Des Caractères du luxe dans la société moderne

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Des Caractères du luxe dans la société moderne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 107 (p. 667-690).
DES
CARACTERES DU LUXE
DANS LA SOCIETE MODERNE

:I. Notre ennemi le luxe, par M. Nadault de Buffon, l vol. — II. Les Temps nouveaux, par le même, 1 vol. — III. La Restauration de la France, par M. A. de Margerie.

De tout temps, d’honnêtes esprits, de judicieux observateurs, sans parler de ceux qui ne cherchaient là qu’un texte de déclamation, se sont élevés contre les mauvaises mœurs et les abus du luxe. Comment aurions-nous échappé à de telles censures, auxquelles nous n’avons que trop prêté dans la période qui vient de s’écouler ? L’exemple est venu trop souvent de l’état. Sans prendre à la lettre la comparaison, moins exacte qu’humiliante, entre la Rome des césars et le Paris de notre temps, entre le développement extrême des travaux publics sous le second empire et le panem et circenses du peuple-roi, et malgré tout ce qu’il y a de digne d’approbation dans certains embellissemens qui ont profité le plus souvent aux populations, nul doute qu’une part trop grande n’ait été donnée au faste. On peut s’applaudir de la création des promenades à la fois salubres et splendides qui environnent la capitale, et en général de la transformation du vieux Paris ; rien ne justifie l’éclat dispendieux de certaines constructions non-seulement au centre, mais dans toute l’étendue du territoire.

L’excès du luxe se trahissait d’une manière, selon nous, plus fâcheuse dans une certaine conception d’ensemble. On a trop souvent mis en avant l’idée de faire de ce Paris transfiguré le rendez-vous européen de tous les plaisirs, une sorte de caravansérail cosmopolite. Cette grande ville aura toujours assez par elle-même ce caractère. Nulle cité au monde, depuis trois siècles au moins, ne lui dispute ce rôle et ce renom d’hôtellerie de l’Europe. C’est un honneur et un avantage dont il ne faut pas abuser. L’histoire nous a plus d’une fois montré quel est le sort de ces villes toutes de luxe dont la destination trop spéciale est de faire le bonheur des étrangers. Prodiguant pour eux leur beauté vénale, elles ne s’appartiennent pas à elles-mêmes, ou, si l’on veut une comparaison plus honnête, elles ressemblent à ces hôtes qui pour mieux recevoir leurs invités se mettent à la gêne. Ceux des habitans qui peuvent faire les frais du luxe le trouvent à portée comme à profusion ; la masse de ceux qui sont réduits à se contenter du nécessaire et d’un modeste superflu paie la rançon de l’universelle cherté, et ce ne sont pas d’ordinaire les industries les plus intéressantes qui s’enrichissent de cet or répandu à pleines mains par l’opulence oisive et dégagée de tout frein.

Il faudrait de même, pour le luxe privé, distinguer entre ce qui fut le résultat naturel de la richesse nationale et ces excès qui n’étaient que le contre-coup du mouvement fiévreux de la spéculation. Le mauvais luxe suit le jeu, l’agiotage, comme l’ombre s’attache au corps. Quelque chose de ce qui eut lieu à l’époque du système de Law s’est renouvelé de nos jours ; les affaires factices, l’excès du papier, les coups de bourse, ont été accompagnés d’un goût non moins passionné pour les recherches de la vie brillante. C’est l’effet constant des gains faciles de provoquer l’impatience de jouir, qui à son tour pousse à tenter les hasards de la fortune.

Tant que l’empire a duré, l’observation satirique s’est emparée de ces travers et de ces vices pour les peindre et pour les châtier. La question d’argent, comme on disait, et le luxe de mauvais aloi ont défrayé la scène pendant plusieurs années. Des voix plus graves se sont mêlées avec autorité à ces railleuses et quelquefois pathétiques censures : des magistrats éminens venaient dénoncer avec une énergie solennelle les inquiétans progrès de la maladie. Dans un discours qui tenait de la mercuriale et de la boutade, un célèbre procureur-général ne se bornait pas à rudoyer l’excentricité de certaines toilettes aux dimensions exagérées ; il accusait les côtés plus graves d’une situation créée par l’amour des jouissances et par une émulation vaniteuse, les scandales domestiques qui en furent plus d’une fois la conséquence, le ton donné à la mode par des courtisanes qui étalaient dans tous les lieux publics leur luxe effronté, et, comme l’exemple tend plus souvent à descendre qu’à remonter, les classes inférieures s’efforçant d’imiter les hautes classes « par esprit d’égalité. » Toute la vieille censure du luxe était comme enfermée là en quelques lignes.

Cette éternelle question du luxe, que chaque siècle, en la reprenant à son compte, marque de son empreinte particulière, se ranimait aussi sous d’autres formes, dans des livres, dans des opuscules éphémères et dans la presse, où, prenant une couleur politique, elle servait de prétexte à des éloges et à des critiques du gouvernement. Que d’apologies optimistes et de pamphlets ! Au point de vue économique ou moral, que de thèses contradictoires ! Quel choc d’argumens qui s’entre-croisaient, rarement nouveaux, mais ravivés par l’à-propos ! Comme il était facile de voir par certains panégyriques à outrance que le Mondain de Voltaire a laissé une postérité nombreuse de disciples, moins modérés que le maître ! Heureuse confiance d’écrivains qui prenaient bravement parti pour un luxe d’une valeur morale des plus contestables ! Ils tiennent pour excellent que le riche dépense beaucoup, n’importe comment, pourvu que ses fantaisies coûteuses fassent aller le commerce et circuler l’argent. Il est fâcheux que notre temps ne permette pas une telle quiétude et exige des riches un mérite plus sérieux, plus efficace. Les gouvernemens despotiques s’arrangent assez bien de ces théories, d’autant plus qu’elles ont la prétention de s’appliquer aux dépenses publiques comme aux dépenses privées ; les sociétés libres les goûtent peu. Est-ce à dire que les censures qui s’adressent à la société, et qui continuent à se faire entendre, dans la pensée peut-être trop fondée que nous nous sommes peu corrigés, soient elles-mêmes à l’abri de la critique ? Nous pouvons énoncer nos doutes sans qu’on se méprenne sur notre but. On n’est guère en effet tenté d’être indulgent quand on songe qu’il faut jusqu’à certain point rendre responsables de nos désastres les progrès d’un amollissement égoïste et d’une recherche trop exclusive des jouissances sensuelles. L’excès de sévérité serait préférable ; mais cette sévérité même ne saurait se passer de discernement. Nous craignons que la censure morale, dans les conditions où elle continue à s’exercer, n’en manque un peu, et que les règles mêmes qu’elle invoque ne soient sur quelques points à critiquer ou à modifier. Lorsqu’elle n’est qu’un écho affaibli des grandes voix de Lhospital et de Daguesseau, tient-elle suffisamment compte des élémens nouveaux de la société moderne ? C’est ce que nous voudrions rechercher, sans cesser de lui faire sa part, et en nous demandant ce qu’elle a de fondé dans ses applications aux mœurs du temps.

I

On sait trop ce qu’a été le luxe antique pour que nous essayions d’en retracer le tableau. Du luxe romain, on peut dire qu’il est un monstre dans l’histoire. Les traits qu’on en cite tiennent du délire. C’est d’ailleurs d’une manière continue qu’il exerçait ses ravages ; il dévorait des provinces, et mettait à son service des légions d’esclaves. Les Lucullus, les Néron, les Commode, les Héliogabale, ont réalisé toutes les folies qu’une imagination malade pourrait prendre à tâche d’inventer. Ces types éhontés du luxe romain seraient à tort considérés comme des exceptions. Ils ne faisaient que reproduire dans une proportion agrandie le mal qui avait gagné les hautes classes, et qui, sous la forme de jeux, de distributions de vivres et d’argent, avait fait profondément sentir ses effets jusque dans le peuple. De tels excès ébranlaient, faussaient tous les ressorts de l’état. Les vices privés devenaient des vices publics, se changeaient en vénalité, en exactions, en oppressions de tout genre. De là les efforts tentés par les lois somptuaires ; de là l’unanime accord des écrivains pour maudire un faste immoral et destructeur. L’expression énergique de luxus, luxuries, bien mieux que notre mot de luxe, dont la signification est si restreinte et parfois si vague, désigne tous les vices lâches, toutes les corruptions sensuelles. La philosophie y ajoutait ses motifs de condamnation ; inspirée du stoïcisme, on doit même dire qu’elle les exagéra. A force de blâmer tout superflu, elle accuse d’immoralité les premiers élémens de la vie civilisée, la monnaie, le commerce, toutes les élégantes recherches, tous les usages qui par le progrès de l’industrie tendent à se raffiner. Peu s’en faut qu’elle ne renvoie l’homme, couvert de peaux de bêtes, coucher à la belle étoile et puiser l’eau de la source dans le creux de sa main. Les poètes, qui ne reculent devant aucune extrémité, n’y manquent pas, et les moralistes, qu’enflamme un si beau texte de prédication, donnent aux contemporains des césars de durs conseils qui risquent peu d’être suivis, et qu’eux-mêmes laissent dans leurs livres la plupart du temps.

Telle est la censure du luxe dans l’antiquité : ses exagérations s’expliquent par celles qu’elle est tenue de combattre ; elles s’expliquent par des théories morales qui prenaient pour point de départ ce principe, que l’homme ne doit pas développer ses besoins, que l’état de simplicité primitive est la perfection, que dans cette voie tout pas fait en avant est une déchéance. Les paradoxes qui étonnent dans J.-J. Rousseau n’ont pas d’autre origine. Au fond, ces théories très peu neuves ne sont que le lieu-commun de la sagesse antique. Elles ont fait école dans les écrivains du moyen âge et des temps modernes jusqu’à une époque assez récente, et il est facile de se convaincre qu’elles ont laissé des traces dans beaucoup d’esprits, même distingués, de nos jours. Nous ne savons s’il est une seule des nouveautés commodes inventées par le génie moderne qui n’ait, depuis la chute de l’empire romain jusqu’au XVIe et au XVIe siècle, provoqué des anathèmes de la part des historiens et des écrivains laïques tout autant que des prédicateurs. Il semble que leur imagination reste sous le coup des souvenirs de cet ancien luxe de l’Orient et de la décadence romaine, mêlé de cruauté et de débauche, que leur jugement subisse le joug des malédictions qui s’étaient mises au niveau de ces criminelles folies. Les moralistes du temps des empereurs n’avaient guère d’invectives plus fortes pour les rafinnemens les plus coupables de la gourmandise que les honnêtes partisans de la simplicité n’en eurent pour l’usage des fourchettes, quand il commença de se répandre. Dandolo, homme d’état vénitien, parle de la femme d’un doge qui osa se servir de ces ustensiles en métal précieux au lieu de manger avec ses doigts, et qui, pour ce crime contre nature, exhalait de son vivant l’odeur fétide d’un cadavre. Mêmes clameurs quand on invente les cheminées et quand les matelas sont substitués aux anciennes paillasses. Les oranges introduites en Allemagne paraissent à Ulrich de Hutten un raffinement plein de danger. Il condamne dans un écrit intitulé Prœdones le commerce d’importation lui-même, dès qu’il cesse d’échanger des objets de première nécessité. Or qui ne sait qu’il s’agit ici d’un des esprits les plus éclairés du temps, d’un réformateur dont le défaut habituel n’est pas l’excès de timidité ? Il est vrai que la condamnation du luxe faisait partie de ses idées de réforme sociale. C’est avec un peu plus d’apparence de raison, mais avec la même exagération, que l’eau-de-vie et le tabac, d’abord réputés consommations de pur luxe, ont été l’objet non-seulement de censures, mais de proscriptions. La chose alla même fort loin pour le tabac. Un sultan ordonna en 1610 que tout fumeur fût conduit en pleine rue et qu’on lui passât sa pipe à travers le nez. Cette justice turque fut dépassée encore par les ordonnances moscovites. Michel Romanof défendit aux Russes de fumer sous peine de mort ; plus tard la peine de mort fut remplacée par la mutilation du nez. En 1624, le pape Urbain VIII excommunia tous ceux qui porteraient du tabac à l’église, et en 1690 Innocent XII renouvela l’anathème contre quiconque priserait dans le lieu saint. L’idée somptuaire se complique ici sans doute du motif hygiénique, et, pour le tabac à fumer, de la crainte de l’incendie ; elle apparaît seule dans la prohibition du café en Angleterre, en Suisse, en Allemagne et chez ces mêmes Turcs, qui devaient user plus tard si largement de cette liqueur ; le sultan Mourad IV commença par leur en interdire la boisson, en 1633, toujours sous peine de mort. La pensée que les métaux précieux sont immoraux reparaît dans une foule d’écrits et aussi d’ordonnances, en même temps que la crainte de l’exportation du numéraire nécessaire pour acheter les objets de luxe montre le préjugé économique joint au préjugé moral. Ces prohibitions fondées sur des anathèmes prennent quelquefois les apparences les plus bizarres. Dans l’antiquité, le législateur Zaleucus avait décrété qu’aucun homme ne porterait des anneaux d’or ou des étoffes de Milet, à moins qu’il ne fût disposé à commettre un adultère ou à se livrer à d’infâmes turpitudes. Edouard III d’Angleterre, par un détour non moins singulier, ne défendit pas absolument à tout le monde de porter de l’or, de l’argent et de la soie, mais l’interdit aux hommes d’un âge inférieur à cent ans. La même inspiration morale, fortifiée par les mêmes préjugés économiques, fait le fond de nos vieilles lois somptuaires. L’esprit en est tout romain. Nos parlementaires, préoccupés des lois Oppia et Fannia, se prennent un peu pour des Catons. Une pensée plus politique dicte aussi les ordonnances et les édits relatifs au luxe dans notre ancienne monarchie : ils ont pour objet de maintenir la hiérarchie des rangs. La jalousie cette fois regarde au-dessous d’elle ; la noblesse ne pardonne pas à la bourgeoisie de porter vair et d’avoir char. Les classes privilégiées se défendent de leur mieux contre l’influence égalitaire de la richesse née de l’industrie à coups de décrets sur le costume, la bonne chère et les équipages.

N’est-il pas évident qu’il y a un véritable anachronisme à répéter trop littéralement ces antiques sentences, quelle que soit la part de vérité qu’elles mêlent aux erreurs dont elles s’inspirent ? Le christianisme lui-même admet la richesse avec cette part de représentation extérieure qui d’ordinaire l’accompagne. Il se borne à imposer le détachement spirituel et la charité, pour faire de la pauvreté, du dépouillement effectif de tout bien, moins une obligation étroite pour tous que le lot volontaire et méritoire d’un petit nombre. On peut trouver bon et désirable qu’un si haut idéal soit atteint par de fortes et saintes âmes, et chacun reste libre toujours de s’appliquer à lui-même cette morale de l’absolu renoncement. On ne saurait laisser entendre qu’on la prend pour règle dans le jugement que l’on porte sur les contemporains. C’est une pente, si l’on n’y prend garde, qui mène droit à la négation du progrès matériel et de la civilisation, avec moins de profit pour la morale elle-même qu’on ne paraît se l’imaginer. Qu’on cite tant qu’on voudra certaines races ou peuplades, quelques momens de l’histoire, où l’on trouve un certain degré de civilisation et de moralité, en l’absence d’un grand développement de la richesse et de l’industrie : ce sont des exceptions rares ou peu durables ; en général l’absence de tout luxe a plutôt accompagné l’état de misère et de dégradation. Ces apologistes de l’état primitif oublient trop qu’à rétrograder vers la barbarie on risque de perdre des vertus et de gagner des vices. On a souvent cité le mot par lequel M. Royer-Collard caractérise la méthode trop sommaire de couper le mal à sa racine en supprimant la liberté humaine : il appelle cela « ramener l’homme à l’heureuse innocence de la brute. » Je ne sais si le terme d’innocence s’applique ici parfaitement ; la brute humaine n’a jamais été innocente.

Dans des écrits très récens, on fait de l’immoralité l’essence même du luxe, tellement que ce mot impliquerait toujours une flétrissure. Sans invoquer ici le dictionnaire, je ferai remarquer seulement que dans le langage usuel cette expression est souvent le synonyme d’un superflu qui n’a rien que d’honorable, de recherches d’élégance et d’art auxquelles on ne refuse pas l’approbation. Où a-t-on vu que les mots de luxe du riche, d’industries de luxe, de luxe public, présentassent ce sens odieux ? Ce qui n’a pas changé depuis l’antiquité, c’est ce fait que l’abus qu’on veut combattre se caractérise encore par le même goût intempérant des raffinemens sensuels, par la même ostentation, tantôt folle jusqu’aux extravagances les plus dispendieuses, tantôt sotte ou mesquine. Il faut le dire, ce travers a diminué. Il faudrait un étrange oubli des réalités pour mettre en sérieuse comparaison nos dépenses les plus folles avec ces développemens de faste inouï qui ne pouvaient appartenir qu’à une oligarchie conquérante, maîtresse de l’univers mis au pillage. Qu’on blâme chez nous l’abus de la richesse, on a cent fois raison ; mais qu’on sache que nous ne sommes que des enfans en cette matière. Il n’y a pas un lecteur de Varron, de Pline l’Ancien et de tant d’autres écrivains, il n’y a pas un esprit si peu versé qu’il soit dans les antiquités romaines, qui ne sache que le prix d’un seul poisson de ces festins fameux suffirait à payer une centaine des repas trop somptueux qu’on nous reproche. Tel vase murrhin eût acheté une de nos collections d’objets d’art. On ose à peine parler de la richesse de nos étoffes quand on songe à ces tissus de pourpre dont quelques-uns valaient des millions. Combien y a-t-il de nos châteaux qui supporteraient le parallèle avec ces villas remplies de statues ? Nos parcs ont-ils l’étendue de ces vastes domaines livrés à l’inculture ? Quelle figure font nos domestiques et nos laquais auprès de ces foules d’esclaves formant d’immenses cortèges qui précèdent le friche romain ? Vous parlez des témérités de notre scène ; hélas ! elles ne sont que trop réelles, et ce n’est pas toujours la bonne volonté qui manque peut-être pour égaler des corruptions qui n’ont point eu leurs pareilles ; mais qu’y a-t-il chez nous de comparable à ces spectacles tantôt inhumains, tantôt licencieux au-delà de toute mesure ? Est-ce plus sérieusement qu’on rapprocherait ces impériales constructions de palais et de jardins qui défiaient la nature affrontée à dessein, vaincue à grands frais par l’orgueil d’un despote, et nos demeures princières, nos édifices élevés par les soins d’une édilité qui vise à la grandeur ? Toutes ces remarques ne sont à d’autre effet que de ramener à ses véritables proportions une question dont nous reconnaissons l’importance. Certes le désir de paraître, le goût des jouissances ruineuses autant qu’immorales, forment une de ces plaies profondes que l’on n’apprend à bien connaître que si on a pris soin de la sonder. C’est sur la part du mal qu’il est bon de ne pas se méprendre. Le mauvais luxe reste ce qu’il a toujours été, mais il s’est en général modéré en se divisant, en s’éparpillant, et ce que j’appelle le bon luxe, au grand scandale peut-être de quelques-uns, s’est répandu dans la masse sociale en s’alliant de plus en plus avec deux élémens qui par eux-mêmes sont irréprochables, l’art et l’industrie, le beau et l’utile.

Ce progrès est visible : pour en faire la preuve, il faudrait citer tous ces objets que d’ingénieux procédés ont rendus plus communs, les miroirs, les montres, les tapis, les pelleteries, les vitres, la plupart des meubles, le papier peint, la soie, le savon, vrai luxe d’abord comme la propreté elle-même, le linge, qui manquait aux Romains couverts de pourpre et aux rois de France habillés de velours. Il faudrait y joindre une foule d’articles de consommation qui figurent sur la table des classes moyennes et même inférieures, le vin, la plupart des fruits de nos desserts, le thé, le chocolat, le café. Il faudrait y ajouter tout ce qui contribue à rendre l’intérieur aimable et plus hospitalier. Flétrisse qui voudra ces raffinemens ! Si, laissant l’abus pour songer à l’usage, on suppute le nombre d’heures agréables que ces découvertes, en s’unissant aux plaisirs de la sociabilité, ont préparées pour les générations, les peines charmées, les distractions innocentes, l’adoucissement dans les mœurs, si l’on y joint ces voyages, à l’usage du riche seul autrefois, aujourd’hui à la portée du pauvre, ces produits de la sculpture, de la gravure, de la photographie, dont on se plaît à ne voir que les exhibitions scandaleuses, et qui sont bien aussi, dans l’immense majorité des cas, une source d’émotions élevées et affectueuses, — si, disons-nous, on fait en pensée un tel travail, ne sera-t-on pas tenté de parler du progrès matériel sur un ton moins dur, ne sera-t-on pas disposé à voir aussi ce qu’il a de conciliable avec les bonnes mœurs, qui s’accommodent si bien d’un peu de bonheur, difficile à concevoir sans une certaine part faite au bien-être matériel ? Les mêmes censeurs ne songent pas toujours à distinguer le luxe et la passion du luxe, l’un souvent indifférent, simple signe extérieur de la richesse, l’autre, véritable idolâtrie qu’il faut combattre, comme aussi l’excessif amour du bien-être, qui peut, on l’oublie trop, exister indépendamment de l’abus de la richesse. C’est un goût qui peut passer pour innocent tant qu’il ne nous domine pas, mais par combien de liens secrets et puissans il tend à prendre possession de notre âme et de notre vie ! Cette séduction, qui agit insensiblement, est bien dangereuse pour l’homme moderne. L’industrie semble avoir pour tâche de le dispenser de la peine, de lui épargner tous les chocs et tous les frottemens douloureux. Le péril est d’autant plus grand que cet attachement aux aises personnelles s’allie à des sentimens honnêtes et à des vertus, ou, si l’on aime mieux, à des qualités domestiques. Le problème est là bien plus encore que dans les écarts d’un luxe immodéré. Il n’est pas besoin d’être riche pour connaître ce genre de danger, pour être soumis à cette nécessité de la lutte contre soi-même. Les artisans les plus modestes, pour peu qu’ils aient, comme on dit, ce qu’il leur faut, pour peu qu’ils soient convenablement nourris, vêtus, chauffés, etc., peuvent succomber à l’amollissement du bien-être. La dernière guerre est loin, à cet égard, d’avoir été pour nous sans révélation. C’est de ce côté surtout que nous voudrions voir se porter l’attention des moralistes.

Au point de vue économique, on ne saurait refuser au luxe moderne, pris dans l’ensemble des choses que le mot embrasse, ce caractère éminent de produire beaucoup plus qu’il ne consomme. Une démonstration quelque peu complète de cette vérité exigerait la statistique des produits variés se rattachant aux commodités de la vie et à l’ornementation. Presque tous les ustensiles de l’usage le plus commun rentrent dans cette loi ; il en faut dire autant de ce qu’on appelle en général articles de Paris. On pourra bien évaluer avec plus ou moins de rigueur le commerce européen d’importation et d’exportation de la soie, dont la France, en certaines années, fabrique pour 700 millions de francs ; on appréciera plus difficilement la valeur du capital énorme engagé dans cette production tant pour la manufacture que pour le négoce. On pourra bien faire de tels calculs pour l’orfèvrerie, la bijouterie, l’horlogerie, les glaces, les fleurs artificielles, pour une quantité de produits qui ont visiblement le caractère du luxe ; ces calculs seraient impossibles pour les beaux-arts proprement dits, dont l’œuvre est l’objet de transactions individuelles qui échappent à toute déclaration publique, et en combien de cas encore vient-on se heurter dans les inventaires à des difficultés insurmontables !

Dans la fortune publique dès sociétés modernes, la proportion des valeurs de luxe tient une place telle que cette fortune serait ébranlée tout entière par une atteinte tant soit peu profonde portée à la masse ou à une partie notable de ces productions. La raison en est dans l’importance du débouché, qui s’étend à presque toutes les classes de la nation, intéressées à la fois comme consommatrices et comme productrices. Tant que le marché est restreint, on emprunte le superflu à l’étranger, et il conserve avec la rareté du produit des prix de monopole ; les excessives jouissances d’une minorité opulente pourraient alors être supprimées sans que la richesse et l’industrie nationales en éprouvassent une bien notable diminution. Tout a changé de face aujourd’hui. Le caractère essentiellement moderne de cette multitude d’objets qui répondent en tout ou en partie à des besoins qu’il faut bien mettre au compte du superflu, c’est la fabrication en grand ; elle les rend de plus en plus assimilables aux produits de nécessité première ou de très grande utilité ; c’est la consommation de luxe à bon marché, deux mots qui s’étonnent de se rencontrer ensemble. N’est-ce pas là dans la vie des peuples modernes, dût-on s’en plaindre quelquefois au point de vue de la magnificence et du grand goût, un fait d’une étendue comme d’une portée incalculable, surtout si on se rend compte à quel point la question de travail et de salaires s’y trouve engagée ?

Est-ce qu’au point de vue politique la censure du luxe moderne peut se régler davantage d’une manière absolue sur les maximes de l’antiquité ? On nous dit qu’il corrompt, qu’il dissout les états. Fort bien ; cela est toujours vrai du mauvais. Les historiens anciens répètent qu’il est incompatible avec la liberté, je le comprends encore à merveille. Dans l’état antique, il étouffait les vertus civiques, tuait la vigueur guerrière, creusait un abîme entre les citoyens. Cette maxime garde sa valeur pour les temps modernes dans la proportion du prix que la passion attache à ses coûteuses satisfactions. Autrement n’est-on pas autorisé à soutenir que l’ensemble des jouissances qui se sont développées depuis le moyen âge nous a rendu plus cher un système de garanties civiles et politiques, auquel on devait tenir infiniment moins quand la vie était plus dure, quand la richesse pouvait être atteinte ou menacée sur moins de points ? En réalité, la richesse mobilière et la liberté ont fait route ensemble. Qu’on ne dise pas que le même désir de rechercher la sécurité à tout prix pousse les intérêts à se jeter dans les bras du despotisme. Cela est vrai sans doute à certains momens ; mais il l’est aussi que les mêmes causes empêchent de supporter indéfiniment ce despotisme, devenu à son tour une cause d’alarme. On revient par calcul à cette liberté qu’on avait conquise par intérêt.

En résumé, l’on pourra dire que la masse du luxe moderne est saine, ce qui n’empêchera pas d’attaquer vigoureusement les parties malades qui tendent trop à s’étendre et à gagner tout le corps. On reconnaîtra de même que la censure ne trouve pas seulement d’aujourd’hui matière à s’exercer. Elle se prolonge à travers les temps, tonnant par la voix de la chaire et des conciles, s’exprimant par l’organe des philosophes et des poètes, tantôt protestant contre des corruptions réelles, tantôt usant de cette critique radicale qui s’en prend aux produits, à l’industrie, au monde qui marche, n’hésitant pas à sacrifier le mouvement et l’action à la crainte du moindre écart, soit qu’elle veuille soumettre la société au niveau de cette égalité qui serait l’abaissement universel ; soit qu’elle se propose de l’élever à cette mysticité sublime qui n’appartient qu’à une élite d’âmes. Il faut considérer la nature humaine comme un métal plus mêlé. Prenons garde à ne pas briser la statue parce que l’argile se mêle à l’or pur.


II

Sous ces réserves, on ne saurait guère nier la réalité et les progrès du mal. La notoriété publique peut être invoquée ici, et trouve plus d’une fois une confirmation dans les données exactes de la statistique. Tous les observateurs de notre temps ont été frappés d’une baisse dans le niveau des idées, des sentimens, du savoir, des lectures mêmes. Un certain amollissement a envahi les habitudes de la vie, et la jeunesse elle-même a montré pour le confortable une vocation précoce trop en rapport avec le goût des plaisirs faciles. Des remarques d’autant plus concluantes peut-être qu’elles sont plus familières permettent d’en juger. Il n’est pas jusqu’à la forme de nos sièges et à leur variété complaisante pour toutes les attitudes que peut prendre le corps qui n’ait accusé la passion du commode en se prêtant à la satisfaire par les plus ingénieux arrangemens. Le vêtement a trahi la même préoccupation de nous préserver contre les moindres atteintes de la température, dont il suit toutes les variations et presque toutes les nuances. Le désir d’être le mieux possible en toutes les circonstances possibles est devenu un souci de tous les instans. Ce qui a pu n’être d’abord que du laisser-aller est devenu chez beaucoup un parti-pris systématique. La vie leur a paru un jeu de dupe quand on n’en tirait pas, sinon la plus grande somme de plaisirs, du moins la plus petite somme de peines. Combien transportent ce genre de calcul dans les fonctions administratives ! Combien se sont dit, sans même prendre trop de soin d’en faire mystère, qu’il fallait se proposer d’accomplir sa tâche et de gagner son argent au prix des moindres efforts ! Quel encouragement ne trouve pas dans cette disposition paresseuse l’esprit de routine, ce fléau de notre administration ? Se fier au temps plutôt qu’à un énergique et intelligent travail pour en attendre son avancement, n’est-ce pas la devise avouée d’un trop grand nombre de nos fonctionnaires ? Ici, comme dans les observations précédentes, faut-il accuser seulement et surtout les individus ? Tout responsables qu’ils sont, l’art de mettre en jeu les stimulans qui maintiendraient et développeraient la vigueur intellectuelle et morale ne manque-t-il pas beaucoup trop ? Soulever une telle question, c’est poser celle de l’éducation et du système administratif, nous pourrions dire aussi militaire de la France. On ne louera jamais assez la bravoure de nos officiers et le mérite d’un grand nombre d’entre eux ; des circonstances récentes n’ont pourtant que trop montré ce qui leur manquait en général en fait de connaissances ; elles ont mis au jour les progrès qu’avaient faits dans ce corps d’élite les habitudes de vie facile et désœuvrée. Ce relâchement, auquel on cherche à remédier efficacement, Dieu le veuille, par le travail, les cours, les lectures, a porté ses fruits. La rapidité, la vivacité bien connues de l’esprit français n’avaient-elles pas paru s’y être, dans une certaine mesure, émoussées ? Elles ne s’étaient jamais vues certainement exposées à de si fréquentes surprises.

Ces faits et d’autres symptômes du même affaiblissement, conséquence d’un certain sybaritisme de l’esprit et du corps, ne sont pas tous, il est vrai, dans une étroite dépendance de ce qu’on appelle les goûts difficiles et les habitudes recherchées, mais la plupart s’y rattachent par un lien facile à saisir. Le luxe reprochable, qui se dérobe, dit-on, quelquefois à une définition rigoureuse, ne présente pas moins à l’esprit certaines idées parfaitement claires, les raffinemens sensuels, les dépenses exagérées qui en sont la suite, la préoccupation vaniteuse de l’opinion, qu’il s’agit de frapper par la possession de choses rares et coûteuses, à laquelle s’attache une certaine idée de distinction à défaut de mérite propre, c’est un plumage d’emprunt par lequel on croit rehausser son importance, et il est vrai de dire qu’on y réussit trop souvent. On a du luxe quand on consacre une part trop grande de son revenu ou de son capital à des satisfactions qui constituent un superflu. On a du luxe encore, et même excessif, quand on se livre à ce genre de passion sans retenue, au mépris de la morale ou des lois de la raison. Ces prodigues insensés qui mêlaient des perles à leurs mets ou qui se faisaient servir des langues d’oiseaux chanteurs et parleurs, plat médiocre, mais qui valait 20,000 francs, forment en ce genre le type le plus complet. Il n’est pas besoin d’en arriver là pour que cette tendance fâcheuse, en devenant commune, produise des résultats physiques et moraux qui ne sont autre chose qu’une véritable décadence. Il est inévitable que, sous l’influence d’une passion égoïste, trop absorbante pour souffrir aucune rivale et qui se résout tantôt en jouissances, tantôt en calculs, tout ce qu’il y a de désintéressé, d’élevé, de délicat, s’abaisse, s’altère de la manière la plus sensible. Où donc une société qui n’a plus d’imagination et d’émotions que ce qu’elle en transporte dans les affaires, dans les plaisirs, dans la représentation extérieure, dans l’éclat factice, trouverait-elle place pour les idées générales et généreuses, pour ces passions abstraites, les plus grandes, les plus fécondes de toutes, qui s’attachent à un idéal quelconque, amour du bien public, patrie, religion, philosophie, art ? Tout cela ne s’éteint pas sans doute, parce que ce sont autant d’élémens aussi vivaces que la nature humaine ; mais cela se refroidit, se rapetisse, se matérialise. Non, sans doute, il ne s’agit pas d’établir que la société française est en masse une nation de spéculateurs, de joueurs cupides, d’hommes et de femmes ne songeant qu’à vivre dans le faste des appartemens splendides, des dîners somptueux, des bals et des équipages, ivres de tout ce qui amuse, flatte les sens, enchante l’orgueil ; mais en réalité on ne déclame pas quand on affirme l’existence du mal, d’un mal assez grave pour devenir un juste sujet d’alarmes aux yeux du moraliste, de l’économiste, de l’homme d’état.

On constate une diminution notable dans le nombre des mariages et des naissances. N’y a-t-il pas entre ce fait évidemment fâcheux et l’exagération des goûts de luxe une relation plus étroite que beaucoup ne l’imaginent ? Cette relation n’a rien de mystérieux. C’est un fait d’expérience que la vie est devenue plus difficile. Beaucoup de choses sans doute ont baissé de prix ou se sont multipliées de manière à devenir accessibles à la masse, dont les ressources se sont accrues. On ne nie pas qu’il y ait plus de gens qu’autrefois qui vivent dans un état se rapprochant du bien-être ; l’augmentation sensible de la classe moyenne en est la preuve manifeste. Il n’en est pas moins vrai que, si l’on excepte les campagnes, dont le sort s’est fort amélioré, la difficulté de vivre s’est accrue sur plusieurs points essentiels par suite de l’augmentation du prix de certains objets de première nécessité, comme le logement, comme les vivres bien souvent, tandis que le revenu de quiconque ne vend pas de produits est demeuré stationnaire, ou ne s’est pas élevé proportionnellement. Dans cette difficulté de la vie, il est impossible d’exonérer le luxe d’une responsabilité considérable. Ceux qui ne le recherchent pas souffrent de cet enchérissement qui en est la conséquence. Les innocens paient pour les coupables, ils subissent eux-mêmes, au moins en partie, le joug des exigences qu’ils n’ont pas créées, en vertu de cet axiome, qu’il faut être et faire comme tout le monde. Le mariage est donc devenu en réalité plus difficile même pour ceux-là pour ces gens raisonnables qui savent apprécier à leur valeur les joies et les devoirs de la famille. On les voit plus d’une fois reculer devant des charges auxquelles ils craignent de ne pas pouvoir suffire. Il en est de même de ceux qui ne pensent qu’à leurs aises et à l’apparence. La femme, a-t-on dit, est devenue un objet de luxe, un de ceux dont l’entretien coûte le plus. Convaincus que le mariage est fait pour rendre la vie plus large, pour ajouter à ses agrémens, non à ses devoirs, et bien résolus à ne pas augmenter le nombre de ces ménages où l’apparence de richesse et la gêne vivent côte à côte, ils regardent de ce qu’ils considèrent comme une folie. Tous pourtant ne poussent pas la logique jusqu’au célibat ; mais ils regardent les enfans comme un fléau. Un héritier unique, deux au plus, voilà le but de leurs calculs. Les enfans en effet sont les ennemis-nés des superfluités dispendieuses. Franklin a dit qu’il en coûte plus pour nourrir un vice que plusieurs enfans ; faut-il croire que de son temps les enfans coûtaient moins cher et le vice davantage ? Je n’en sais rien, mais c’est certainement du principe qu’il faut avant tout satisfaire ses besoins de plaisir, de vie mondaine et de représentation, que l’on part aujourd’hui pour économiser le nombre des enfans en colorant ce calcul d’un autre en apparence moins égoïste, la crainte que des héritiers plus multipliés ne soient condamnés à déchoir ! Déchoir, c’est-à-dire n’avoir pas la totalité de ce qu’on s’est habitué à regarder comme un niveau au-dessous duquel il n’y a pas moyen honnêtement de descendre. Déchoir et ne pouvoir plus vivre, c’est pour bien des gens avoir par exemple moins de quarante mille francs de revenu.

Nous n’avons pas à insister sur tout ce qu’entraîne d’immoral la stérilité systématique dont les pratiques sont portées en ce moment, aux États-Unis, trop souvent jusqu’au crime : nous restons en France. La France est peut-être le pays le plus engagé dans la voie de la stérilité volontairement pratiquée, notons-le, non pas, selon les conseils donnés par Malthus sous toute sorte de réserves morales, par la classe pauvre, mais par la classe aisée ou riche, au grand préjudice de la puissance nationale. La diminution dans l’accroissement normal de la population est un mal, quoi qu’aient paru en penser certains économistes qui semblent s’affliger toutes les fois qu’il naît un homme. Ce sont bien des hommes en effet et non pas des enfans destinés à la mort que, selon les probabilités, on empêche de naître. En effet, la vie probable et la vie moyenne se sont très sensiblement accrues. Pour parler le langage positif de l’économie politique, c’est donc un capital que l’on détruit en son germe. Le fait le plus général aujourd’hui, c’est que l’homme produit plus qu’il ne consomme. Cette condition n’est même pas absolument requise pour qu’au point de vue national les naissances soient un bien. L’émigration n’est pas un des moyens les moins efficaces pour une nation ou pour une race d’augmenter son action dans le monde : on peut le demander à l’Angleterre, qui a le capital en abondance, et à l’Allemagne, qui ne le possède pas suffisamment pour féconder son agriculture et son industrie. Où ne s’étendent pas la race anglo-saxonne et la race germanique ? Où ne rayonne pas l’influence de la mère-patrie, grâce à ces héroïques imprudences de procréation qui sèment les hommes sur toute la terre habitée ? Nos paysans, eux aussi, se défient. Ce n’est certes pas le goût du luxe qui les retient, mais ils ne veulent pas morceler l’héritage. La population s’arrête ainsi, suspendue dans son cours. Quant à nos classes moyennes, qu’elles y songent : leur stérilité relative est un dommage porté à elles-mêmes et à la France, — à elles-mêmes, car il ne suffit pas que des nouveau-venus s’y annexent pour ainsi dire, il faut que les générations s’y succèdent, se transmettant le dépôt des aptitudes héréditaires, des lumières, des capacités spéciales, — à la France, car la meilleure de ses richesses est dans cet état-major de ses professions, de son industrie, de son commerce, vraie tête de colonne de notre civilisation.

On se plaint aussi qu’il y ait accroissement dans le vice, dans le libertinage. Le lien de ce fait avec les tendances au luxe est ici encore facile à découvrir. C’est ce dernier qui est le grand tentateur, depuis ses plus petits degrés, la soie, le ruban, le bijou, jusqu’au riche ameublement, à la vie menée grand train, à la satisfaction des grossiers instincts, à la gourmandise, aux amusemens frivoles et corrompus, aux toilettes ruineuses, à l’abondance plantureuse dans la paresse sans bornes. C’est un luxe aussi que la courtisane pour celui qui en fait les frais, et il pèse lourdement sur le budget des familles et du pays. Assurément ce n’est pas là un fléau nouveau dans les sociétés humaines ; mais son accroissement depuis un certain nombre d’années ne fait pas doute, non plus que le rapport qui lie le vice qui coûte cher avec les nouveaux enrichissemens et le besoin de faire figure. L’espèce parasite s’est augmentée de bien des variétés. Les exigences se sont accrues avec le nombre, ce qui prouve que la demande soutient fortement l’offre et empêche la dépréciation. Les industries qui répondent au mauvais luxe, particulièrement encouragées par une classe qui ne cesse d’y faire appel, et les sommes énormes qui vont s’engloutir d’ans ce bourbier sont sans doute un mal incalculable ; il compte pour peu en comparaison des forces morales qui s’y altèrent et qui s’y perdent.

On se plaint d’une augmentation dans le nombre des faillites, dans le développement excessif de l’agiotage, dans la quantité des abus de confiance, des vols qualifiés, des crimes causés par la cupidité, enfin des suicides ; Les comptes-rendus des tribunaux et les. autres moyens de renseignement donnent à connaître pour quelle proportion y entre la surexcitation des besoins factices, et plus on y regarde de près, plus on voit que cette proportion est considérable.

On gémit enfin sur la décadence de l’art. Il y a eu des temps et des pays où une noble prodigalité en faisait les frais, et marquait aux artistes le plus haut idéal en réservant ses faveurs aux plus grandes œuvres. Tombé de ces hauteurs, le luxe, qui continue à encourager certaines manifestations inférieures, si élégantes et séduisantes qu’elles soient, de l’art appliqué à l’industrie, est devenu le mauvais génie de l’art pur. Il l’a dirigé vers la spéculation mercantile. Il l’a contraint de n’avoir presque plus d’emploi lucratif que la décoration de ses salons et de ses boudoirs, l’ornement de ses salles à manger, par ces représentations réalistes qui, sous leurs formes les plus délicates, s’appellent des tableaux de genre, et sous les autres formes plus grossières se réduisent à être l’expression à peine idéalisée des sensations ou la reproduction servile de la nature. Certes on ne prétend pas que quiconque a du luxe agisse de cette façon à l’égard de l’art, et que l’art aujourd’hui ne soit autre chose que ce qu’on vient de dire. Il ne s’agit que d’indiquer une pente générale qui vient du peu de distinction de la plupart des enrichis, et de leur nombre trop grand pour qu’il y ait lieu d’espérer que leur goût soit celui d’une élite. On abusait de la noblesse autrefois dans les écoles de peinture ; on aimait mieux que l’idéal fût un peu faux que de s’en passer. C’était du moins la traduction des penchans élevés du goût public, qui semblait répéter à propos de certaines œuvres le mot de Louis XIV : « éloignez de moi ces magots ! » Aujourd’hui on a nié les genres pour avoir le droit de n’aimer que les inférieurs. On a couvert d’or les toiles qui répondaient à ces goûts, il faudrait dire à ces instincts dégradés. Le luxe paierait sans doute fort cher encore des tableaux des vrais maîtres d’autrefois, s’il pouvait les payer. Pourquoi ? parce que cela est beau ? non, mais parce que cela est rare, rarissime, comme certaines curiosités bibliographiques qui sont sans prix, et parce que cela serait du plus grand effet sur l’opinion.

Qu’on essaie par exemple de nier que l’idée du luxe n’ait joué en littérature un rôle sans précédent et qui, à vrai dire, remonte à plus de vingt années ! Que sont, je vous prie, tels personnages des romans de Balzac, sinon de vrais héros du luxe, amoureux de toutes les jouissances, ambitieux de puissance en vue du plaisir, ambitieux d’argent et de tout ce qui brille ? Ces personnages ont fait école à leur tour dans la vie réelle. Le génie, celui-là même qui paraissait toucher de plus près aux régions lumineuses, a payé tribut à l’industrialisme littéraire. L’étendue exorbitante des besoins aura été, avec le développement illimité de l’orgueil, un des grands signes de ce siècle.

On comprend que la peinture de cette maladie morale et l’idée de la combattre aient tenté plus d’une plume honnête. Un honorable écrivain, M. Nadault de Buffon, l’a essayé plus directement que la plupart et d’une manière plus complète. Y a-t-il réussi ? Nous rendrons justice à ses intentions, attestées par une impression générale de probité sincère, ainsi qu’aux bonnes parties des deux ouvrages qu’il consacre, l’un au Luxe notre ennemi, l’autre à la réforme des mœurs sous ce titre : les Temps nouveaux. Les griefs généraux contre les recherches de mauvais aloi y sont bien résumés et empruntent de certaines démonstrations puisées dans les faits une nouvelle force ; mais, malgré l’estime que ces ouvrages inspirent, comment ne pas dire aussi qu’ils sont loin d’être à l’abri de la critique ? Il y a plus qu’un défaut de composition dans cet abus de la chronique scandaleuse, dans cette surabondance d’anecdotes, de détails, qui finissent par tomber dans la minutie. Cela ressemble par trop à un acte d’accusation en règle et en masse contre la société française, ou plutôt, disons-le, à un réquisitoire. Comment ne pas se dire aujourd’hui que la lourde malveillance de certains peuples étrangers, qui n’y entendent pas finesse, est toujours prête à abuser de ces aveux d’une nation qui s’accuse avec la même intempérance qu’elle met à se vanter ? Un peu plus de mesure, de grâce ! Vous dites le mal, vous faites votre devoir, mais n’en forcez pas le tableau et dites aussi le bien. C’est la France qui fait les frais de ces confessions publiques et de ces pénitences trop aigries par la douleur de récens désastres. Cela finirait, songeons-y, par l’humiliation d’un peuple qui a quelques raisons pourtant de rester fier. Est-ce bien la France telle qu’elle est que nous montrent de telles enquêtes ? Suffirait-il d’avouer de temps en temps qu’il y a quelque contre-partie honorable et des motifs de ne pas désespérer tout à fait ? Non, ce n’est pas ainsi qu’il faut parler en face du pays et de l’Europe. La noble convalescente qui vient de tirer de son travail et de son épargne les 5 milliards de l’indemnité n’est pas en somme la vieille pécheresse prodigue et débauchée qu’on pourrait croire sur la foi de je ne sais quelles descriptions. Ce Paris que vous montrez amolli, énervé, il s’est défendu, on est bien obligé de l’avouer, il s’est défendu avec un courage qu’il n’a pas dépendu de lui de voir couronné de plus de succès, avec une persévérance que n’avaient pas lassée les privations, et qui n’a cédé, en frémissant, qu’à la famine imminente. De tels faits ne rachètent pas seulement plus d’un écart, ils signifient peut-être que, si le mal qu’on signale est réel, il n’a pas corrompu le fond d’une nation saine et généreuse.

Les remèdes indiqués par M. Nadault de Buffon ne sont-ils pas tantôt un peu vagues dans leur généralité, tantôt par trop minutieux ? Soyez religieux, soyez moraux, c’est fort bien dit, et il faut sans doute le répéter, mais n’est-ce pas une sorte de pétition de principe ? Il y a quelque illusion à croire que la foi se ranime absolument à volonté dans un peuple où elle a fléchi et que la morale elle-même, qui dépend davantage du libre arbitre de l’homme, n’ait pas aussi ses conditions qui la font en certains temps plus aisément fleurir et lui viennent en aide par des appuis solides et multipliés. Nous vivons dans un temps dont la fatalité est que tout y semble difficile pour les esprits sincères, pour les hommes « de bonne volonté. » On renonce, et c’est très bien vu, à imposer au luxe moderne le joug préventif des lois somptuaires. Nous sommes pourtant loin d’être assurés que tous les censeurs du temps présent eussent en cela la même réserve que M. Nadault de Buffon. Lui-même parle d’impôts de cette nature, qu’il nous paraît confondre un peu avec ceux qui, sans décourager la consommation, exigent d’elle quelques légers sacrifices au profit du trésor obéré. Nous ne parlerions pas de certains remèdes qu’il indique à côté d’autres plus sérieux, s’ils n’étaient un exemple des prescriptions minutieuses toujours chères à l’école réglementaire. Que dire de ces fauteuils monumentaux sur lesquels, pour restaurer le respect de l’autorité paternelle, on inscrirait le mot pater et le mot mater ? On perdrait son temps à vouloir réfuter ces conceptions trop ingénues et à démontrer que, quand le respect existe, il n’a pas besoin de ces petits moyens, et que, lorsqu’il manque, ils sont impuissans aie rétablir. Il est par trop évident que ces meubles peu commodes, quand bien même ils auraient toute la majesté d’un tribunal, seraient un moyen inefficace de restaurer la morale. Il faut que les pères siègent de plain-pied avec leurs enfans et cherchent à se faire respecter dans ces conditions de familiarité forcée dont nos minces murailles et l’exiguïté des logemens nous font une loi inévitable, — preuve nouvelle que tout est devenu difficile aujourd’hui, et que la morale, au foyer domestique comme ailleurs, est obligée de se priver de bien des prestiges qui lui prêtaient secours autrefois !

Le même fonds d’idées et de religieuses espérances se retrouve dans des leçons professées à la faculté des lettres de Nancy par M. A. de Margerie, et réunies sous ce titre : la Restauration de la France. Nous aimons à reconnaître, en laissant de côté quelques critiques secondaires, qu’un vif accent moral anime ces pages auxquelles ne manque même pas quelquefois la chaleur d’une conviction généreuse. La question du luxe y est abordée à sa place et avec plus de mesure. Si nous avions à indiquer ici des réserves, elles auraient un caractère plus général. Qu’il s’agisse de corriger l’abus de la fortune, nous croyons à l’efficacité de la religion, sans oublier pourtant que les siècles les plus croyans sont loin d’avoir été exempts de pareils excès ; mais il y aurait peut-être lieu d’observer que la morale professée dans une chaire de l’état pourrait garder plus constamment le caractère philosophique. N’y aurait-il pas place à remarques malignes en voyant le révérend père Félix, dans ses conférences de Notre-Dame, traiter de l’économie politique et du progrès, et l’honorable professeur de Nancy harceler l’incrédulité de ses pressantes objurgations ? N’oublions pas que Fénelon et Bossuet, deux évêques, ont écrit des traités entiers de métaphysique et de morale sans un seul appel direct à la révélation. Je n’insiste pas, je m’en reconnais à peine le droit, ne me sentant pas moins de respect pour la libre et complète expression des croyances que de désir de maintenir la distinction entre les deux chaires, celle de la prédication sacrée et celle de l’enseignement philosophique. Sous ces réserves, qui ne touchent d’ailleurs en rien à la question spéciale abordée par l’auteur dans quelques chapitres de son livre où il distingue avec raison la paresse, la mollesse, le luxe, la corruption, je trouve dans ses réflexions des choses justes, des vérités salutaires exprimées sans dureté.

La grande supériorité morale du passé sur le présent est la pensée commune de tous les censeurs de la société moderne. La question qu’ils tranchent plus qu’ils ne l’examinent est-elle donc absolument résolue dans le sens qu’ils indiquent ? Si l’on s’en tenait au luxe seul, un parallèle impartial ne manquerait pas, croyons-nous, de leur donner tort. La plupart de ces modes qu’ils ridiculisent, de ces abus dont ils se montrent si fort indignés, de ces prodigalités immorales et ruineuses qui leur semblent de scandaleuses nouveautés, ont reparu sans cesse dans le cours de notre histoire et ont eu à certains momens un développement dont nous sommes loin d’avoir l’équivalent aujourd’hui. S’agit-il de l’ensemble de ces corruptions qu’on enveloppe souvent sous le terme de luxe et dont plusieurs du moins s’en distinguent complètement ? C’est un problème bien autrement compliqué. Faut-il prendre parti entre les défenseurs absolus du progrès, qui croient que le présent, par cela seul qu’il succède au passé, lui est supérieur de tout point, et les admirateurs des siècles écoulés, pour qui le passé apparaît comme une religion indiscutable dont les ténèbres ne cacheraient pour ainsi dire que des vertus ? Ceux-ci présentent la décadence de la famille, l’augmentation des adultères, la prédominance générale dans les unions de calculs intéressés, enfin l’irrégularité immorale des habitudes et des mœurs, comme des traits par lesquels la société actuelle se distinguerait à son grand désavantage du temps qui n’est plus. Il n’y a pas une seule de ces assertions qui ne soit contestable. On a pu soutenir au contraire, non sans vraisemblance, que la vie aujourd’hui est généralement plus rangée. Le mariage, qui, dans la réalité comme dans la littérature, ne paraît pas être traité avec grande révérence par nos bons aïeux, serait en définitive, malgré la part de désordres dont nulle société n’a été exempte, l’objet d’un respect plus général. Il est difficile de ne pas accorder que l’affection n’a jamais tenu autant de place dans la famille, et le fait s’accuse avec force, si l’on se rend compte de toutes les causes de froideur dans un si grand nombre des familles d’autrefois. Elles envoyaient l’enfant en nourrice, la fille au couvent, un des fils dans l’armée, un autre dans le clergé, tandis que le mari et la femme vivaient souvent dans des rapports voisins de l’indifférence. A Dieu ne plaise que nous fassions nous-mêmes ce que nous reprochons aux autres ! Sans doute ce ne fut pas là il s’en faut, tout le passé. Comment ne pas reconnaître pourtant que cette image ébauchée par nous est ressemblante à bien des égards ? Il y aurait d’autres vertus sur lesquelles nous ne serions pas plus disposés, au nom de notre temps, à confesser notre infériorité : telle serait la charité par exemple. Quand a-t-elle été plus répandue, plus agissante ? Tout cela même admis, faudrait-il en conclure que nous valons mieux que nos pères ? On ne se rend pas assez compte de tout ce qu’implique de délicat et de difficile à résoudre une question qui renferme des élémens si peu susceptibles d’une rigoureuse évaluation. Il restera toujours à se demander si nos vertus sont puisées à une source aussi haute, si dans la régularité des habitudes le calcul n’a pas la principale part, si le vrai, le bien, le beau pour eux-mêmes, nous transportent au même degré, si enfin, et sur ce point je quitterais la forme dubitative pour me résigner à un aveu dont je ne me dissimule pas la portée, si la distinction du bien et du mal n’a pas subi de déplorables éclipses, trop souvent niée systématiquement par le crime et foulée aux pieds par la passion, qui s’est fait une théorie de ses caprices les plus effrénés. La statistique ne dit pas tout. Elle omet les vertus à côté des délits et des crimes qu’elle signale ; elle passe sous silence les vices tant qu’ils ne tombent pas sous le code pénal ; et la meilleure partie de nous-mêmes, celle qui réside dans les intentions et dans les pensées les plus secrètes du cœur, lui échappe entièrement.


III

Pour résumer et compléter ces aperçus, nous ajouterons qu’il y aurait une étude plus instructive encore à faire que celle qui s’attache à la quantité de luxe que la société contemporaine peut contenir, ce serait de rechercher comment cette passion sous ses différentes formes se répartit dans les diverses classes. Il ne serait pas malaisé d’indiquer les résultats probables d’une pareille enquête ; ils sont de nature à provoquer plus d’une réflexion, et contrarient certains jugemens tout faits.

Loin d’admettre que le luxe ait augmenté dans la classe riche, si on la compare à l’ancienne société, on se convaincra qu’il s’est modéré, atténué sensiblement. C’est du contraire qu’il faudrait s’étonner. Où est la noblesse privilégiée ? où est la cour ? où sont les fermiers-généraux, les traitans, qui formaient une classe nombreuse ? Nos Turcarets ne sont après tout que des individus. On ne verra se renouveler, pas plus que les circonstances qui les ont produites, les folies luxueuses du temps de Charles VI et d’Isabeau de Bavière, de Henri III et de ses mignons, le faste inouï des favorites, la dépense plus que royale d’un Nicolas Fouquet, d’une marquise de Montespan. On avouera que les profusions des repas ont beaucoup diminué. On ne connaît plus guère celles des parfums, poussées jusqu’à la manie la plus coûteuse, Les ruineux délires des toilettes d’autrefois, l’abus incroyable des bijoux, des pierreries, des parures et des perles, enfin les fureurs du jeu, ne rencontrent pas de rivalité sérieuse dans notre luxe contemporain. On pourrait insister sur chacun de ces points. J’ai nommé par exemple les festins et les excès de table. Qui voudra nier que nos aïeux mangeaient et buvaient infiniment plus qu’on ne le fait de nos jours ? Il est rare que ce genre d’excès dépasse la période où une jeunesse souvent désœuvrée jette, comme on dit, son premier feu dans une société qui n’est peut-être pas plus mauvaise que celle que fréquentaient le chevalier de Gramont et ses amis. Le costume s’est simplifié pour tous. Les grands seigneurs aujourd’hui, s’il y en a encore, paient leurs dettes presque tous, et quand ils ne le font pas, ils se gardent de s’en vanter. Dans la classe des nobles et des riches, on jette moins l’argent par les fenêtres. La majorité sait mieux que la plupart des contemporains de Louis XIV et de Louis XV régler la vie sur les ressources et se contenter d’un état de maison moins éblouissante Descendez un échelon, arrivez à la classe moyenne avec ses divers degrés : vous y constatez relativement au passé l’accroissement d’un luxe trop souvent de mauvais aloi. Certes, dans cette classe, un progrès de ce genre n’est pas un fait nouveau. Labruyère et d’autres écrivains des deux derniers siècles l’ont signalé avec insistance. La vanité bourgeoise ne date pas d’hier ; elle s’est encore accrue. Elle suit du mieux qu’elle peut la classe plus élevée, et n’a jamais eu tant recours à toutes les imitations qui donnent le mensonge des réalités, — imitations d’or, de bijoux, de parures de tout genre, d’objets d’art de toute nature et de toute matière, simili-bronze, simili-marbre, etc. Des apparences à l’infini composent ce luxe superficiel, hâtif, d’un goût douteux. À cette classe nous attribuons une partie de ces scandales nés de l’ambition de paraître, sans cesser de constater que nulle part le travail et l’économie ne sont plus complètement et plus dignement représentés.

Franchissons encore un degré, parvenons jusqu’aux classes inférieures. Là non plus nous ne prétendons nier la part du bien, l’esprit de secours mutuel, de réelles vertus surtout chez les ménagères, cet héroïsme caché de dévoûment, dont chaque année les rapports sur les prix Montyon ne nous révèlent qu’une bien petite partie ; mais nulle illusion à se faire : c’est là surtout que le mal sévit. Qu’on ne se récrie pas : le luxe n’est pas seulement dans l’éclat de la richesse. Les goûts dont il se compose se manifestent par toutes les consommations superflues et dangereuses, par toutes celles qui absorbent une partie des ressources nécessaires à faire vivre la famille. Où l’intempérance a-t-elle jamais présenté un plus effrayant budget ? Les sommes qui s’engloutissent dans les spiritueux vont croissant avec un vice qui gagne de jour en jour et qui envahit jusqu’aux femmes dans plusieurs de nos départemens, à tel point que de ce côté, si le mal ne s’arrête pas, nous n’aurons bientôt plus rien à envier à l’intempérance britannique, laquelle dépense par année près d’un milliard et demi. On a cent fois signalé l’habitude du lundi si enracinée, qui entraîne la perte de plus d’un jour par semaine, et se résout aussi en une considérable diminution du capital et des salaires. En fait de consommation de vin, de comestibles recherchés, les ouvriers des grandes villes ont fait depuis vingt ans de véritables folies. Ce n’est pas la masse, dit-on : soit ; mais la fréquence du fait n’est pas moins certaine. Au budget des liqueurs ajoutez la dépense du tabac. Les deux formes du luxe, sensualité et vanité coûteuse, sont représentées là dans des proportions qui dépassent toute mesure. Le goût des jouissances s’y remarque sous plusieurs aspects qu’on peut dire nouveaux. Les cafés-concerts sont devenus un besoin pour un grand nombre d’ouvriers de nos villes ; la morale ne s’en trouve pas mieux que l’état de leur bourse. Cette rage d’amusemens et de plaisirs remplit chaque soir de nombreux théâtres. Certes il faut des distractions à toutes les classes ; mais ici l’excès frappe tous les yeux. De même tout n’est pas à blâmer dans les recherches qui tiennent au vêtement. Il en est qui peuvent être approuvées, comme le serait l’instinct qui fait orner la mansarde nue et triste de quelque gravure ou de quelque fleur. La propreté du costume, la mise qui se rapproche de celle du bourgeois, passe aujourd’hui, le dimanche surtout, pour faire partie de la dignité de l’artisan. Nous applaudissons à ce progrès et à l’heureuse révolution qui a permis à l’ouvrière l’usage des étoffes nouvelles et du linge. Le mal n’est pas là : il est dans ces appétits surexcités qui développent dans cette classe la vanité et la coquetterie jusqu’au vice, jusqu’au crime parfois. Les enquêtes ne laissent à désirer aucune des lumières qui peuvent éclairer cette plaie humiliante. Le vol, la prostitution par coquetterie, sont des fléaux qu’on peut connaître avec des détails qui serrent le cœur. « Être domestique, mère, on ne mange pas de ce pain-là dans ma famille ! » disait une de ces malheureuses se précipitant dans le vice tête baissée ; elle déclarait hautement au chef de bureau de la police qu’elle voulait la toilette, les plaisirs et ne rien faire. Ce ne sont pas là des faits exceptionnels. On peut voir dans les études de M. Maxime Du Camp sur Paris le progrès de ce mal et les détails les plus instructifs sur le hideux contraste du luxe et de la misère dans une certaine classe. Ces goûts, dit-il, persistent jusque chez de malheureuses femmes, fanées et vieillies, secourues par l’assistance publique. Elles n’ont pas de quoi manger, mais elles portent de faux chignons ; elles ne peuvent payer leurs médicamens, elles trouvent moyen d’acheter de la pommade et des jupons bouffans. On a remarqué le progrès de ces goûts à Paris, à Lyon, à Lille, dans la partie féminine des populations-ouvrières. Une monographie publiée dans les Ouvriers des Deux Mondes sur les brodeuses des Vosges nous représente « l’inconduite passée en habitude et l’amour du luxe et des plaisirs comme dominant parmi elles. »

La hausse trop soudaine des salaires a été une des sources de ces consommations et de ces folies. Elle agit sur le travailleur, comme sur le joueur une fortune trop rapide. L’accroissement normal des salaires est l’honneur des sociétés modernes, le grand moyen d’avancement intellectuel et moral des artisans. L’élévation subite de la rémunération quotidienne leur fait perdre la tête. De là l’attraction exercée par les villes. Il s’est fait un absentéisme d’un nouveau genre. Ce ne sont plus les nobles qui abandonnent leurs domaines ruraux pour venir habiter les villes, ce sont les paysans qui désertent les campagnes pour se faire ouvriers. Les périls moraux et politiques de ces grandes agglomérations, surtout quand elles sont développées par des causes artificielles, n’ont plus rien à nous apprendre. Comment ne pas reconnaître d’ailleurs que les raisons du mal sont plus profondes ? Nous avons vu tant de révolutions ! L’instabilité générale a porté si souvent au sommet ce qui était au dernier rang ! Les ouvriers ont assisté à la fortune de tant de parvenus, soit du travail, soit du hasard, qu’il serait extraordinaire que ces exemples, dont ils analysent mal les causes, ne les eussent pas enivrés ! Qui contiendrait l’envie, la haine, la volonté de jouir à tout prix ? Sera-ce le frein religieux, les consolantes espérances qui aident si efficacement à se résigner aux souffrances qu’on ne peut fuir que par l’emploi des moyens illégitimes ? On sait où en sont ces appuis moraux de l’homme dans sa lutte contre lui-même. L’intérêt bien entendu, insuffisant d’ailleurs, est loin de se faire toujours écouter dans la classe où les instincts dominent le plus. Les théories d’irresponsabilité, la flatterie organisée qui tend à pervertir tous les jours le bon sens de cette classe, à lui donner une idée chimérique de ce qui est réalisable, à exagérer à ses yeux sa propre puissance, les utopies socialistes qui représentent la société transformée comme un paradis dont les jouissances effaceront les recherches les plus raffinées de notre civilisation, enfin je ne sais quel rêve de luxe malsain qui a plus d’une fois même inspiré les crimes de scélérats fascinés par de mauvais : livres ou plutôt empoisonnés par l’influence de l’air environnant, toutes ces causes ont eu et conservent une action funeste sur les classes ouvrières. Aussi les voit-on fréquemment, pour se mettre à la poursuite de vaines ombres, abandonner le problème si net et si précis qui se pose devant elles, celui de leur amélioration par le travail, par l’instruction bien appropriée, par l’épargne, par le sage emploi des moyens de crédit dont elles disposent et qui s’accroîtront en raison de leur valeur morale et de leur capacité professionnelle. Il est plus facile en effet de s’élancer d’un bond vers le luxe et d’en saisir quelques parcelles que de viser au solide bien-être par des efforts continus ; mais n’est-ce pas un des plus singuliers symptômes d’une société livrée à l’empire croissant de la démocratie, que ce soit aujourd’hui le peuple qui paraisse atteint dans la plus forte proportion de la vieille maladie des riches, des puissans, des heureux de la terre ?


HENRI BAUDRILLART.