-même ; enfin le fils et la mère arrivent tous deux à l’inceste. Mais de telles caresses ne purent cependant les unir l’un à l’autre ; et tandis que, se précipitant à des crimes nouveaux, ils se dressent de mutuelles embûches, la mère finit par succomber. Ainsi donc, après avoir renversé, par un parricide, toutes les lois divines et humaines, Néron redoubla chaque jour de fureur contre les citoyens les plus vertueux ; aussi plusieurs conspirations éclatèrent-elles à différentes époques, pour délivrer la république. La découverte de ces complots et le supplice des conjurés rendirent Néron plus cruel encore ; il résolut d’incendier Rome, de livrer le peuple aux bêtes féroces, d’empoisonner tous les sénateurs, et de transférer ailleurs le siège de l’empire : dessein que lui avait surtout inspiré l’ambassadeur des Parthes. Certain jour que, dans un festin, les courtisans chantaient, suivant l’usage, l’ambassadeur lui demanda pour son service un joueur de cithare ; Néron répondit d’abord que ce musicien était un homme libre ; puis il ajouta en montrant les convives, que le député pouvait néanmoins prendre celui qu’il voudrait, parce que personne, sous son empire, ne pouvait passer pour libre. Et si Galba, qui gouvernait l’Espagne, à la nouvelle que Néron avait ordonné sa mort, ne se fût hâté, malgré son grand âge, de saisir le pouvoir et d’arriver sur ces entrefaites, nul doute que Néron n’eût accompli le plus grand des forfaits. Mais à l’approche de Galba, abandonné de tout le monde, à l’exception d’un seul eunuque, qu’il avait autrefois, en le mutilant, essayé de transformer en femme, il se perça lui-même d’un poignard, après avoir longtemps demandé quelqu’un qui voulût le frapper ; comme si, même pour l’aider à mourir, il n’eût plus mérité l’assistance de personne. La famille des Césars finit avec Néron : événement que plusieurs prodiges avaient annoncé. Citons les principaux : le bois de lauriers, situé dans la villa des Césars, et dédié à ceux qui avaient triomphé, sécha tout-à-coup ; au même endroit prit un grand nombre de poules blanches, que l’on employait surtout dans les cérémonies religieuses, et auxquelles on avait consacré, pour ce motif, un lieu spécial qu’elles occupent encore aujourd’hui dans Rome.
VI. Servius Galba.
[modifier]Issu de l’illustre famille des Sulpicius Galba, dès son entrée à Rome, sembla n’être venu que pour donner un puissant auxiliaire au luxe et à la cruauté : car il se mit à piller, à incarcérer, à tyranniser les citoyens ; exerçant d’affreux ravages il souilla tout d’une manière horrible. De tels excès firent promptement chanceler son pouvoir ; en effet, on ne se rend que plus odieux, lorsqu’on a fait espérer en vain la douceur et la clémence ; Galba fut donc détesté, surtout des soldats, dont il avait, par avarice, diminué la haute paye ; bientôt il est tué, à l’instigation d’Othon, vivement piqué de ce que l’empereur lui a préféré Pison pour fils adoptif ; Othon excite encore les cohortes, déjà vivement irritées, et les conduit en armes au Forum. Galba, couvert d’une cuirasse, accourt alors pour apaiser le tumulte ; mais il est massacré prés du lac Curtius, après un règne de sept mois et sept jours.
VII. Salvius Othon.
[modifier]Salvius Othon, jadis coupable, comme plusieurs autres, d’une familiarité honteuse avec Néron, sortait à peine de l’adolescence, lorsqu’il envahit la puissance impériale. Il la conserva près de quatre-vingt-cinq jours, malgré les mauvaises mœurs qu’on lui connaissait à l’avance. Défait, près de Vérone, par Vitellius, qui était descendu de la Gaule, il se donna lui-même la mort.
VIII. A. Vitellius.
[modifier]Ainsi l’empire fut déféré à Aulus Vitellius. Ensanglantée dès le principe, sa domination n’aurait fait que des progrès plus funestes encore, si Vespasien fût resté plus longtemps retenu par la guerre de Judée, qu’il avait entreprise sur l’ordre de Néron. À la nouvelle de l’avènement et de la mort de Galba, sur les instances simultanées des troupes de Mésie et de Pannonie, qui lui envoyèrent des ambassadeurs pour l’exhorter à se déclarer empereur, il en prit le titre. Les soldats dont nous venons de parler, instruits que les prétoriens avaient élevé Othon à l’empire, et que l’armée de Germanie venait de proclamer Vitellius, voulurent, comme il arrive d’ordinaire dans les camps, par esprit de rivalité, ne paraître céder en rien aux autres légions, et poussèrent au trône Vespasien, que ses grandes actions avaient déjà fait reconnaître empereur par les cohortes de Syrie. Ce n’était qu’un sénateur de famille nouvelle, et dont les aïeux avaient habité l’humble ville de Réate ; mais ses talents, ses vertus civiles et militaires lui donnaient aux yeux de tous la plus haute noblesse. Lorsque ses lieutenants furent passés en Italie, et eurent battu, prés de Crémone, les troupes de Vitellius, celui-ci convint avec Sabinus, préfet de Rome et frère de Vespasien, d’abdiquer la dignité impériale, au prix de cent millions de sesterces, et en prenant les soldats pour arbitres. Mais bientôt, croyant qu’on l’a circonvenu par une fausse nouvelle, il semble reprendre toute sa fureur, et fait brûler ce même Sabinus, avec tous ceux du parti contraire, dans le Capitole, oit ils s’étaient réfugiés pour sauver leur vie. Lorsque ensuite il apprend toute la vérité et l’approche de l’armée ennemie, il court se cacher dans la loge du portier de son palais ; mais on l’en arrache, on lui jette une corde au cou, comme à un parricide, on le traîne aux échelles des Gémonies, où chacun à l’envi la perce de mille coups ; enfin on précipite son cadavre dans le Tibre. Sa tyrannie avait duré huit mois ; il était âgé de cinquante-sept ans et plus. Tous ces empereurs, dont je viens de tracer la vie en abrégé, et principalement la famille des Césars, eurent l’esprit si bien cultivé par les lettres et par l’éloquence, que, sans l’énormité des vices de tout genre qui les déshonorèrent, à l’exception d’Auguste, ils auraient pu, sous l’éclat de leur talent, faire disparaître sans peine les taches de quelques légers défauts. Bien que ces exemples prouvent assez la supériorité des bonnes mœurs sur le savoir, chacun cependant, et surtout un prince, doit s’efforcer, autant que possible, de réunir les deux avantages : mais si la multiplicité de travaux toujours croissants l’empêche d’étendre le cercle de ses connaissances, que du moins il acquière une instruction qui ait certain reflet d’élégance et d’autorité.
IX. Flav. Vespasien.
[modifier]Vespasien était du nombre de ces hommes qui à une vertu irréprochable unissent une éloquence facile et qui part de l’âme. Depuis longtemps l’univers était comme épuisé de sang, comme abattu : Vespasien cicatrisa bientôt ses blessures, Car, si l’on excepte ceux qui s’étaient portés trop loin dans leurs excès, il aima mieux avant tout pardonner aux satellites de la tyrannie que de les faire périr dans les tortures ; pensant avec beaucoup de sagesse que la crainte pousse trop souvent à d’infâmes ministères. Plusieurs conjurations furent tramées contre lui ; mais, loin de punir les auteurs de pareils attentats, il leur laissait la vie et la liberté, en leur reprochant seulement, avec la douceur qui faisait le fond de son caractère, toute la folie qu’il y avait à ignorer le fardeau et les soucis sans nombre de la puissance impériale. Plein de confiance dans les présages de la divination, parce que bien des circonstances lui en avaient fait reconnaître la vérité, il croyait fermement qu’il aurait pour successeurs ses deux fils, Titus et Domitien, Ajoutons que, par les lois plus équitables, il donnait de salutaires avertissements, et, ce qui est beaucoup plus frappant encore, il avait, par l’exemple de sa vie, détruit la plupart des vices : pourtant disent, mais bien à tort, certains auteurs, il était sans force contre l’appât de l’argent : on sait, en effet, assez généralement que, par suite de la pénurie du trésor et de la ruine des villes, s’il imposa d’abord de nouvelles charges, de nouveaux tributs, il ne les renouvela plus dans la suite. D’ailleurs, ces sommes lui servirent à rebâtir à Rome le Capitole, qui venait d’être incendié, comme nous l’avons dit plus haut, à élever le temple de la Paix, à réparer le monument de Claude, à construire le plus vaste des amphithéâtres, une infinité d’autres édifices et un forum, qui furent commencés et terminés sous son règne. Enfin, dans tous les pays soumis à la puissance romaine, les villes reçurent les embellissements les plus remarquables ; des routes furent ouvertes à l’aide d’immenses travaux ; alors on creusa des montagnes pour donner une pente douce à la voie Flaminia. Tant d’ouvrages d’une si haute importance, achevés en peu de temps et sans aucun préjudice pour les cultivateurs, sont bien plutôt une preuve de sagesse que d’avarice. Après avoir rétabli l’antique sévérité de la censure, il chassa du sénat tous ceux que leur inconduite rendait indignes d’y prendre place ; et de l’élite des meilleurs citoyens de tout l’empire, il composa mille nouvelles familles patriciennes : il n’en avait trouvé que deux cents, et avec la plus grande peine ; car la cruauté des tyrans les avait détruites pour la plupart. Le roi des Parthes Vologèse fut contraint par les armes à faire la paix ; la partie de la Syrie qu’on nomme Palestine et la Judée furent réduites en province romaine par les heureux efforts de Titus, que Vespasien, son père, en partant pour l’Italie, avait chargé du soin de ces expéditions étrangères. Titus, bientôt vainqueur, fut décoré du titre de préfet du prétoire : charge déjà considérable dans le principe, qui, par la nomination de Titus, acquit plus d’importance encore, et devint la seconde dignité de l’empire. Comme, avant cette époque, l’éclat des honneurs était éclipsé par le mélange bizarre de l’ignorance et de la vertu, de l’incapacité et du talent, la plupart des préfets du prétoire ne se firent un nom que par leur nullité dans l’exercice du pouvoir, par l’insolence, l’injustice, l’abjection des vices les plus honteux et d’infâmes rapines, qu’ils coloraient du prétexte de la cherté des vivres.
X. T. Flav. Vespasien, - (Titus.)
[modifier]Dés que Titus fit maître de l’empire, on ne saurait croire combien il surpassa celui qu’il prenait pour modèle, surtout par son instruction, sa clémence et sa libéralité. Jusqu’alors les nouveaux empereurs étaient dans l’usage de ratifier les concessions faites par leurs devanciers ; à peine sur le trône, il assura, par un édit spontané, tous ces avantages à leurs possesseurs, dont il prévint les désirs. Il poussait le sublime de la vertu et de la bonté jusqu’à protéger ceux même qui avaient conspiré contre lui : ainsi, deux patriciens du rang le plus élevé ne pouvant nier le complot qu’ils avaient tramé contre ses jours, furent, d’après leurs propres aveux, condamnés par le sénat au dernier supplice. Titus ordonne alors qu’on les amène devant lui ; il les conduit au théâtre, les fait asseoir à ses côtés, demande à dessein, comme pour en examiner la pointe, l’épée d’un des gladiateurs qui combattaient, et la confie aux deux conspirateurs. Ils restent frappés de surprise et d’admiration devant tant de fermeté « Ne voyez-vous pas, leur dit alors l’empereur, que c’est le destin qui donne la puissance, et qu’on tenterait vainement un crime dans l’espoir de s’en emparer, ou dans la crainte de la perdre ? » Après un règne de deux ans et neuf mois environ, pendant lesquels il acheva l’amphithéâtre commencé par son père, il périt empoisonné, au sortir du bain, à l’âge de quarante ans. Vespasien avait cessé de vivre dans sa soixante-dixième année, et la dixième de son règne. La mort de Titus causa dans les provinces un si grand deuil, que chacun, en l’appelant les délices du genre humain, le pleura comme si le monde eût à jamais perdu son protecteur et son père.
XI. T. Flav. Domitien.
[modifier]Domitien, après la mort de son frère Titus, le meilleur des princes, se livra avec plus de frénésie que jamais à tous les crimes publics et privés ; aux infamies de sa jeunesse il ajouta les rapines, les meurtres, les supplices. Poussant aux derniers excès ses monstrueuses débauches, il traitait les sénateurs avec un orgueil qui était plus que de l’arrogance, les forçant de l’appeler seigneur et dieu ; titres que ses successeurs immédiats s’empressèrent de rejeter, mais que d’autres empereurs adoptèrent dans la suite avec un empressement plus vif encore. Domitien affecta d’abord la clémence, et déploya quelque énergie à l’intérieur ; il paraissait encore plus actif à la guerre. Vainqueur par lui-même des Daces et des Cattes, il avait donné au mois de septembre le nom de Germanicus, et le sien au mois d’octobre. Il acheva beaucoup de travaux commencés par son père et par les soins de son frère, et le Capitole entre autres. Mais ensuite, tyran farouche et sanguinaire, il se mit à ordonner le supplie des bons citoyens ; dans le ridicule apathie où l’avait plongé l’épuisement de la débauche, il écartait, il éloignait tout le monde, et poursuivait des volées de mouches : exercice honteux, qu’il appelait du mot grec klinop‹lh (1). De là contre lui une foule de sarcasmes, et cette réponse à un homme qui demandait s’il y avait quelqu’un au palais : « Pas même une mouche, si ce n’est peut-être dans l’endroit où l’empereur lutte avec elles. »
Comme la cruauté de Domitien redoublait chaque jour d’excès et de fureur, et qu’il devenait de plus en plus suspect à ceux même qui vivaient près de sa personne, ses affranchis conspirèrent contre ses jours, de complicité avec l’impératrice, qui lui préférait un histrion; il porta ainsi la peine de ses forfaits, à l’âge de quarante-cinq ans, après un règne d’environ quinze années. Le sénat décréta qu’il serait enseveli comme un gladiateur, et que son nom serait partout effacé. Mais sa mort émut vivement les soldats, dont la fortune privée ne prend des développements plus larges qu’aux dépens de la fortune publique : bientôt, selon leur habitude, ils éclatèrent en mouvements séditieux, et demandèrent hautement le supplice des meurtriers de l’empereur. Ce fut avec une peine infinie que des hommes sages parvinrent à les contenir et à les réconcilier avec les patriciens. Ils ne cessèrent point cependant de songer entre eux à la guerre civile : tant ils étaient affligés d’un changement de gouvernement, qui leur faisait perdre les magnifiques largesses dont les rapines de Domitien les gratifiaient ! Jusqu’ici des Romains ou des Italiens ont gouverné l’empire ; des étrangers vont maintenant devenir empereurs ; et je ne sais si, comme Tarquin l’Ancien, ils ne furent pas beaucoup meilleurs que les premiers. Pour moi, d’après tout ce que j’ai pu lire ou apprendre, je suis intimement persuadé que la ville de Rome dut une grandeur vraiment nouvelle à la vertu et aux talents que des princes d’origine étrangère y ont naturalisés.
XII. Cocceius Nerva.
[modifier]Qui fut, en effet, plus sage et plus modéré que Nerva de Narnium ? Il était déjà très vieux et habitait le pays des Séquaniens, où il s’était réfugié par crainte du tyran, lorsque les légions le choisirent pour empereur. Une fois convaincu que l’empire ne pouvait être bien gouverné que par des hommes d’une force physique et morale supérieure à la sienne, il abdiqua de lui-même au bout de seize mois, après avoir fait préalablement la dédicace du forum appelé Pervium, et dans lequel s’élève le temple de Minerve, monument dont le grandiose répond à la magnificence. S’il est toujours beau de consulter ses forces sans se laisser entraîner par la pente rapide de l’ambition, c’est surtout à celui qui possède le pouvoir suprême, objet des désirs empressés de tous les mortels, de l’avidité des vieillards, même sur le seuil de la tombe. Mais ce qui prouve de la manière la plus évidente la haute sagesse de Nerva, c’est le mérite du héros qu’il se donna pour successeur.
XIII. Ulpius Trajan.
[modifier]En effet, ce fut Ulpius Trajan, d’Italica, ville d’Espagne, d’une famille sénatoriale et consulaire, que Nerva adopta par adrogation, et dont il dota l’empire. On trouverait difficilement un plus habile politique, un guerrier plus illustre que Trajan. Car le premier, ou même le seul, il étendit les forces et la domination romaine au delà de l’Ister, après avoir dompté, réduit en province les deux nations des Saces et des Daces (aux larges coiffures), par la défaite des rois Décibale et Sardonius ; tous les pays de l’Orient, situés entre les fleuves célèbres de l’Indus et de l’Euphrate, éprouvèrent aussi la puissance de ses armes victorieuses ; il exigea des otages du roi de Perse Cosroès, en même temps qu’il fit ouvrir à travers les peuplades barbares une route immense, pour faciliter le passage depuis le Pont-Euxin jusque dans la Gaule. Il bâtit des forteresses dans les endroits les plus exposés aux surprises, et dont la situation était favorable ; il éleva un pont sur le Danube, et forma un très grand nombre de colonies. Puis, à Rome, il acheva les forums commencés par Domitien, et beaucoup d’autres ouvrages qu’il embellit et décora d’ornements au-dessus de toute magnificence. Par une prévoyance admirable, et afin d’en retenir à Rome une perpétuelle abondance, il établit et consolida le collège des boulangers ; pour connaître plus vite à la fois ce qui se faisait dans tout l’empire, il institua une course ou inspection publique : établissement assez utile, mais qui devait tourner à la ruine du monde romain par l’avarice et l’insolence de certains de ses successeurs. Disons que, dans ces dernières années, le fléau a épargné les provinces illyriennes, qui ont obtenu beaucoup de soulagement, grâce à la salutaire administration du préfet Anatolius. Ainsi, dans un État, le bien et le mal peuvent changer de nature par le caractère de ceux qui gouvernent. Juste, clément, le plus patient des hommes, et surtout le plus fidèle des amis, Trajan, par affection pour Sura, lui consacra l’édifice qui porte ce nom. Il comptait si bien sur sa propre vertu, que chaque fois qu’il remettait, selon l’usage, à Saburanus, préfet du prétoire, un poignard, comme l’attribut distinctif de ses hautes fonctions, il lui disait en forme d’avertissement : « Je te confie cette arme pour me défendre, si je fais bien ; pour la tourner plutôt contre moi-même, si je fais mal. » Car celui qui gouverne les autres a moins que personne le droit de se tromper. Tourmenté, comme Nerva, de la passion du vin, il en avait atténué les effets par sa prudence et par la défense expresse d’exécuter les ordres qu’il aurait pu donner après un trop long repas. Ce fut avec de telles vertus qu’il gouverna l’empire pendant près de vingt années. À l’époque où un violent tremblement de terre s’était fait sentir à Antioche et jusqu’aux extrémités de la Syrie, Trajan qui, sur la demande du sénat, était parti pour recommencer la guerre d’Orient, mourut de maladie dans un âge avancé, après avoir préalablement associé à l’empire Adrien, son compatriote et son parent. C’est du règne d’Adrien que date la séparation des titres de césars et d’auguste, et l’usage de laisser deux ou plusieurs princes exercer dans la république la souveraine puissance, avec un titre différent et un pouvoir inégal. D’autres auteurs pensent toutefois qu’Adrien dut son élévation au crédit de Plotine, femme de Trajan, qui supposa que ce prince avait par testament institué son cousin pour héritier de l’empire.
XIV. Élius Adrien.
[modifier]Élius Adrien, qui avait plus d’aptitude pour l’éloquence et pour les fonctions civiles que pour la guerre, pacifie l’Orient et rentre dans Rome. Là, fidèle imitateur des Grecs ou de Numa Pompilius, il se mit à instituer des cérémonies, des lois, des gymnases, et prit un soin si particulier des savants, qu’il établit en faveur des beaux-arts une école qu’on appelle Athénée ; il introduisit encore à Rome, d’après le rite des Athéniens, les initiations de Cérès et les mystères de Libera ou Eleusine. Puis, comme il arrive d’ordinaire au sein de la paix, et pour oublier ses fatigues, il se retira dans sa villa de Tibur, après avoir laissé le gouvernement de la capitale au césar Lucius Élius. Pour lui, selon les habitudes des hommes heureux et opulents, il fit construire des palais, mit tous ses soins à ordonner des festins, à se procurer dés statues et des tableaux : on le vit enfin rechercher, avec une scrupuleuse sollicitude, tous les raffinements du luxe et de la volupté. Dès lors mille bruits coururent à sa honte : on l’accusa d’avoir flétri l’honneur de jeunes garçons, d’avoir brûlé pour Antinoüs d’une passion contre nature : c’était là, disait-on, le seul motif pour lequel il avait donné le nom de cet adolescent à une ville qu’il avait fondée ; c’était pour cette raison qu’il avait élevé des statues à ce favori. D’autres, il est vrai, ne veulent voir là que le sentiment saint et religieux de la reconnaissance : Adrien, disent-ils, désirant une longue vie, consulta les devins, qui lui assurèrent que son vœu s’accomplirait, si quelqu’un consentait à mourir pour lui chacun refusait ; Antinoüs seul se dévoua généreusement ; de là, tous les hommages rendus à sa mémoire, et dont nous avons parlé plus haut. Nous laisserons la question indécise, bien que la liaison d’un prince si relâché dans ses mœurs avec un homme d’un âge si disproportionné nous paraisse fort équivoque. Le césar Élus mourut sur ces entrefaites ; Adrien reconnut lui même alors que son esprit commençait à faiblir, et que déjà le dédain remplaçait le respect qu’on lui avait porté ; il convoqua, donc le sénat pour créer un césar. Comme les sénateurs s’empressaient d’accourir à l’assemblée, l’empereur aperçut par hasard Antonin, qui du bras soutenait les pas chancelants d’un vieillard, son beau-père ou son père. Pénétré d’admiration à cette vue, Adrien fait légalement adopter Antonin pour césar, et ordonne de massacrer à l’instant une grande partie des sénateurs, qui l’avaient tourné en ridicule. Bientôt il mourut à Baies d’une cruelle maladie, après un règne de vingt-deux ans moins un mois, et lorsque sa vieillesse était encore dans toute sa verdeur. Le sénat, insensible aux prières du nouveau prince, refusait de décerner à Adrien les honneurs de l’apothéose tant il était affligé de la perte d’un si grand nombre de ses membres ! Mais lorsqu’il vit reparaître tout à coup ceux dont il déplorait le trépas, chacun, après avoir embrassé ses amis, finit par accorder ce qu’il avait refusé d’abord.
XV. Antonin le Pieux.
[modifier]Aurelius Antonin fut surnommé le Pieux. Exempt de la souillure des vices, presque sans tache, d’une très ancienne famille de la ville municipale de Lanuvium, dont il était sénateur, il avait un caractère si égal et des mœurs si pures, qu’il enseigna mieux que personne, que la plus longue paix et le repos le plus profond ne sauraient corrompre une vertu parfaite, et que les peuples seraient vraiment heureux, s’ils étaient gouvernés par des sages. Enfin, pendant vingt ans qu’il administre la république, il resta toujours le même ; il célébra avec beaucoup de magnificence la neuvième année séculaire de la fondation de Rome. S’il n’obtint jamais les honneurs du triomphe, qu’on se garde bien pourtant de l’accuser de mollesse : loin de là, il fut assurément beaucoup plus glorieux pour lui que nul, sous son empire, n’ait osé troubler la paix, et que lui-même n’ait pas voulu faire ostentation de sa puissance en portant la guerre chez des nations paisibles. Ajoutons que, comme il n’avait pas d’enfants mâles, il rendit aux Romains un dernier service en plaçant le mari de sa fille à la tête de la république.
XVI. M. Aurèle Antonin et L. Verus.
[modifier]En effet, il choisit pour gendre et pour successeur M. Bojonius, connu sous le nom de Marc Aurèle Antonin, de la même ville et d’une famille aussi noble que celle de son beau-père, qu’il surpassait de beaucoup par son double mérite de philosophe et d’orateur. Dans la paix comme dans la guerre, toutes les actions, tous les desseins de Marc Aurèle portèrent l’empreinte d’une sagesse divine : mais il en ternit l’éclat par sa négligence à réprimer les dérèglements de sa femme, dont les passions étaient si impétueuses et si vives, que, lors de son séjour dans la Campanie, elle visitait fort assidûment les sites les plus agréables du rivage, afin de choisir parmi les matelots, qui presque toujours travaillent nus, les plus capables de satisfaire son infâme lubricité.
Lorsque Antonin, âgé de soixante et quinze ans, fut mort à Lorium, Marc Aurèle associa aussitôt à l’empire son frère Lucius Verus. Ce prince, d’abord vaincu par les Perses, finit par les battre à son tour et par triompher de leur roi Vologèse. Comme il mourut peu de jours après, on répandit le bruit calomnieux qu’il avait été victime de la perfidie de son parent, qui, disait-on, jaloux et envieux de ses exploits, l’aurait empoisonné dans un repas. En effet, à l’aide d’un couteau dont un côté avait été frotté de poison, Marc Aurèle avait partagé en deux tranches une vulve de truie, qu’il avait à dessein fait servir seule sur la table ; il en avait mangé une moitié, et, selon l’usage de ceux qui vivent ensemble familièrement, il avait présenté à son frère adoptif le morceau qui restait, et que le venin avait touché. Pour croire à un tel crime de la part d’un si grand homme, il faut nécessairement être capable de le commettre. Il est d’ailleurs assez constant que Lucius mourut d’un coup de sang à Altinum, ville de la Vénétie. Pour Marc Aurèle, il savait allier à la plus haute sagesse tant de douceur, de pureté de mœurs et de connaissances littéraires, qu’à l’époque où il allait partir pour la guerre des Marcomans avec son fils Commode, qu’il avait créé césar, plusieurs philosophes l’entourèrent, en le suppliant de ne pas s’exposer aux hasards de cette expédition et des combats, avant de les avoir initiés aux mystères les plus profonds et les plus cachés des sectes philosophiques : tant ils redoutaient les chances de cette campagne, et pour sa vie et dans l’intérêt de la science ! En effet, les arts libéraux fleurirent avec tant d’éclat sous son règne, qu’a mon avis c’est en cela surtout que consiste la gloire de ce siècle. On éclaircit alors d’une manière admirable les obscurités des lois ; on supprima, pour l’homme cité en justice, l’obligation de fournir un répondant, et l’on introduisit dans le droit l’heureuse innovation de dénoncer simplement la demande et d’attendre sans caution le jour du procès. Tous les sujets de l’empire, sans distinction, reçurent le titre de citoyens de Rome ; un grand nombre de villes furent bâties, agrandies, réparées, embellies, et surtout, en Afrique, Carthage, qui avait été détruite par l’action dévorante du feu ; en Asie, Éphèse, et Nicomédie chez les Bithyniens, renversées toutes deux par un tremblement de terre, comme l’a été une seconde fois de nos jours Nicomédie, sous le consulat de Céréalis. L’empereur obtint des triomphes sur les nations qui s’étaient liguées avec le roi Marcomare, depuis la ville de Carnutum, en Pannonie, jusqu’au centre des Gaules. Après dix-huit années d’un règne si glorieux, le prince encore dans toute la force de l’âge, mourut à Vendobona, vivement regretté de tout le genre humain. Enfin le sénat et le peuple, qui jusqu’alors avaient voté séparément à la mort des autres empereurs, se réunirent cette fois pour décerner au seul Marc Aurèle tous les genres d’hommages, des temples, des colonnes, des prêtres.
XVII. L. Aurèle Commode.
[modifier]Dès le commencement de son règne, le fils de Marc Aurèle passa pour un tyran farouche et d’autant plus détestable, qu’il formait un contraste frappant avec le souvenir de ses prédécesseurs ; souvenir qui est un lourd fardeau pour les descendants pervers des bons princes, parce que, outre la haine commune dont tous les méchants sont l’objet, ils soulèvent contre eux l’exécration universelle comme corrupteurs de leur race. Commode, néanmoins, déploya dans la guerre beaucoup d’activité, d’énergie : après d’heureux succès sur les Quades, il donna son nom au mois de septembre. Il fit construira des thermes fort peu dignes de la puissance romaine. Il était d’un caractère si cruel et si barbare, que souvent il égorgeait des gladiateurs en feignant de les combattre : il se servait pour cela d’un glaive acéré recouvert de lames de plomb. Déjà il en avait tué de cette manière un assez grand nombre, lorsqu’un d’entre eux, nommé Scéva, homme hardi, vigoureux et plein de confiance dans son art meurtrier, lui fit perdre le goût de ces sortes d’exercices. Jetant avec dédain son inutile fleuret de plomb : « Votre épée, dit-il à l’empereur, peut nous suffire à tous deux. » À ces mots, Commode eut peur que Scéva ne lui arrachât, comme il arrive souvent, son arme dans la lutte, et ne le perçât lui-même ; il k le retirer. Devenu dès lors plus craintif à l’égard des autres gladiateurs, il tourna sa rage contre les bêtes féroces. Cette soif inextinguible de sang le rendit pour tous un objet d’horreur, et ceux qui l’approchaient le plus conspirèrent contre lui : tant sa domination leur inspirait de méfiance ! Ses satellites eux-mêmes, qui redoutaient son naturel aussi perfide que méchant, essayèrent d’abord bien secrètement de l’empoisonner, vers la treizième année de son règne. Mais l’effet du poison fut neutralisé par la nourriture qu’il avait prise en abondance : cependant, comme il se plaignait d’une vive douleur d’entrailles, son médecin, qui était le chef de la conspiration, lui conseillait de passer dans la salle des exercices gymnastiques. Là, celui de ses serviteurs qui était chargé de le frotter d’huile, et qui se trouvait aussi du nombre des conjurés, lui passa, comme pour lutter, ses bras autour du cou, qu’il serra vigoureusement de cette étreinte, et Commode expira. À cette nouvelle, le sénat qui, dès le matin, s’était réuni en assemblée nombreuse pour célébrer les fêtes de janvier, le déclara, de concert avec le peuple, ennemi des dieux et des hommes, décréta que son nom fut partout effacé, et s’empressa de déférer l’empire au préfet de la ville, Publius Helvius Pertinax.
XVIII. Pub. Helvius Pertinax.
[modifier]D’un savoir universel et d’une intégrité de mœurs digne des premiers Romains, ce prince, par son excessive frugalité, égalait les Curius et les Fabricius. Les soldats, pour qui rien ne semblait suffire dans l’épuisement et la ruine du monde entier, le massacrèrent ignominieusement, à l’instigation de Didius, après un règne de quatre-vingts jours.
XIX. Didius Julianus.
[modifier]Alors Didius Salvius Julianus, avec l’appui des prétoriens, qu’il avait entraînés dans ses intérêts par les promesses les plus magnifiques, s’éleva de la charge de préfet des gardes de nuit jusqu’au faite de la souveraine puissance. Issu d’une famille très illustre, il se distinguait encore par un mérite supérieur dans la science du droit civil ; le premier, en effet il mit de l’ordre et de la régularité dans le chaos ténébreux et confus des édits annuels des préteurs : exemple qui prouve bien que, pour réprimer l’ambition le savoir, sans la vertu, est tout à fait impuissant : car malgré les préceptes de morale, de rigorisme qu’il avait tracés pour règles de conduite, Didius se laissa entraîner au même crime pour la punition duquel il avait proposé un nouveau supplice. Toutefois il ne jouit pas longtemps de l’objet de ses désirs. En effet, à la première nouvelle de ce qui s’était passé, Septime Sévère, gouverneur de Syrie, qui faisait alors la guerre aux extrémités de l’empire, et qui venait d’être élu empereur, le vainquit près du pont Milvius; et des soldats, envoyés à sa poursuite, le tuèrent à Rome, auprès de son palais.
XX. Septime Sévère.
[modifier]Septime Sévère, que le meurtre de Pertinax et l’indignation contre les fureurs criminelles des prétoriens ont animé de douleur et de colère, se hâte de licencier cette milice ; puis, après avoir taillé en pièces tous les partis armés contre lui, il met, par un sénatus-consulte, Helvius au rang des dieux, et ordonne d’abolir à jamais le nom, les écrits et les actions de Salvius : c’est le seul ordre qu’il lui fut impossible de faire exécuter, parce que la science a tant de pouvoir et de prix, que les mœurs même les plus dépravées n’effacent point la mémoire des bons écrivains. Disons plus : cette espèce de mort à laquelle on les condamne leur fait autant d’honneur qu’elle attire de haine à ceux qui en ont prononcé l’arrêt : car tous les contemporains, et principalement la postérité, pensent qu’on ne peut étouffer ces beaux génies salis commettre un brigandage public, et sans être en démence. Voilà ce qui doit inspirer plus de confiance à tous les gens vertueux, et surtout à moi, qui, né à la campagne d’un pauvre laboureur sans instruction, ai su jusqu’ici, par des études sérieuses, me procurer une existence des plus honorables. Un mérite, selon moi, tout particulier à notre nation, c’est, grâce à un destin heureux, d’être féconde en hommes de bien, et surtout d’élever au faite des honneurs le mérite, qu’elle a su tirer de l’oubli. Citons Sévère lui-même, dont personne, dans la république, ne surpassa la vertu : en effet, quoiqu’il fût mort dans un âge avancé, les sénateurs décrétèrent, en signe de deuil public, que le cours de la justice serait suspendu, qu’une oraison funèbre serait prononcée en son honneur; et ils ajoutèrent qu’un homme si juste aurait dû ou ne jamais naître, ou ne jamais mourir. On lui reprocha d’abord un excès de sévérité dans la réforme des mœurs ; mais lorsque ensuite Rome, rendue à l’innocence de ses ancêtres, eut recouvré la véritable santé de l’âme, elle proclama partout la clémence de l’empereur. Ainsi la pratique de la vertu, si pénible dans le principe, devient, par une heureuse habitude, une volupté, un véritable luxe de jouissance. Septime Sévère, vainqueur de Pescennius Niger auprès de Cyzique, et de Clodius Albinus à Lyon, les réduisit à se donner la mort. Le premier, gouverneur en Égypte, avait pris les armes, dans l’espérance de parvenir au pouvoir suprême ; le second, auteur de la mort violente de Pertinax, avait, par la crainte même de cet attentat, usurpé l’empire dans la Gaule, au moment où il s’efforçait de passer dans la Grande-Bretagne, province que Commode lui avait confiée en récompense de ses services. La mort de ces deux compétiteurs et le massacre sans fin de leurs partisans firent passer Septime pour un homme trop cruel ; on lui donna le surnom de Pertinax, à cause de sa parcimonie toute semblable à celle de cet empereur, disent un grand nombre de personnes : nous dirons, nous, à cause surtout de sa rigueur extrême, dont voici un exemple. Un de ses ennemis, contraint par des motifs de localité, avait, comme il arrive d’ordinaire dans les guerres civiles, embrassé le parti d’Albinus; après lui avoir exposé ses raisons, il termina ainsi : « Qu’auriez-vous fait à ma place ?
- J’aurais subi le même châtiment que toi, » répondit Sévère. Mot cruel, suivi d’une action plus cruelle encore aux yeux des gens de bien, dont l’indulgente vertu rejette sur la fortune tout l’odieux des dissensions civiles, bien qu’elles aient pour principe une entière préméditation, et qui souffrent qu’on altère la vérité pour sauver les citoyens, bien plutôt que pour les perdre. Mais Septime, jaloux d’anéantir d’abord les factions, pour agir ensuite avec plus de douceur, voulut punir sans pitié tous les complices d’une conjuration, de peur que l’espoir du pardon ne fit peu à peu autant de conspirateurs due de citoyens; crime vers lequel il savait que la corruption du siècle avait une tendance irrésistible : et je l’avoue, les progrès du mal étaient alors devenus si effrayants, qu’il n’y avait plus d’autre remède qu’une excessive sévérité. Septime, heureux et sage, surtout à la guerre, ne livra aucune bataille sans la gagner, et il étendit les limites de l’empire par la défaite du roi de Perse, nommé Abgare. Quant aux Arabes, les attaquer, les soumettre, et les réduire en province romaine fut pour lui une seule et même entreprise. Il aurait encore impose un tribut aux Adiabéniens, si la stérilité de leur territoire ne l’en eût détourné. Pour tant de hauts faits, les sénateurs lui accordèrent les surnoms d’Arabique, d’Adiabénique et de Parthique. Ambitionnant des entreprises plus vastes encore, il chassa de la Grande-Bretagne les ennemis de l’empire, et, convaincu de l’utilité de cette province, il la fortifia d’une muraille transversale, élevée de l’une à l’autre mer, sur les confins de l’Océan. Ajoutons qu’il força des nations belliqueuses à fuir loin de la province de Tripoli, où se trouve la ville de Leptis, lieu de sa naissance. Il exécutait des choses si difficiles avec d’autant plus de facilité, que, toujours implacable pour les infractions à la discipline, il récompensait généreusement toutes les actions d’éclat. Enfin, il ne laissait pas impuni même le plus petit vol, et il châtiait les soldats romains plus sévèrement que les autres, parce que l’expérience lui avait appris que leurs écarts avaient pour principe ou la faute de leurs chefs, ou un esprit de faction. Passionné pour la philosophie, l’éloquence et tous les arts libéraux, il composa même, avec autant d’élégance que de bonne foi, une histoire de sa vie. On lui doit aussi les lois les plus équitables. Ce prince, si illustre au dedans et au dehors, vit l’éclat de sa gloire éclipsé par les désordres de sa femme, pour laquelle il eut un si honteux attachement, qu’il ne put se résoudre à s’en séparer, bien qu’il connût tous ses déportements et la part qu’elle avait prise dans une conjuration : faiblesse déshonorante pour le dernier des hommes, mais plus encore pour les princes, et surtout pour l’empereur, auquel sont soumis, je ne dis pas seulement les simples particuliers, les citoyens pris individuellement ou les criminels, mais encore les empires, les armées, et les vices eux-mêmes. Septime montra tout son pouvoir dans une circonstance où, occupé d’une guerre, il fut contraint de faire halte à cause d’un mal qui lui survint aux pieds; déjà, dans leur impatience, les soldats avaient créé auguste son fils Bassien, qui l’accompagnait en qualité de césar; Septime alors se fait porter sur son tribunal, ordonne que tout le monde se présente et que le nouvel empereur, les tribuns, les centurions et les cohortes, qui ont eu le malheur de participer à cette nomination, comparaissent comme accusés. Frappée de crainte, son armée victorieuse se prosterne, et implore le pardon de si grands attentats : « Sentez-vous, lui dit-il en se frappant de la main, que c’est la tête qui commande plutôt que les pieds ? » Et peu de temps après, il mourut de maladie dans la ville municipale d’Eboracum, en Grande-Bretagne, après un règne de dix-huit ans. D’origine assez médiocre, il s’appliqua d’abord aux lettres, puis aux études du barreau; mais comme elles ne lui procuraient que peu d’avantages, ainsi qu’il arrive dans toute profession bornée, il chercha, tenta d’autres voies plus favorables à la fortune, et finit par s’élever jusqu’à l’empire, C’est là qu’après avoir enduré les épreuves les plus pénibles, les travaux, les soucis, les craintes et l’instabilité perpétuelle des choses d’ici-bas, témoin vivant des misères humaines, il dit : « J’ai été tout, et ce tout ne me sert de rien. » Geta et Bassien, ses fils, firent transporter à Rome sa dépouille mortelle, qui, après de magnifiques funérailles, fut déposée dans le tombeau de Marc Antonin, pour lequel il avait eu la vénération la plus profonde ; en effet, par égard pour cet empereur, il avait conseillé de mettre au rang des dieux Commode, qu’il appelait son frère. Au nom de Bassien, son fils, il avait ajouté celui d’Antonin, parce qu’après mille traverses, mille vicissitudes, il avait reçu de ce prince le présage des honneurs qui l’attendaient, en obtenant de lui la charge de préfet du fisc : tant il est vrai que ceux qui ne sont parvenus qu’avec peine, gardent le souvenir des commencements de leur prospérité et la mémoire des hommes qui en furent les premiers auteurs ! Après la mort de Septime, la discorde éclata entre ses deux fils comme s’ils eussent reçu un héritage de guerre. Aussi Geta, qui portait le nom de son aïeul paternel, et dont le caractère, plus modéré que celui de Bassien, était pour ce dernier un sujet perpétuel d’inquiétude, périt-il bientôt sous les embûches de son frère : victoire cruelle, que rendit plus odieuse encore le meurtre de Papinien, comme le pensent généralement les hommes curieux d’anecdotes historiques. D’après leur version, Papinien, qui était alors secrétaire de Bassien, reçut de lui l’ordre d’envoyer à Rome, le plus promptement possible, les dépêches d’usage; mais, pénétré. de douleur par la mort de Geta, il répondit qu’il n’était pas aussi facile de justifier un parricide que de le commettre : réponse qui fut l’arrêt de sa mort. Or ce récit n’est pas moins méchant qu’absurde; car il demeure assez évident que Papinien était préfet du prétoire; et de plus, il est impossible que Bassien ait poussé si loin l’inconvenance et l’outrage envers un homme qui aimait Geta, et qui était son gouverneur.
XXI. Antonin Caracalla.
[modifier]Antonin, jaloux de gagner le peuple de Rome par un présent d’une nature qui jusqu’alors lui était inconnue lui donna une nouvelle tunique qui descendait jusqu’aux talons : c’était la caracalla; l’empereur fut ainsi surnommé; mais comme il portait lui-même ce vêtement il l’appela Antonin de son nom. Il vainquit, sur les rives du Mein, les Alamannes, nation fort nombreuse, et qui excellait dans les combats de cavalerie. Patient, affable et paisible, il eut le même bonheur que son père; il eut aussi la même femme, Julie, sa belle-mère, dont j’ai plus haut signalé les désordres; épris de ses attraits, il voulut l’épouser. Un jour, cette femme ambitieuse et impudique, feignant d’ignorer que le jeune prince était là, se mit toute nue devant lui : «Si vous me le permettiez s’écria-t-il, le voudrais bien jouir de vos charmes. - Si vous le désirez, vous avez pleine licence, » répliqua avec la dernière effronterie cette femme, qui, avec ses vêtements, avait aussi dépouillé toute pudeur, Caracalla transporta à Rome les mystères de l’Égypte, ouvrit une nouvelle voie fort spacieuse et bâtit des thermes, chefs-d’œuvre de magnificence. Ces travaux terminés, il s’était rendu en Syrie, et, tandis qu’il parcourait cette province, il mourut la sixième année de son règne. Ses dépouilles mortelles, rapportées à Rome au milieu du deuil public, furent ensevelies dans le tombeau des Antonins.
XXII. Opilius Macrin et Diadumène.
[modifier]Ensuite Opilius Macrin, préfet du prétoire, est proclamé empereur par les légions, qui donnent aussi le titre
de césar à son fils, nommé Diadumène. Mais, comme elles regrettaient vivement le prince qu’elles venaient de perdre, elles élevèrent au pouvoir le jeune Antonin. Nous ne connaissons de Macrin et de Diadumène que leur caractère farouche et grossier. Aussi purent-ils à peine conserver l’empire environ quatorze mois, et furent-ils tués par ceux mêmes qui les avaient élus.
XXIII. M. Aurèle Antonin Héliogabale.
[modifier]Alors on appela au trône le fils de Bassien, Marc Antonin, qui, après la mort de son père, pur échapper aux embûches qu’il redoutait, s’était réfugié dans l’asile inviolable du temple du Soleil, que les Syriens nomment Héliogabale ; de là le surnom que reçut le jeune prince. Il fit transporter à Rome la statue du dieu, et la plaça dans la partie la plus reculée de son palais. Point de femme impudique, point même de courtisane qu’il n’ait surpassée par l’infamie de ses débauches : car il ordonnait de chercher avec soin dans le monde entier les hommes les plus dissolus, pour faire avec eux un cours théorique et pratique, de tous les raffinements possibles des plus monstrueuses voluptés. Comme ses excès augmentaient chaque jour, et que l’affection des Romains était progressivement arrivée à son comble pour Alexandre, que les sénateurs, à la nouvelle de la mort d’Opilius, avaient nominé césar, Héliogabale fut massacré dans le camp des prétoriens, après un règne de trente mois.
XXIV. Aurelius Alexandre Sévère.
[modifier]Aussitôt le sénat, de concert avec les prétoriens, défère la puissance d’auguste à Aurelius Alexandre, originaire d’une ville syrienne, qui portait le double nom d’Arca et de Césarée. Jeune, il est vrai, mais d’un génie supérieur à son âge, Alexandre fait sur-le-champ de grands préparatifs pour la guerre contre le roi de Perse Xerxès: il le bat, le met en fuite, et passe avec une extrême rapidité dans la Gaule que les Germains s’efforçaient de piller. Là, il licencie avec beaucoup de fermeté plusieurs légions séditieuses ; mesure qui pour lors le couvrit de gloire, mais qui, par la suite, fut cause de sa perte. Car les soldats prirent en horreur la sévérité dont l’excès lui fit donner même le surnom de Sévère, et ils l’égorgèrent à Sicila, bourg de la Grande-Bretagne, où il se trouvait par hasard avec une faible escorte. Il signala son règne par la construction d’un monument célèbre, l’un des plus beaux ornements de Rome, mais surtout par son respect, par sa piété plus que filiale pour Mammée, sa mère. Enfin, Domitius Ulpianus avait été créé préfet du prétoire par Héliogabale : Alexandre lui conserva le même honneur, et, dès son avènement, il avait rendu Paulus à la patrie : procédé noble envers ces deux jurisconsultes, et qui prouve sa haute estime pour les gens de bien et tout son amour pour la justice. Quoiqu’il n’eût régné que treize ans, il laissa la république affermie de toutes parts. Depuis Romulus jusqu’à Septime, elle avait pris, comme à l’envi, l’essor le plus rapide; les criminelles tentatives de Bassien aspirèrent à la faire descendre du faite où elle était montée; mais Alexandre retarda sa chute imminente. Après lui, les empereurs, plus jaloux de tyranniser leurs peuples que de soumettre les étrangers, s’armèrent les uns contre les autres, et précipitèrent l’empire dans un abîme de maux; alors on vit se ruer pêle-mêle sur la dignité impériale bons et méchants, nobles et inconnus, et même barbares en foule. Malheur inévitable, lorsque çà et là tout devient confusion, que chacun ne suit plus que son caprice, et se croit permis d’usurper, à la faveur des troubles, la place d’autrui qu’il ne saurait remplir, et qu’il déshonore même par l’ignorance de tous les arts libéraux. Ainsi lorsque l’insolence de la fortune a permis de tout oser, elle pousse les mortels aux plus funestes passions : longtemps, il est vrai, la vertu vient opposer au mal comme un rempart qu’il ne peut franchir; mais après que les vices ont en quelque sorte maîtrisé tout le monde, les derniers même des hommes par la naissance et par l’éducation envahissent les premières dignités de l’État.
XXV. Caïus Julius Maximin.
[modifier]Caïus Julius Maximin en est la preuve. Général eu chef des troupes, il fut le premier soldat de fortune qui, presque sans instruction, s’empara de la puissance impériale par le suffrage des légions. Sans armes pour résister à un empereur bien armé, les sénateurs virent tout le péril, approuvèrent eux-mêmes son élection, et nommèrent césar le fils du nouveau prince, qui s’appelait, comme son père, Caïus Julius Maximin.
XXVI. Gordien, Pupien et Balbin.
[modifier]Les Maximins étaient, depuis deux ans, maîtres du souverain pouvoir, et avaient remporté une victoire sur les Germains, lorsque tout à coup Antonin Gordien, proconsul d’Afrique, est, pendant son absence, proclamé empereur par ses troupes, auprès de la ville de Thydrus. Il répond à leur appel, arrive et les trouve soulevées, comme si elles ne l’avaient élu que pour se révolter contre lui. Après avoir facilement apaisé cette sédition, il se rend à Carthage. Là, tandis que, pour détourner des présages qui lui inspiraient la plus vive terreur, il offrait un sacrifice d’après les cérémonies accoutumées, la victime vint soudainement à mettre bas. Les aruspices, et surtout lui-même, que l’expérience avait tendu très habile dans l’art de la divination, comprirent d’abord que la mort le menaçait aussi, mais qu’il procurerait l’empire à ses enfants : puis, poussant plus loin leurs conjectures, les devins lui prédirent également la mort de son fils, ajoutant qu’il serait doux et innocent comme la victime qu’on devait immoler, mais que bientôt pourtant il succomberait sous les embûches de ses ennemis. Cependant Rome, lorsqu’on eut appris la mort de Gordien, les cohortes prétoriennes, excitées par Domitius, massacrent le préfet de la ville et tout ce qui restait de délateurs. Comme Gordien, la nouvelle de son élévation à l’empire, avait envoyé à Rome des ambassadeurs avec des lettres oit il promettait de magnifiques largesses aux prétoriens, sa mort, en les frustrant de leurs espérances, avait vivement affligé cette soldatesque insatiable d’argent, cette classe d’hommes, fidèle et dévouée seulement par intérêt. Le sénat, craignant alors de plus grands malheurs encore pour Rome, dépourvue de chefs, et qui offrait le spectacle d’une ville prise d’assaut, nomme d’abord plusieurs gouvernants qui se succèdent au pouvoir; puis, armant bientôt toute la jeunesse, il élève à la dignité de césars Clodius Pupien et Cécilius Balbin.
XXVII. Gordien le jeune.
[modifier]À la même époque, en Afrique, les soldats créèrent auguste le fils de Gordien, qui, après avoir passé sa jeunesse dans les camps avec son père, avait ensuite exercé les fonctions de préfet du prétoire; cette élection ne déplut point aux sénateurs, qui finirent même par engager Gordien à venir à Rome. À son arrivée, il y eut, sur les hauteurs et jusqu’au centre de la ville, un massacre général des prétoriens par les bandes des gladiateurs et par l’armée des jeunes esclaves qu’on dressait à leur exercice. Tandis que ces événements se passent Rome, les Maximins, alors en Thrace, apprennent ce qui venait d’arriver, et se hâtent de regagner l’Italie. Pupien acheva leur destruction au siège d’Aquilée, après les avoir vaincus dans un combat ; ce qui leur restait de troupes les avait abandonnés peu à peu. Leur domination avait duré trois ans, dont le dernier s’écoula dans les troubles que je viens de rapporter. Bientôt après, par suite d’un soulèvement militaire, Clodius et Cécilius ayant été massacrés à Rome dans leur palais, Gordien reste seul maître de I’empire. Après avoir, cette même année, célébré la solennité du lustre par les combats que Néron avait introduits à Rome, après avoir donné à cette fête un nouvel intérêt et un éclat nouveau, il marcha contre les Perses ; mais auparavant, il rouvrit, selon l’antique usage, les portes du temple de Janus, qu’avait fermées Marc Aurèle. Gordien venait d’obtenir les plus brillants succès dans son expédition, lorsque, la sixième année de son règne, il périt victime des embûches de Marcus Philippe, préfet du prétoire.
XXVIII. Les deux Philippes, père et fils.
[modifier]Ensuite Marcus Julius Philippe, originaire de la Trachonitide, contrée de l’Arabie, se rendit à Rome avec son fils Philippe, qu’il avait associé à l’empire, après avoir pacifié l’Orient, et fondé en Arabie la ville de Philippopolis. Les deux princes firent creuser un lac au delà du Tibre, à cause de la disette d’eau qui frappait de stérilité cette rive du fleuve; puis ils célèbrent, par des jeux de toute espèce, la dixième année séculaire de la fondation de la ville. Le nom de Philippe me rappelle que, de notre temps aussi, la dernière année du onzième siècle de cette fondation s’est écoulée sous le consulat d’un autre Philippe, sans qu’on l’ait solennisée par aucune des cérémonies d’usage : tant chaque jour diminue l’intérêt qu’on porte à la ville de Rome! Ce malheur fut annoncé, à l’époque dont j’ai parlé, par les prodiges les plus bizarres : je vais en citer un seul en quelques mots. Un jour que, d’après l’ordre des pontifes, on immolait des victimes, un porc mâle parut tout à coup avec les parties naturelles d’une truie. Les auspices déclarèrent que c’était le signe avant-coureur d’une grande dissolution de mœurs et de vices infâmes dans les âges suivants. Jaloux de prévenir l’effet de ce pronostic, et indigné surtout d’avoir vu, en passant devant un repaire de débauche, se prostituer un jeune homme qui ressemblait à son fils, l’empereur Philippe interdit, par un décret de la plus sage moralité, la licence du crime contre nature. Et pourtant cette infamie subsiste encore de nos jours ; elle n’a fait que changer de théâtre; ce n’est plus en public, c’est en particulier qu’on se livre à des excès plus monstrueux qu’auparavant : car les mortels ne recherchent qu’avec plus d’avidité tout ce qui est dangereux, tout ce qui leur est défendu. Ajoutons ici que dans leurs prédictions plus qu’étranges, les Étrusques, au moment où les vertus étaient presque toutes foulées aux pieds, avançaient avec assurance que l’homme le plus voluptueux serait aussi le plus heureux un jour. Pour moi, je pense qu’ils ont complètement ignoré ce qui fait le vrai bonheur. Car, au milieu même de tous les succès et de la plus grande prospérité, si l’on a perdu l’honneur, comment pouvoir être heureux? tandis que, si l’honneur est sauf, toutes les autres pertes sont supportables, Après les actions citées plus haut, Philippe laissa son fils à Rome, et quoique affaibli par l’âge, il marcha lui-même contre Dèce; mais vaincu et mis en fuite à Vérone avec ses troupes, il périt dans la bataille, Lorsque cette nouvelle parvient à Rome, Philippe le fils est tué prés du camp des prétoriens. Les deux empereurs avaient régné cinq ans.
XXIX. Dèce.
[modifier]Dèce, né dans un bourg de Sirmium, s’était élevé par tous les grades militaires à la dignité impériale. Plein de joie à la mort de ses ennemis, il nomme césar son fils Etruscus, et l’envoie aussitôt contre les Illyriens; quant à lui, il s’arrête quelque temps à Rome pour y faire la dédicace d’un palais dont il avait ordonné la construction. Sur ces entrefaites, on lui apporte tout à coup, selon l’usage, la tête de Jotapien, qui, fier d’être issu d’Alexandre, avait tenté une révolution en Syrie, et venait d’être mis à mort par les soldats. Dans le même temps, Lucius Priscus gouverneur de la Macédoine, se fait proclamer empereur avec le secours des Goths, qui, après avoir pillé presque toute la Thrace, s’étaient avancés en Macédoine. À cette nouvelle, Dèce quitte Rome en toute hâte, et, pendant son absence, Julius Valens, autorisé par les vœux les plus ardents du peuple, s’empare du pouvoir. Mais les deux usurpateurs furent bientôt massacrés, après que le sénat eut déclaré Priscus ennemi de la patrie. Les deux Dèces, qui poursuivaient les barbares au delà du Danube, périrent pal la trahison de Brutus, après un règne de deux ans. Toutefois, la plupart des historiens donnent aux Dèces une fin glorieuse. Le fils, disent-ils, emporté par son héroïque audace, périt sur tu champ de bataille ; les soldats, frappés de cette mort, cherchent par de longs discours à consoler l’empereur, son père, qui leur répond avec courage : « La perte d’un soldat me paraît peu de chose.» Puis il recommence le combat et meurt, comme son fils, en faisant des prodiges de valeur.
XXX. Gallus et Hostilien.
[modifier]À la nouvelle de ces événements, les sénateurs décernent à Gallus et à Hostilien les titres d’auguste, et celui de césar à Volusien, fils de Gallus. Bientôt la peste se déclare, et Hostilien est victime de ses affreux ravages: alors la faveur publique se porta sur Gallus et sur Volusien, à cause du soin que leur inquiète et pieuse sollicitude prenait des funérailles du citoyen même le purs obscur.
XXXI. Emilius Emilien.
[modifier]Mais tandis qu’ils restent à Rome, Émilius Émilien s’empare de l’empire, après avoir corrompu l’armée. Les deux empereurs, qui marchent contre lui, sont tués à Interamna par leurs propres légions, séduites par l’espoir de plus grandes largesses du côté d’Émilien, à qui ce meurtre assurait une victoire facile et sans danger : disons aussi que Gallus et Voluslen, à cause de leur passion immodérée pour le luxe et pour les plaisirs, avaient perdu l’affection des troupes. Le règne de tous ces princes ne dura que deux ans. Car Émilien lui-même, après avoir, pendant trois mois, usé avec modération du pouvoir impérial, mourut de maladie. Les sénateurs, qui d’abord l’avaient déclaré ennemi public, cédant, comme toujours, à la fortuite, avaient fini par le proclamer auguste, à la mort de ses prédécesseurs.
XXXII. Licinius Valérien.
[modifier]Les soldats, rassemblés de toutes parts dans les cantonnements de la Rhétie pour soutenir une guerre sur le point d’éclater, élèvent au pouvoir Licinius Valérien, qui, malgré l’éclat dune origine assez illustre, suivait la carrière des armes, selon l’usage de ce temps-là. Son fils Gallien est créé césar par le sénat; et presque aussitôt, vers le milieu de l’été, il y eut un débordement du Tibre, semblable à un déluge. Dès lors, les esprits sages et pénétrants présagèrent les malheurs que causeraient à la république les déportements licencieux du jeune Gallien, qu’on avait fait venir de l’Étrurie, où le fleuve nommé plus haut prend sa source. La prédiction ne se réalisa que trop tôt. Car Valérien, qui faisait en Mésopotamie une guerre douteuse et longue, tomba dans un piège que lui tendit le roi des Perses, appelé Sapor; il mourut ignominieusement écorché vif, la sixième année de son règne, à un âge où il était encore dans toute sa vigueur.
XXXIII. Licinius Gallien et Salonin.
[modifier]Environ à la même époque, Licinius Gallien, qui repoussait vigoureusement les Germains de la Gaule, s’empresse de descendre en Illyrie, Là, il défait à Mursia le gouverneur des Pannonies, Ingebus, que la nouvelle du désastre de Valérien, avait enflammé du désir d’être empereur; bientôt après il bat Régallien à qui avait doublé ses forces avec les troupes échappées au désastre du Mursia. De si grands succès avaient passé ses espérances; aussi, comme tous les mortels, la prospérité l’amena lui et son fils Salonin, qu’il avait créé césar, à un tel relâchement, qu’il fit, en quelque sorte, faire naufrage à la fortune de l’empire. Déjà les Goths poussent librement leurs incursions, et envahissent la Thrace, la Macédoine, l’Achaïe et les contrées voisines de l’Asie : la Mésopotamie devient la proie des Parthes : l’orient subit le joug d’une troupe de brigands, ou même d’une femme : un débordement de troupes allemannes inonde également l’Italie; les peuplades franques, après avoir pillé la Gaule, s’emparent de l’Espagne, ravagent et détruisent presque entièrement la ville de Tarragone, enfin une partie de ces barbares, qui a fort à propos trouvés des navires, pénètre jusqu’en Afrique on perdit aussi les conquêtes de Trajan au delà de l’Ister. Ainsi l’on eût dit que, de toutes parts, la fureur des vents soufflait la tempête, et que, dans l’univers entier, petitesse et grandeur, abaissement et élévation étaient mêlés et confondus. Rome se trouvait en même temps dévorée de la peste, qui souvent met le comble au malheur et au désespoir des peuples. Au milieu de tant de fléaux, Gallien, l’empereur, hantait les tavernes et les lieux de débauche, s’attachait aux sociétés des ivrognes et des libertins, tout à sa criminelle passion pour sa femme, ou plutôt pour sa maîtresse, nommée Salonine ou Pipa, et fille d’Attale, roi des Germains : conduite infâme, qui fut aussi la source de plusieurs guerres civiles très sanglantes. Le premier de tous les rebelles, Postumus, gouverneur de la Gaule, se met à la tête des barbares, et usurpe l’empire: après avoir défait des bandes innombrables de Germains, il se voit attaqué par Lélianus, qu’il combat avec non moins de bonheur; mais il périt dans un soulèvement de ses troupes, irritées de ce qu’en dépit de leurs pressantes sollicitations, il leur avait refusé le pillage de la ville des Moguntiens, qui avaient secouru Lélianus. Après la mort de Postumus, un certain Marius, ancien forgeron et soldat assez obscur, s’empare du pouvoir. Tout alors était tombé si bas, que de pareils hommes se faisaient un jouet du commandement suprême et de la dignité de toutes les vertus. De là enfin ce mot plaisant, qu’on ne devait pas être surpris que Marius s’efforçât de reforger la république romaine, qu’avait consolidée un autre Marius, de la même profession, le premier de sa race et de son nom. Le second Marius est égorgé, après un règne de deux jours; on choisit alors Victoria, aussi grand capitaine que Postumus, mais d’une débauche effrénée. Il sut d’abord en réprimer les excès; mais, après deux ans de règne, il fit violence à la plupart des femmes de ses officiers. Attitianus, dont il avait séduit l’épouse, apprit d’elle-même son déshonneur; aussitôt il soulève secrètement contre l’empereur les soldats, qui le massacrent à Cologne, dans une sédition. La faction des scribes publics, dont Attitianus faisait partie, était si puissante dans l’armée, que le meurtre de Victorin fut consommé par ceux mêmes qui ambitionnaient le poste le plus élevé. Ces scribes, surtout ceux de notre époque, sont, en général, des hommes pervers, au cœur vénal, rusé, turbulent, cupide, formé, comme d’instinct, à commettre toutes les fraudes, et, non moins habile à les cacher. Préposés aux vivres, et par cela même ennemis acharnés des citoyens utiles et de la fortune des cultivateurs, ils savent néanmoins quelquefois être généreux envers ceux par la faiblesse et au préjudice desquels ils ont amassé leurs trésors. Cependant Victoria, après la perte de Victorin, son fils, gagne les légions par une forte somme d’argent, et, de leur aveu, proclame empereur Tetricus, d’une famille noble, et gouverneur de l’Aquitaine; le fils de Tetricus obtient aussi les insignes de césar. D’une autre part, à Rome, Gallien faisait croire perfidement à ceux qui ignoraient les malheurs publics, que tout l’empire était en paix; souvent même, selon l’usage de ceux dont le seul but est de tromper, il faisait célébrer des jeux et des fêtes triomphales, pour mieux confirmer la réalité de ses mensonges. Mais pourtant à l’approche du danger, il sort enfin de la ville. Car Aureolus, commandant des légions de la Rhétie, encouragé, comme cela devait être, par l’indolence d’un si lâche empereur, s’était emparé du pouvoir, et marchait droit sur Rome. Gallien le défait auprès du pont appelé de son nom le pont d’Aureolus, le contraint de se réfugier à Milan; et, tandis qu’il attaque cette place avec des machines de toute sorte, il est tué par ses propres soldats. Voici comment : Aureolus, désespérant de faite lever le siège, dresse avec ruse de fausses listes, où il inscrit les noms des chefs et des tribuns de l’armée de Gallien, que l’empereur est censé vouloir faire périr; puis ces tablettes sont jetées, le plus mystérieusement possible, au pied des murailles. Le hasard veut qu’elles soient trouvées par ceux dont elles portent les noms; saisis de crainte, ils soupçonnent qu’un arrêt de mort est signé contre eux, et que la négligence des suppôts de Gallien a pu seule le faire tomber entre leurs mains. Aussitôt, sur l’avis d’Aurélien, qui jouissait, dans l’armée, de la plus haute considération, ils répandent la fausse nouvelle d’une sortie des assiégés. Comme il arrive toujours dans les moments de trouble et de surprise, Gallien sort de sa tente, sans gardes et au milieu des ténèbres de la nuit; et alors il est atteint d’un trait qui le perce de part en part, sans qu’on puisse, dans l’obscurité, reconnaître la main qui l’a décoché. Ce meurtre resta donc impuni, soit qu’on ne pût en découvrir l’auteur, soit qu’il fût regardé comme un événement heureux pour l’empire. Telle était, à cette époque, la décadence des mœurs, que la plupart des citoyens consultaient plutôt leur intérêt personnel que celui de l’État, et qu’ils immolaient la gloire à l’ambition du rang suprême. De là, les idées et les noms mêmes des choses étaient complètement dénaturés; ainsi, le plus criminel, que la victoire avait favorisé, prétendait avoir détruit la tyrannie, lorsqu’au préjudice même du bien public, il avait accablé ses rivaux. Par suite de cet aveuglement, on alla jusqu’à mettre au rang des dieux certains empereurs, qui méritaient à peine les honneurs de la sépulture. Si de telles apothéoses n’étaient flétries par l’impartiale Histoire, qui ne permet pas que la mémoire des gens de bien reste sans honneur, et que les méchants conservent à jamais une illustre renommée, qui voudrait encore embrasser la vertu, dont le prix, le seul véritable, le seul glorieux, serait accordé par la faveur aux plus pervers des hommes, tandis qu’un sacrilège le ravirait aux plus saints des mortels ? Ainsi, les sénateurs, contraints par Claude, que Gallien avait désigné pour son successeur, donnèrent à l’infâme empereur le titre de divin. Au moment oit des flots de sang s’échappaient de sa blessure si grave, Gallien comprit que sa fin était proche, et il envoya les ornements impériaux à Claude, alors tribun légionnaire et qui commandait la garnison de Ticinum. Nul doute que l’on n’ait extorqué les honneurs divins décernés au dernier empereur : car les forfaits de Gallien, tant qu’il existera des villes, ne pourront jamais rester dans l’oubli; et les monstres de scélératesse, dont il fut le digne émule, seront toujours mis en parallèle avec lui : tant il est vrai que les princes et les plus nobles des mortels méritent autant qu’il est permis de le conjecturer, bien plus par la sainteté de leur vie que par les titres mensongers de l’adulation, l’entrée du ciel et la gloire d’être vénérés à l’égal des dieux par la reconnaissance des hommes! Cependant le sénat, informé des circonstances de la mort tragique de Gallien ordonna que ses satellites et ses proches fussent précipités par les échelles des Gémonies; quant au préfet du fisc, il est assez constant qu’on l’amena dans la curie et qu’on lui arracha les yeux, qui demeurèrent suspendus le long de son visage. Le peuple, se précipitant alors de ce côté, conjurait à grands cris la Terre, notre mère commune, et les divinités infernales de plonger Gallien dans le séjour réservé aux impies. Et si Claude, aussitôt après la prise de Milan, n’eût prescrit, comme pour accéder à la demande de ses troupes qu’on épargnât ceux des partisans de Gallien qui pouvaient vivre encore, la noblesse et le peuple se fussent portés à de plus atroces réactions. Pour ne parler ici que des sénateurs, outre le ressentiment des maux communs au monde romain, ils avaient encore celui de l’affront particulier que Gallien avait fait subir à leur ordre, lorsque, le premier de tous les empereurs, par l’effet de la crainte que lui inspirait son indolence, et pour que la puissance impériale ne pût être transférée aux plus illustres des patriciens, il leur avait interdit le service militaire, et même l’approche de l’armée. Gallien régna neuf ans.
XXXIV. Claude [II].
[modifier]Les soldats. que le malheur des temps force, pour ainsi dire, contre leur nature, à prendre par hasard de sages résolutions, sentirent alors que tout était perdu : ils se hâtent donc d’approuver avec transport l’élection de Claude, personnage connu par sa patience dans les travaux, par sa justice et par un dévouement sans bornes aux intérêts de la patrie: car on le vit, après plus de deux siècles, renouveler l’exemple des Decius. Comme il désirait chasser les Goths, devenus par trop puissants et en quelque sorte citoyens de l’empire, il apprit, par les livres Sibyllins, que le premier des membres de l’ordre le plus illustre devait se dévouer pour assurer la victoire aux armes romaines; et, comme le sénateur, qui paraissait tenir ce rang, s’était volontairement offert, Claude prouva que ce devoir le regardait plus que tout autre, puisqu’il était réellement le prince du sénat et de tous les Romains. Ainsi les barbares furent mis en fuite et chassés, sans que l’armée romaine essuyât aucune perte, après que l’empereur eut sacrifié sa vie pour la république : tant il est vrai que les bons princes n’ont rien de plus cher que le salut des citoyens et le souvenir qu’ils doivent laisser après eux ! Noble calcul qui profite et à la gloire et au bonheur de la postérité. Tels furent, n’en doutons pas, les sentiments de Constance, de Constantin et de tous nos illustres empereurs.... Et il sut plaire aux soldats par ses qualités physiques, mais surtout par l’espoir qu’ils eurent avec lui des récompenses ou d’une licence extrême. Aussi la victoire fut-elle rude et pénible, à cause de l’habitude que les subordonnés, jaloux de commettre impunément toutes les fautes, avaient alors de suivre les ordres peu sévères, de préférence à ceux que dictait la nécessité.
XXXV. Aurélien.
[modifier]Un si grand succès redouble l’ardeur martiale d’Aurélien, qui, pour en finir, en quelque sorte, avec les restes de la guerre, marche aussitôt contre les Perses. Après les avoir terrassés, il regagne l’Italie, dont les villes étaient désolées par les incursions des Alamannes. Il repousse en même temps les Germains de la Gaule, et taille en pièces, par la trahison même de leur chef, les légions de Tetricus, dont nous avons parlé plus haut. Voyant, en effet, que le gouverneur Faustinus avait gagné ses soldats, et lui dressait de fréquentes embûches, Tetricus avait imploré par lettres la protection d’Aurélien ; puis, à l’approche de l’empereur, faisant avancer ses troupes, comme pour le combattre, il se rendit à lui pendant l’action. Aussi, comme il arrive toujours à une armée sans général, le désordre se mit dans ses rangs, et sa déroute fut complète. Quant à Tetricus, après deux ans de règne, tramé en triomphe, il obtint pour lui-même les fonctions de correcteur de la Lucanie, et pour son fils, le pardon du passé avec le titre de sénateur. Dans l’intérieur de Rome, Aurélien anéantit la faction des ouvriers, qui, à l’instigation du receveur Felicissimus, avaient altéré le poids et le titre des monnaies, puis, par crainte du châtiment, avaient levé l’étendard de la révolte, et d’une manière si terrible, que, dans un combat livré sur le mont Célius, ils tuèrent environ sept mille hommes de troupes impériales. Après tant d’exploits et de conquêtes, Aurélien éleva, dans Rome, au Soleil, un temple magnifique, qu’il orna des plus riches présents; et, pour prévenir à jamais les invasions causées par l’indolence de Gallien, il agrandit considérablement l’enceinte de la ville, qu’il entoura de murailles inexpugnables : dans le même temps, pour céder aux désirs empressés du peuple romain, il établit avec autant de sagesse que de somptuosité des distributions de chair de porc : il abolit les délations fiscales et les rapports calomnieux des quadruplateurs, fléaux des citoyens qu’ils ruinaient; il livra aux flammes les registres et toutes les pièces qui avaient rapport à ce trafic honteux; ensuite, il publia une amnistie à l’exemple de la Grèce; enfin, contrairement à l’usage des gens de guerre, dont il faisait partie, il poursuivit avec la dernière rigueur ceux qui, par avarice, s’étaient rendus coupables de péculat et de déprédations dans les provinces. Cette sévérité fut cause qu’il périt, près de Cénofrurium, par la trahison de son secrétaire : ce ministre criminel, dont la conscience était chargée de nombreuses rapines, remit aux tribuns militaires, comme une preuve d’intérêt de sa part, un écrit simulé; avec une adresse perfide, et qui contenait l’ordre de les faire périr : la crainte les saisit, et ils assassinèrent Aurélien. Cependant, après la mort de leur prince, les soldats envoient aussitôt à Rome une députation au sénat pour l’inviter à élire un empereur. Le sénat répond que cette élection convient plus spécialement à l’armée; mais les troupes persistent à la renvoyer aux sénateurs. On vit alors de part et d’autre, un combat d’honneur et de modération : mérite bien rare parmi les hommes, surtout en pareille circonstance, et presque inconnu des soldats. Tel était l’ascendant des mœurs sévères et incorruptibles d’Aurélien, que l’assassinat de ce héros fut un arrêt de mort pour ses meurtriers, un sujet de crainte pour les méchants, un stimulant au bien pour ceux qui flottaient entre le vice et la vertu, une source de regrets pour tous les bons citoyens, et que personne n’osa ni s’en prévaloir, ni en faire parade. Après lui seul, comme après Romulus, il y eut une sorte d’interrègne, mais beaucoup plus glorieux encore : exemple qui prouve bien que tout est révolution dans le monde, et qu’il n’arrive rien que la force de la nature ne puisse reproduire après un certain laps de temps; que les vertus des princes relèvent facilement les empires même abattus, tandis que leurs vices précipitent la ruine des États le plus solidement affermis.
XXXVI. Tacite et Florien.
[modifier]Enfin, six mois environ après la mort d’Aurélien, le sénat choisit pour empereur Tacite, personnage consulaire, et qui était la douceur même; ce fut une joie presque universelle de voir la fierté farouche du soldat laisser reprendre aux patriciens le droit d’élire un prince. Cependant cette joie dura peu, et se termina par un événement inouï. Tacite mourut subitement à Tyane, le septième mois de son règne; mais déjà il avait puni du dernier supplice les auteurs du meurtre d’Aurélien, et surtout Mucaper, un des chefs de l’armée, qui avait porté le coup mortel. Alors Florien, frère de Tacite, s’était emparé de l’empire, sans attendre l’assentiment des sénateurs ou des légions.
XXXVII. Probus.
[modifier]Après un ou deux mois à peine d’une domination précaire, Florien est massacré, près de Tarse, par son armée, qui reçoit ensuite de l’Illyrie la nouvelle de l’avènement de Probus, capitaine très habile dans la science de la guerre, et presque un autre Hannibal dans l’art d’exercer les troupes et d’endurcir la jeunesse à toute espèce de travaux. En effet, à l’exemple du Carthaginois, qui avait employé ses légions à planter des oliviers dans presque toute l’Afrique, pour empêcher leur oisiveté de devenir funeste à la république et à leurs généraux, Probus remplit de vignes, plantées par ses soldats, la Gaule, les Pannonies et les collines des Mésiens : mais avant tout, il avait brisé les efforts des nations barbares, qui, profitant de la mort de nos princes, assassinés par le crime de leurs sujets, avaient fait invasion dans l’empire. En même temps, il détruisait avec leur aride Saturninus en Orient, et Bonose à Cologne : car tous deux, avec l’aide des légions qu’ils commandaient, avaient essayé d’usurper le souverain pouvoir. Après avoir tout soumis, tout pacifié, Probus eut l’imprudence de dire, à ce sujet, que bientôt on n’aurait plus besoin de soldats. Vivement irritées de cette parole, les troupes l’égorgèrent, vers la fin de la sixième année de son règne, près de Sirmium, sa ville natale, où il leur avait prescrit, en y creusant des fossés et des canaux, de dessécher les marais formés dans les environs par les pluies d’hiver. Dès lors la puissance militaire reprit tout son ascendant sur l’autorité du sénat, qui, jusqu’à nos jours, est resté privé du droit d’élire les empereurs : on ne sait s’il y renonça volontairement, ou par insouciance, ou par crainte, ou par aversion des troubles civils. Car l’édit de Gallien une fois révoqué, il lui eût été facile de rétablir la discipline militaire, d’après la conduite modérée des légions, sous le règne de Tacite, et Florien n’eût point témérairement usurpé le pouvoir; la soldatesque enfin n’aurait pas osé, suivant son caprice, donner l’empire, même à un citoyen vertueux, si les membres d’un ordre aussi considérable et aussi distingué que le sénat avaient passé leur vie dans les camps. Mais en s’abandonnant aux charmes du repos et à la crainte de perdre leurs richesses, dont ils se flattaient de jouir pleinement au delà même de l’éternité, ils frayèrent aux soldats, j’ai presque dit aux barbares, la voie de la domination et sur eux et sur leurs descendants.
XXXVIII. Carus, Carin et Numérien.
[modifier]Carus, préfet du prétoire, prend alors les ornements impériaux, et nomme césars ses deux fils Carin et Numérien. Comme les barbares, à la nouvelle de la mort de Probus, avaient jugé le moment favorable pour envahir, chacun de son côté, les provinces romaines, Carus envoie son fils aîné à la défense de la Gaule, et part aussitôt lui-même avec Numérien pour la Mésopotamie, que sa position mettait continuellement en butte aux attaques des Perses. Là, il bat l’ennemi; mais cédant à une ardeur de gloire trop irréfléchie, il pousse jusqu’à Ctésiphon, ville célèbre des Parthes, et en la traversant, il est frappé d’un coup de fondre. Quelques-uns rapportent qu’il avait mérité de périr ainsi, parce que les oracle l’avaient averti que la victoire lui permettait de s’avancer seulement jusqu’à cette ville; mais en la dépassant, il fut justement puni. Il est donc impossible de détourner l’arrêt du destin; et dès lors la connaissance de l’avenir est superflue. Numérien, après avoir perdu son père, regarda la guerre comme terminée ; il ramenait les troupes, lorsqu’il succomba sous les embûches d’Aper, préfet du prétoire, dont il était le gendre. Une ophtalmie du jeune prince donna lieu à ce forfait, qui resta longtemps caché, parce qu’on portait le mort dans une litière bien close, comme s’il n’eût toujours été que maladie, et sous prétexte que le vent pourrait lui blesser la vue.
XXXIX. Valerius Dioclétien.
[modifier]Mais après que l’odeur des membres tombés en putréfaction eut révélé le crime, les chefs de l’année et les tribuns choisissent pour empereur le sage Valerius Dioclétien, commandant des gardes de l’intérieur du palais: c’était un grand homme, mais avec plus d’un défaut de caractère : ainsi, par exemple, le premier des empereurs, il voulut porter un manteau tout brodé d’or, des chaussures de pourpre et de l’étoffe précieuse des Séres, étincelantes de mille pierreries : magnificence plus qu’indigne d’un citoyen de Rome, et qui trahissait une âme orgueilleuse et vaine, mais qui pourtant n’était rien en comparaison de ce que je vais ajouter. Car, depuis Caligula et Domitien, il fut le premier qui souffrit qu’on l’appelât ouvertement seigneur, et qu’on lui prodiguât les adorations et le titre du dieu : exemple qui me prouve, autant que j’en puis juger, que les hommes, parvenus de la condition la plus basse aux plus hautes dignités, ne mettent plus de bornes à leur orgueil et à leur ambition. Ainsi Marius, du temps de nos pères, et ce même Dioclétien, dans notre siècle, après s’être élevés au-dessus de l’humble position de la vie privée, qui ne leur donnait aucune puissance, se montrèrent insatiables de pouvoir, comme celui qu’une longue diète poussa aux excès de l’intempérance. D’où je m’étonne du voir tant de gens reprocher aux nobles une fierté, que peut leur inspirer le souvenir de l’illustration de leurs aïeux, et qui est une compensation aux épreuves cruelles dont ils sont agités. Au reste, chez Dioclétien, ces vices furent effacés par beaucoup de qualités estimables; car s’il se fit appeler seigneur, il se comporta comme un père : et il est assez constant que ce sage prince voulut démontrer que les attentats les plus funestes sont plutôt dans les choses que dans les noms. Cependant Carin, instruit de ce qui avait eu lieu, et dans l’espoir de comprimer aisément les troubles qui éclataient, se hâte, par un détour en Italie, de gagner rapidement l’Illyrie. Là, vainqueur de Julianus, il le fait égorger. Ce Julianus était correcteur chez les Vénètes, lorsqu’il apprit la mort de Carus; impatient d’arracher l’empire à soit ennemi, il accourut pour le combattre, Mais Carin, arrivé sur les frontières de la Mésie, livre aussitôt bataille à Dioclétien, prés de Margus; et tandis qu’il poursuit vivement les fuyards, il est tué par ses tribuns, dont il déshonorait les femmes, dans sa passion effrénée pour la débauche : les maris outragés voulaient faire trêve à leur indignation et à leur ressentiment jusqu’à l’issue de la guerre; mais la crainte que le succès ne rendit le caractère de Carin de plus en plus insolent, les poussa à la vengeance. Telle fut la fin de Carus et de ses deux fils; nés à Narbonne, ils avaient régné deux ans. Dans la première allocution qu’adressa Valerius à son armée, il tira son glaive, et, les regards fixés sur le soleil, il le prit à témoin qu’il ignorait le meurtre de Numérien, et qu’il n’avait pas désiré l’empire; puis, se tournant du côté d’Aper, alors debout près de lui, il perça de son épée ce traître, qui, nous l’avons dit plus haut, avait fait périr un jeune prince, bon, éloquent, et gendre de son meurtrier, Dioclétlen pardonna à tous les complices d’Aper; il retint même auprès de sa personne la plupart de ses ennemis, entre autres Aristobule, personnage très considéré, qu’il laissa préfet du prétoire : exemple inouï, de mémoire d’homme, clémence inespérée! Personne, dans une guerre civile, ne fut dépouillé de ses biens, de son honneur, de ses dignités s et pourtant alors nous applaudissons à la douceur et à l’humanité du vainqueur, lorsque seulement il fait trêve aux exils, aux proscriptions, aux supplices et aux massacres. Rappellerai-je encore que Dioclétien associa à son pouvoir plusieurs citoyens et même des étrangers, soit pour protéger, soit pour étendre les droits de l’empire romain? Car, à la nouvelle qu’après le départ de Carin, Élianus et Amandus avaient rassemblé dans la Gaule une troupe de pâtres et de brigands, appelés Bagaudes par les naturels du pays, et qu’après avoir ravagé au loin les campagnes, ils tentaient de pénétrer dans la plupart des villes; il se hâte de créer empereur Maximien, son ami fidèle, demi-barbare, il est vrai, mais doué d’une grande habileté pour la guerre et de beaucoup de jugement. Dans la suite, Maximien prit le surnom d’Herculius, du nom d’Hercule, sa divinité favorite, comme Dioclétien prit celui de Jovius : et l’on appliqua même ces deux surnoms aux légions auxiliaires qui se distinguaient le plus dans l’armée. Herculius partit ensuite pour la Gaule, qu’il eut bientôt entièrement pacifiée par la défaite ou par la soumission de l’ennemi. Dans cette guerre, le Ménapien Carausius se signala par de hauts faits ; et, comme il était fort habile dans la manœuvre des vaisseaux, métier que, dès sa jeunesse, il avait exercé pour vivre, les deux empereurs le chargèrent d’équiper une flotte et de repousser les Germains qui infestaient les mers. Fier de cette mission, comme il ne détruisit qu’un assez faible nombre de barbares, et qu’il fut loin de verser au trésor tout le butin conquis, craignant Herculius, et informé de l’ordre que ce prince avait donné de le mettre à mort, il prit le titre d’empereur, et s’empara de la Grande-Bretagne. À la même époque, l’Orient était fortement ébranlé par les Perses, l’Afrique par Julianus et par les nations quinquégentanes. Ajoutez qu’un certain Achilleus usurpait à Alexandrie en Égypte les insignes de la domination impériale. Ces événements déterminent les deux empereurs à s’associer, en les créant césars, Jules Constance et Galerius Maximin, surnommé Armentarius. Le premier épouse la belle-fille d’Herculius; le second, la fille de Dioclétien, après avoir tous deux répudié leur première femme, ainsi qu’Auguste l’avait autrefois exigé de Tibère Néron, quand il lui donna en mariage sa fille Julie. Tous ces princes étaient Illyriens de naissance; quoique peu civilisés, mais endurcis aux rudes travaux du la campagne et de la guerre, ils rendirent à l’État d’assez importants services. Ce qui prouve que le sentiment du malheur donne plus vite à l’homme la sagesse et la vertu ; tandis que ceux qui n’ont jamais connu l’infortune, en n’estimant leurs semblables qu’autant qu’ils sont riches, montrent beaucoup moins de pénétration. Au reste, la concorde qui régna entre ces princes fit bien voir que leurs qualités naturelles et leur expérience dans l’art militaire, qu’ils avaient appris h l’école d’Aurélien et de Probus, pouvaient presque leur tenir lieu des vertus qu’ils n’avaient pas. Enfin, ils honoraient Valerius comme un père, et même à l’égal d’un dieu puissant : or, ce qui donne encore plus d’éclat et de relief à de tels sentiments, ce sont les crimes commis entre les proches parents depuis la fondation de Rome jusqu’à notre siècle. Comme le poids des guerres dont nous avons parlé précédemment devenait plus écrasant chaque jour, les deux empereurs et les deux césars firent entre eux une sorte de partage de l’empire toutes les provinces au delà des Alpes Gauloises furent confiées à Constance; Heculius eut l’Afrique et l’Italie; Gelerius, toutes les îles de l’Illyrie jusqu’au Pont-Euxin; Valerius se réserva tout le reste. Bientôt une partie de l’Italie fut soumise à des tributs plus qu’onéreux. Jusqu’alors elle était seule chargée de fournir, dans une proportion modérée, des vivres à l’armée et à l’empereur, qui toujours ou presque toujours y faisaient leur résidence; on augmenta l’impôt, en vertu d’une loi nouvelle. Supportable toutefois à cette époque, parce qu’il n’était pas excessif, il est devenu, de notre temps, un fléau pernicieux. Cependant Jovius s’était mis en marche vers Alexandrie, après avoir confié au césar Galerius la mission de quitter les frontières illyriennes pour s’avancer en Mésopotamie, afin d’arrêter les incursions des Perses. D’abord très maltraité par ces peuples, Galerius rassemble à la hâte une armée de vétérans et de nouvelles recrues, avec laquelle il marche contre l’ennemi, en traversant l’Arménie : ce qui est le moyen le plus facile, et peut-être le seul, de vaincre les Perses. Enfin là, il fait prisonniers le roi Narsès, ses enfants, ses femmes et toute sa cour. La victoire fit si complète, que, sans un refus de Valerius à la volonté toute puissante, refus dont le motif est incertain, les faisceaux de Rome eussent été portés dans une province nouvelle. Cependant la partie la plus utile de cette contrée nous resta ; mais comme les Perses redoublèrent d’acharnement pour nous reprendre cette conquête, ce fut le sujet d’une guerre nouvelle, non moins sanglante que funeste. Sur ces entrefaites, en Égypte, Achilleus, battu sans peine, fut puni de son usurpation. En Afrique, les armes romaines eurent un tel succès; Carausius seul obtint la concession de la Grande-Bretagne, quand on fut persuadé qu’avec les ordres et le concours efficace des habitants de l’île, nul n’était plus capable que lui de résister à des peuples belliqueux. Six ans après, il périt par la trahison d’un nommé Allectus, tout à la fois son subordonné et son collègue. Cet homme, qui redoutait la mort à cause de ses forfaits, avait, par un crime, envahi le pouvoir. Il n’en jouit pas longtemps; car Constance le renversa en faisant marcher contre lui Asclépiodote, préfet du prétoire, avec une partie de la flotte et des légions. À cette même époque, les Marcomans furent taillés en pièces, et la nation des Carpiens, déjà transportée en partie par Aurélien sur notre territoire, y passa tout entière. On ne montra pas moins de zèle à s’astreindre aux devoirs de la paix; les lois les plus équitables furent établies, et l’on destitua les agents des subsistances( frumentaires ?), véritables fléaux publics, auxquels ne ressemblent que trop ceux qui remplissent aujourd’hui les mêmes fonctions. Ces hommes, qui semblaient avoir été établis dans les provinces pour observer et faire connaître les mouvements séditieux qui pouvaient s’y élever, ne songeaient qu’il inventer de criminelles accusations, et au moyen de la terreur universelle qu’ils inspiraient, principalement aux citoyens les plus éloignés de Rome, ils exerçaient partout de honteuses rapines. L’approvisionnement de la capitale et les intérêts des contribuables provoquèrent alors les soins empressés et la vive sollicitude des empereurs; en récompensant le mérite, et en punissant sévèrement le crime, ils excitèrent une heureuse émulation pour la vertu. Le culte des anciens dieux fut entretenu dans toute sa pureté; de nouvelles constructions vinrent, comme par enchantement, embellir encore la majesté grandiose de Rome et des autres principales villes de l’empire, surtout Carthage, Milan, Nicomédie, Malgré ces belles actions, les deux empereurs n’étaient point exempts de vices. Ainsi Herculius se laissait colporter à de tels excès de débauche, que dans ses goûts infâmes, il ne respectait pas même la personne des otages. Valerius témoignait envers ses amis une méfiance peu honorable pour eux, sans doute par crainte des discordes, à la suite de rapports perfides, qui pouvaient, selon lui, troubler la paix de l’intimité des gouvernants. Aussi, il paralysa, en quelque sorte, la défense de la capitale, en diminuant le nombre des cohortes prétoriennes et des citoyens armés : et dés lors il prit, disent plusieurs historiens, la résolution d’abdiquer. En effet, lorsque son génie scrutateur lui eut révélé des périls imminents, des guerres civiles marquées par le destin, et une sorte de bouleversement qui menaçait l’empire, il célébra la vingtième année de son règne, et, quoiqu’il eût encore toutes ses forces physiques et morales, il déposa les rênes du gouvernement. Ce fut avec la plus grande peine qu’il fit partager sa résolution à Herculius, qui avait régné un an de moins. Bien que l’incertitude d’une foule d’opinions diverses ait, au sujet de cette abdication, obscurci l’éclat de la vérité, nous pensons qu’il n’appartient qu’à un excellent naturel de mépriser ainsi la puissance, et d’aspirer à descendre du faîte des grandeurs à l’humble condition de la vie privée.
XL. Constance et Armentarius, Sévère el Maximin, Constantin et Maxence.
[modifier]Ainsi Constance et Armentarius succédèrent à Dioclétien et à Maximien : Sévère et Maximin, d’origine illyrienne, furent créés césars; le premier eut l’Italie; le second, les provinces que Jovius s’était réservées. Mais ce partage parut intolérable à Constantin, qui, dès l’enfance, doué d’un haut et puissant génie, se montrait dévoré de l’ambition de commander; il prit donc la fuite, et, pour frustrer dans leur espoir ceux qui le poursuivaient, partout sur son passage il tua les chevaux de service public, et se rendit dans la Grande-Bretagne, échappant ainsi à Galerius, qui le retenait en otage sous un prétexte de religion. Le hasard voulut qu’il arrivât précisément à l’époque ou Constance, son père, tombait à sa dernière heure. Il meurt, et de l’accord unanime de tous les assistants, Constantin prend l’empire. Cependant à Rome le peuple et les prétoriens confirment aussi l’élection de Maxence, malgré la longue résistance d’Herculius, son père. À cette nouvelle, Armentarius ordonne au césar Sévère, qui par hasard se trouvait prés de Rome, d’attaquer aussitôt l’ennemi. Au moment où Sévère arrive sous les murs de la capitale, il est abandonné de ses troupes, que Maxence a gagnées à prix d’or; il s’enfuit et meurt assiégé dans Ravenne. Alors Galerius, de plus en plus irrité, prend les conseils de Dioclétien, nomme auguste le césar Licinius, avec lequel il était lié d’une vieille amitié, le charge de défendre l’Illyrie et la Thrace, et marche lui-même sur Rome. Comme le siège de cette ville traînait en longueur, craignant que ses soldats, après s’être laissé séduire comme ceux de Sévère, ne vinssent aussi à l’abandonner, il quitta l’Italie; et peu de temps après, il mourut d’un ulcère pestilentiel. La république lui fut redevable d’un vaste terrain qu’il sut fertiliser, dans la Pannonie, en abattant d’immenses forêts, et en faisant écouler dans le Danube les eaux du lac Pelson. En mémoire d’une telle entreprise, il appela cette province Valeria, du nom de sa femme. Il avait régné cinq ans, et Constance une seule année : l’un et l’autre avaient exercé d’abord, pendant treize ans, la puissance de césar. Tous deux tenaient de la nature de si admirables avantages, qu’en les relevant par l’instruction, au lieu de les affaiblir par une grossière ignorance, ils en auraient, sans aucun doute, fait leur plus beau titre de gloire : preuve évidente que le savoir, l’élégance des formes, et surtout l’affabilité, sont des qualités nécessaires aux princes, et que, sans elles, tous les dons de la nature perdent leurs charmes, et ont je ne sais quoi de sauvage qui les fait mépriser; tandis qu’au contraire l’heureux accord de cette double supériorité a valu à Cyrus roi des Perses, une renommée immortelle. Ainsi, de nos jours, Constantin, qui d’ailleurs réunit les autres vertus, s’est vu, par les vœux du monde entier, élevé jusqu’aux astres. Et certes, s’il avait mis des bornes à sa munificence et à son ambition, à ces vastes projets enfin qui précipitent vers l’abîme les génies supérieurs entraînés trop loin par l’enthousiasme de la gloire, Constantin, disons-le, serait presque l’égal d’un dieu. Dès qu’il apprend que Rome et l’Italie sont ravagées, et que l’on a défait ou corrompu les armées des deux empereurs il assure la tranquillité des Gaules, et marche contre Maxence. À cette époque, un certain Alexandre, gouverneur de Carthage, avait follement rêvé le pouvoir suprême : déjà affaibli par l’âge, plus stupide encore que les pâtres pannoniens qui lui avaient donné le jour, il s’était improvisé à la hâte une troupe de soldats sans discipline, et dont à peine la moitié avait des armes. Rufius Volusien, préfet du prétoire, et quelques autres chefs envoyés contre lui par le tyran Maxence, avec un très petit nombre de cohortes, lui livrèrent un combat sans importance où il perdit la vie. Après cette victoire, Maxence avait ordonné que Carthage, cet ornement de l’univers, et les plus belles villes de l’Afrique, fussent ravagées, livrées au pillage et aux flammes; ce tyran farouche et sanguinaire, plus détestable encore par ses débauches, de plus timide et lâche, poussait l’indolence à un excès tellement honteux, qu’au moment même où le feu de la guerre dévorait l’Italie, oh ses troupes étaient battues près de Vérone, il ne s’en livrait pas moins à ses goûts de prédilection, sans être ému en rien de la mort tragique de son père. Herculius, en effet, cédant à l’impatiente ambition de son caractère et à la crainte que lui inspirait la mollesse de son fils, avait imprudemment ressaisi l’empire. Puis, sous le masque du dévouement, il avait essayé de faire périr, par une odieuse trahison, Constantin, son gendre; enfin la mort avait été le juste châtiment de sa perfidie. Maxence, qui devenait plus cruel de jour en jour, se hasarde, mais avec bien de la peine, à sortir de la capitale, et à s’avancer jusqu’aux rochers Rouges, situés à neuf milles de Rome : son armée est vaincue; il fuit vers la ville; mais, en traversant le Tibre, il tombe dans le piège même qu’il avait tendu à son ennemi sur le pont Milvius : sa tyrannie avait duré six ans. On ne saurait s’imaginer quels furent, à sa mort, les transports de joie et d’allégresse du sénat et du peuple : ils avaient eu tant a souffrir de ce tyran ! Ainsi, un jour, il avait permis aux gardes prétoriennes le massacre des plébéiens; le premier de tous, en vertu de l’édit le plus injuste et à titre de présents, il força les membres du sénat et les cultivateurs à lui livrer autant d’argent qu’il en exigerait pour ses ruineuses prodigalités. Après la victoire de Constantin, les légions prétoriennes, qui avaient mérité la haine publique, et les cohortes urbaines, toujours plus disposées à se soulever qu’à veiller à la sûreté de la ville, furent à jamais licenciées et cassées; on leur ôta leurs armes; on leur défendit même de porter l’habit militaire. Ensuite le sénat reconnaissant dédia à Flavius tous les somptueux édifices que Maxence avait élevés, comme le temple et la basilique de Rome. Bientôt après, Flavius répara le très grand Cirque avec une admirable magnificence, et fit bâtir des thermes aussi remarquables que tous ceux qu’on avait vus jusqu’à cette époque. On éleva aussi, d’après ses ordres, dans les quartiers les plus fréquentés de Rome, des statues d’or ou d’argent pour la plupart : alors aussi, en Afrique, les honneurs du sacerdoce furent décernés à la famille Flavia; et la ville de Cirta, ruinée par le siège qu’elle avait soutenu contre Alexandre, fut rebâtie, embellie, et reçut le nom de Constantine tant il est vrai qu’il n’y a point de héros plus grands et plus populaires que les destructeurs des tyrans! Et la haute faveur dont ils jouissent ne fera toujours que s’accroître, s’ils savent montrer de la modération et du désintéresse-ment. En effet, les hommes qui se voient frustrés d’un bonheur dont ils avaient l’espérance, sont plus profondément blessés, lorsque après avoir été délivrés d’un mauvais prince, ils restent encore sous le poids des mêmes infortunes.
XLI. Constantin, Licinius, Crispus, Constance, Licinien, Constant, Dalmace, Magnence, Vétranion.
[modifier]Tandis que ces événements se passent en Italie, Maximin, après un règne de deux années dans l’Orient, est vaincu, mis en fuite par Licinius, et meurt près de la ville de Tarse. Ainsi l’empire du monde romain ne reconnut plus que deux maîtres, alliés entre eux, il est vrai, puisque la sœur de Constantin avait épousé Licinius mais si différents de caractère, qu’ils eurent beaucoup de peine vivre en bonne intelligence pendant trois ans. Chez l’un, en effet, presque tout était grand; mais, chez l’autre, il n’y avait que la plus ignoble parcimonie. Constantin même laissa à tous ses ennemis leurs honneurs et leur fortune; il les accueillit, il les protégea ; dans sa pieuse humanité, le premier il abolit le supplice du gibet, qui remontait aux temps les plus anciens, et il interdit la coutume de rompre les jambes aux suppliciés. Aussi fut-il regardé comme un autre fondateur de Rome, et même comme un dieu. Licinius, au contraire, assouvit à peine sa rage de cruauté en livrant aux tortures destinées aux seuls esclaves d’illustres philosophes qui étaient empiétement innocents. Constantin, après l’avoir vaincu dans plusieurs batailles, n’en reconnut pas moins l’extrême difficulté qu’il y avait à l’accabler entièrement; il s’en rapprocha donc, et pour cimenter leur union, tous deux associèrent au partage de l’empire, en qualité de césars, leurs communs enfants, Crispus et Constantin, issus de Flavius; et Licinien, fils de Licinius. Mais cette alliance devait peu durer, et de plus être funeste aux collègues des deux empereurs : c’est ce qu’annonça positivement une éclipse de soleil, survenue la même année. En effet, six ans après, la paix était rompue, et Licinius éprouvait, dans la Thrace, une défaite qui le forçait de se réfugier à Chalcédoine, où il périt avec Martinien, qu’il avait appelé à son secours, en l’associant à l’empire. Après cet événement, la république se vit soumise au gouvernement d’un seul chef; les fils de Constantin conservèrent leur titre de césars, et Constance, aujourd’hui notre empereur, reçut alors les insignes de cette haute dignité. L’aîné des fils de Constantin ayant été mis à mort, on ne sait trop pour quel motif, par les ordres de son père, un certain Calocerus, maître d’un troupeau de chameaux, poussa tout à coup la démence jusqu’à s’établir comme souverain dans l’île de Chypre. Après l’avoir puni comme il le méritait, du supplice des esclaves ou des brigands, Constantin occupa l’activité de son génie à fonder une ville, à instituer de nouveaux rites religieux, et à rétablir la discipline militaire. Dans le même temps, il terrassait les Goths et les Sarmates, et il nommait césar Constant, le plus jeune de ses fils. L’élection de ce prince devait à l’avenir bouleverser l’État; c’est ce que plusieurs prodiges révélèrent : car, la nuit même qui suivit le jour de sa nomination impériale, la voûte du ciel parut longtemps comme embrasée. Environ deux ans après, Constantin créa césar, à la vive satisfaction de l’armée, le fils de son frère, qui portait, comme son père, le nom de Dalmace. Puis, la trente-deuxième année de son règne, après avoir gouverné le, monde entier pendant treize ans, à l’âge de soixante-deux ans et plus, il marchait contre les Perses, dont il venait d’apprendre les incursions sur le territoire de l’empire, lorsqu’il mourut près de Nicomédie, dans une campagne appelée Achyrona. L’astre qu’on nomme chevelu, et qui est si fatal aux royaumes, avait été le signe avant-coureur de sa fin. Sa dépouille mortelle fut transportée dans la ville qu’il avait appelée de son nom. Sa perte excita les regrets amers du peuple romain; car ses victoires, ses lois, et la douceur de son gouvernement l’avaient, en quelque sorte, rendu aux yeux de tous le fondateur d’une Rome nouvelle. Il fit construire un pont sur le Danube; il établit des camps et des forteresses dans les postes les plus avantageux. Les villes de Tripoli et Nicée lui durent la suppression de l’impôt annuel d’huile et de froment, qui les grevait d’une manière impitoyable. Dans le principe, ce n’était qu’un don gratuit offert par les anciens habitants de Tripoli à l’empereur Sévère, leur compatriote mais la mauvaise foi des successeurs de ce prince avait fait d’un présent bénévole une taxe ruineuse pour les descendants des Tripolitains. Quant aux habitants de Nicée, Marcus Bojonius leur avait infligé cette amende pour les punir d’avoir ignoré qu’Hipparque, astronome d’un brillant génie, était né parmi eux. Constantin réprima très sévèrement aussi les vexations du fisc; en un mot, par toutes ses actions, il aurait mérité les honneurs divins, s’il n’eût élevé aux charges publiques des hommes peu dignes d’y trouver accès. Ce tort, il est vrai, avait été celui de plus d’un empereur; mais dans un prince dont on admire le génie, et à une époque où les mœurs publiques sont irréprochables, même de légers défauts frappent plus vivement les regards, et appellent naturellement la censure: j’ajouterai qu’ils sont d’autant plus pernicieux, que la haute dignité des coupables leur donne connue un relief de vertu, et invite à suivre ce funeste exemple. Aussitôt après la mort de Constantin, Dalmace est tué, l’on ne sait d’après quel conseil ; et trois ans au plus sont à peine écoulés, que Constantin le jeune périt fatalement dans une bataille contre Constant. Fier de son succès, le vainqueur, dans l’âge de l’inexpérience et dans toute la fougue d’un caractère emporté, devint bientôt un objet d’exécration par la perversité de ses ministres et par l’avarice sordide à laquelle il s’abandonnait sans réserve; couvert du mépris de son armée, il périt victime de la trahison de Magnence, dix ans après son triomphe sur Constantin le jeune, et lorsque déjà il avait comprimé les mouvements des peuplades étrangères. Ses prodigalités sans bornes envers les otages de ces nations, enfants d’une beauté rare achetés à prix d’or, ont laissé la conviction qu’il brûlait pour eux d’un amour contre nature. Toutefois, que n’a-t-il vécu plus longtemps, même avec ses vices! Car le caractère farouche et cruel de Magnence, né au milieu des barbares, puis les événements qui arrivèrent bientôt, plongèrent l’empire dans un anéantissement tel, qu’on regretta, non sans raison, le gouvernement de Constant. Ajoutons à tout cela que Vétranion, homme de la plus crasse ignorance, de l’esprit le plus stupide, et que sa rusticité grossière rendait plus détestable encore; Vétranion, simple général d’infanterie chez les Illyriens, et issu d’une des plus ignobles familles de la Mésie supérieure venait d’usurper le pouvoir suprême.
XLII. Constance, Népotien, Decentius, Patrice, Silvanus, Julien.
Environ dix mois après, Constance, par la force de ses discours éloquents, précipita du trône Vétranion, et le fit rentrer dans l’obscurité de la vie privée. C’est, depuis l’origine de l’empire, le seul prince qui ait obtenu un tel succès par le talent de la parole et par la clémence. En effet, les deux armées se trouvaient en grande partie réunies, lorsque Constance, après avoir prononcé en forme de jugement, une harangue, du haut de son tribunal, gagna par son éloquence une victoire qu’il n’eût remportée qu’à grande peine, ou même au prix de beaucoup de sang : exemple qui prouve clairement que le don de la parole n’a pas moins de supériorité en temps de guerre qu’en temps de paix, et qu’il triomphe assez facilement des obstacles les plus difficiles, si l’orateur sait joindre à son talent la modération et l’intégrité. C’est une vérité que notre prince a su mettre dans tout son jour. Il marcha immédiatement vers l’Italie contre des ennemis nouveaux; mais la rigueur de l’hiver et les neiges qui fermaient le passage des Alpes l’arrêtèrent dans sa course. Cependant, à Rome, Potentien, proche parent de Flavius du côté maternel, gagne le peuple, qui haïssait Magnence, massacre le préfet de la ville, arme une troupe de gladiateurs, et s’empare du pouvoir. Sa stupide férocité fut si funeste au peuple et au sénat romain, que partout l’on vit bientôt les maisons, les places publiques, les rues, les temples inondés de sang, se remplir de cadavres amoncelés comme ceux des gladiateurs qu’on destinait au bûcher. Tant d’atrocités ne furent pas commises seulement par Potentien, mais aussi par les partisans de Magnence, qui se hâtèrent d’accourir, et tuèrent leur ennemi, le vingt-septième jour de son usurpation. Mais comme déjà même auparavant on s’était aperçu de quelques mouvements extérieurs, Magnence avait confié les Gaules au césar Decentius, son frère, et Constance, l’Orient à Gallus, également créé césar, et auquel il avait fait prendre son nom. Ensuite, les deux empereurs se livrèrent l’un à l’autre, pendant trois années, plusieurs batailles sanglantes; mais enfin Constance vainqueur, ayant poursuivi jusque dans la Gaule Magnence fugitif, força les deux frères à se donner la mort par des supplices différents. À la même époque, on étouffa une révolte des Juifs, qui avaient eu l’audace coupable de porter au souverain pouvoir un certain Patricius. Peu de temps après, Constance fit périr Gallus à cause de sa cruauté et de son caractère farouche. Ainsi la république, après le long intervalle d’environ soixante-dix ans, rentra sous l’autorité d’un seul chef. Elle venait à peine d’être délivrée des troubles civils, lorsqu’elle fut agitée de nouveau par l’élévation forcée de Silvanus à l’empire. Gaulois d’origine et né de parents barbares, ce Silvanus, d’abord simple soldat, après avoir abandonné le parti de Magnence pour celui de Constance, avait obtenu, malgré son extrême jeunesse, le titre de général de l’infanterie. Par crainte ou par démence, il monta plus haut encore; mais après un règne d’environ vingt-huit jours, il fut massacré dans une révolte des légions dont il avait espéré l’appui. Afin donc de prévenir de nouveaux troubles chez les Gaulois, peuple si remuant de sa nature, afin surtout de repousser les Germains, qui dévastaient plusieurs cantons de la Gaule, Constance donna au césar Julien, qu’il affectionnait comme son parent, le gouvernement des provinces transalpines; Julien eut bientôt soumis ces belliqueuses nations, en faisant prisonniers leurs plus illustres rois : succès glorieux pour ses armes sans doute, mais qu’on doit cependant attribuer à la fortune et la sagesse de l’empereur. Car la sagesse est plus puissante que les armes; témoins Tibère et Galerius, qui, subordonnés à d’autres princes, se distinguèrent par une foule d’actions d’éclat, et qui, devenus les maîtres, éprouvèrent, sous leurs propres auspices, des chances bien moins heureuses. Mais pendant vingt-trois années que Jules Constance a gouverné l’empire, avec le titre d’auguste, sans cesse occupé de guerres étrangères ou civiles, à peine il trouva un moment pour déposer les armes. Après qu’il eut exterminé tant d’usurpateurs et de tyrans; après qu’il eut, à la même époque, repoussé les incursions des Perses, on le vit, assis sur son tribunal, donner glorieusement un roi à la nation des Sarmates. Ainsi Cnéus Pompée rétablit Tigrane sur le trône; ainsi un bien petit nombre de nos ancêtres, nous dit l’histoire, ont obtenu pareil honneur. Doux et clément au besoin, Constance était lettré, et avait une instruction aussi solide qu’élégante; à la suavité, au charme de l’élocution, il joignait la patience dans les travaux et une adresse merveilleuse à lancer les flèches ; modèle de frugalité, de continence, il savait vaincre toutes ses passions; plein d’une pieuse tendresse pour son père, il veillait d’une manière toute spéciale à sa propre conservation, bien persuadé que de la vie des bons princes dépend la tranquillité des États. Mais l’éclat de si nobles et de si précieuses qualités fut obscurci par le peu de soin qu’il mit dans le choix des gouverneurs de provinces et des chefs de ses armées, par la dépravation extrême de ses ministres, et par l’oubli où il laissait tous les gens de bien. Enfin, pour dire d’un seul mot la vérité, autant l’empereur lui-même montrait de brillantes vertus, autant la plupart de ses ministres avaient des vices monstrueux.